L’Internationale, documents et souvenirs/Tome I/II,7

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L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
Chapitre VII
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VII


Le n° 7 du Progrès (3 avril), devenu « organe socialiste » et paraissant tous les quinze jours. L’Égalité : à la demande de Bakounine, j'écris un article sur le droit d'héritage (Égalité du 1er mai). Agitation en France et en Belgique. N° 8 du Progrès (17 avril). Netchaïef. N° 9 du Progrès (1er  mai).


Le n° 7 du Progrès est daté du samedi 3 avril. Il portait en sous-titre les mots : « Organe socialiste, paraissant au Locle tous les quinze jours. Prix d'abonnement : pour un an, 4 francs », et il débutait par l'avis suivant :


À nos lecteurs. — Le bon accueil fait à notre journal par nos amis nous engage à en rendre la publication régulière. Le Progrès paraîtra donc à l'avenir tous les quinze jours. Il continuera de discuter, en dehors de toute préoccupation politique et de toute haine personnelle, les intérêts du travail, et d'exposer les solutions données par la science aux questions sociales.


Voici l'article de tête de ce numéro, qui était une sorte de profession de foi :


Guerre aux choses, paix aux hommes !

Quand on étudie l'histoire du genre humain à la lumière des sciences naturelles, qu'on analyse avec une critique sérieuse les phénomènes complexes qui s'appellent révolutions, et qu'on cherche à se rendre un compte exact des causes et des effets, on s'aperçoit que la volonté individuelle joue un très petit rôle dans les grandes secousses qui changent le sort des peuples, et on apprend à discerner les véritables causes, c'est-à-dire l'influence des milieux.

Pour l'homme qui se place à ce point de vue, la haine des individus cesse d'exister. Lequel de nous rendra responsable de son avilissement un malheureux vagabond qui, traité dès sa naissance comme un paria par la société, a été poussé à la paresse et au vice par l'inhumanité de ses frères ; ou une misérable femme qui s'est vendue, parce que son travail ne pouvait pas lui donner du pain ? Le sentiment que produit en nous la dégradation de ces infortunés, ce n'est pas l'indignation contre leur personne, c'est l'indignation contre un ordre de choses qui produit de pareils résultats. Il en est de même, d'une manière plus générale, des individus et des classes dont nous étudions les actes dans l'histoire. Nous les voyons se produire et se développer, d'après des circonstances données : nous jugeons, et lorsqu'il le faut, nous condamnons, mais nous ne haïssons pas.

Tels sont les sentiments qui nous animent dans notre critique de la bourgeoisie et des institutions bourgeoises. Nous pensons que la bourgeoisie exerce une domination oppressive, qu'elle exploite le travail, qu'elle est un obstacle au progrès de l'humanité. Nous disons cela avec calme parce que c'est une vérité scientifique, et non pas le cri aveugle de la passion ; et nous concluons qu'il faut combattre les institutions bourgeoises, et ne point haïr les bourgeois.

Qu'on y réfléchisse, et l'on verra que nos adversaires font tout le contraire.

Les partis politiques ne cherchent pas la justice, ils se disputent le pouvoir. Aussi, d'un parti à l'autre, les hommes se haïssent ; mais à très peu près ils veulent les mêmes choses. On se calomnie, on s'emprisonne, on s'égorge, entre hommes politiques : mais que ce soit Louis-Philippe, Cavaignac ou Bonaparte, Fazy ou Escher, qui tienne le gouvernail, le pauvre peuple n'en souffre pas moins des mêmes abus, que les gouvernants se gardent bien de détruire, parce que ce sont ces abus qui les font vivre.

Nous sommes bien certains que si, au lieu d'attaquer des choses, nous avions attaqué des hommes ; si au lieu d'attaquer la religion, nous avions attaqué tel ou tel membre du clergé ; si au lieu d'attaquer la bourgeoisie, nous avions attaqué tel ou tel bourgeois, — nous n'aurions pas soulevé de si furieuses colères.

Comme la plupart des hommes, dans notre triste société, détestent cordialement leurs voisins, nous aurions trouvé, pour chacune de nos attaques individuelles, un groupe d'approbateurs.

Mais nous aimons les hommes, et nous ne haïssons que l'injustice. C'est pourquoi notre polémique ne ressemble en rien à celle des journaux politiques ; et il faut nous résigner à nous passer des sympathies de nos confrères de cette catégorie.

On avait pardonné au premier Napoléon d'avoir fait tuer deux millions d'hommes, et si bien pardonné, qu'il y a quarante ans certains libéraux avaient cru pouvoir faire de lui le drapeau de la cause populaire.

