L’Insurgé (Vallès)/23

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 249-258).

XXIII

23 février.

Allons, je me trompais, quand je croyais que ceux de l’Hôtel-de-Ville n’oseraient point nous poursuivre !

Ils l’ont osé.

Le 31 octobre passera devant un tribunal de soldats ! Les officiers d’une armée prisonnière jugeront des hommes libres !


Ils arriveront là, Lefrançais, Tibaldi, Vermorel, Vésinier, Jaclard, Ranvier, et d’autres peut-être qu’on reprendra ; ils arriveront entre deux haies de fusils chargés, baïonnette au canon, qui s’abaisseront sur les poitrines, si quelqu’un voulait fuir ou se révolter.

Ils s’assiéront sur un banc, maigre comme un banc d’école ; enterrés entre une table et un vieux poèle, on ne verra même pas leur tête — cette tête que visent les articles d’un Code sanglant.

Il n’est pas, cette fois, question de leur tête, je le sais, et pas même de leur liberté. Qui donc oserait, s’il a du cœur, les condamner ?

Les condamner !… parce que voyant le navire courir à l’écueil, ils ont sauté vers le capitaine et lui ont crié :

— La France sombre ! Tirez le canon d’alarme !

Les condamner !!… Pourquoi pas les souffleter avec le chapeau à barbe de Trochu, ou les larder avec l’épée de Bazaine ?


Ce n’est pas tout. Le sergent de service aura de l’ouvrage cette semaine, et le commissaire de la République n’a qu’à préparer des réquisitoires.

Ils vont juger encore un morceau de papier. Cela s’appelait l’Affiche rouge — collée sur les murs au moment où le pain manquait et où pleuvaient les bombes.


Quelles transes elle nous a données, cette affiche… à Vaillant, à Leverdays, à Tridon et à moi !

La Corderie, dans sa séance du 5 janvier, nous avait désignés pour servir d’interprètes à la pensée commune.

Il fut convenu que nous apporterions le lendemain, avant dix heures, une proclamation qui, si elle était admise par l’assemblée, devait avoir l’honneur d’être placardée, la nuit suivante, dans tous les faubourgs de Paris.

Mais il s’agissait de la faire.

Il fallait prêter au peuple un langage à la fois simple et large. Devant l’histoire, il prenait la parole, dans le plus terrible des orages, sous le feu de l’étranger. On devait songer à la Patrie, en même temps qu’à la Révolution.

Et dans le petit logis de la rue Saint-Jacques où ils s’étaient enfermés, ces quatre hommes de lettres s’arrachaient les cheveux à chaque ligne qu’ils allongeaient sur les feuilles blanches, craignant de verser dans la platitude ou la déclamation.

Nous avions honte de nous, et chaque sonnerie de la pendule nous tintait douloureusement dans le crâne.

La besogne fut enfin aux trois quarts achevée. Il était cinq heures du matin.


Tridon, malade, et qui devait mourir du mal qui le rongeait, proposa de faire un somme — quitte à donner ensuite un coup de collier.

Nous nous étendîmes tous deux sur un lit improvisé… que je quittai pour lui laisser plus de place, à lui, le pauvre ! qui avait le cou en charpie, la peau en lambeaux, et qui se recroquevillait dans l’unique drap qu’on nous avait abandonné, les camarades ayant pris l’autre.

Sa chair était déjà à l’agonie, sa pensée restait robuste et saine.

Quand on se leva, on entendit le canon tonner d’une voix qu’on ne connaissait pas. C’était le bombardement qui commençait.

Et notre manifeste était là… transi comme nous !

Je ne saurais dire notre douleur : nous avions peur d’avoir été indignes des nôtres, et les obus nouveaux nous sifflaient aux oreilles comme, au théâtre, la colère d’un public déçu.

Il fallait une phrase, rien qu’une, mais il en fallait une où palpitât l’âme de Paris ; il fallait un mot à Paris aussi pour prendre position dans l’avenir.


On se traîna vers la Corderie sans avoir conclu, ne se souciant pas du péril, ayant plutôt le secret désir d’être tué avant d’arriver.

