L’Insurrection chinoise son origine et ses progrès/01

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L’INSURRECTION CHINOISE
SON ORIGINE ET SES PROGRÈS

I.

les sociétés secrètes et les premières campagnes des insurgés.


La Chine est-elle ouverte ? Touchons-nous enfin au but de tant d’efforts et de sacrifices ? L’œuvre patiente et laborieuse de notre diplomatie, les succès plus brillans, plus faciles peut-être, de nos deux expéditions, produiront-ils les résultats que la France se croit en droit d’attendre ? Avons-nous convaincu le cabinet de Pékin de sa propre faiblesse ? Et quels seront désormais l’attitude, le langage d’un agent isolé et désarmé vis-à-vis d’un gouvernement qui, à une époque récente encore, a violé audacieusement sa parole en face de deux armées victorieuses ? Si le caractère de notre représentant était un jour méconnu, où trouverait-il un lieu de refuge pour abriter dignement le personnel de sa mission et des ressources pour punir promptement l’injure ? Sans qu’il soit besoin d’insister sur ces questions, tout porte à croire que, si nous avons déjà triomphé en Chine de bien des obstacles qui paraissaient, il y a quelques années encore, presque insurmontables, l’avenir nous y garde de dangereuses épreuves. Et ces épreuves ne viendront pas seulement de nos relations avec un gouvernement humilié, astucieux et mécontent, avec des autorités insouciantes et apathiques, téméraires par orgueil, oublieuses par légèreté ou par calcul ; elles naîtront aussi d’un péril dont on n’a pu jusqu’ici ni sonder la profondeur, ni mesurer exactement l’étendue, mais qui grandit et se rapproche, et qui pourrait un jour tout remettre en question après avoir tout détruit.

Il y a douze ans à peine, débutait dans le Kouang-si, l’une des provinces méridionales de l’empire chinois, le mouvement insurrectionnel qui devait bientôt imprimer de si violentes secousses aux bases déjà chancelantes de cet antique édifice, et ses humbles commencemens n’en pouvaient faire soupçonner la grande fortune. Ce fut d’abord en apparence un simple mécontentement local, une de ces émeutes de village que de temps immémorial les autorités chinoises avaient à prévoir et à combattre. Quelque injustice commise contre le chef respecté d’une puissante famille, une rivalité de corporations ou de clans, la réunion fortuite d’un certain nombre de gens sans aveu et sans ressources, font naître parfois de semblables agitations. Le don opportun d’une grosse somme d’argent ou d’un bouton officiel leur enlève leurs chefs, achetés et satisfaits, les désorganise ainsi et les apaise. Cette fois le gouvernement se trouvait aux prises avec un élément de désordre qui déroutait sa vieille expérience. Le mal était évidemment nouveau, et ne pouvait être vaincu par les moyens ordinaires. En quelques mois, il avait fait d’immenses progrès et s’était attaché au sol de l’empire par de si nombreuses racines, qu’on n’en pouvait découvrir toutes les ramifications et qu’elles défiaient déjà le tranchant de la hache officielle. Les provinces du Hou-nan, du Hou-pé, du Kiang-si, du Kiang-sou, du Ho-nan, du Ghan-tong, les plus industrielles, les plus fertiles, les plus riches et les plus lettrées de la Chine, étaient envahies, parcourues, dévastées. L’habileté des plus vieux diplomates de l’empire était mise en défaut, les efforts de ses plus vaillans généraux étaient déjoués ; la Gazette de Pékin enregistrait déceptions sur déceptions, revers sur revers. Au mois de mars 1853, Nankin était pris d’assaut, et la résistance des troupes tartares qui défendaient cette ville étouffée dans le sang. Le chef de l’insurrection venait ainsi de porter une main sacrilège sur l’un des plus beaux fleurons de la couronne impériale. En face de la domination mandchoue et du trône de Hienn-foung, il avait jeté les bases d’une restauration chinoise et fondé un trône rival. — Deux mois plus tard, ses bandes poussaient jusqu’à Tienn-tsin ; elles campaient à trente lieues de Pékin. L’insurrection embrassait la Chine proprement dite presque tout entière ; elle avait atteint le centre de la province du Tchi-li, sans avoir abandonné le Kouang-si, promenant pendant trois ans ses sanglans triomphes d’une extrémité de l’empire à l’autre.

Ces succès inouïs frappèrent d’étonnement les étrangers qui résidaient alors en Chine et que leurs affaires ou leurs fonctions avaient fixés dans les cinq ports ouverts par les traités ; mais ce qui semblait plus étrange encore que tout le reste dans le mouvement insurrectionnel, c’était le caractère de régénération qu’il semblait porter en lui-même, et le germe civilisateur qui paraissait l’animer. Il puisait, disait-on, sa sève et sa force à la source même d’où sont sorties toutes les merveilles du monde moderne, à cette source divine et féconde d’où les races de l’Occident tirent leur grandeur et leur puissance. Dans les livres de Taï-ping-ouang, le chef de la révolution chinoise et le fondateur de la dynastie nouvelle, dans ces livres qu’il avait lui-même rédigés, dont il avait surveillé l’impression et qu’il distribuait par milliers à ses soldats, dans les proclamations qu’il avait marquées de son sceau impérial et que pouvait lire toute son armée, les sinologues avaient découvert des formules empruntées au texte des Écritures, des pensées vraiment chrétiennes, des idées vraiment dignes d’une philosophie élevée, des maximes dont le triomphe serait assurément la ruine du vieux paganisme de l’empire chinois, la source d’une ère nouvelle et bienfaisante pour ses immenses populations.

Je me trouvais alors à Shang-haï, et je ressentis moi-même les ardeurs de cette fièvre d’espérance qui s’empara tout à coup des résidens étrangers. Ce fut d’abord une grande confusion. Chacun voulut voir clairement dans les causes et les tendances de l’insurrection chinoise ce que lui montraient ses convictions ou ses intérêts. Nos missionnaires y retrouvaient volontiers le fil égaré des vieilles traditions catholiques. Selon l’opinion des missionnaires anglais et américains, la révolution chinoise était dirigée par des doctrines exclusivement protestantes. Quant aux négocians étrangers, ils applaudissaient résolument aux succès de Taï-ping-ouang et saluaient avec joie la promesse des transformations qu’ils en attendaient. Ces transformations ne devaient-elles pas leur donner gloire et profit ? Le triomphe de l’œuvre protestante qu’ils soutiennent de leurs vœux et de leurs contributions généreuses ne serait-il pas leur propre triomphe ? Pour eux désormais, il n’y aurait plus ni contrebande ni entraves. Déjà ils se sentaient affranchis du pesant souci de l’avenir, riches à la fois d’une conscience libre et d’une grosse fortune. Encore un peu de temps, et la Chine serait ouverte, protestante, et qui sait ? anglaise ou américaine peut-être !

Le temps et l’expérience devaient faire peu à peu succéder des vues plus saines et plus larges à ces illusions, sans les dissiper complètement. Nankin ouvrit ses portes aux légations étrangères ; nos diplomates et nos missionnaires visitèrent les ministres de Taï-ping-ouang ; ils reçurent leurs sympathiques assurances, recueillirent et étudièrent leurs proclamations et leurs écrits. Sous ces paroles amicales, ils devinèrent l’artifice et le mensonge ; dans ces écrits, ils rencontrèrent des blasphèmes qui devaient décourager la plus aveugles indulgence. Il fallut bien alors répudier en partie les honneurs d’une solidarité qui devenait compromettante, ou tout au moins gémir pieusement sur les désordres des rebelles, sur les abominables erreurs de ces fils égarés. On devint moins ardent à soutenir leur cause à mesure qu’elle parut moins favorable à la propagande protestante, et sous l’impression de revers qui semblaient présager la ruine de l’insurrection. En 1860, la scène change de nouveau. Pressés à la fois par tous les périls, les impériaux tentent de les repousser tous à la fois, et n’y peuvent réussir. Au moment même où les troupes alliées vengent brillamment l’injure du Peï-ho, l’armée impériale qui cerne Nankin laisse rompre ses rangs par les assiégés. La capitale de l’insurrection vomit sur les riches campagnes qui bordent le Yang-tze-kiang des bandes affamées de pillage. Les armées de l’empereur Hienn-foung sont mises en pleine déroute, des villes importantes surprises et saccagées. Sou-tchéou, la capitale de la province, la ville la plus opulente, la plus aimable, la plus voluptueuse de l’empire, le paradis de la Chine, ouvre ses portes au roi fidèle[1]. Celui-ci cherche à conquérir la neutralité anglaise par des protestations amicales affichées aux environs de Shang-haï ; mais il songe en même temps à s’emparer de la ville chinoise, et y envoie des troupes que nos agens font éloigner par mesure de prudence : on apprend successivement que les riches districts d’où nous tirons en partie la soie et le thé qui alimentent notre commerce vont être envahis, et qu’un corps de l’armée insurrectionnelle marche à grandes journées sur Hang-tcheou-fou, la capitale du Tché-kiang. Alors la communauté étrangère tremble de nouveau pour son avenir ; les missions protestantes sentent se réchauffer leur tendresse pour leurs enfans ingrats, mais vainqueurs ; on fait des avances et des politesses à ce redoutable voisinage, et on s’empresse d’ouvrir à Nankin, à Sou-tcheou, une enquête bienveillante.

Le résultat de cette enquête n’est pas encore connu ; mais, quel qu’il puisse être, on ne peut se défendre de vives anxiétés en songeant aux embarras diplomatiques que nous ménage la rébellion chinoise. Pendant longtemps, on ne lui avait accordé qu’une attention curieuse et distraite[2] ; on se renfermait vis-à-vis d’elle dans un rôle de neutralité impartiale et expectante. Après avoir puni l’offense que nous avait faite le pouvoir régulier et rétabli nos relations compromises, il serait sage d’envisager les questions nouvelles qui peuvent surgir, et d’aviser, de concert avec nos alliés, aux moyens de les résoudre. Il faut savoir si la puissance avec laquelle nous venons de faire la paix est bien raffermie sur ses bases, si, dépouillée par nous de son prestige, ruinée par les immenses sacrifices que les derniers événemens ont imposés à son trésor, amoindrie déjà par l’ambitieux voisinage de la Russie, exposée aux coups incessans de l’insurrection qui occupe maintenant une grande partie de ses plus belles provinces, pressée par nos légitimes exigences, elle a conservé assez de force pour ne pas succomber. Nous devons nous demander si, dans un temps qui n’est peut-être pas éloigné, la Chine n’échappera pas à la domination des Mandchoux comme elle a brisé, il y a cinq siècles, le joug des Tartares-Mongols, si elle restera unie, ce qui paraît probable à cause de la remarquable uniformité de ses instincts et de ses mœurs, et quels seront ses nouveaux maîtres.