Mais si Napoléon, en 1814, pour défendre la France de l'invasion étrangère, eût brûlé un quartier de Paris, ni Béranger, ni Victor Hugo n'auraient osé le chanter, et son nom eût été voué à l'exécration un demi-siècle plus tôt.

Tant il est vrai que la destruction des choses, fût-ce de simples maisons, paraît à certains esprits bien plus criminelle que celle des hommes.

Ce préjugé ne nous arrêtera pas, et, le cœur brûlant de l'amour des hommes, nous continuerons à frapper impitoyablement sur les choses mauvaises.

Socialistes, soyez doux et violents.

Soyez doux pour vos frères, c'est-à-dire pour tous les êtres humains. Tenez compte au faible, au superstitieux, au méchant, des causes indépendantes de sa volonté qui ont formé sa personnalité. Rappelez-vous que ce n'est pas en tuant les individus qu'on détruit les choses, mais en tuant les choses qu'on transforme et régénère les individus.

Mais soyez violents pour les choses. Là, il faut se montrer impitoyable. Pas de lâche transaction avec l'injustice ; pas d'indulgence pour l'erreur, qui vous conjure de ne pas aveugler de votre flambeau resplendissant ses yeux de chauve-souris. Faites une Saint-Barthélémy de mensonges, passez au fil de l'épée tous les privilèges ; soyez les anges exterminateurs de toutes les idées fausses, de toutes les choses nuisibles.

Que votre mot d'ordre soit : Guerre aux choses, et paix aux hommes !


Cet article fut reproduit par l’Égalité du 16 avril, et par plusieurs autres organes socialistes : et tout récemment j'ai été non moins touché que surpris de le retrouver une fois de plus imprimé dans le livre d'Anselmo Lorenzo paru à Barcelone en 1902, El Proletariado militante. Le vétéran du mouvement ouvrier espagnol ignorait le nom de celui auquel il a adressé, après plus de trente années, un remerciement ému pour avoir exprimé ce qui était dans nos cœurs à tous[1] : ces lignes le lui apprendront.

Après mon article venait, dans ce n° 7, la seconde lettre de Bakounine « aux compagnons de l'Association internationale des travailleurs au Locle et à la Chaux-de-Fonds », datée du 28 mars, parlant de la bourgeoisie française à l'époque de la Restauration ; — un article extrait de l’Internationale de Bruxelles, intitulé « Les institutions actuelles de l'Internationale au point de vue de l'avenir » : l'Internationale « porte dans ses flancs la régénération sociale ; elle offre déjà le type de la société à venir, et ses diverses institutions, avec les modifications voulues, formeront l'ordre social futur ; que dans chaque commune il s'établisse une Section de l'Internationale, et la société nouvelle sera formée et l'ancienne s'écroulera d'un souffle », disait l'auteur, en qui j'avais reconnu mon ami De Paepe à cette image finale : « Ainsi, lorsqu'une plaie se cicatrise, l'on voit au-dessus se former une escarre, tandis que la chair se reforme lentement en dessous ; un beau jour, la croûte tombe, et la chair apparaît fraîche et vermeille » ; — enfin, des détails sur la grève des tailleurs de pierre, marbriers et maçons, et sur celle des typographes, à Genève.


Le 13 avril, Bakounine m'écrivait la lettre suivante :


Je me dépêche de t'envoyer mon article. Tu verras, à la façon dont il est écrit, que je suis écrasé de travail. Tâche de le lire et de le corriger s'il le faut... À cette heure je suis excessivement occupé par ce qui se passe en Russie. Notre jeunesse, la plus révolutionnaire peut-être, tant en théorie qu'en pratique, qui existe au monde, s'agite au point que le gouvernement a été forcé de fermer les universités, académies, et plusieurs écoles, à Saint-Pétersbourg, à Moscou et à Kazan. J'ai maintenant ici un spécimen[2] de ces jeunes fanatiques qui ne doutent de rien et qui ne craignent rien, et qui ont posé pour principe qu'il en doit périr sous la main du gouvernement beaucoup, beaucoup, mais qu'on ne se reposera pas un instant jusqu'à ce que le peuple se soit soulevé. Ils sont admirables, ces jeunes fanatiques, — des croyants sans Dieu et des héros sans phrases ! Papa Meuron aurait plaisir à voir celui qui loge chez moi, et toi aussi.

Ici nous devons procéder autrement. La jeunesse instruite nous manque, elle est toute réactionnaire ; et l'ouvrier est encore fort bourgeois. Il deviendra sauvage, je n'en doute pas ; mais il faut que quelques faits le transforment. — Et maintenant, je joue ici le rôle de réactionnaire. Les typographes, qui ont fort mal combiné et conduit leurs affaires, se voyant dans une impasse, auraient voulu entraîner l'Internationale à des manifestations dans la rue qui, si elles n'aboutissaient pas à la menace d'abord, et plus tard à la violence, ne produiraient rien, et si elles avaient une issue dramatique finiraient par une défaite de l'Internationale. As-tu lu dans l'avant-dernier numéro notre article Les deux grèves[3] ? qu'en dis-tu ? Tes articles plaisent ici beaucoup, beaucoup. Je suis d'avis que tu devrais imprimer tes articles sur la religion.

