L’Internationale, documents et souvenirs/Tome II/IV,3

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L’INTERNATIONALE - Tome II
Quatrième partie
Chapitre III
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III


Le Bulletin de la Fédération jurassienne (15 février 1872).— Kropotkine à Genève et dans le Jura (mars). — Progrès de L’Internationale en Italie. — Lafargue en Espagne : la Alianza, querelles à Madrid. — La situation en Allemagne.


Comme il avait été décidé, le premier numéro du Bulletin de la Fédération jurassienne parut le 10 février 1872. Il avait été autographié par le communard Huguenot, qui, ayant une jolie écriture, nous avait obligeamment offert ses services. L’avis placé en tête disait :


La Révolution sociale, dont le centre d’action devait être surtout la France, et qui s’est vu fermer entièrement l’accès de ce pays, ayant dû, pour ce motif, cesser de paraître, la Fédération jurassienne a chargé son Comité fédéral de publier, deux fois par mois, un Bulletin autographié, qui sera, jusqu’à nouvel ordre, l’organe officiel de notre Fédération. Ce Bulletin… aura pour mission de propager les principes de l’Internationale dans la région jurassienne ; de servir de lien entre les Sections fédérées ; et enfin de renseigner toutes les Fédérations de notre grande Association sur ce qui se passe au sein de la Fédération jurassienne, de manière à ce qu’elles connaissent nos principes, nos sentiments et nos actes directement par nous-mêmes. Une fois mises ainsi en relations directes avec nous, les Fédérations de l’extérieur sauront exactement à quoi s’en tenir sur les attaques dont nous sommes l’objet, et elles pourront juger d’une manière certaine si la Fédération jurassienne a un autre but et un autre programme que celui qui doit rester, sous peine de déchéance et de mort, le but et le programme de l’Internationale : Émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.


Ce numéro contenait un article intitulé Le Congrès de Sonvillier et sa véritable signification. Il reproduisait ensuite les résolutions du Congrès belge des 24-26 décembre, et la lettre du Comité fédéral jurassien au Conseil général belge, du 7 février. À la 4e page, un article flétrissait la conduite d’Albert Richard et de Gaspard Blanc ; le voici :


Deux traîtres.

Deux internationaux lyonnais, Albert Richard et Gaspard Blanc, viennent de passer au service de Bonaparte. Ils ont cru devoir annoncer au monde ce bel exploit par une brochure intitulée L’Empire et la France nouvelle, où ils développent la théorie du socialisme impérial.

Un de nos amis[1] écrit à ce sujet :

« Je viens d’apprendre la trahison de Robert Macaire-Richard et de son Bertrand Gaspard Blanc. Ce sont des canailles de la plus vile espèce. Je vous l’avais déjà dit, à peu près en ces termes, en septembre 1870, à Lyon, à propos de Richard. Mais tout ce que nous avons appris depuis dépasse l’imagination. Quel ignoble vilain, et en même temps quel sot ! Il croit s’ouvrir une nouvelle carrière, et il pourrira dans la boue, dans les bas-fonds des antichambres bonapartistes. Il n’a même pas assez de sens pratique pour devenir un coquin. Si quelque chose me console, c’est que je le lui avais prédit, et cela à la veille du Congrès de Lyon en 1870[2].

«... Si notre ami C.[3] connaissait leur résidence actuelle, cela lui donnerait peut-être l’envie de faire un petit voyage pour leur donner une légère leçon de gymnastique. Oh, les canailles ! oh, les lâches gredins ! Il n’y a pas de doute pour moi qu’ils se sont vendus à quelque valet d’un valet de Bonaparte, pour deux ou trois mille francs. Ils sont si niais tous les deux que cela leur paraît immense ! Innocents et canailles à la fois ! Quels originaux ! Pouah ! ... »

Tous ceux qui ont connu Richard et Blanc approuveront ce jugement.