Exposer quelques-unes de ces considérations, c’est expliquer le motif qui m’engage à publier le résultat de mes études sur l’insurrection chinoise. Je me suis trouvé plusieurs fois en contact avec quelques-uns des principaux acteurs de ce grand drame national, j’ai patiemment recueilli sur les lieux mêmes les documens où il faut en chercher l’histoire, et j’entreprends ici de les contrôler par mes souvenirs, mes observations et mes impressions personnelles. Je sais par expérience qu’on n’y puise pas toujours des données authentiques. La Gazette de Pékin agrandit systématiquement les succès des armes impériales, et en atténue constamment les revers ; les proclamations des rebelles s’adressent aux populations qu’ils veulent gagner, ou aux étrangers qu’ils veulent séduire. Les relations des courageux et indulgens visiteurs que Nankin et Sou-tchéou ont accueillis renferment quelquefois de complaisantes réticences qui dissimulent habilement l’austère réalité. Dégager le vrai des exagérations officielles ou officieuses qui l’obscurcissent ou le dénaturent, raconter ce que j’ai vu moi-même, dire tout ce que j’ai pu apprendre sur des événemens dont les conséquences touchent d’aussi près à l’avenir de nos relations diplomatiques et commerciales avec la Chine, telle est la tâche que j’essaierai de remplir. Les causes probables de l’insurrection, ses premiers progrès nous occuperont d’abord ; nous l’étudierons ensuite dans sa période récente, et à Nankin même, dont elle a fait sa capitale.

I. — de l’origine de l’insurrection.

Dès qu’on aborde l’examen des causes premières de l’insurrection chinoise, on se trouve en présence de trois versions différentes, nées successivement, ainsi qu’on l’a dit plus haut, de la divergence des théories ou des intérêts. La plus ancienne, la plus généralement accréditée, place l’origine de l’insurrection dans les sociétés secrètes qui depuis plus de deux siècles conspirent en Chine contre la dynastie mandchoue. C’est l’opinion adoptée par un certain nombre de sinologues qui ont fait de ces associations l’objet de leurs consciencieuses recherches. La seconde opinion voit dans ces événemens une révolution religieuse, accidentellement politique, s’accomplissant au nom de doctrines puisées dans les livres et les enseignemens des missionnaires protestans. Suivant la troisième enfin, l’insurrection aurait été originairement un soulèvement des Miao-tsé, montagnards du Kouang-si, qui ont relevé l’étendard des Ming[3] et qui combattraient au nom d’idées et de principes émanant d’une source catholique. Il suffit d’énoncer ces deux derniers systèmes pour en faire connaître les auteurs : ils sont absolus et exclusifs comme l’esprit de propagande qui les a mis au jour.

Les sociétés secrètes ont joué dans l’histoire de l’empire chinois, pendant les deux derniers siècles, un rôle dont on ne saurait nier l’importance. Objets de la jalouse surveillance du gouvernement tartare, qui voyait en elles un danger permanent pour son autorité, elles ont eu la fortune de presque tous les persécutés : elles ont puisé de nouvelles forces dans la persécution. Nées de l’éloignement même où les fonctionnaires de la nouvelle dynastie cherchaient à tenir leurs administrés de toute préoccupation politique, et des entraves systématiques qu’ils apportaient à toute réunion populaire où les actes du gouvernement auraient pu être discutés, elles sont devenues d’autant plus puissantes que l’on a sévi contre elles avec plus de rigueur. Ce n’est pas cependant que ces sociétés fussent toutes des associations politiques. Les unes avaient des vues fort innocentes ; d’autres ne se proposaient qu’un but : assurer l’impunité des forfaits commis par leurs membres à la faveur de l’appui qu’ils se prêtaient mutuellement. Celles-là d’ailleurs n’ont acquis aucune célébrité ; l’indifférence populaire et administrative ou la juste sévérité des lois en a fait bientôt justice. Il n’en a pas été de même des sociétés qui ont conspiré, et entre autres de celles du Nénuphar blanc et de la Triade, dont l’une a failli expulser les Mandchoux, et dont l’autre placera peut-être, avant peu de temps, un empereur chinois sur leur trône.

La société du Nénuphar blanc (Pi-lin-kiaou) a probablement pris naissance peu après l’époque de la conquête, et se trouve ainsi contemporaine de la dynastie mandchoue. Nous trouvons en effet dans le code pénal de cette dynastie, à la section des « magiciens, chefs de sectes et propagateurs de fausses doctrines, » son nom cité à côté de ceux des sectes du Nuage blanc, de l’Intelligent et del’Honorable, etc., contre lesquelles sont portées des peines d’une extrême rigueur[4]. En 1734, elle attira de nouveau l’attention du gouvernement, et l’empereur Young-tching la proscrivit par un édit très sévère. À partir de ce moment, le nombre de ses adhérens s’accrut avec une rapidité extrême ; ils se répandirent sur tout le territoire de l’empire, et au commencement de ce siècle, pendant les premières années du règne de Kia-king, ils allumèrent la révolte dans cinq provinces : le Se-tchouen, le Kan-sou, le Chen-si, le Hou-pé et le Hou-nan. Ce ne fut pas sans peine que le gouvernement vint à bout d’étouffer ce mouvement, qui avait pris très promptement les proportions d’une guerre civile. Il dut, avant d’y réussir, le combattre plusieurs années. À la suite d’une semblable lutte, le gouvernement ne négligea aucun moyen de détruire les restes de cette redoutable association, et cependant la puissance ou tout au moins l’audace des membres du Nénuphar blanc ne parut point abattue par leur défaite. Elle se manifesta de nouveau, en 1812, par un complot qui eût rendu tout d’un coup à la Chine son indépendance, si un concours de circonstances fort heureuses pour les Tsing[5] ne l’eût fait échouer. Les conjurés avaient médité l’assassinat de l’empereur Kia-king ; une embuscade lui avait été tendue sur la route qu’il devait suivre pour revenir du Jéhol, où il était allé passer la saison chaude. Le jour même où il serait tombé sous les coups vengeurs de quelques membres du Nénuphar, leurs associés devaient s’emparer par la force du palais impérial à Pékin et faire éclater un soulèvement général dans le Ho-nan[6]. Des pluies inusitées à cette époque de l’année retardèrent le retour de l’empereur ; le courage personnel et la présence d’esprit du prince Min-ning, son second fils et successeur, sauvèrent le palais impérial, que soixante-dix conjurés avaient attaqué, et la vigilance du gouverneur du Ho-nan déjoua les projets des conspirateurs de cette province. Cette tentative audacieuse de l’association du Nénuphar blanc fut fatale aux autres sociétés secrètes, à celles même qui n’avaient aucun but politique. La haine soupçonneuse de Kia-king[7] les poursuivit toutes impitoyablement, elle n’épargna même pas les catholiques, et néanmoins la vengeance impériale ne parvint qu’au prix de dix années d’efforts à l’entière destruction du Pi-lin-kiaou. On croit que, vers la fin du règne du tyran, les restes de cette société se fondirent dans celle de la Triade.

L’origine de la Triade remonte à une époque un peu moins éloignée que celle du Nénuphar ; elle se rattache à un fait historique du règne de l’empereur Kang-hi[8]. La légende chinoise qui nous en a transmis le récit fait une large part au merveilleux. Les premiers chefs de l’association auront sans doute senti la nécessité d’agir vivement sur l’imagination populaire, si naturellement portée en Chine vers la superstition. — En 1764, les prêtres du monastère de Chaou-lin, situé sur les collines de Kiou-lien dans le Fo-kien[9], s’illustrèrent par leur fidélité à leur souverain ; les armes de l’empereur Kang-hi, jusqu’alors accoutumées à la victoire, avaient essuyé un rude échec de la part des révoltés du pays de Si-lou. Les généraux et les troupes étaient démoralisés. Les prêtres de Chaou-lin offrirent leurs services, qui furent acceptés. Ils se rendirent sur le théâtre de la guerre, réorganisèrent l’armée, imaginèrent un nouveau plan de campagne, et firent si bien qu’en moins de trois mois tout le pays de Si-lou reconnut la domination impériale. Ils retournèrent ensuite à leur paisible demeure. Cependant la gloire qu’avait fait rejaillir sur leur monastère cette suite d’actions d’éclat avait éveillé l’inquiète jalousie du gouvernement. Les autorités du Fo-kien essayèrent de les dépouiller des privilèges qu’ils possédaient de toute antiquité, et, comme, en défendant leurs prérogatives, ces moines guerriers avaient tué un des officiers du vice-roi, on envoya pendant la nuit une troupe de soldats mettre le feu au toit qui les abritait. Tous périrent dans les flammes, à l’exception de dix-huit, qui se firent jour, les armes à la main, à travers les soldats et parvinrent à se sauver près de Tchang-cha-fou, dans le Hou-kouang[10]. Là treize d’entre eux périrent de froid et de faim. Les cinq qui restaient, Tsaï, Fang, Ma, Hu et Li, furent recueillis dans une barque par deux pieux bateliers, Sié et Vou. Ils restèrent quelque temps avec eux, mais, traqués de tous côtés par les soldats, ils furent obligés de se réfugier au monastère de Ling-ouang. Quelques jours après, comme ils se promenaient au bord d’une petite rivière qui arrose le jardin du monastère, ils aperçurent sur le sable, à demi baigné par les eaux, un vase d’argent en forme de tripode. Sur le couvercle, que surmontait une large pierre précieuse, étaient gravés ces mots : « Renversez les Tsing, relevez les Ming. » Ils avaient à peine fait cette mystérieuse découverte que l’apparition d’une troupe de cavaliers les contraignit de s’enfuir sur une montagne voisine, où un nouveau prodige vint frapper leurs yeux. La terre qui recouvrait une tombe fraîchement comblée s’agita doucement à leur approche ; bientôt ils en virent surgir lentement une épée dont la poignée offrit à leurs regards surpris les mêmes caractères que le tripode d’argent : « Renversez les Tsing, relevez les Ming. » En même temps deux femmes parurent, et, se saisissant de l’arme merveilleuse, elles fondirent sur les cavaliers qu’elles mirent en fuite. Ces femmes étaient les parentes d’un Chinois mis à mort pour avoir embrassé la cause des cinq prêtres, l’infortuné Kiounta ; le tombeau d’où l’épée vengeresse avait surgi était son tombeau.

De retour à Ling-ouang, les prêtres y trouvèrent cinq marchands chinois, Ou, Hong, Li, Taou et Lin, qui faisaient le commerce des chevaux. Ils leur firent part de leurs aventures et se les attachèrent. Un nouveau personnage ne tarda pas à venir grossir leur bande, Tchin-ki-nan, ancien membre du conseil de guerre et du collège de Han-lin[11], sorte d’ermite conspirateur qui vivait ordinairement retiré sur la montagne de la Cigogne-Blanche, et qui les encouragea dans leur projet. Quelques jours après, réunis sur le sommet de la colline de Loung-fou, où ils s’étaient réfugiés, ces hommes hardis jetèrent les premiers fondemens de leur association. Ils s’engagèrent par les plus redoutables sermens à renverser la dynastie des Tsing, à venger la mort de leurs frères de Chaou-lin, et consacrèrent leur nouvelle union par le plus terrible des rites : ils trempèrent successivement leurs lèvres à une coupe où ils avaient mêlé quelques gouttes de leur sang. Au même instant, ajoute la légende, un violent coup de tonnerre retentit dans le sud, et on vit paraître dans les nuages, écrite en caractères de feu, la maxime suivante : « La cour céleste est le modèle de l’état. » Ils l’adoptèrent pour leur devise et l’inscrivirent sur leur drapeau.