Sois sage ; cramponne-toi à ta place au moins pour quelques mois encore ; donne-toi le temps de te marier ; et après, nous verrons.

Adieu. J'embrasse papa Meuron et tous les amis.


Les « articles sur la religion », dont parle Bakounine, étaient un résumé des résultats acquis par la critique, en ce qui concerne les doctrines de la religion chrétienne et les faits prétendus historiques sur lesquels elle s'appuie. La première partie de ce résumé, relative au Pentateuque, parut sous le titre d’Examen du Christianisme, dans les numéros 8, 10 et 13 du Progrès. Voici à ce sujet quelques extraits de mes lettres :


Tu ne sais pas  ? je suis en relations épistolaires avec des personnages considérables, avec plusieurs pasteurs du canton, mes anciens camarades. L'autre jour, à propos d'un article de critique biblique que j'ai fait pour le Progrès, l'idée m'est venue d'écrire à A., pasteur à X., à B., pasteur à Y., et G., pasteur à Z., pour leur demander s'ils croyaient que le Pentateuque fût l'œuvre de Moïse, et quelques autres choses encore. Les deux premiers m'ont déjà répondu : ils me disent l'un et l'autre qu'ils ne croient pas que le Pentateuque soit de Moïse, mais A. me prie de garder cette confidence pour moi. Je te ferai voir ces lettres, — elles sont vraiment instructives, — ainsi que la copie de la réponse que je fais à A. (Lettre du mercredi 7 avril 1869.)

Hier, à Neuchâtel, j'ai communiqué à mes parents ma correspondance avec les pasteurs dont je te parlais l'autre jour, et je leur ai lu aussi mes articles pour le prochain numéro du Progrès ; mon père est très content de celui sur la Bible : il m'aurait bien embrassé, tout socialiste que je suis[4]. (Lettre du lundi 12 avril 1869.)

Je suis allé hier soir à pied à la Chaux-de-Fonds, avec deux amis, entendre une conférence de M. Albert Réville. L'église était remplie, et le conférencier a été chaudement applaudi par le millier d'auditeurs qui étaient là. Quelle chose étrange que ce mouvement populaire qui se fait chez nous ! On se croirait revenu au XVIe siècle, au temps de la Réforme. En ce temps-là, la comtesse Guillemette de Vergy autorisa Farel, un pauvre diable de vagabond étranger, à venir prêcher dans l’église du Locle, au grand déplaisir de l’abbé Bezancenet, notre dernier curé. Farel, bien plus mal accueilli à ses débuts que ne l’a été M. Buisson, finit par se faire des partisans, et quelque temps après les bourgeois de Neuchâtel décidaient, à la majorité de quelques voix, l’abolition du culte catholique. En écoutant M. Réville prononcer, dans le temple de la Chaux-de-Fonds, son ardent réquisitoire contre les turpitudes de l’orthodoxie, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler cela : et tout fait prévoir que les choses iront comme au temps de Farel, et que l’orthodoxie chez nous n’a plus que quelques jours à vivre : l’immense majorité de la population est détachée du clergé. (Lettre du jeudi 22 avril 1869.)


Le no 8 du Progrès, qui parut le 17 avril, contenait une réponse au Journal de Genève, à propos de Proudhon et de la célèbre proposition du 31 juillet 1848, relative à un impôt du tiers sur les revenus ; j’en profitais pour mettre sous les yeux des lecteurs quelques épisodes de cette séance de l’Assemblée nationale où Proudhon fut flétri par un ordre du jour outrageant, voté par 691 voix contre 2. Dans une troisième lettre, Bakounine achevait ce qu’il avait à dire de l’histoire de la bourgeoisie française, et la louait d’avoir opposé son utilitarisme à l’idéalisme tant politique que religieux. Le numéro se terminait par la première partie de mon étude critique de l’Ancien-Testament, sous le titre d' « Examen du christianisme ».