Le numéro se terminait par quelques nouvelles de Belgique et de France, et par quelques lignes écrites « au moment de mettre sous presse », où je prenais la défense de Bastelica attaqué par l’Égalité, qui l’accusait d’être le complice de Richard et de Blanc et avait fait afficher sur les murs de Genève un placard intitulé : Au pilori Richard, Blanc et Bastelica ! L’Internationale de Bruxelles avait publié de son côté (3 février) une correspondance où l’accusation de complicité était également lancée contre Bastelica : le Comité fédéral jurassien intervint par une lettre du 9 mars au Conseil fédéral belge, lequel, après enquête, publia (Internationale du 5 mai) une déclaration attestant « que le citoyen Bastelica n’a cessé de donner des gages de son dévouement à la cause, et que sa vie laborieuse et pénible en exil impose silence à la calomnie ».


Le n° 2 du Bulletin, qui fut autographié par Huguenot comme le premier, porte la date du 7 mars. Il contient une réponse à une « Adresse aux Sections italiennes » publiée par la Section italienne de Genève (Temple-Unique) dans l’Égalité du 28 janvier ; j’aurai à revenir sur cette Adresse en parlant de l’Italie (p. 268). Venait ensuite un article intitulé Le Congrès général, où je faisais remarquer que nous n’avions point demandé la convocation « d’un Congrès irrégulier, extraordinaire », ainsi que nos adversaires affectaient de le croire :


Nous demandons la convocation d’un Congrès régulier. Nous demandons, puisque le Congrès de 1871 n’a pas pu être convoqué avant la fin de l’année, — comme quelques-uns d’entre nous l’auraient désiré d’abord et comme le demandait la circulaire du Congrès de Sonvillier, — qu’au moins on ne supprime pas celui de 1872, et qu’il ait lieu en septembre prochain, conformément aux statuts.


L’article ajoutait :


Il existe une intrigue dans l’Internationale, intrigue dont le but est de transformer cette Association en une organisation autoritaire, en un instrument destiné à servir l’ambition de quelques individualités. Le plan adopté pour arriver à ce but est d’expulser au préalable de notre Association, après les avoir écrasés sous des monceaux de calomnies adroitement répandues, tous les hommes dont l’esprit d’indépendance aurait pu être un obstacle à la réussite du projet de nos futurs dictateurs.

Mais on peut prévoir dès maintenant que cette intrigue sera déjouée, grâce à l’attitude prise spécialement par les Fédérations belge, espagnole, italienne[4] et jurassienne, et que les intrigants et les ambitieux en seront pour leurs frais et leur courte honte.

... Que nos frères d’Allemagne, d’Angleterre, d’Amérique, qui ignorent le véritable état des choses, prennent garde de se laisser tromper. La justice leur fait un devoir d’attendre, pour se former un jugement, d’avoir entendu le pour et le contre. Jusqu’à présent, on les a nourris de calomnies contre toute une moitié de l’Internationale, contre la moitié la plus vivante, la plus dévouée, la plus révolutionnaire. Mais le jour n’est pas loin où la lumière se fera pour tous.

Pendant de longs mois nous avons dû laisser passer presque sans réponse les calomnies, les accusations injustes, les fausses interprétations ; notre Fédération n’avait pas d’organe qui lui appartînt en propre, et nous étions par conséquent forcés de nous taire. Maintenant que nous pouvons parler, grâce à ce Bulletin autographié, bien modeste et qui dit éloquemment à nos amis la pauvreté à laquelle les sacrifices d’une année de lutte nous ont réduits, — maintenant que nous pouvons parler, nous entrons hardiment en lice, forts de notre droit, de notre amour pour la vérité et la justice, et sûrs des sympathies de tout ce qui, dans l’Internationale, déteste l’autorité sous toutes ses formes, et veut la liberté dans l’égalité.


Le reste du numéro contenait un article sur l’Internationale en Espagne, racontant les persécutions gouvernementales dont j’aurai à parler tout à l’heure ; et une lettre de la Section de Moutier qui annonçait un projet de fédération des ouvriers des fabriques d’horlogerie.