La nouvelle société leva ouvertement alors l’étendard de la révolte. Les conjurés placèrent à leur tête, avec le titre d’empereur, un personnage du nom de Tchou-liong-tchou, qui se donnait pour le petit-fils de l’empereur Tsoung-tching, le dernier des Ming ; ils adoptèrent, pour tous les membres de la société indistinctement, la désignation de hong (puissant), empruntée probablement au nom de Hong-vou, le fondateur de cette dynastie, et, pour leur mot de ralliement, le son I, qui veut dire patriotisme ; puis ils se distribuèrent les premières dignités du nouveau gouvernement qu’ils venaient de fonder. Le quatrième jour de la neuvième lune de 1764, ils se séparèrent après être convenus de signes de reconnaissance, et se rendirent chacun dans la province qui lui était assignée pour y faire des prosélytes et y attendre le signal définitif de la révolte. Ils créèrent alors dix loges, dont chacune prit le nom d’une province de l’empire. Les cinq prêtres, Tsaï, Fang, Ma, Hu et Li, furent mis à la tête des cinq premières loges. Leurs plus anciens compagnons, les marchands de chevaux Ou, Hong, Li, Taou et Lin, devinrent les chefs des cinq dernières. Quant à Tchin-ki-nan, il retourna sur la montagne de la Cigogne-Blanche. Tels furent, suivant la croyance populaire, les commencemens de la société de la Triade. Il paraît du reste que le prosélytisme de ses fondateurs n’obtint d’abord que de faibles succès, et qu’ils surent garder fidèlement, ainsi que leurs premiers successeurs, le secret de leur association, car nous ne voyons pas, avant le commencement de ce siècle, le gouvernement se préoccuper de leur existence.

En 1801 parut une nouvelle édition du code pénal, renfermant une clause ainsi conçue : « Tous ces vagabonds qui s’assemblent, commettent des pillages et autres violences, sous le nom de Société de la Terre et du Ciel[12], seront décapités, et tous ceux qui leur prêteront appui seront étranglés. » Dans l’édition de 1810, une nouvelle clause porte des peines très sévères contre les bandits du Fo-kien et du Kouang-tong, qui ont formé une vaste conspiration et ont tenté de ressusciter la société de la Triade. En 1817, Youen-youen, gouverneur du Kouang-tong, dirige contre elle d’actives poursuites dans son gouvernement ; plus de deux mille de ses membres sont livrés à la justice. Deux ans plus tard, Vou, gouverneur du Hou-nan, signale à l’empereur la pernicieuse influence exercée par la Triade dans sa province. Suivant son rapport, cette société compte de nombreux partisans dans les deux Kouang. Elle prend aussi le nom de Tan-tsé-houy (société des fils du travail) et de Tsing-i-houy (société de l’équité et des sentimens). En 1829, un des censeurs présente à l’empereur un mémoire dans lequel il expose les nombreux désordres que les membres de l’association de la Triade ont causés dans le Kiang-si. « Les autorités ne sont plus libres d’agir, l’action des lois est suspendue ; il faut une armée pour maintenir la paix dans la province. » Le Kouang-si fut pendant l’année 1831 le théâtre de grands troubles. Exposés depuis longtemps sans protection aux brigandages des associés de la Triade, qui cherchaient dans le vol des moyens de subsistance, les Yaou, habitans des montagnes frontières du You-nan, tournèrent contre les autorités les armes qu’ils avaient prises d’abord pour se défendre. L’insurrection coûta la vie à plusieurs milliers de soldats impériaux. Les membres de la Triade avaient fait la paix avec les Yaou, et les avaient aidés dans leur révolte contre le gouvernement. Cette même année, l’empereur Tao-kouang[13], voyant que la vigilance de ses fonctionnaires était impuissante à purger l’empire des associés du Tan-tsé-houy, essaya de les réduire par la douceur et le pardon. Il promit amnistie complète à tous ceux qui feraient l’aveu de leur crime et manifesteraient leur repentir. Ce nouveau moyen, que la politique avait dicté, ne réussit pas mieux que la rigueur. On voit se succéder, à trois années d’intervalle, en 1838 et 1841, les mémoires de deux censeurs qui déplorent en termes amers le triste état où les ravages de la Triade ont plongé les campagnes dans plusieurs districts. « Les pillages, les incendies, les viols, se succèdent avec une effrayante rapidité ; le cultivateur épouvanté paie une forte rétribution aux bandits, afin qu’ils le laissent vaquer paisiblement à ses travaux, et lorsque ses moissons sont mûres, il voit ses récoltes disparaître. » Le censeur Foun-tsan-youn, celui dont le rapport porte la date de 1841, transmet à l’empereur de curieux renseignemens sur l’organisation de la société. Il assure que des soldats et des officiers administratifs en font partie, et qu’elle domine l’autorité dans six provinces. « Si ces provinces se soulevaient à la fois, ajoute-t-il, ce ne serait pas un médiocre danger pour l’empire. » Le même fonctionnaire fait parvenir à l’empereur le sceau de la Triade, celui que portait chacun des associés comme marque d’affiliation et signe de reconnaissance. Quatre ans après, en 1845, les sinistres pressentimens de Foun-tsan-youn faillirent se réaliser dans le Kouang-tong ; peu s’en fallut que toute la partie orientale de la province ne se soulevât. Des membres de la Triade étaient maîtres de la plupart des villes du populeux district de Tchaou-tchaou-fou[14], et les troupes envoyées contre eux avaient été repoussées avec perte. Dans cette extrémité fâcheuse, le vice-roi fut obligé de s’abaisser jusqu’à demander secours aux barbares. Il adressa une supplique à sir John Davis, gouverneur de Hong-kong[15]. Ce dernier connaissait d’ailleurs par sa propre expérience les funestes effets de l’influence exercée par la Triade ; il savait que cette société possédait une loge à Hong-kong, et il l’avait proscrite du territoire de la colonie par une ordonnance très sévère. Aux termes de cette ordonnance, les Chinois originaires de Hong-kong et convaincus de faire partie de la Triade devaient être punis de trois ans de prison, marqués d’un fer rouge à la joue droite, comme les déserteurs militaires, et expulsés, à leur sortie de prison, du territoire de l’île. Vers le milieu de 1853, la Triade fit d’énergiques tentatives dans la province du Fo-kien ; deux des cinq ports ouverts au commerce étranger, Amoy et Chang-haï, tombèrent entre ses mains ; il fallut le concours énergique de nos marins pour l’expulser de cette dernière ville[16].

Ce rapide historique des progrès de la Triade serait incomplet, si l’on ne disait un mot de l’influence terrible et secrète qu’elle exerce parmi les populations des colonies chinoises des détroits, à Singapour, Siam et Malacca. C’est à un négociant malais de Singapour, M. Abdullah, que l’on doit les renseignemens les plus complets que l’on possède sur les redoutables rites accomplis par les membres de la société. Caché par un de ses amis chinois, membre influent de l’association, derrière un rideau qui le séparait de la salle où avaient lieu ces mystérieuses cérémonies, il a été témoin de la réception de plusieurs membres et de la condamnation à mort d’un malheureux, traîné de force devant l’impitoyable assemblée ; il a entendu les néophytes prononcer devant le dieu de la Tirade (Koanti, le dieu de la guerre) les trente-six formules de serment qui sont déterminées par le rituel de l’association, et dont chacune est accompagnée d’imprécations ; il les a vus boire à la coupe où ils venaient de mêler quelques gouttes de leur sang et aller ensuite s’asseoir parmi leurs nouveaux frères. Ces hommes, avant le milieu de la nuit, étaient tous ivres d’eau-de-vie et d’opium. Ils se séparèrent au point du jour ; deux cents d’entre eux allèrent dévaliser, au milieu de Singapour, la maison d’un missionnaire catholique, et, pendant le mois qui suivit, ils signalèrent leur audace par de nombreux méfaits. Une jonque siamoise mouillée dans le port fut dépouillée de tout ce qu’elle contenait ; un canon fut enlevé, ainsi que le cipaye qui le gardait ; ils déjouèrent tous les efforts et toutes les ruses de la police. — Le récit de M. Abdullah portait la date de 1824. En 1831, le révérend docteur Gutslaff, qui se trouvait alors à Siam, y put constater de ses propres yeux la présence d’un grand nombre d’associés de la Triade. Ils étaient un sujet d’effroi pour toute la colonie chinoise, sur laquelle ils frappaient souvent des contributions, et le gouvernement siamois lui-même n’osait les assujettir aux humiliations qu’il imposait à leurs compatriotes.

Ainsi non-seulement la Triade signalait sa présence sur le continent et dans la plupart des provinces, mais on la retrouvait encore établie et puissante aux colonies. L’existence de cette secte devenait un fait permanent dans la société chinoise et comme un mal inhérent à cette société. De redoutables élémens de révolte contre le pouvoir des princes mandchoux étaient ainsi répandus dans tout l’empire. Si l’on songe que ces élémens tirent toute leur force de l’impatience avec laquelle le peuple chinois supporte la domination de ses conquérans, et que les injustices, les violences, les corruptions du gouvernement soulèvent contre la dynastie des Tsing une haine croissante, si l’on songe que, pour remplir ses coffres, vidés entre les mains des Anglais après la guerre ruineuse de 1842, le gouvernement chinois a mis à l’encan la plupart des dignités de l’état ; si l’on réfléchit à ce que doit être l’immoralité d’une armée de fonctionnaires exerçant un pouvoir absolu que leur ont acquis leurs seules richesses et aux maux de toute sorte qu’engendre pour le peuple cette immoralité sans contrôle, on se convaincra qu’il ne faut voir dans l’insurrection chinoise que l’œuvre des sociétés secrètes, et particulièrement de la Triade. Toutefois il semble que le but vers lequel tendaient les efforts de l’association ait changé de nature aussitôt qu’elle a mis les armes à la main. Ce but, d’abord exclusivement politique, paraît avoir pris, il y a onze ans déjà, un caractère religieux très remarquable, et les vues originaires de la Triade ont été ainsi dépassées au profit de la civilisation et du progrès.

Comment cette modification a-t-elle eu lieu ? Sous quelle puissante influence l’insurrection a-t-elle revêtu cette nouvelle forme, qui a frappé d’étonnement tous ceux qui ont vu de près les rebelles ? C’est là une question très importante, qui n’a pas encore été suffisamment éclaircie, et qui n’est complètement résolue par aucun des deux systèmes dont il me reste à parler.