La grève du bâtiment, à Genève, s’était terminée le 10 avril par la capitulation des patrons ; mais celle des typographes devait se prolonger jusqu’en juin. D’autres événements encore agitaient les esprits pendant ce printemps de 1869 : à Paris, les réunions publiques, où les théories communistes étaient de plus en plus applaudies ; en Belgique, les massacres de Seraing et de Frameries, et l’arrestation d’Eugène Hins, membre du Conseil général belge. Je transcris un passage d’une lettre écrite après la lecture du journal l’Internationale du 17 avril :


En même temps que ta lettre, on m’a apporté un journal belge. J’y ai jeté les yeux, et je vois qu’on y donne les détails de l’affreux massacre que les soldats ont fait dans les charbonnages de Seraing. Tu auras peut-être vu, dans nos journaux, quelques-unes des calomnies qu’ils ont débitées à propos de cet événement. Ici, dans la relation donnée par mes amis belges (que je connais comme des hommes droits, haïssant le mensonge et ne craignant rien), je trouve la vérité. Pauvres ouvriers belges ! Mais patience : le travail de propagande socialiste avance rapidement : l’Europe tout entière est enveloppée dans un immense réseau, et le jour de la justice viendra bientôt. (Lettre du 18 avril 1869.)


Si j’essayais, dans ces pages, de faire l’histoire de l’Internationale dans la Suisse française, je devrais parler avec détail de ce qui se passait à Genève ; et il faudrait aussi, au lieu de reproduire uniquement des articles du Progrès, faire une large place à ceux de l’Égalité, qui offrent un tableau intéressant du mouvement socialiste international à cette date. Mais je n’écris que des souvenirs personnels, me bornant à raconter ce que j’ai vu, dans le cercle étroit où j’étais enfermé. Je dois donc me limiter à dire quelques mots seulement de notre organe fédéral.

L’Égalité avait publié, dans ses treize premiers numéros (du 23 janvier au 17 avril), de nombreux articles de Perron, quatre articles de De Paepe sur les Malthusiens (no 1,2, 3, 5), une étude de J.-Ph. Becker sur la coopération (no 2, 4, 5, 6), une autre de Malon sur la propriété individuelle (no 7, 8) ; des correspondances d’Eccarius (no 1, 3, 4, 5, 7, 8, 13), de De Paepe (no 1, 4, 6), de Varlin (no 4, 11), de Malon (no 6), de Combault (no 9, 10), d’Albert Richard (no 1, 3, 5, 10, 11, 12). Bakounine écrivit un article contre les bourgeois de la Ligue de la paix, à propos du journal la Fraternité de M. La Rigaudière (no 6), un article sur la double grève de Genève (no 11), et un article sur la situation en Russie (no 13). Je n’adressai qu’une seule lettre à l’Égalité pendant ce trimestre (correspondance du Locle, dans le no 4), mais Perron reproduisit trois de mes articles du Progrès (dans les no 3, 7 et 13). Schwitzguébel envoya deux correspondances de Sonvillier (no 2 et 19). Le journal, dont le Conseil de rédaction avait confié la direction à Ch. Perron, exprimait fidèlement les diverses tendances qui se manifestaient dans la grande Association, et il est très instructif à consulter pour qui veut se faire une idée de l’ensemble de la propagande socialiste dans cette année 1869, l’année qui précède le duel entre la France et l’Allemagne et la fin du second Empire.

Un épisode caractéristique est celui de la courte collaboration d’André Léo (Mme Léodile Champseix). Dans son no 6 (27 février), l’Égalité annonçait en ces termes que Mme Champseix, qui était l’amie de Malon et des deux frères Élie et Élisée Reclus, allait écrire dans ses colonnes : « Nous enregistrons une nouvelle qui fera, nous n’en pouvons douter, le plus grand plaisir à nos lecteurs. Un des premiers écrivains socialistes de France, Mme André Léo, a bien voulu nous donner l’assurance[5] qu’elle consentait à prendre place parmi les collaborateurs de l’Égalité. » Le journal reçut bientôt une lettre de Mme André Léo, datée du 2 mars, expliquant que, d’accord avec la rédaction de l’Égalité sur le but, elle différerait quelquefois sur les moyens ; elle déclarait qu’il ne fallait pas traiter en ennemis ceux qu’elle appelait les « attardés », mais respecter leur liberté et repousser tout dogmatisme ; en d’autres termes, elle voulait l’union de tous les amis du progrès, sans distinction d’étiquette. La rédaction publia cette lettre (no 8, 13 mars), mais la fit suivre de quelques observations écrites par Perron. « Nous comprenons, disait-elle, le sentiment élevé qui a dicté la lettre qu’on vient de lire, mais nous ne saurions nous laisser entraîner par ces élans de cœur ; nous savons trop qu’ils ont toujours réussi à perdre la cause du peuple » ; il ajoutait que « tout compromis, toute concession aurait pour effet de reculer l’émancipation complète du travail » ; et que, pour cette raison, le Congrès de Bruxelles avait « manifesté la volonté des travailleurs de rompre avec la démocratie bourgeoise ». Mme André Léo et quatre de ses amis envoyèrent à l’Égalité des réponses que celle-ci refusa de publier ; et cette fois ce fut Bakounine lui-même — l’entrefilet n’est pas signé, mais certains coups de boutoir en indiquent suffisamment la provenance — qui se chargea de dire leur fait aux partisans de la conciliation ; voici le langage qu’il tint (no 10, 27 mars) :