Les 18, 19 et 20 février avait lieu à Genève le Congrès de la Fédération des ouvriers graveurs et guillocheurs de la Suisse française. Ce Congrès corporatif avait rapproché, dans une même assemblée, quelques-uns des hommes de la coterie du Temple-Unique, et des Jurassiens comme Auguste Spichiger, délégué par les graveurs et guillocheurs du Locle, et Adhémar Schwitzguébel, délégué des graveurs du district de Courtelary. Dans son n° 3 (15 mars), — que je dus autographier moi-même, — le Bulletin rendit compte de ce Congrès, en soulignant la signification des réunions de ce genre :


Alors que toutes les assemblées parlementaires bourgeoises nous donnent le spectacle de l’impuissance et de la stérilité en présence des problèmes sociaux, il est consolant de suivre les débats des Congrès ouvriers, où s’élaborent les Chartes du travail, appelées à remplacer un jour toutes les constitutions politiques que nous offre la bourgeoisie.


Ce même n° 3 reproduisait un article publié dans la République française par Paul Lanjalley[5], un socialiste parisien avec lequel nous étions entrés en correspondance[6]. « Les socialistes, — disait le Bulletin, — n’ayant plus d’organes à eux en France, sont obligés de se servir des feuilles radicales, qui accueillent de temps en temps leurs communications. » C’est ainsi que, sous l’empire, l’Internationale faisait insérer dans les journaux républicains ses appels et les comptes-rendus de ses réunions. Dans cet article, Lanjalley parlait de la protestation de la Fédération jurassienne contre la Conférence de Londres, et disait l’accueil sympathique que cette protestation avait rencontré en Espagne, en Belgique, en Italie. Cet accueil démontrait, ajoutait-il, que l’Internationale n’était pas et ne voulait pas être, comme l’avaient prétendu ses détracteurs, une Association à organisation hiérarchique, recevant docilement des mots d’ordre de Londres ; qu’au contraire elle était et entendait rester une libre fédération de Sections autonomes, « où aucune Section, aucun groupe n’est subordonné ; où aucun commandement ne peut être exercé par personne ; où la seule autorité respectable et respectée est le Statut général, librement consenti[7] ».


À Genève, les socialistes du Temple-Unique étaient toujours les alliés du parti radical, et un petit incident qui se passa dans le courant de mars en donna une nouvelle preuve. Un avocat radical, M. Amberny, était venu offrir ses services au Comité cantonal de l’Internationale, qui les avait acceptés ; un marché avait été conclu : M. Amberny poserait sa candidature au Grand-Conseil, et les Comités feraient voter pour lui les ouvriers-électeurs. Or, les ouvriers du bâtiment, mécontents de leurs salaires, que les patrons avaient abaissés, songeaient justement à préparer une grève pour obtenir une augmentation. Mais une grève à ce moment n’eût pas fait les affaires de la candidature de M. Amberny ; donc le Comité cantonal décida que la grève, étant inopportune, n’aurait pas lieu. Et le Journal de Genève ayant annoncé tout de même que les ouvriers du bâtiment projetaient de se mettre en grève, M. Amberny protesta contre cette fausse nouvelle par une lettre qui parut le 15 mars, et où il disait :

« J’affirme, d’après des renseignements certains, et en vertu d’une autorisation expresse, qu’aucune grève n’a été décrétée pour le canton de Genève, que le projet n’en a pas même été conçu, et qu’enfin l’Internationale n’arrêtera aucune mesure semblable dans notre canton en 1872. S’il fallait une sanction à cette affirmation absolue, j’ajouterais que je m’impose d’avance une amende de mille francs, à verser à l’hôpital cantonal, si l’Association internationale décrète, cette année, une grève générale ou même partielle à Genève. »

Le Bulletin, dans son n° 4 (20 mars), releva vertement cet étrange langage :


Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Qui est ce Monsieur Amberny, avocat genevois, qui vient parler au nom de l’Internationale, et qui déclare solennellement que l’Internationale ne décrétera pas de grèves cette année ?… Nous déclarons, pour nous, que M. Amberny n’a pas été autorisé par l’Internationale à parler en son nom ; que si telle ou telle personnalité lui a donné une autorisation pareille, elle n’en avait pas le droit… La Fédération jurassienne, qui a une Section à Genève, inflige donc un désaveu public à M. Amberny. Si la Fédération romande, plus particulièrement intéressée dans cette question, n’en fait pas autant de son côté, tant pis pour elle.