Voici d’abord la version protestante. Au mois de septembre 1852, un missionnaire protestant de Hong-kong reçut d’un Chinois qui avait pris part aux premières tentatives d’insurrection quelques renseignemens qui lui parurent jeter une vive lumière sur l’origine du mouvement du Kouang-si. Le chef et le promoteur de l’insurrection, Hong-siou-tsiouen, avait manifesté dès son enfance un goût singulier pour l’étude. Aussi ses parens l’avaient-ils envoyé dès l’âge de seize ans à Canton pour y prendre ses premiers degrés. C’était l’époque des examens triennaux. La ville était pleine d’étrangers, qui étaient accourus pour juger du mérite des candidats. Parmi ces étrangers, un homme aux traits fortement accentués, à la longue barbe, à la démarche grave et lente, attira l’attention de Hong-siou-tsiouen. Au moment où le jeune homme contemplait ce vénérable personnage avec une respectueuse admiration, l’inconnu s’approcha de lui, et, sans mot dire, lui remit un traité intitulé Paroles salutaires pour l’exhortation du siècle. De retour dans son village, le jeune bachelier parcourut avidement cet ouvrage et se pénétra des maximes qu’il renfermait. Elles prescrivaient d’adorer Dieu et Jésus-Christ, le sauveur du monde, d’obéir aux dix commandemens et de rejeter le culte des démons. C’était une doctrine toute nouvelle pour Hong-siou-tsiouen, et qui le remplit d’abord d’étonnement. Bientôt après, étant tombé gravement malade, il eut une vision qui ne lui laissa plus de doute sur la vérité des salutaires paroles. Dieu lui était apparu, lui avait ordonné d’y croire et de les enseigner. À peine rétabli, il se rendit à Canton, n’ayant plus qu’une seule pensée, celle d’acquérir la science qui lui était nécessaire pour l’accomplissement de sa mission. Il y passa trois mois dans la maison d’un missionnaire protestant, apprenant par cœur les saintes Écritures, après quoi il retourna dans le Kouang-si pour y enseigner et y prêcher à son tour. Son éloquence et son zèle lui firent bientôt des prosélytes, qui ne furent pas inquiétés d’abord, mais qui, devenant plus nombreux chaque jour, finirent par appeler l’attention de l’autorité. La persécution suivit de près les premiers soupçons, et deux des élèves du jeune réformateur, Ouang et Lou, furent mis à mort. C’est alors que Hong-siou-tsiouen et ses adhérens tirèrent l’épée pour se défendre. — Tel est le récit qui fut communiqué par écrit en 1852 au missionnaire de Hong-kong, et que celui-ci a transmis à un de ses confrères de Canton, M. Roberts, qui le fit paraître dans un recueil publié à Londres sous le nom de The Chinese and general Missionary gleaner, en l’accompagnant d’assez curieux commentaires. Ainsi le personnage mystérieux à longue barbe ne serait autre qu’un certain Liang-a-fa, ancien ouvrier typographe du docteur Morrisson, qui avait aidé son savant maître à imprimer la Bible, et qui avait lui-même écrit quelques traités religieux, entre autres celui des Paroles salutaires. Liang-a-fa avait été arrêté précisément à Canton, pour avoir distribué, un jour d’examen littéraire, quelques-uns de ses écrits. M. Roberts se souvient d’avoir reçu chez lui en 1846 ou 1847 deux jeunes Chinois de Canton, qui lui demandèrent de vouloir bien les instruire dans la religion chrétienne. L’un d’eux ne resta que peu de jours dans la maison du missionnaire ; mais l’autre y passa trois ou quatre mois et se fit remarquer par son caractère studieux aussi bien que par ses rapides progrès dans la science des Écritures. Il allait être baptisé au moment où il quitta M. Roberts pour se rendre dans le Kouang-si. Quelques jours avant son départ, il lui avait remis une narration écrite qui renfermait de longs détails sur diverses circonstances de sa vie passée. En rapprochant cette narration du récit que lui avait communiqué son confrère de Hong-kong, le docteur Roberts ne douta plus de la complète identité de son jeune élève et de Hong-siou-tsiouen, le chef de la rébellion chinoise.

Je ne suspecte pas un instant la parfaite sincérité des deux missionnaires protestans, mais je n’en puis dire autant du Chinois de Canton qui leur a remis la relation écrite où il est parlé de Hong-siou-tsiouen et de l’origine de l’insurrection. Je ne serais pas étonné que cet homme, obéissant à des instincts de fourberie qui ne sont que trop naturels à sa race et profitant de la connaissance qu’il avait acquise de l’arrestation de Liang-a-fa à Canton ainsi que du séjour des deux Chinois chez M. Roberts, ne se soit amusé à bâtir un récit de sa façon pour exploiter une crédulité que l’amour-propre satisfait rendait peut-être trop facile. Je demanderai à tous ceux qui ont adopté ce récit quelle part ils font dans l’insurrection aux sociétés secrètes, à ce vaste réseau de conspirations qui a déjà failli si souvent embrasser et étouffer les Tsing. Je ne puis admettre que ces sociétés, qui ne cherchaient qu’une occasion d’agir, aient laissé prendre leur place par une poignée de récens convertis.

Je porterai à l’avance le même jugement sur le troisième système, dont il me reste à parler, en faisant seulement remarquer qu’il est moins connu que le précédent, et que les personnes modestes qui l’ont conçu l’ont toujours exposé sous toutes réserves, quoiqu’il paraisse sous certains rapports plus admissible que le précédent.

On connaît la fin tragique du dernier empereur de la race des Ming, Tsoung-tching, qui, assiégé à Pékin par une armée rebelle se pendit dans son palais après avoir poignardé sa fille. Lorsqu’à la suite des sanglans événemens dont cette catastrophe fut le signal, Tien-tsong, le chef de la dynastie mandchoue des Tsing, se fut assis sur le trône impérial, les provinces méridionales se soulevèrent contre le nouveau pouvoir. En 1647, Thomas-tchéou, vice-roi du Kouang-si, et Luc-siu, général de la même province, tous deux chrétiens, proclamèrent empereur le prince Jun-lié, fils de Tsoung-tching, et relevèrent l’étendard de la légitimité. Le Kiang-si, le Ho-nan, le Fo-kien, se joignirent à eux ; les troupes tartares envoyées pour réduire l’insurrection furent repoussées ; il y eut en Chine deux trônes et deux empereurs. Au milieu de ces guerres civiles, les jésuites n’avaient pris parti ni pour l’ancienne ni pour la nouvelle dynastie ; pendant que le père Shaal était comblé d’honneurs dans le palais de Chun-tchi, fils et successeur du conquérant mandchou, les pères André Coffler et Michel Boym étaient en grande faveur à la cour de Jun-lié. Le grand colao ou premier ministre de ce prince, dont Coffler avait acquis toute la confiance, l’introduisait auprès de l’impératrice, qui recevait bientôt le baptême avec le nom chrétien d’Hélène. Elle donna peu après le jour à un fils qui, avec l’assentiment de l’empereur, fut baptisé sous le nom de Constantin[17]. Ces événemens, qui paraissaient destinés à ouvrir en Chine une ère de prospérité au christianisme, ne devaient cependant pas porter leurs fruits. Impatient des succès d’un rival qui retenait en son pouvoir près de la moitié du territoire de l’empire, Chun-tchi marcha contre lui avec ses Tartares. La fidélité des troupes de Jun-lié ne put tenir contre l’impétuosité de ces hordes sauvages, qui ne s’étaient point encore amollies, comme elles le sont aujourd’hui, au contact de la civilisation chinoise. L’héritier des Ming vit, malgré ses héroïques efforts, son armée se débander et fuir. Il fut pris les armes à la main et massacré avec son jeune fils. Hélène, captive, fut conduite à Pékin, où Chun-tchi la fit traiter en impératrice.

Cependant le parti des Ming n’était point anéanti. Poursuivis par les Mandchoux, les débris de l’armée vaincue se réfugièrent dans les montagnes du Kouang-si, mettant ainsi entre eux et leurs ennemis d’infranchissables barrières. Ce furent les descendans de ces guerriers malheureux qui formèrent en grande partie l’indomptable race des Miao-tsé, l’objet de la terreur des habitans de la plaine et des autorités impériales. Ces hommes n’ont jamais porté la marque de déshonneur ou de soumission imposée par une horde barbare à leurs compatriotes[18] ; jamais ils n’ont reconnu l’autorité des Mandchoux. Ils se sont donné une forme de gouvernement et des institutions particulières auxquels ils sont restés fidèles ; ils ont lassé la constance des troupes et des généraux envoyés pour les soumettre, et ont fini par être considérés comme formant une race tellement étrangère, par ses mœurs, au reste de la population de l’empire, que les géographes chinois ont coutume de laisser en blanc sur leurs cartes les districts montagneux qu’ils habitent.

C’est dans la fidélité des Miao-tsé à la dynastie détrônée, dans leur amour de l’indépendance nationale, dans leur haine invétérée contre les dominateurs de leur pays, — et aussi dans les souvenirs que les enseignemens des jésuites et les exemples chrétiens de la cour de Jun-lié ont laissés parmi eux, — que quelques-uns de nos missionnaires croient trouver l’explication du mouvement politique et religieux dont nous étudions l’origine. Aux faits historiques que je me suis borné à résumer ici seraient venues s’ajouter d’ailleurs des informations récemment recueillies. Nos missionnaires auraient appris de divers côtés que l’insurrection avait commencé par un soulèvement partiel d’une tribu de Miao-tsé dont le roi avait une injure personnelle à venger. Un de ses amis, chef lui-même d’une riche famille de la plaine, avait été jeté dans la prison de la ville voisine, par ordre du premier magistrat, sous l’inculpation d’un crime imaginaire. Une nuit, les guerriers de la tribu descendirent dans la plaine ; ils escaladèrent les murs de la ville, brisèrent les portes de la prison, pillèrent les caisses du trésor public, et mirent à mort le juge désigné à leurs coups. Ce premier succès les enhardit. Les autorités des villes voisines n’étaient pas sur leurs gardes. Un mois s’était à peine écoulé, que huit hienn ou sous-préfectures[19] étaient tombées au pouvoir du chef miao-tsé. Il eut alors la pensée de faire partager aux autres rois de la montagne les richesses qu’il avait acquises. Il les appela auprès de lui. Une fois réunis, ces hommes tinrent conseil. Le moment leur parut favorable pour relever le drapeau politique et national des Ming. Ils décidèrent qu’ils nommeraient un empereur, appelleraient aux armes le peuple des campagnes, et marcheraient sur Pékin. Il fallait cependant à cette vaste entreprise un chef capable de dominer ces tribus, d’origine différente, par l’ascendant de l’éloquence et le prestige d’une haute mission. Le choix tomba sur un personnage qui avait encouragé les Miao-tsé à la révolte et leur avait promis la victoire au nom de Dieu. Cet homme était déjà depuis longtemps l’objet de l’attention publique. Il se disait inspiré de la Divinité et chargé par elle de faire revivre la doctrine céleste. Dans sa jeunesse, il avait été atteint d’une grave maladie à laquelle il avait miraculeusement échappé. À la suite d’un long évanouissement pendant lequel on l’avait cru mort, il avait donné les signes d’une exaltation singulière, assurant que Dieu lui était apparu, et lui avait appris qu’en faisant des recherches il trouverait dans les environs de son village des livres contenant la doctrine céleste. Aidé de son ancien maître d’école, qui lui avait voué une affection à toute épreuve, il avait fait des recherches et découvert dans une maison abandonnée une caisse de livres dont quelques-uns étaient manuscrits ; ils avaient tout au moins un siècle de date et renfermaient la précieuse doctrine. Le chef choisi par les Miao-tsé n’était autre que Hong-siou-tsiouen, qui règne aujourd’hui à Nankin sous le nom de Taï-ping-ouang, et le maître d’école est devenu Foung-youn-san, roi du midi et troisième personnage du nouvel empire. Quant aux livres qu’ils avaient trouvés, c’étaient en grande partie, assure-t-on, des relations écrites par les anciens pères jésuites. D’après ce système, la rébellion n’aurait donc été à l’origine qu’un soulèvement des Miao-tsé, qui auraient relevé l’étendard des Ming, et combattraient au nom d’idées et de principes émanant d’une source catholique.