Nous avons reçu deux lettres, l’une de Mme André Léo, l’autre signée collectivement par quatre personnes : MM. Élie Reclus, Louis Kneip, A. Davaud, et Albert, cordonnier[6]. Ces deux lettres sont inspirées du même esprit de conciliation vis-à-vis de cette bonne classe bourgeoise qui nous mange si tranquillement tous les jours, comme si c’était la chose la plus naturelle et la plus légitime du monde, et de protestation contre les tendances de notre journal, parce qu’ayant arboré le drapeau de la franche politique du prolétariat il ne veut consentira aucune transaction. C’est vrai, nous avons les transactions en horreur. L’expérience historique nous démontre que dans toutes les luttes politiques et sociales elles n’ont jamais servi que les classes possédantes et puissantes, au détriment des travailleurs.

Le défaut d'espace ne nous permet pas d'insérer ces deux lettres. En présence de la coalition des patrons qui menace de nous affamer, nous avons autre chose à dire et à faire qu'à polémiser contre le socialisme bourgeois.


Comme épilogue à cet incident, l’Égalité du 10 avril (n° 12) publia ce simple avis : « Nous avons le regret d'annoncer que Mme André Léo ne continuera pas de collaborer à la rédaction de l’Égalité ».

Absorbé par la rédaction du Progrès, jusqu'à ce moment je n'avais rien écrit pour l’Égalité, en dehors de la courte lettre publiée dans le n° 4. Perron et Bakounine insistèrent vivement pour que ma collaboration devînt effective ; ils me demandèrent d'écrire une série d'articles sur l'abolition du droit d'héritage, question qui serait probablement discutée au prochain Congrès général. Je refusai d'abord, pour deux raisons : je ne possédais pas les connaissances spéciales nécessaires pour traiter le sujet ex professo ; et, en outre, il me paraissait que la question du droit d'héritage se confondait avec celle de la propriété collective : une fois la propriété socialisée, l'héritage a disparu. Mais on insista ; et alors, surmontant ma répugnance, je me résignai à écrire, comme un devoir d'écolier, quelques pages que j'envoyai le 14 avril à Bakounine, en lui disant d'en faire ce qu'il voudrait. Il me répondit le 19, en m'invitant à profiter des vacances du printemps (fin d'avril) pour aller passer un ou deux jours à Genève avec le père Meuron :


Si tu ne peux nous donner qu'un seul jour, il faut au moins que ce jour soit complet, c'est-à-dire que tu arrives le soir de la veille, que tu passes avec nous tout le lendemain, et que tu repartes le sur-lendemain matin. De cette manière, nous aurons à notre disposition un jour et deux demi-nuits, ce qui, à la rigueur, nous suffira. Mais il nous les faut — car le service avant tout. Tu logeras et coucheras chez moi, ainsi que le Papa Meuron, que je serai, que nous serons tous heureux d'embrasser et de voir présider parmi nous. Fritz [Heng] me va de plus en plus. Il est nôtre de caractère, de volonté, de passion et de cœur, et il ne tardera pas à le devenir d'esprit. — Tu trouveras probablement ici le jeune barbare[7].

Ton article sur le droit d'héritage n'est pas du tout mauvais. Seulement, il est incomplet. On voit que tu l'as écrit à la hâte. Comme tu nous as permis de l'arranger, je me suis permis d'en ôter un paragraphe sur la collectivité[8], qui, excellent par lui-même, n'entre pas bien dans la série des pensées développées dans l'article, et d'y en intercaler deux autres qui m'ont paru nécessaires pour le compléter[9]. Si j'ai mal fait, tu me tireras les oreilles, et voilà tout.


Mon article parut dans l’Égalité du 1er mai. En voici, à titre de document sur l'état de mes idées en la matière, les principaux passages, avec les deux alinéas ajoutés par Bakounine :


Du droit d'héritage.

Il y a six mois, au Congrès de Bruxelles, il a été reconnu par les délégués des Sections de tous les pays que le sol et les machines doivent appartenir à la collectivité. Aujourd'hui on soulève de toutes part une question nouvelle, qui sera sans doute discutée en septembre au Congrès de Bâle, l'abolition du droit d'héritage. Il est nécessaire, pour que les Sections romandes puissent se former d'avance une opinion raisonnée sur ce sujet et donner des instructions sérieuses à leurs délégués, que le droit d'héritage devienne l'objet d'une étude approfondie dans l’Égalité.