Le premier article de ce n° 4 était consacré à la commémoration du 18 mars. C’était la première fois que revenait l’anniversaire de l’insurrection communaliste ; je disais à ce sujet :


Le 18 Mars a coûté trop cher au prolétariat pour que ce puisse être pour nous un anniversaire de réjouissance. Non, cette date, qui inaugure la tragique histoire de la Commune de Paris, ne réveille que des pensées graves et tristes : le souvenir du droit écrasé et du mal triomphant.

Il ne faut pas se faire des illusions : au point de vue pratique, le 18 Mars a gravement compromis la cause de la Révolution, dont l’avènement se trouve, par la défaite de la Commune de Paris, ajourné de bien des années peut-être.

Mais de ce désastre il reste au moins un résultat acquis : l’idée révolutionnaire socialiste est enfin sortie des abstractions de la théorie, elle est pour la première fois apparue au monde sous une forme concrète. Les socialistes ont passé des régions de l’idée dans celles de l’action.


Une correspondance de Paris, écrite pour nous par Lanjalley, annonçait que « les chambres syndicales ouvrières se reformaient l’une après l’autre » ; mais, ajoutait-elle, « les décisions de la Conférence de Londres, en jetant le trouble dans les esprits, ont beaucoup entravé notre propagande... Certains organes ont prêté leur publicité (quelquefois sous l’inspiration directe de Londres) pour faire prendre le change à nos véritables amis sur la cause réelle de nos différends. »

Un article relatif au Congrès du Fascio operaio, qui s’était réuni à Bologne le 17 mars, rectifiait une erreur dans laquelle ce Congrès était tombé relativement à la Fédération jurassienne : il en sera parlé plus loin (p. 268).


C’est pendant que j’étais occupé à autographier ce quatrième numéro — le premier article seul, Le 18 Mars, a été autographié par une autre main que la mienne, celle d’un camarade qui, si je me souviens bien, était le graveur A. Girard — que je reçus la visite d’un jeune Russe venu en Occident pour étudier le mouvement socialiste, le prince Pierre Kropotkine[8].

Je n’ai pas à faire le portrait de mon ami Pierre Kropotkine ; il l’a tracé lui-même dans un livre que tous mes lecteurs connaissent. Élevé au corps des pages, puis officier de cosaques en Sibérie pendant cinq ans, il avait quitté en 1867 le service militaire, et depuis ce moment il habitait Saint-Pétersbourg, où il suivait des cours à l’université et s’occupait de recherches scientifiques, et spécialement géographiques et géologiques ; membre de la Société russe de géographie, il était devenu secrétaire de la section de géographie physique. Au commencement de 1872 (il avait alors trente ans), la question sociale s’imposant à son esprit, il résolut de faire un voyage en Occident (Suisse et Belgique). La belle-sœur de son frère aîné Alexandre, Mme Lavrof, se trouvait depuis quelque temps à Zürich, où il y avait, déjà à cette époque, une véritable colonie d’étudiants et d’étudiantes russes : ce fut donc par Zürich que Pierre commença son exploration.

Il a raconté lui-même comment, enfermé dans une petite chambre du quartier de l’Oberstrass, il lut pendant des jours et des nuits les brassées de livres et de collections de journaux que lui apportait Mme Lavrof, pour apprendre à connaître l’Internationale. « Plus je lisais, plus je m’apercevais que j’avais devant moi un monde nouveau, inconnu pour moi, et totalement ignoré des savants faiseurs de théories sociologiques, — un monde que je ne pourrais connaître qu’en vivant dans le sein même de l’Internationale, et en me mêlant aux ouvriers dans leur vie de tous les jours... Mes amis russes m’encouragèrent, et, après être resté quelques jours à Zürich, je partis pour Genève, qui était alors un grand centre du mouvement international[9]. »