À une détonation plus forte, cependant, Tridon se secoua, et regardant le ciel, fronçant le sourcil, il essaya dans l’air gelé une phrase, un mot…

Il avait trouvé !


La proclamation, lue dans un silence solennel, fut couverte d’applaudissements.

Elle se terminait ainsi :

« Place au Peuple ! Place à la Commune ! »


C’est cette proclamation-là qu’ils vont poursuivre. Ce n’était pas un appel à la rébellion, pourtant, c’était un cri échappé à des cœurs en fièvre, et moins un cri d’indignation qu’un cri de désespoir.

On arrêta des signataires — la foule alla leur ouvrir, tambour en tête, les portes de Mazas. Et voilà que l’huissier du Cherche-Midi les convoque !

Ils se souviennent de ce placard, à l’Hôtel-de-Ville ! Il a pourtant passé sous les ponts, depuis ce temps, la fange de la capitulation et le sang du 22 Janvier.


Mais le 22 Janvier est cité, lui aussi ! Ils veulent en faire un jour criminel.

Et qui donc fut criminel ?…

Pauvre Sapia ! Il avait un jonc de treize sous à la main, quand il tomba. Il criait : « En avant ! » mais sans épée et sans fusil.

L’enfant de neuf ans qu’on releva mort n’avait pas tiré, n’est-ce pas ? Et le vieillard, dont la cervelle sauta sur le candélabre, avait dans sa poche, non pas une bombe, mais un paroissien.


Le 22 janvier, combien d’innocents massacrés !

Ceux qui n’avaient pu fuir assez vite s’étaient affaissés derrière les tas de sable, ou allongés derrière les réverbères abattus, et restaient là, accroupis dans la boue jusqu’aux lèvres.

Quelquefois, un de ces accroupis se détachait de la grappe saignante et roulait sur le ventre vers un coin plus sûr… il s’arrêtait tout à coup et ne roulait plus. Mais on lui voyait au flanc une tache écarlate, comme à la bonde d’un tonneau.

Parmi ceux qu’amèneront demain les gendarmes, il y en a qui étaient venus seulement relever les blessés, ou couvrir de leur mouchoir le visage horrible des morts.

Et les féroces maladroits qui sont au pouvoir n’ont pas compris qu’il valait mieux faire comme ces derniers, et jeter sur ces journées sombres le voile de l’oubli.


8 Mars.

Le 31 octobre est jugé.

Un tribunal de soldats a acquitté la plupart de ceux qui, au nom du traité conclu dans cette nuit au dénouement sinistre, n’auraient jamais dû être arrêtés, ni poursuivis.

L’épée des juges du Conseil de guerre a cloué les parjures de l’Hôtel-de-Ville au pilori de l’Histoire.

Il ne reste plus sur la sellette que Goupil, moi, et quelques autres cités à la barre pour des faits que ne pouvait couvrir la convention.


Car l’Affiche rouge, elle aussi, est sortie victorieuse des débats.

Il y a eu deux séances au Cherche-Midi, deux fournées d’accusés, deux verdicts semblables d’absolution. Les gens de la Défense en sont, jusqu’à présent, pour leur courte honte.


Le Ferry s’était montré enragé pourtant : crossant les vaincus, et jurant sur l’honneur qu’il m’avait parfaitement reconnu — oui, moi, Vingtras ! — la nuit du 31 octobre, à l’Hôtel-de-Ville : que j’étais parmi ceux qui braillaient le plus fort, et qui parlaient de l’expédier à Mazas.


Pour lui mettre la trompe dans son mensonge, il a fallu que j’aille déclarer :

1o Que moi qui ai tâté de Mazas, je préférerais faire guillotiner un camarade que d’y envoyer un ennemi ;

2o Que je le crois lui, Ferry, plus digne de la fessée que du martyre ;

3o Qu’il m’a été impossible, à mon grand regret, d’injurier le Gouvernement sur sa chaise curule, puisque je suis poursuivi pour avoir, à La Villette, à cette heure-là, séquestré le père Richard, maire légitime, et rendu toute une population malade en la nourrissant de harengs « destinés aux blessés. »


Il a bien fallu se rendre à l’évidence, mais Ferry a dû me recommander au prône ; et pour peu que le président du Conseil de guerre ait des attaches avec le Gouvernement, mon affaire est claire… ils vont me soigner ça !