Pour aujourd'hui, notre intention est seulement d'indiquer à ceux qui ne la comprennent pas encore quelle est la véritable signification de cette importante question.

Deux enfants viennent de naître : l'un a pour père un propriétaire, l'autre un ouvrier. Par le fait de leur venue au monde, ces enfants ont l'un et l'autre droit à la vie, et, comme ils ont l'un et l'autre des appétits physiques, et, plus tard, des besoins intellectuels, ils ont droit l'un et l'autre à la satisfaction de ces appétits et de ces besoins. Aucun d'eux n'a contribué en rien à la formation des capitaux existants ; leur droit à ces capitaux prend sa source dans leurs besoins, et, comme leurs besoins sont égaux, leurs droits sont égaux....

Par quel renversement des notions naturelles en est-on donc venu à prétendre que l'un de ces enfants possède, par le hasard de la naissance, un droit exclusif aux capitaux qui sont le patrimoine de l'humanité ; tandis que l'autre sera forcé, pour se procurer un instrument de travail, de se louer au premier, de devenir son esclave, parce que la société est si bien organisée, au point de vue de la justice, qu'elle lui refuse tous les droits, excepté celui de se vendre et de se laisser exploiter ?

Est-il juste que le premier, en héritant de la fortune paternelle, puisse vivre sans rien produire, ou en produisant comparativement moins que les autres, et entretenir une existence plus ou moins oisive aux dépens des capitaux amassés par les générations passées, tandis que le second devra produire continuellement sans jamais vivre ? À cette question, qui osera répondre : Oui, c'est juste ?

Mais si le million du capitaliste doit cesser d'appartenir à un enfant qui vient de naître, à qui appartiendra-t-il ? À ceux qui l'ont produit. Et qui a produit ce million ? C'est la collectivité.

Vous voyez que la suppression du droit d'héritage nous amène tout de suite à la propriété collective. En effet, ces deux questions sont étroitement liées, ou plutôt n'en forment en réalité qu'une seule.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On peut dire en toute vérité que dans la fortune d'un millionnaire enrichi par l'industrie, le commerce ou la spéculation, il y a une partie, très petite, qui est le produit de son travail personnel, et une autre partie, très grosse, qui est formée de ce qu'il a volé aux autres.

Si les enfants n'héritaient que de cette partie légitime, qui est le produit de l'épargne faite par les auteurs de leurs jours sur leur propre travail personnel, ils hériteraient de si peu de chose, que cela ne suffirait pas pour leur entretien convenable, sans parler de leur instruction. Seule l'épargne faite sur le travail de la collectivité tout entière peut suffire à couvrir les frais de leur entretien, de leur éducation et de leur instruction. C'est si vrai, que même aujourd'hui, les enfants d'un millionnaire n'auraient pas la possibilité de se développer et de s'instruire comme ils le font à présent, si, à côté de leur million hérité, ils n'avaient pas encore à leur disposition, pour ainsi dire exclusive, tous les moyens d'instruction que leur offre l'État.

Et qu'est-ce que l'État, si ce n'est l'exploitation, systématique et consacrée par la loi, des forces et du travail de la collectivité, au profit de la jouissance et de la civilisation d'une minorité possédante et privilégiée ? C'est la consécration du droit de cette minorité de s'approprier la propriété collective, ou en d'autres termes de voler, sinon honnêtement, du moins légalement, tout le monde[10].

Mais si nous supposons la société réorganisée sur la base de la propriété collective, et le droit d'héritage aboli, quel sera donc le sort de tous ces pauvres enfants qui naîtront déshérités ? Ne soyez pas inquiets. Leur sort sera bien préférable à celui que leurs parents peuvent leur offrir aujourd'hui. Actuellement, un ouvrier peut, par de longs et pénibles efforts, arriver à laisser à ses enfants quelques centaines de francs, mais peut-il se flatter, en leur léguant ce mince héritage, de leur avoir assuré une position ou seulement les moyens d'une instruction convenable, et de les avoir à jamais préservés du besoin ? Nous savons bien que non, et qu'ils seront toujours dans une situation bien précaire.

Au contraire, lorsque ce sera la société tout entière qui devra assurer l'avenir des enfants, lorsqu'elle se chargera, sans préjudice pour l'amour naturel des parents, non-seulement de leur instruction à l'école, mais encore de leur éducation, de leur entretien, de leur apprentissage, cela ne compensera-t-il pas largement les petites économies qu'aujourd'hui un père de famille, un ouvrier qui ne vole ou qui ne s'approprie pas le produit du travail des autres, peut laisser à ses fils ? Et les enfants qui auront pour mère la société tout entière ne seront-ils pas bien mieux placés que ceux qui ne peuvent compter que sur des parents bien intentionnés sans doute, mais qui peuvent à chaque instant être frappés par la maladie ou la misère ?