Les Russes qui, à Zürich, avaient initié Pierre Kropotkine aux choses de l’Internationale, étaient de nos amis ; mais, comme il désirait apprendre à connaître aussi les personnalités de l’autre fraction, afin de juger par lui-même, lorsqu’il fut arrivé à Genève ce fut avec Outine et les hommes du Temple-Unique qu’il se mit en relations. Il assista à quelques réunions de comités, et à quelques assemblées générales : c’était justement le moment où M. Amberny, le nouvel allié de l’internationale, obtint du Comité cantonal la promesse que celui-ci empêcherait les ouvriers du bâtiment de faire grève ; et le voyageur russe, qui, « dans sa naïveté, ne soupçonnait même pas les vrais motifs qui guidaient les chefs », ne fut pas médiocrement étonné et dégoûté, lorsqu’il eut reçu l’explication de ce qui se passait. « Ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre qu’une grève en ce moment serait désastreuse pour l’élection de l’avocat, M. A***. » Cette confidence ouvrit les yeux à Kropotkine, et lui donna le désir d’apprendre à connaître l’autre fraction de l’Internationale, celle qui était en lutte avec le Temple-Unique et le Conseil général de Londres. Il alla donc voir Joukovsky, et celui-ci lui donna une lettre pour moi.


Je me rendis d’abord à Neuchâtel, — raconte Kropotkine, — et ensuite je passai une semaine environ parmi les horlogers des Montagnes, dans le Jura. C’est ainsi que je fis connaissance avec cette fameuse Fédération jurassienne qui joua, pendant les années suivantes, un rôle important dans le développement du socialisme, en y introduisant la tendance anti-gouvernementale ou anarchiste... La séparation entre chefs et ouvriers, que j’avais constatée à Genève au Temple-Unique, n’existait pas dans le Jura. Il y avait quelques hommes qui étaient plus intelligents, et surtout plus actifs, que les autres : mais c’était tout.


Je n’ai rien à ajouter au récit fait par Kropotkine des trois journées qu’il passa avec moi à Neuchàtel. Il a dit comment, dès le premier instant, une sympathie mutuelle nous fit nous entendre, et devint la base d’une solide amitié[10]. Je lui fis faire la connaissance de Bastelica[11] et celle de Malon ; puis, sur son désir d’aller visiter quelque Section de nos Montagnes, je l’engageai à se rendre à Sonvillier et lui donnai une lettre pour Schwitzguébel. Il partit donc pour le « Vallon » :


De Neuchâtel j’allai à Sonvillier. Dans une vallée du Jura [le Val de Saint-Imier] se trouve une succession de petites villes et de villages dont la population, de langue française, est adonnée à l’industrie de l’horlogerie ; des familles entières, à cette époque, travaillaient dans de petits ateliers. C’est dans l’un de ces ateliers que se trouvait le militant auquel Guillaume m’avait adressé, Adhémar Schwitzguébel, avec qui, plus tard, je me liai aussi très intimement. Il était assis au milieu d’une demi-douzaine de jeunes gens, occupés à graver des boîtes de montre d’or et d’argent. On me fit asseoir sur un banc ou sur une table, et bientôt nous fûmes tous engagés dans une conversation animée sur le socialisme, le gouvernement ou l’absence de gouvernement, et le futur Congrès. Le soir, comme nous nous rendions au village voisin [Saint-Imier], une violente tempête de neige faisait rage, nous aveuglant et glaçant le sang dans nos veines. Mais, malgré la tempête, une cinquantaine d’horlogers, hommes d’âge pour la plupart, venus des localités voisines, dont quelques-unes étaient distantes de plus de deux lieues, vinrent prendre part à une petite réunion qui avait été convoquée pour ce jour-là.