11 mars. Au Cherche-Midi.

— Toi, Vingtras, tu en auras bien pour six mois.

J’en aurai peut-être pour six mois, ça, c’est possible ; seulement je vous fiche mon billet que je m’arrangerai pour ne pas les faire !

Être pris en ce moment et coffré, ce serait peut-être la transportation à bref délai, l’enlèvement un soir de révolte au faubourg, et le départ en catimini pour Cayenne — si ce n’était pas tout simplement la mort, sous le coup de pistolet d’un municipal las d’une journée d’émeute, ou même l’exécution en règle contre un mur du chemin de ronde.

Le vent est aux fusillades, et dans la soûlaison du triomphe, pendant la fureur d’une lutte indécise, gare aux prisonniers !…

Il serait dur de disparaître ainsi.


La porte n’est encore qu’entre-bâillée pour ces abattages sommaires — mais, en dehors du néant, la claustration serait déjà trop pesante !

Qui sait si les bruits de la ville parviendraient jusqu’à moi ; si, à travers les barreaux de ma cellule, glisseraient les éclairs de la tempête ? Je ne saurais donc rien ? je n’entendrais rien ?… pendant que se déciderait le sort des nôtres, qu’ils joueraient leur vie et qu’on les décimerait !

Aussi, fera qui voudra son Silvio Pellico : moi, je vais tâcher de leur filer entre les doigts !


Ça ne sera pas difficile.

Nous sommes accusés libres. C’est de nous-mêmes que nous sommes venus nous offrir à la condamnation. Aussi nous garde-t-on mollement.

Il y a, à ma gauche, une vieille brisque de sergent, droit comme un chêne, avec des moustaches terribles qui, à deux ou trois reprises, ont failli m’éborgner ; il a la tête de plus que moi.

Mais il me regarde — d’en haut — sans colère, et presque avec bonhomie, quoiqu’en mâchant rageusement des bouts de phrases comme s’il chiquait des cailloux.


Le Conseil s’est retiré pour délibérer.

Dans les coins, on jase, on discute. Je n’ai plus que quelques minutes de liberté, peut-être ; j’en vais profiter pour jaser et discuter comme les autres… pour regarder surtout si la porte est ouverte ou fermée.


Vlan ! dans l’œil ! C’est la moustache du voisin qui m’aveugle pour la quatrième fois. Seulement, ce coup-ci, j’ai compris ce qu’il me grognonne aux oreilles depuis un bon quart d’heure.

— Mais, nom de Dieu ! mon garçon, foutez-donc le camp !

— Merci, l’ancien ! On va tâcher.


Le seuil est franchi, me voilà dans la rue. Tout comme à La Villette, je m’éloigne avec nonchalance, je fais celui qui se promène, puis prends ma course au tournant du premier carrefour.

Et j’ai trouvé asile à deux pas de là, non loin de la prison où je devrais être.


Le lendemain, un camarade que j’ai fait avertir m’apporte le verdict. J’en ai pour six mois, bel et bien — et de cela je me soucie comme d’une guigne !

Mais les soudards de l’état de siège ont, d’un trait de plume, biffé six feuilles socialistes, dont Le Cri du peuple qui en était à son dix-huitième numéro, et qui marchait rudement, le gars !

Le Ferry s’est vengé. Je suis libre, mais mon journal est mort.


Il ne s’est pas vengé que de moi, par malheur ! La clémence du conseil de guerre était une feinte, le 31 octobre vient d’être frappé de la peine capitale : — Blanqui et Flourens sont condamnés à mort.

Tant mieux !… puisqu’ils sont hors d’atteinte.

Dans ma retraite, je ne vois personne et je ne sais rien. Mais je n’en sens pas moins couver l’orage, et je vois l’horizon qui s’obscurcit. Qu’ils lui fassent donc perdre patience, à ce peuple, — et que jaillisse le premier coup de tonnerre !