Les enfants des travailleurs n'ont donc rien à perdre à l'abolition du droit d'héritage et à l'établissement de la propriété collective ; ils ont au contraire tout à gagner. Ce ne seraient que les fils des millionnaires qui pourraient se plaindre du changement de leur position.

Mais puisque cette position est fondée sur l'injustice, qu'elle n'est possible que par la violation du droit de tout le monde, et que, pour la garantir et la préserver, il faut l'emploi du pouvoir de l'État, c'est- à-dire de la force de tout le monde, détournée au Profit de quelques-uns contre l'intérêt de tout le monde, nous n'avons pas à nous inquiéter de leur chagrin[11].

Et pourtant, il ne serait pas difficile de prouver que même leur position à eux sera devenue meilleure, car leurs parents, en leur laissant leur fortune, n'en font que des fainéants corrompus, vicieux, arrogants, tandis que la société, en les déshéritant et en leur donnant l'éducation de l'égalité, en fera des travailleurs utiles, des hommes justes.


Dans son numéro du 17 avril, l’Égalité avait reproduit deux documents venus de Paris. C'était, d'abord, une invitation (publiée dans le Siècle du 5 avril) adressée « aux députés de l'opposition libérale », et portant les signatures de Tolain, de Chemalé, et de quelques autres mutuellistes (Murat, Briosne, Longuet, J.-A. Langlois)[12], d'organiser une grande réunion dans laquelle les socialistes feraient connaître « les mesures législatives qui leur paraissaient nécessaires et suffisantes pour accomplir ce qu'ils appellent la révolution sociale » ; trois sténographes, choisis d'un commun accord, seraient chargés de publier in-extenso les discours des socialistes et ceux des députés, « et la France, attentive à ce grand débat, serait juge ». C'était ensuite, en réponse à ce document, une « Déclaration de socialistes de toutes doctrines » (publiée dans l’Opinion nationale du 10 avril), datée du « 16 germinal » et portant cent quarante-neuf signatures : les signataires protestaient contre « l'outrecuidante manifestation de quelques individualités qui s'arrogent indûment le droit de représenter le socialisme », et déclaraient que « les vaincus de juin ne discutent pas avec leurs meurtriers : ils attendent ». Écrivant à Bakounine, le 18 ou le 19, pour lui réclamer l'article qu'il devait envoyer au Progrès, je témoignai, paraît-il (j'ai oublié le contenu de ma lettre), quelque étonnement que les communistes parisiens eussent parlé avec tant de dédain des mutuellistes, membres comme eux de l'Internationale[13].

Voici la réponse de Bakounine :


Ce 21 avril 1869.

Ami, voici l'article, et encore un abonnement : M. F. Baragué, comptable, 21, quai des Bergues.

Je vous attends, toi et Papa Meuron, avec impatience.

Je m'étonne de ton étonnement devant la protestation des communistes parisiens contre Tolain, Chemalé et autres. Ils sont des socialistes, dis-tu. Mais il y a socialisme et socialisme. Ils sont des proudhoniens de la seconde, de la mauvaise manière de Proudhon. Ils ont le double tort de vouloir la propriété individuelle, et de vouloir vaniteusement parader et pérorer avec les bourgeois, ce qui est du temps perdu et ne peut être agréable que pour leur gloriole de demi-grands esprits, — et ne peut amener qu'une sorte d'entente pourrie avec les socialistes bourgeois, tandis que nous devons nous séparer et nous compter.

Nous parlerons de tout cela à Genève.

Je vous attends avec impatience, toi et le Papa Meuron.

Ton dévoué M.


Pendant les vacances du printemps (du 24 avril au 3 mai) je me rendis à Morges, et de là j'allai passer un jour à Genève ; mais Constant Meuron, malgré son désir et malgré les invitations pressantes de Bakounine, ne put y venir avec moi. Dans cette visite à Genève, je rencontrai chez Bakounine l'instituteur Netchaïef, pour la personne duquel j'éprouvai, dès le premier instant, un instinctif éloignement ; mais, comme Bakounine voyait en lui, à ce moment, le plus admirable représentant de la jeunesse révolutionnaire russe, je ne demandais pas mieux que de l'en croire sur parole ; d'ailleurs, Netchaïef sachant à peine quelques mots de français, il ne me fut guère possible de m'entretenir avec lui. — Perron, durant ma visite, me fit part d'un projet pour lequel il cherchait des associés et des capitaux ; il s'agissait d'acquérir l'imprimerie Blanchard à Genève (qui était à vendre), pour la transformer en une sorte d'atelier coopératif ; ce projet, dans lequel il fut un moment question de me faire entrer, ne devait pas se réaliser.