... L’absence d’une distinction entre les « chefs » (the leaders) et la « masse » (the masses), dans la Fédération jurassienne, produisait ce résultat, qu’il n’était pas une question sur laquelle chaque membre de la Fédération ne s’efforçât de se former une opinion personnelle et indépendante. Je vis qu’ici les ouvriers n’étaient pas une « masse » dirigée par quelques hommes qui la faisaient servir aux fins de leur politique ; leurs « chefs » étaient simplement les plus actifs parmi leurs camarades, — des hommes d’initiative plutôt que des chefs. La clarté de vues, la solidité de jugement, la faculté d’analyser des questions sociales compliquées, que j’observai parmi ces ouvriers, en particulier parmi ceux qui étaient déjà d’un certain âge, firent sur moi une profonde impression ; et je suis fermement persuadé que si la Fédération jurassienne a joué un rôle prépondérant (prominent) dans le développement du socialisme, ce n’est pas seulement à cause des idées anti-gouvernementales et fédéralistes dont elle a été le champion, mais aussi à cause de l’expression donnée à ces idées par le bon sens des horlogers du Jura. Sans leur aide, ces conceptions auraient pu rester longtemps à l’état de simples abstractions.

Les côtés théoriques de l’anarchisme, qui commençaient alors à être formulés dans la Fédération jurassienne, en particulier par Bakounine ; la critique du socialisme d’État ; la crainte d’un despotisme économique, bien plus dangereux que le simple despotisme politique ; le caractère révolutionnaire de la propagande, — tout cela frappa vivement mon esprit. Mais les relations égalitaires que je trouvai dans le Jura, l’indépendance d’idée et d’expression que je vis développée parmi les ouvriers, et leur dévouement sans réserve à la cause, agirent plus fortement encore sur mes sentiments ; et quand je revins des Montagnes, après un séjour d’une semaine au milieu des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées.


Il m’a paru intéressant de reproduire les lignes qui précèdent, pour constater l’impression reçue par un témoin impartial, qui avait voulu voir par ses yeux ce qu’était la Fédération jurassienne. Cette impression, c’est la même qu’au Congrès de Sonvillier avaient éprouvée Lefrançais, Malon et Guesde, et que la Révolution sociale avait traduite dans cette phrase que Marx a trouvée si plaisante (voir p. 234).

À son retour à Neuchâtel, Kropotkine me fit part d’une idée qui venait de traverser son imagination, et sur laquelle il me demanda mon avis : si, au lieu de retourner en Russie, il restait en Suisse, et, apprenant un métier manuel, se fixait parmi nous pour se consacrer tout entier à la propagande et à l’action socialiste, ne serait ce pas le meilleur emploi qu’il put faire de son activité ? Je le dissuadai ; je lui représentai qu’il aurait beaucoup de peine à se faire accepter des ouvriers suisses, lui prince russe, comme un véritable camarade ; que sa propagande serait bien plus efficace si elle s’exerçait en Russie, chez ses compatriotes, dont il connaissait bien les besoins et auxquels il saurait parler le langage le plus approprié à leurs conditions spéciales ; que dans son pays la moisson était immense, et les travailleurs trop peu nombreux pour qu’il fût permis, sans nécessité absolue, d’en détourner un seul de sa tâche ; tandis qu’en Occident, en Suisse en particulier, avec le renfort que venait de nous apporter la proscription française, nous avions beaucoup de militants. Il reconnut que j’avais raison, et me dit : « Je retournerai en Russie ». Je lui souhaitai bonne chance, et nous prîmes congé l’un de l’autre, nous demandant si nous nous reverrions jamais. Pendant deux ans, je restai sans nouvelles de lui ; au printemps de 1874, les journaux devaient m’apprendre qu’il avait été arrêté et enfermé dans la forteresse de Pierre et Paul.


La Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève avait vu diminuer le nombre de ses membres par l’émigration à Lausanne de plusieurs proscrits. La Société française Laurent et Bergeron, qui, pendant de longues années, avait été chargée de l’exploitation du réseau de la Compagnie des chemins de fer de la Suisse occidentale, avait résilié son contrat, et la liquidation nécessitée par cette circonstance devait être longue et laborieuse : de cette liquidation fut chargé un réfugié de la Commune, Paul Piat, homme serviable et bienveillant autant qu’administrateur expert, qui vit là une occasion de venir en aide à ses camarades d’exil : il leur ouvrit toutes grandes les portes de ses bureaux, et bientôt Lefrançais, Clémence, Jules Montels, Teulière (venu de Londres), Desesquelles, Jaclard, plusieurs autres encore, se trouvèrent transformés en employés de la liquidation de l’entreprise Laurent et Bergeron. Ils profitèrent de leur présence à Lausanne pour ressusciter la Section internationale de cette ville, à laquelle s’adjoignit bientôt un autre communard de nos amis, le menuisier Pindy, qui, après être resté caché à Paris pendant dix mois entiers, venait de réussir à passer la frontière et était arrivé à Lausanne vers la fin de mars.