Cette explication des causes originelles de l’insurrection chinoise est sans doute beaucoup plus plausible que la version protestante. La haine naturelle des Miao-tsé contre les Tartares, leur attachement traditionnel à la race des souverains que ces derniers avaient chassés, la confiance et la hardiesse qu’ils avaient sans doute puisées dans leurs nombreuses victoires sur les armées impériales, la terreur que le souvenir de ces victoires inspirait au gouvernement, constituaient assurément des élémens de révolte et de succès bien autrement puissans, bien autrement féconds, que le sentiment de défense personnelle qui aurait mis les armes à la main d’une bande de récens convertis peu nombreux et certainement peu populaires. Néanmoins il me paraît difficile de ne pas tenir compte des renseignemens positifs qui combattent cette dernière version. On sait, par des témoignages dont on ne peut douter, que les premiers symptômes de l’insurrection ont éclaté dans des districts du Kouang-si éloignés des montagnes occupées par les Miao-tsé, et il a été prouvé que si les idées chrétiennes émises par Taï-ping-ouang peuvent émaner aussi bien des catholiques que des protestans, la plupart des formes dont sont revêtues ces idées et des caractères qui les représentent sont tirés des livres et des écrits protestans.

On peut l’affirmer en définitive, c’est dans le vaste foyer des conspirations entretenues par les sociétés secrètes, c’est dans les projets séditieux de la Triade contre la dynastie des Ming, c’est dans l’appui que la haine nationale, excitée par l’oppression des Mandchoux, prêtait, depuis quelques années surtout, à ces projets, qu’il faut chercher l’origine politique de l’insurrection chinoise. Les preuves historiques ne manquent pas. Des faits tout récens, et dont nous avons été le témoin, sont venus confirmer cette opinion. Ne savons-nous pas que les bandes d’insurgés qui ont pris Amoy et Shang-haï faisaient partie de la Triade, et n’avons-nous pas vu les chefs qui commandaient dans cette dernière cité réclamer énergiquement leur séditieuse parenté avec les rebelles du nord ? N’avons-nous pas vu aussi le symbole de la Triade, l’étendard aux cinq couleurs, flottant aux mâts des jonques qui portaient sur le Yang-tze-kiang des renforts aux armées de Taï-ping ? Enfin ne lisons-nous pas dans une proclamation de ses ministres un appel véhément adressé aux membres de la Triade comme à des frères et à des associés[20] ?

Quant au caractère religieux de l’insurrection, on ne peut jusqu’à un certain point se refuser à le croire emprunté aux doctrines émises dans les écrits des missionnaires protestans, puisque dans les livres de Taï-ping-ouang, les seules preuves que nous ayons de ce caractère, on retrouve des formes, des expressions entières empruntées aux œuvres protestantes[21]. Il se sera sans doute trouvé parmi les membres influens de la Triade un homme qui avait reçu quelques leçons des disciples de Morrisson, ou qui, avide de savoir, avait étudié les traités dont la propagande protestante a inondé le territoire chinois. Cet homme avait peut-être été l’élève du docteur Roberts, peut-être était-il le chef d’une troupe de Miao-tsé révoltés. Quoi qu’il en soit, il se sera d’abord servi de sa demi-science pour exploiter la crédulité publique au profit de son ambition[22] ; mais ensuite, soit qu’enivré de ses succès et se faisant illusion à lui-même il ait cru vraiment posséder la doctrine céleste, soit plutôt qu’il ait senti le besoin de régénérer ses nombreux partisans, dans l’intérêt de sa cause, par de nouvelles croyances et surtout par une vie nouvelle, il a rédigé pour eux un code de préceptes religieux tirés des livres sacrés et appuyés sur des idées vraiment chrétiennes. Ce sont ces préceptes et ces idées qui ont éveillé l’attention du monde civilisé, et qui, triomphant avec Taï-ping-ouang, deviendraient peut-être la source d’une révolution morale pour un tiers de l’humanité.

II. — progrès de l’insurrection.

L’année 1849 (la vingt-huitième du règne de l’empereur Tao-kouang) vit enfin la haine séditieuse qui couvait depuis près de deux siècles au sein des sociétés secrètes se traduire en lutte ouverte contre le gouvernement tartare. Les commencemens de cette lutte présentent, aussi bien que les causes originelles de l’insurrection, certaines obscurités. Prises à l’improviste ou dépourvues, comme elles l’ont toujours été depuis le début de la guerre, de moyens suffisans de résistance, les autorités impériales ont voulu, pour sauvegarder leurs propres intérêts, dérober à la connaissance de leur souverain les tristes symptômes d’un mal qu’elles avaient été impuissantes à prévenir, mais dont elles espéraient sans doute arrêter les progrès. Les premières nouvelles que reçut le vice-roi de Canton[23] de la guerre du Kouang-si ne sortirent pas de son prétoire, et pendant dix-huit mois la Gazette officielle ne fit aucune mention des troubles sanglans qui agitaient une des provinces de l’empire. Vers la fin de 1850, un habitant du Kouang-si, appelé Hotah, fut envoyé à Pékin par les notables de la province pour informer le gouvernement de ce qui se passait. Admis devant le tribunal des censeurs, il exposa qu’au mois d’avril 1849 une insurrection avait éclaté dans le district de Na-ning-fou[24], que la capitale était tombée presque sans résistance au pouvoir des révoltés, que ceux-ci, après avoir pillé plusieurs villes en remontant vers le nord, avaient mis à sac l’importante cité de Liou-tchao-fou, et qu’au moment où il avait quitté le Kouang-si, ils étaient campés non loin de Koueï-linn, capitale de cette province. Il ajouta que ces révoltés portaient généralement les cheveux longs et les enveloppaient dans des mouchoirs rouges et jaunes. Sur leurs drapeaux, on lisait cette inscription : « Nous rendons la justice au nom du ciel, » et cette autre : « Roi dompteur des Tsing. »

Après avoir recueilli les déclarations de Hotah, les censeurs rédigèrent un rapport qui fut présenté au gouvernement, et dont nous venons de résumer les informations. On voit que, si elles suffisent pour apprendre d’une manière générale l’époque à laquelle l’insurrection a éclaté, le lieu où les rebelles ont pris les armes, la marche qu’ils ont d’abord suivie, elles ne font malheureusement connaître aucun de ces détails d’organisation et d’action qui eussent pu jeter tant de jour sur l’origine de la révolte. À partir du moment où le rapport des censeurs parut dans la Gazette de Pékin, l’organe du gouvernement a fréquemment publié de longs bulletins de succès et de revers, exagérant systématiquement les premiers, dissimulant autant que possible les seconds, mais laissant cependant subsister les principaux faits dont il ne pouvait nier l’évidence. Il m’a semblé utile de dégager ces faits des complications et des réticences qui embarrassent le récit officiel, et d’en tirer pour le lecteur un ensemble propre à lui faire comprendre la marche de l’insurrection jusqu’à la période où elle intéresse plus directement l’Europe, et qui mérite d’être traitée à part. Le mouvement insurrectionnel dont la déposition de Hotah avait révélé les premiers symptômes s’était concentré, vers la fin de 1849, aux environs de la capitale du Kouang-si. En 1850, on le voit s’étendre dans toute la partie orientale de la province, et le gouvernement envoie pour le combattre Lin-tse-sin, vice-roi du You-nan et du Koueï-tchéou, après l’avoir revêtu des fonctions de commissaire impérial. Lin jouissait de l’entière confiance de Hienn-foung depuis qu’il avait brûlé l’opium anglais à Canton en 1839 ; mais cette fois il n’eut pas le temps de montrer sa vigueur et sa fidélité : quelques jours après son arrivée dans le Kouang-tong, une mort subite l’emporta. Lin s’était empressé d’entamer des négociations avec les chefs rebelles. Ces derniers lui avaient exposé leurs griefs, et il leur avait promis de les porter à la connaissance de l’empereur. Parmi ces griefs, la mauvaise administration des autorités du Kouang-si figurait au premier rang. On assure que les collègues de Lin, craignant qu’il ne dévoilât leurs malversations, l’empoisonnèrent.

Le succès de l’insurrection ne s’était pas borné au Kouang-si. Une bande de rebelles avait franchi les frontières du Kouang-tong et pénétré, en semant sur ses pas la terreur et le pillage, jusqu’à la ville d’Ong-youen, à trente lieues de Canton. Elle s’en était emparée et y avait établi un bureau où étaient régulièrement perçues les contributions forcées qu’elle levait sur le commerce des environs. Le vice-roi Siu et le gouverneur Yé[25] l’attaquèrent avec vigueur et l’expulsèrent de la province, pendant que Hiang-yong, général de l’armée du Hou-nan, prenait le commandement en chef des troupes du Kouang-si et battait les insurgés en plusieurs rencontres.

Ces premières victoires des impériaux n’eurent aucun résultat décisif. Pendant l’année suivante, la guerre n’étend pas encore ses ravages au-delà des frontières du Liang-kouang ; mais l’audace et les forces de l’insurrection semblent s’accroître en même temps que diminuent les ressources de ses adversaires : elle tente de plus grandes entreprises, s’attaque à des villes plus importantes, et ces nouveaux succès préparent ses soldats, déjà nombreux et aguerris, à l’accomplissement de la tâche nationale qui est le but de leurs chefs.

Au commencement de 1851, le commissaire impérial Li-sing-youen, qui avait succédé à Lin, écrivit un rapport à l’empereur pour implorer la généreuse assistance du trésor. 500 000 taëls avaient été dépensés déjà, et la rébellion n’était pas vaincue. Li-sing-youen en demandait 300 000 autres[26]. Ce n’était pas cependant qu’il négligeât aucun moyen de se procurer de l’argent : il avait établi à Koueï-linn et à Canton deux bureaux de perception dont toutes les recettes étaient destinées aux caisses militaires. Quelques jours plus tard, il sollicitait encore l’autorisation d’employer aux besoins de l’armée une somme de 120 000 taëls en lingots d’argent, qui devaient être envoyés à Pékin en passant par le Kouang-si. Ainsi, aux débuts mêmes de l’insurrection, alors que le gouvernement tartare n’avait à lutter contre ses progrès que dans une seule province de l’empire, près de 7 millions de francs avaient été dépensés sans succès décisifs par les autorités impériales, et les ressources extraordinaires créées pour seconder leurs efforts ne suffisaient même pas aux frais de la guerre.

Li-sing-youen ne porta pas longtemps le poids de ses fonctions. Attaqué d’une maladie mortelle et sentant sa fin approcher, il remit les sceaux de sa dignité au gouverneur du Kouang-si, et adressa son dernier rapport à l’empereur. « Moi, le serviteur de votre majesté, disait-il en terminant, j’ai commandé l’armée pendant plusieurs mois sans avoir pu exterminer les rebelles, et, étant arrivé avec mes soldats dans un pays malsain, je suis tombé mortellement malade. Je n’ai pu vaincre la révolte, j’ai donc manqué à mes devoirs de fidélité envers mon souverain ; je n’ai pu secourir ma vieille mère dans l’infortune, je n’ai donc pas su pratiquer la piété filiale. Aussi ai-je interdit à mon fils de m’ensevelir dans mes vêtemens de cérémonie, lorsque moi, votre esclave, j’aurai rendu le dernier soupir. » Quelques jours après, il était mort. L’empereur fut ému de ces touchans aveux ; il voulut qu’on honorât sa mémoire et fit donner une somme de 500 taëls à sa mère.