Le n° 9 du Progrès, qui parut le 1er mai, contenait un article intitulé L’Association internationale, dans lequel j'invitais « ceux qui doutent encore de la stupidité de la bourgeoisie » à lire l’Union libérale, de Neuchâtel : ce journal avait écrit que « les meneurs de l'Internationale étaient, par rapport aux ouvriers, quelque chose comme les surveillants nègres dans les plantations du Sud de l'Amérique aux beaux temps de l'esclavage » ; que « le despotisme que l'Internationale faisait peser sur ses adhérents ressemblait au fouet du surveillant d'esclaves » ; je lui opposai un éloge de l'Internationale publié par le général Cluseret dans la Démocratie de Chassin. La quatrième lettre de Bakounine abordait l'étude de la « religion de l'État », le patriotisme, religion que l'utilitarisme bourgeois a tuée ; l'auteur analysait l'idée de l'État, et concluait que « l'État a toujours été le patrimoine d'une classe privilégiée quelconque, et que c'est l'intérêt solidaire de cette classe privilégiée qui s'appelle le patriotisme ». Une lettre d'Espagne, signée Rafaël Farga-Pellicer, envoyait par l'intermédiaire du Progrès le salut fraternel du Centre fédéral des sociétés ouvrières de Barcelone aux classes ouvrières de la Suisse, et se terminait par les mots : « Vive la République démocratique fédérale ! » Un groupe d'ouvriers horlogers du Locle adressait un appel à ses camarades, les engageant à s'associer pour défendre leurs intérêts. Enfin un article intitulé Les massacres de Belgique donnait des détails sur les sanglants événements de Seraing (9 avril) et de Frameries (15 avril), et annonçait l'arrestation d'Eugène Hins, membre du Conseil général belge.



  1. « A la Internacional corresponde la gloria de haber inspirado el siguiente articulo : bendito sea su autor ! que, traducido à todas las lenguas de la civilizatión moderna, publicaron los periódicos obreros organes de la Asociación Internacional du los Trabajadores. » (p. 239.)
  2. C'est de Netchaïef qu'il s'agit. Netchaïef, venant de Russie, était arrivé en Belgique en mars 1869 ; avant la fin de mars il était à Genève, où il se mit immédiatement en rapports avec Bakounine.
  3. Cet article, qui est de la plume de Bakounine, est intitulé : La double grève de Genève ; il a paru dans l’Égalité du 3 avril. C'est un exposé très remarquable de ce qu'est l'Internationale, de ses moyens d'action, et de l'intérêt qu'elle a à ne pas se laisser provoquer à des luttes partielles et prématurées, au moyen desquelles ses adversaires voudraient se débarrasser d'elle en la forçant à livrer bataille avant l'heure.
  4. Mon père allait lui-même entrer dans la lice en publiant une brochure qu'il intitula Première lettre à un curieux sur la Bible et la critique moderne, par un ami du libre examen. Le Journal religieux du canton de Neuchâtel crut que l'auteur des articles du Progrès et celui de la Lettre à un curieux étaient une seule et même personne, et je dus le tirer d'erreur par une note qui parut dans le n° 11 du Progrès. Un de mes oncles, chrétien fervent, fit imprimer une réplique à la brochure de mon père (qu'il m'attribuait, lui aussi), sous ce titre : Première lettre sur la Bible et la critique moderne, réponse à la Première lettre à un curieux, Neuchâtel, Attinger, imprimeur.
  5. Perron venait de faire un voyage à Paris, et en avait rapporté la promesse de la collaboration de Mme André Léo.
  6. Cet « Albert, cordonnier », n’est autre que l’ex-officier russe Vladimir Ozerof, qui habitait alors Paris et gagnait sa vie à faire des souliers. Il sera question de lui dans la Troisième Partie.
  7. Netchaïef.
  8. J'avais particulièrement insisté sur la nécessité de la propriété collective, et sur le lien entre les deux questions : c'était la socialisation de la propriété qui, à mes yeux, était le moyen de supprimer le droit d'héritage, et non point, à l'inverse, l'abolition du droit d'héritage qui serait le moyen de réaliser la socialisation de la propriété.
  9. Bakounine avait tenu à introduire dans l'article une protestation contre l'État.
  10. Cet alinéa est de Bakounine.
  11. Cet alinéa est de Bakounine.
  12. On y lisait aussi celle d’un communiste, orateur de réunions publiques, G. Lefrançais
  13. Comme on le voit par les pièces lues au troisième procès de l'Internationale à Paris, Murat était le correspondant attitré du Conseil général à Paris.