Jules Guesde quitta aussi Genève. Au commencement d’avril, il se rendit à Rome, où il devait séjourner plusieurs années et où il devint le correspondant de divers journaux français ; mais il ne cessa pas de se considérer comme membre de la Section de propagande de Genève, avec laquelle, pendant deux ans au moins, il conserva des relations suivies. Dans une lettre écrite de Rome à Joukovsky, le 30 avril 1872, il dit à son correspondant : « Mon cher Jouk, que devenez-vous et que devient notre chère Section ? Vous savez que je vous en veux à mort. Me laisser attendre inutilement depuis un mois les pouvoirs promis[12], c’est là, si je ne me trompe, une violation flagrante de la solidarité ouvrière... Écrivez-moi et parlez-moi surtout de ce qui m’intéresse, c’est-à-dire de nos chances de succès contre la bourgeoisie gouvernementale d’un côté et contre le Conseil marxiste de Londres d’autre part[13]. »


Ceci me ramène à l’Italie. Nos amis, dans ce pays, continuaient à travailler avec ardeur à la propagande, et gagnaient tous les jours du terrain sur les mazziniens. Au commencement de février, notre vaillant camarade Vincenzo Pezza fonda un petit journal, le Martello, organe du « Circolo operaio » de Milan ; le Martello n’eut que quatre numéros, qui furent tous les quatre saisis ; mais, dans sa courte existence, il exerça une action décisive, et son ardeur gagna à la cause anti-autoritaire nombre d’hésitants. Une Section italienne de Genève, ayant son siège au Temple-Unique et inspirée par Outine, avait essayé de contrecarrer notre propagande en rédigeant une « Adresse aux Sections italiennes », que publia l’Égalité du 28 janvier ; elle nous accusait de provoquer aux haines de races, d’insinuer que « la race allemande cherchait à dominer dans l’Internationale la race latine », ajoutant « qu’il était du devoir de tout sociétaire de signaler les noms de ceux qui répandent de pareilles calomnies » ; les membres de la Fédération jurassienne, les signataires de la circulaire du Congrès de Sonvillier, étaient appelés : « quelques citoyens dont la Fédération romande a repoussé les dangereuses menées, et qui pour la plupart sont bourgeois ». Cette fois, ce fut la Campana de Naples, la sage et modérée Campana, qui se chargea de répondre ; et elle le fit en termes toujours conciliants, mais avec fermeté : « Nous avons été péniblement surpris — écrivit-elle — d’entendre nos frères de Genève parler de dangereuses menées, de bourgeois et de calomnies à propos d’un Congrès régional tenu par des Sections qui ont bien mérité de la cause, et soutenu de l’approbation d’un très grand nombre de Sections de divers pays. Ces Sections croient que le Conseil général a eu tort. Pourquoi crier à la calomnie ? Est ce que par hasard nous aurions parmi nous des papes infaillibles ?... Dans notre dernier numéro, nous recommandions la tolérance à nos frères de Genève ; le numéro du 28 janvier de l’Égalité nous oblige à les rappeler de nouveau à cette vertu si nécessaire parmi nous. »