Un mémoire adressé à l’empereur au mois de juin 1851 par Saï-chang-ha, successeur de Li-sing-youen, nous apprend que la rébellion avait, à cette époque, coûté au gouvernement tartare 2 600 000 taëls, dont 1 million sortait du trésor impérial ; 1 million avait été pris sur les revenus généraux de l’empire, et 600 000 provenaient de la gabelle du Kiang-sou.

En confiant à Saï-chang-ha la direction de la guerre, l’empereur lui avait envoyé « une épée d’une forme particulière, destinée à frapper immédiatement tous les traîtres, » et lui avait donné l’ordre de poursuivre avec une grande activité les opérations militaires. Au mois de février 1854, le nouveau général en chef annonçait à son souverain en termes pompeux qu’il venait de remporter une éclatante victoire. Young-ngan, que les insurgés occupaient depuis longtemps, avait été repris à la suite d’une attaque très chaude. Il est vrai que deux généraux tartares et dix autres officiers supérieurs avaient été tués, mais trois mille rebelles étaient restés morts sur la place ; l’un de leurs principaux chefs, Hong-tai-tsiouen, avait été fait prisonnier, et l’armée de l’insurrection fuyait en désordre. Les événemens qui suivirent ce prétendu exploit des soldats de Hienn-foung semblèrent prouver que Saï-chang-ha s’était, dans son rapport, livré à des exagérations singulières, et que la ville de Young-ngan avait été bien plutôt évacuée à dessein par les insurgés dans des vues de conquête et de progrès que reprise d’assaut après une vive résistance. On voit en effet qu’à partir de ce moment la rébellion abandonne le Kouang-si, qu’elle a épuisé, et commence sa marche rapide et victorieuse vers le nord.

Pendant que les armes impériales combattaient l’insurrection dans le Kouang-si, les lois de l’empire sévissaient contre un de ses chefs avec la plus grande rigueur. Ce chef nommé Hong-tai-tsiouen, fait prisonnier à Young-ngan, avait été conduit à Pékin ; il y fut condamné à être coupé lentement en petits morceaux, et subit bientôt après cet horrible supplice. La relation de ses aveux, publiée par le journal officiel, a mis en lumière un point de l’histoire de l’insurrection qui était resté obscur jusque-là. Elle nous a fait connaître que les compagnons de Hong-tai-tsiouen, en lui déférant le commandement, lui avaient donné le titre de roi (ouang), ainsi que le nom de Tien-té (vertu céleste), qu’il avait conservé l’un et l’autre jusqu’au moment où il avait été fait prisonnier, et qu’il y avait parmi les insurgés un autre chef, son parent, nommé Hong-siou-tsiouen, qui avait pris le nom de Taï-ping-ouang (le grand roi pacificateur). On put alors s’expliquer comment ce Tien-té, que des étrangers dépourvus d’informations suffisantes plaçaient au premier rang dans l’armée rebelle, avait quitté brusquement la scène, et comment Taï-ping-ouang, jusque-là son égal, si ce n’est son supérieur en pouvoir, était devenu le chef unique de l’insurrection.

Au mois d’août 1852 parut dans la Gazette de Pékin un décret de l’empereur qui modifiait le plan de campagne suivi jusque-là sans succès contre les rebelles. Le vice-roi des deux Kouang, Siu, était revêtu des fonctions de commissaire impérial chargé de combattre les rebelles dans le Hou-nan, et recevait l’ordre de partir immédiatement pour sa nouvelle destination ; Yé était nommé vice-roi intérimaire des deux Kouang. L’insurrection n’en continuait pas moins ses progrès en dépit des nouvelles dispositions qu’on venait de prendre pour les arrêter. Hong-siou-tsiouen était entré dans le Hou-nan au commencement de 1852, et, sans qu’aucun obstacle eût pu arrêter sa marche victorieuse, il avait mis le siège devant Tchang-cha, capitale de la province. Ces nouveaux et rapides succès portaient en eux-mêmes la condamnation du commissaire impérial Saï-chang-ha. Il était en effet resté inactif, concentrant son armée sur un petit espace de terrain, tandis qu’il aurait dû en former plusieurs divisions qui eussent occupé toutes les routes. Aussi ne trouva-t-il pas grâce cette fois devant l’empereur, qui, le considérant « comme un serviteur ingrat et inutile, » le manda à Pékin pour y être sévèrement jugé. Le commissaire Siu prit son commandement, et il reçut en même temps le titre de vice-roi intérimaire du Hou-kouang.

Le siège de Tchang-cha dura près de trois mois. Après quatre-vingts jours de combats acharnés, les rebelles furent repoussés et obligés enfin de battre en retraite. Toutefois, par une marche habile, ils s’emparèrent presque sans coup férir d’une ville de premier ordre, Yo-tchao-fou, qui, par sa position à l’embranchement du lac Toung-ting et du Yang-tze-kiang, était un point stratégique important. Dans son indignation contre le commissaire impérial Siu, qui non-seulement n’avait pu prévenir un événement aussi funeste, mais qui avait même négligé d’en rendre compte, l’empereur le priva de ses dignités tout en lui conservant le poids de ses fonctions. Un nouvel échec essuyé par les armes tartares lui ôta bientôt sa charge de vice-roi des deux Kouang, qui fut donnée définitivement à Yé.

Après avoir pillé Vou-tchang-fou, capitale du Hou-pé, où ils avaient trouvé d’immenses richesses et fait couler des flots de sang, les insurgés l’avaient évacué pour marcher à une conquête plus importante. Nankin n’était plus trèséloigné ; ils avaient maintenant d’innombrables barques à leur disposition, et le cours d’un grand fleuve les y portait. La terreur les précédait partout : elle leur ouvrit successivement les portes de plusieurs villes importantes, et le 10 mars 1853 ils parurent devant les murs de l’ancienne capitale des Ming.

Par une étrange coïncidence, une cérémonie curieuse et touchante s’était accomplie ce jour-là même à Pékin. L’empereur s’était prosterné devant l’autel du Dieu suprême (Chang-ti), auquel il avait adressé d’humbles supplications pour le rétablissement de la paix et de la félicité de son peuple. Il s’y était accusé de négligence dans la recherche des abus de toute sorte qui avaient causé les maux de l’empire, déclarant à haute voix que, brisé de douleur, il avait perdu le sommeil, et que ses lèvres se refusaient à prendre la nourriture qu’il leur présentait. Dix jours après parut dans la gazette officielle une longue confession que Hienn-foung adressait à tous ses sujets. « Depuis trois ans que j’exerce le pouvoir, y disait-il, ma vie n’a été remplie que de chagrins et d’inquiétudes, et maintenant que les malheurs de mon peuple sont à leur comble, je ne puis m’empêcher de me considérer comme le plus grand coupable de tout l’empire. » — Interpellant ensuite ses ministres et ses officiers, il leur dit de mettre la main sur leur cœur dans le silence de la nuit, et de se demander alors s’ils pourraient rester témoins insensibles de tant de calamités. « Si vous ne réformez pas vos habitudes, ajouta-t-il, je vous punirai sévèrement. Il est aisé de me tromper : placé seul à la tête de l’empire, comment pourrais-je connaître la vérité, si vous ne m’en rendez un compte fidèle ? Mais vous ne pouvez en imposer au ciel, qui voit tout ce qui se passe ici-bas, et il sévira contre vous avec rigueur. »

Un événement qui paraissait décisif pour le succès de l’insurrection suivit de près la publication des doléances impériales. Nankin tomba au pouvoir des rebelles. Le 19 mars 1853, ils y pénétrèrent par une brèche de plus de soixante pieds de long. Tous les soldats de la garnison tartare, leurs femmes et leurs enfans, au nombre de plus de vingt mille, se laissèrent égorger sans résistance, comme s’ils obéissaient à une sorte de fatalité vengeresse. Après ce sanglant exploit, Hong-siou-tsiouen ne laissa pas reposer ses troupes. Ne conservant dans Nankin que les forces nécessaires pour la garder, il se hâta d’envoyer ses généraux à de nouveaux combats. Les autorités de Kiang-sou fuyaient éperdues vers le sud de la province, entraînant avec elles pour leur propre défense les garnisons qui protégeaient les rives du Yang-tze. En peu de jours Tchin-kiang, Koua-tchao et Y-tching tombèrent au pouvoir des rebelles. Maîtres à la fois des deux bouches qui font communiquer le fleuve et le grand canal, ils purent désormais compter sur la famine comme sur une alliée puissante.

Cependant le gouvernement tartare, éclairé par ses nombreux revers, avait mesuré ses ressources à la fortune toujours croissante de l’insurrection ; il les avait jugées insuffisantes pour couvrir la capitale et le trône, et, dépouillant en partie cette présomption qui dans un autre temps avait fait fondre tant de calamités sur l’empire, il s’était décidé à réclamer l’appui des barbares. Obéissant à l’ordre qu’il avait reçu du vice-roi Yang-ouan-ting et se fondant sur les traités d’amitié qui unissaient l’empire aux plus puissantes nations étrangères, l’intendant en résidence à Chang-hai, le tao-taë Ou, avait demandé aux agens de ces nations le secours de leurs bâtimens de guerre. Une déclaration de neutralité fut la réponse. Forcé de renoncer à l’espoir d’un secours qui aurait sans doute assuré son triomphe, mais qu’il avait imploré trop tard, l’empereur Hienn-foung tenta un puissant effort contre l’ennemi. Déjà il avait donné l’ordre aux troupes tartares du Ghi-rin[27] de se rendre en toute hâte sur le théâtre de la guerre, et un corps de six mille hommes, sous la conduite de son oncle, était arrivé à la jonction du Grand-Canal et du Fleuve-Jaune. En ce moment, toutes les réserves du Chan-tong et du Hou-kouang furent mandées ; une flotte composée de quarante-huit lorchas portugaises et de deux bricks achetés par le tao-taë de Changhaï remonta le Yang-tze-kiang, et le 14 avril ce même fonctionnaire annonça par une proclamation que « les forces impériales, au nombre de cent mille hommes, s’étaient rassemblées, comme des nuages menaçans, autour de Nankin, » sous la conduite de Hiang-yong et de Ki-chen[28].

Le 30 avril, un décret impérial publié dans la Gazette de Pékin déclarait que depuis le commencement de l’insurrection vingt-sept millions de taëls avaient été dépensés pour les nécessités de la guerre, et que, ces nécessités croissant tous les jours, l’empereur était obligé de faire un appel à la généreuse fidélité de ses sujets. Toutefois, afin de leur ménager une sorte de compensation pour les sacrifices qu’ils allaient s’imposer, il avait décidé qu’il accorderait un diplôme de mandarin de première classe à chaque province qui contribuerait aux frais des opérations militaires pour cent mille taëls, et un diplôme d’un ordre moins élevé à chaque district qui en offrirait dix mille. Il ajoutait qu’il maudissait d’avance au fond de son cœur les fonctionnaires qui verraient dans cette demande de contributions volontaires un prétexte pour vexer le peuple.

Peu de jours après, l’insurrection remportait de nouvelles victoires. Au moment même où elle triomphait dans le Kiang-sou, les sociétés secrètes soulevaient une partie de la province du Fo-kien. Le 15 mai, deux ou trois mille rebelles affiliés à la société du petit couteau[29] mettaient le siége devant Amoy[30] et s’en emparaient. Le trésor public fut pillé ; mais les propriétés privées, celles des habitans chinois aussi bien que celles des étrangers, furent respectées. Il n’y avait pas en ce moment dans les villes voisines de forces suffisantes pour reprendre Amoy : l’amiral commandant la flotte impériale se tenait prudemment à distance, n’osant attaquer la flotte rebelle. Informé de ces circonstances par un rapport du vice-roi Ouang-i-tih, l’empereur engagea les habitans de la province à former des corps de volontaires et à repousser eux-mêmes ces pillards et ces bandits. Les événemens ne tardèrent pas à justifier la prévision impériale. Les volontaires firent ce que n’avaient pu faire les troupes régulières : ils combattirent les insurgés avec valeur et les délogèrent de la plupart des positions qu’ils occupaient.

En mettant le siége devant Nankin, le général Hiang-yong avait annoncé, dans une proclamation adressée à ses troupes, « qu’il brûlait de racheter ses revers par des victoires, » et qu’il ne tarderait pas à exterminer les brigands qui s’étaient emparés de la seconde ville de l’empire. Ses premiers actes parurent répondre à ses promesses. Vers la fin d’avril, il avait remporté un avantage signalé sous les murs de Nankin ; quelques jours après, il attaquait un corps nombreux d’insurgés à une petite distance de la ville, entrait dans leurs retranchemens, leur brûlait deux camps et leur tuait quatre mille hommes. C’est à partir de cette époque que l’insurrection prend un nouveau caractère. On a vu l’orage qui menace aujourd’hui la domination tartare se former d’abord lentement dans le Kouang-si, s’avancer ensuite rapidement vers le nord sans dévier de sa marche envahissante, et venir enfin éclater à Nankin. Maintenant Hong-siou-tsiouen n’est plus un rebelle : il a conquis ses droits de souveraineté ; il a établi un trône chinois, un trône populaire, dans la ville qui fut la première capitale des Ming, en face du trône tartare, du trône oppresseur et détesté qui est encore debout à Pékin. Il ne se reposera pas tant qu’il n’aura point renversé ce trône rival, tant qu’il n’aura pas pacifié l’empire, comme il le dit dans ses proclamations ; mais il ne commandera plus ses armées dans les batailles : il enverra des généraux se battre pour sa cause, et il leur expédiera des ordres du fond de son palais. Il ne les fera plus marcher sans leur permettre de regarder derrière eux, comme il l’a fait jusqu’à ce qu’ils eussent conquis un trône pour sa puissance impériale ; mais il étendra ses bases d’opérations, il cherchera à affermir sa domination sur les pays qu’il a parcourus en vainqueur, et, pendant qu’une de ses armées s’avancera vers le nord, ses soldats combattront pour lui dans les provinces du centre de l’empire.

Après avoir franchi le Yang-tze-kiang sous les murs mêmes de Nankin, déjoué la tactique du général Si-ling-a, qui commandait un camp retranché sur la rive opposée du fleuve, et battu les Tartares du Ghi-rin, qui le défendaient, les troupes insurgées prennent résolument la direction de Pékin. Leur marche rapide à travers le Kiang-sou et le Ho-nan n’est qu’une suite de faciles victoires. En moins d’un mois, ils ont pillé huit villes importantes. Le 19 juin 1853, ils mettent le siége devant Kaï-foung-fou[31], capitale du Ho-nan. Kaï-foung-fou était défendu par une brave garnison à laquelle s’était joint un corps nombreux de volontaires. Dès le lendemain de l’arrivée des rebelles, elle fit une sortie et brûla une partie de leur camp. Huit jours après, le général tartare Si-ling-a, qui ne cessait de harceler les insurgés depuis leur départ de Nankin, les surprit et les dispersa à la suite d’une lutte acharnée de douze heures. L’empereur le félicita hautement de cet important succès et lui ordonna de le mettre à profit pour empêcher les rebelles de traverser le Fleuve-Jaune.

L’avantage qu’avait remporté Si-ling-a était venu à propos pour le remettre en grâce. Quinze jours auparavant, un décret avait dégradé ce général pour le punir d’un échec qu’il avait essuyé sous les murs de Pokkao. « Si-ling-a, disait l’empereur dans ce décret, devrait être couvert de honte et chercher avant tout à recouvrer sa face, qu’il a perdue ; cependant nous le retrouvons, quelques jours après sa défaite, cherchant à l’excuser et divaguant sur le mauvais état des armes, des chevaux et des munitions. Il semble vraiment que les officiers supérieurs se fassent une règle de se retirer quand l’ennemi avance, de rester en place quand il recule, et d’inventer ensuite des prétextes pour jeter le blâme sur les autres et nous induire en erreur. Nous devons faire un exemple. Que Si-ling-a soit sévèrement examiné par Ki-chen, et, s’il essaie de déguiser sa faute, qu’il nous en soit rendu compte. » Le décret qui concernait le général tartare était accompagné[32] d’une autre manifestation de la volonté impériale relative à Saï-chang-ha et à Siu-kouang-tsin. Ils avaient été mandés à Pékin pour y rendre compte de leur conduite et condamnés à la décapitation. Leur supplice devait avoir lieu en automne. En attendant que le moment de leur exécution fût arrivé, l’empereur ne voulut pas priver sa cause des services que pourraient encore lui rendre leurs talens. Il envoya Saï-chang-ha servir sous les ordres du vice-roi du Tchi-li, et Siu-kouang-tsin sous ceux du gouverneur du Ho-nan. « Qu’ils aillent porter dans ces emplois subalternes, dit le décret, les marques de leur disgrâce, et qu’ils y cherchent des occasions de se distinguer. »

La confiance que Hienn-foung semblait ainsi témoigner à des fonctionnaires qu’il avait flétris par un décret, et qu’un arrêt des tribunaux supérieurs avait condamnés à mort, parut dangereuse à deux illustres personnages dont la vie était encore pure de pareils antécédens. L’un était membre du collége de Han-lin, l’autre parent de l’empereur. Ils adressèrent collectivement à leur souverain de respectueuses remontrances à ce sujet. Ce dernier leur répondit que, « dans la fâcheuse situation où se trouvaient les affaires de l’état, il était avantageux que chacun s’employât pour la défense du trône menacé, qu’il avait jugé à propos de conférer des fonctions subalternes à Saï et à Siu en raison de l’expérience qu’ils avaient sans doute acquise, mais que, s’ils n’effaçaient pas leurs fautes passées par leurs belles actions, ils subiraient certainement la condamnation qu’ils avaient encourue[33]. »

Victorieuse au nord du Yang-tze-kiang et déjà maîtresse d’une partie du Ho-nan, l’insurrection ne cessait de guerroyer contre les soldats de Hienn-foung dans le centre et le sud de l’empire. Elle se fortifiait sur les bords du grand fleuve et s’étendait dans le Kiang-si sans avoir abandonné ses anciennes conquêtes. Pour faire face à de si nombreux et de si pressans périls, il eût fallu au gouvernement chinois des finances prospères et une vaillante armée. Il venait d’appeler à son aide une partie des cohortes du Tsi-tsi-har, hordes turbulentes et indisciplinées dont la présence sur le territoire de l’empire était elle-même un danger ; mais l’argent commençait à devenir rare et déjà les coffres de l’état étaient presque vides. Le trésorier du Kiang-nan, rendant compte à l’empereur des dépenses occasionnées dans sa province par les opérations militaires, avait mis sous ses yeux le chiffre alarmant de 5 401 000 taëls[34]. Les dix-huit mille hommes du commissaire impérial Hiang-yong avaient absorbé à eux seuls 2 300 000 taëls depuis que ce général était arrivé sous les murs de Nankin avec son armée. Le trésorier demandait l’autorisation de faire un emprunt au trésor public de Chan-tong. Dans cette situation critique, les conseillers du souverain n’imaginèrent que des expédiens désastreux, futiles ou impraticables. L’un d’eux voulait que l’on suivît l’exemple de l’empereur Kang-hi, qui, pour payer ses armées, avait fait fondre les statues de Boudha. L’altération des monnaies fut proposée par le gouverneur du Ho-nan comme une mesure grave à la vérité, mais que devaient justifier suffisamment les circonstances exceptionnelles où l’empire se trouvait placé. « Dans certaines provinces, disait-il, le fer est aussi commun que la pierre. Pourquoi ne l’emploierait-on pas au lieu du cuivre pour la fabrication de la monnaie de billon ? On pourrait, par exemple, en faire de très petites pièces dont deux mille vaudraient un taël. » L’empereur ne se hâta point de mettre ce conseil à exécution, mais il répondit au fonctionnaire en quête d’expédiens qu’il prenait son avis en considération. Hienn-foung eût trouvé sans doute plus d’avantages à écouter les propositions du censeur Fou-hing-a, si le périlleux état de ses affaires lui avait permis de sévir contre ceux dont il attendait encore son salut. Fou-hing-a voulait qu’on fît rendre gorge aux concussionnaires. « A présent, disait-il dans son rapport, le trésor public est vide, comme chacun le sait bien ; cependant il y a des fonctionnaires fort riches qui ont acheté très cher de hauts emplois pour eux et leurs fils, et qui ont encore d’immenses ressources. Ont-ils agi dans leur propre intérêt ou dans celui de l’état en payant, par leurs contributions volontaires, les honneurs dont ils jouissent maintenant, eux et leurs enfans ? Et d’ailleurs où ont-ils acquis tant d’argent ? » Ici le censeur citait des exemples et des noms ; il signalait les malversations des directeurs des douanes de Canton et de Kouei-tchéou dans le Se-tchouen, et affirmait que, tout compte fait, les détournemens des concussionnaires ne montaient pas annuellement à moins de 8 millions de taëls[35]. « Il faudrait, disait-il en terminant, les récompenser s’ils restituaient à l’état ce qu’ils lui ont pris, mais les punir sévèrement s’ils persistaient dans leur gestion infidèle. »

Après avoir été vaincue et dispersée par Si-ling-a sur les bords du Fleuve-Jaune, l’armée insurrectionnelle avait réussi à reformer ses rangs, et Kaï-foung se vit menacé de nouveau ; mais cette fois, suivant le rapport du gouverneur du Ho-nan, les divinités de la pluie, des nuages, du tonnerre et du Fleuve-Jaune, aidées de Kouan-ti, le dieu de la guerre, combattirent pour le succès des armes impériales. Le niveau du fleuve avait crû subitement de plus de trente pieds, et la pluie avait mouillé la poudre des assiégeans, qui se trouvèrent ainsi frappés d’impuissance. Ils cherchèrent leur salut dans une prompte retraite, et se virent forcés, le même jour, de lever également le siége de You-tchan. Profondément reconnaissant de ce bienfait, qui avait préservé Kaï-foung, « l’écran de la capitale, » l’empereur ordonna que l’on suspendît de nouvelles tablettes dans les temples dédiés aux divinités protectrices de la Chine, et le tribunal des rites, après avoir longuement délibéré, émit le vœu que le dieu Kouan-ti, auquel on n’avait offert jusqu’alors que les honneurs du troisième ordre, eût part désormais aux sacrifices du second degré[36].

Renonçant à l’espoir de s’emparer de la capitale du Ho-nan, les troupes rebelles allèrent se jeter sur la petite ville de Sse-choui, située près des bords du Fleuve-Jaune. On apprit quelques jours après que, déjouant la vigilance des généraux de l’empereur, elles avaient réussi à traverser le Hoang-ho, et qu’elles s’avançaient à marches forcées vers les frontières du Tchi-li. La seconde étape venait d’être franchie et la retraite n’était plus possible. Séparées de leurs bases d’opérations par deux grands fleuves et par les armées qu’elles avaient vaincues, les bandes insurgées n’avaient plus à compter que sur elles-mêmes et sur leur fortune. Elles étaient fatalement perdues si elles ne réussissaient à s’emparer de Pékin, et si elles n’atteignaient ainsi le but même de leur séditieuse entreprise. Leurs rapides victoires devaient être suivies d’une longue série de succès et d’épreuves : c’est cette époque critique et brillante de l’insurrection qui sera l’objet d’une nouvelle étude.

René de Courcy

  1. Le tchong-ouang, un des lieutenans du chef de l’insurrection, Tai-ping-ouang.
  2. Rappelons cependant l’étude si remarquable consacrée à la question chinoise, et incidemment à l’insurrection, dans la Revue du 1er juin 1857.
  3. C’est le nom de la dynastie chinoise qui a précédé sur le trône les empereurs mandchoux. La « dynastie ming », c’est la « dynastie brillante. »
  4. Les chefs sont passibles de la décapitation, les simples membres de la strangulation.
  5. C’est le nom adopté par la dynastie actuelle ; le caractère qui la désigne signifie pur en chinois.
  6. Une des provinces centrales de la Chine ; elle a Kaï-foung-fou pour capitale, et un peu plus de 23 millions d’habitans.
  7. Kia-king fut le cinquième empereur de la dynastie actuelle (celle des Tsing). Il régna vingt-six ans. Ce fut un prince dissolu et superstitieux. De nombreux troubles eurent lieu sous son règne. Il persécuta les chrétiens.
  8. Kang-hi succéda à son père Choun-tchi, le fondateur de la dynastie mandchoue ; il régna soixante et un ans (de 1661 à 1722 ). Ce fut l’homme le plus remarquable de sa race. Prince conquérant, administrateur et lettré, il recula les frontières de l’empire, en simplifia l’organisation, régularisa par une convention diplomatique ses relations avec les Russes, fit rédiger plusieurs traités scientifiques et un vaste dictionnaire chinois-mandchou qui porte son nom. Pendant la première période de son règne, les jésuites furent en grande faveur à sa cour. King-hi sut mettre habilement à profit pour la gloire et la grandeur de son règne leurs talens et leurs connaissances variées. Il protégea ouvertement le catholicisme jusqu’au fatal dissentiment qui vint diviser les missionnaires, et qui lui montra les sujets chrétiens de son empire obéissant à deux puissances qui ne relevaient plus de la sienne, leur conscience et le pape de Rome.
  9. L’une des provinces maritimes de la Chine ; sol montagneux, mœurs rudes et guerrières ; environ 16 millions d’habitans ; capitale, Fou-tchéou-fou, l’une des grandes villes de la Chine et l’un des ports ouverts par les traités. Amoy est aussi situé dans le Fo-kien. — Lorsque les Mandchoux subjuguèrent l’empire, la résistance se prolongea dans le Fo-kien pendant plus de quarante ans. Elle fut dirigée quelque temps par le célèbre chef de pirates Ko-ching-a, qui plus tard s’empara de Formose et en chassa les Hollandais. On sait que les Mandchoux ont imposé aux populations chinoises une mode de leur propre pays : la tête en partie rasée, la chevelure nattée et pendante en gage de soumission et de servitude. Les Fo-kiennois ont dû subir comme les autres cette humiliation, mais ils ont conservé jusqu’à nos jours l’usage de la dissimuler en roulant autour de leur tête un morceau d’étoffe qui imite la forme du turban.
  10. Le Hou-kouang (les grands lacs) comprend les deux provinces centrales appelées Hou-nan (lacs du sud) et Hou-pé (lacs du nord), et renferme 46 millions d’habitans.
  11. Le collège de Han-lin ou académie impériale est chargé par le gouvernement de la rédaction des documens historiques. Les membres de cette institution jouissent de privilèges étendus.
  12. La société de la Triade (ou tout au moins certaines subdivisions de cette société) prenait aussi les noms de Tin-té-houy (société de la terre et du ciel), Hong-kia (la famille hong), Siaou-taon-houy (société du couteau).
  13. Tao-kouang fut le sixième empereur de la dynastie actuelle ; il succéda en 1820 à Kiu-king, dont il était le second fils. C’est à lui que les Anglais ont fait la guerre en 1840. Les conventions diplomatiques qui ont réglé nos relations avec la Chine jusqu’à la date des derniers événemens portaient toutes le sceau de Tao-kouang. Son successeur, Hienn-foung, qui gouverne actuellement, est monté sur le trône en 1850.
  14. Dans la partie septentrionale de la province ; pays très pittoresque, mines de houille.
  15. Hong-kong est, on le sait, une petite île située à l’embouchure de la rivière de Canton, à vingt-cinq lieues environ au sud de cette ville et à quinze lieues de Macao. Elle a été cédée aux Anglais par le gouvernement chinois à la suite des événemens de 1842. Elle renferme aujourd’hui plus de 60 000 habitans, dont la plupart sont Chinois. Hong-kong possède un port magnifique ; mais sa capitale est mal exposée et subit toutes les pernicieuses influences du climat de la Chine méridionale. Le port de Kaou-long, qui vient d’être cédé aux Anglais, est situé sur le continent. Ce n’est, à proprement parler, qu’une des anses de la vaste rade de Hong-kong.
  16. Les insurgés qui s’étaient emparés de Amoy et de Chang-hai appartenaient à la société du couteau (Siaou-taou-houy), qui n’est elle-même, suivant les informations qu’on a recueillies, qu’une des branches de la Triade.
  17. L’impératrice avait fait de tels progrès dans la dévotion qu’elle voulut adresser elle-même au souverain pontife l’hommage de sa piété filiale. Elle envoya à Rome le père Michel Boym chargé de deux lettres, l’une pour le pape Alexandre VII, l’autre pour le général des jésuites. La seconde a été conservée ; elle est écrite sur une longue pièce de soie jaune garnie de franges d’or.
  18. La queue tressée, cette mode tartare que les Mandchoux ont imposée aux Chinois en signe de soumission.
  19. Les provinces de la Chine sont divisées en préfectures, dépendant immédiatement des hautes autorités provinciales, et en sous-préfectures. Les préfectures portent les noms de fou, de ting-tchili ou de tchao-tchili (les ting-tchili et les tchao-tchili étant de moindre importance que les fou). Les sous-préfectures s’appellent hienn, ting ou tchao.
  20. Proclamations publiées, sur l’ordre de l’empereur Tai-ping, par Yang et Siaou, ministres d’état de la nouvelle dynastie.
  21. C’est là une preuve péremptoire. Les protestans ont adopté, pour représenter certaines idées abstraites que l’on retrouverait également dans les livres catholiques, des caractères chinois différens de ceux qui sont employés dans ces livres.
  22. Taï-ping-ouang cherche à frapper l’imagination de ses soldats et à exciter leur enthousiasme en leur persuadant en premier lieu qu’il est l’envoyé, si ce n’est même le fils du grand Dieu, qui lui a donné la mission de sauver le monde des griffes du démon, la même mission qu’il a donnée autrefois au frère aîné céleste, à Jésus-Christ ; secondement que le grand Dieu et le frère aîné céleste (qui est Dieu comme lui) ont donné des preuves nombreuses de leur intervention directe en faveur de sa cause. Ce double but ressort clairement de ses écrits. Il va sans dire qu’il le rattache directement à ses vues de politique ambitieuse, et que, parmi les pires espèces de démons, il place au premier rang les démons tartares.
  23. Siu-kouang-tsing, alors vice-roi des deux Kouang.
  24. Chef-lieu de préfecture, situé au sud de la province, sur la rivière Yuh.
  25. Yé-ming-tching succéda plus tard à Siu en qualité de gouverneur-général des deux Kouang. Il s’est acquis une sanglante célébrité en faisant tomber soixante-dix mille têtes sur la place publique de Canton pour terrifier la rébellion qui avait envahi les environs de sa résidence, et en soutenant contre les armes alliées la lutte opiniâtre qui a amené l’incendie des factoreries, le bombardement et l’occupation de la capitale des deux Kouang. Fait prisonnier dans son prétoire au moment de la prise de Canton, il a été emmené aux Indes et est mort à Calcutta.
  26. Le taël ou liang vaut en moyenne 7 francs de notre monnaie ; il représente un poids d’argent pur d’environ 38 grammes.
  27. Le Ghi-rin est une des trois provinces de la Mandchourie. — Les deux autres sont le Shin-king, qui touche à la frontière nord-est du Tchi-li, et le Tsi-tsi-har ou He-long-kiang, qui confine à l’ouest et au nord à la Sibérie. — Le Ghi-rin est bordé à l’est par la mer du Japon. La grande île de Saghalien en dépend. La partie de cette province et du He-long-kiang qui est située entre le fleuve Amour et les monts Ya-blo-noi a été récemment cédée par la Chine à la Russie.
  28. Ki-chen est un personnage historique. C’est lui qui, par les conventions préliminaires du 20 janvier 1811, a cédé Hong-kong aux Anglais. Ces conventions n’ayant pas été d’abord ratifiées par Tao-kouang, Ki-chen fut disgracié et mandé à Pékin pour y rendre compte de sa conduite. On le retrouve plus tard emplissant les fonctions d’envoyé impérial au Thibet, où il a été visité par MM. Hue et Gabet.
  29. L’une des branches de la Triade.
  30. L’un des ports ouverts aux étrangers par les conventions diplomatiques.
  31. Kaï-foung est une vaste et ancienne cité éloignée de la rive sud du Fleuve-Jaune d’environ une lieue. De hautes digues la séparent du fleuve, dont le niveau est plus élevé que celui du sol où elle est bâtie. Des digues furent rompues, au temps de la conquête des Mandchoux, par le général qui commandait à Kaï-foung pour les Ming. Il empêcha ainsi l’ennemi d’y entrer, mais il fit périr plus de trois cent mille habitans.
  32. Dans la Gazette de Pékin du 18 juillet.
  33. Il est probable que l’empereur avait lui-même provoqué ces remontrances, afin de pouvoir donner à son peuple ces explications.
  34. Près de 40 millions 1, 2 de notre monnaie.
  35. Environ 60 millions de francs.
  36. Les empereurs de la dynastie actuelle se sont mis sous la protection des mânes du général Kouan-you, qui avait acquis une grande célébrité du temps des Han. Ils lui ont donné le nom de Kouan-ti et en ont fait le dieu de la guerre. Avant la levée du siége de Kaï-foung-fou, Kouan-ti recevait seulement les sacrifices du troisième degré, aussi bien que l’étoile du nord et l’esprit du feu. Ceux du second étaient réservés au soleil, à la lune et aux ancêtres des précédentes dynasties. On n’offre les sacrifices du premier degré qu’à Dieu.