Cependant Mazzini était mort le 10 mars ; et quelques jours après (17 mars) avait lieu à Bologne un Congrès de délégués de ce Fascio operaio fondé depuis un peu plus de trois mois pour combattre les associations mazziniennes. Les organisateurs de ce Congrès, peu au courant de ce qui se passait dans l’Internationale, commirent une singulière erreur, que Marx ne manqua pas d’exploiter contre nous. À l’ordre du jour du Congrès avait été placée cette question : « Dans l’intérêt général et pour assurer la pleine autonomie du Fascio operaio, celui-ci doit-il reconnaître et s’assujettir à la direction du Comité général de Londres ou de celui du Jura bernois, ou doit-il en rester indépendant, tout en maintenant des relations avec ces Comités, dans l’intérêt et pour le meilleur développement de l’Association ? » À cette question étrange, le Congrès de Bologne fit cette réponse : « Le Congrès ne reconnaît dans le Comité général de Londres et dans celui du Jura bernois que de simples offices de correspondance et de statistique ; il charge le Consulat de la région de Bologne de se mettre en relations avec eux et d’en référer à chaque Section ».

Dans le n° 4 de notre Bulletin, nous remîmes les choses au point en donnant à « nos amis du Fascio operaio » l’explication suivante :


Le Fascio operaio a cru, à ce qu’il semble, que le Comité fédéral jurassien se posait en rival du Conseil général de Londres, et qu’il y avait à choisir entre Londres et Sonvillier.

Rien de semblable n’a jamais existé. Le Comité fédéral jurassien est un simple Comité régional, qui ne représente rien que les Sections jurassiennes.

Le Conseil général de Londres, par contre,... est le représentant officiel de l’Association internationale tout entière.

Le Comité fédéral jurassien n’est donc pas un rival du Conseil général de Londres ; il ne prétend absolument à aucune direction dans les affaires de l’Internationale. La Fédération jurassienne s’est bornée, comme c’était son droit, à protester contre les résolutions de la Conférence de Londres et à en appeler au prochain Congrès. Voilà tout[14].


Le système de calomnies personnelles, employé par nos adversaires en Suisse, en France, en Espagne aussi (comme on le verra tout à l’heure), était également pratiqué en Italie. Bakounine y était en butte à des attaques personnelles perfides. Il ne les avait pas relevées, voulant absolument éviter de mêler sa querelle avec Marx et ses acolytes allemands et russes au grand débat de principes qui agitait toute l’Internationale. Voici ce qu’il écrivait en mars 1872 à un socialiste de la Romagne, Celso Cerretti[15] :


Les attaques de la secte hébraïco-germanique ne sont pas une nouveauté pour moi. Depuis 1848… jusqu’à présent j’avais dédaigné de leur répondre. Il paraît qu’ils veulent me forcer à rompre ce silence. Je le ferai, quoique bien à contre-cœur ; car il me répugne d’introduire des questions personnelles dans notre grande cause, et rien ne me dégoûte tant que d’occuper le public de ma propre personne[16]. J’ai fait tout mon possible pour que mon nom n’intervienne pas dans la polémique des journaux italiens au sujet de l’Internationale. J’ai arrêté pour cela la publication de mes écrits contre les mazziniens, et, lorsque M. Engels m’a indirectement attaqué dans sa réponse à Mazzini, j’ai encore gardé le silence… Maintenant, ils m’attaquent par de sourdes calomnies. En même temps que votre lettre, j’en recevais une autre de Milan, une troisième de Naples, qui me disaient à peu près la même chose. Alors je conçus la pensée de publier dans les journaux italiens une lettre de défi adressée aux intrigants du Conseil général. Je le ferai s’ils mettent ma patience à bout. Mais avant de le faire, puisqu’il s’agit de personnalités et non de principes, je veux encore essayer un dernier moyen de conciliation. Je veux d’abord adresser au Conseil général une lettre privée, dont je vous enverrai la copie. Et s’ils ne me donnent pas une réponse satisfaisante, alors je les forcerai à s’expliquer en public.


Bakounine ne donna suite à aucun de ces deux projets : ni la lettre privée au Conseil général, ni la lettre de défi qui devait être publiée dans les journaux italiens, ne furent écrites. Mais c’est encore avec la pensée de mettre le Conseil général en demeure de préciser et de prouver les accusations dont ses correspondants et ses agents se faisaient les propagateurs, qu’il adressa sa lettre du 10 mai 1872 à Anselmo Lorenzo, dont je parlerai plus loin.


En Espagne, cependant, avaient commencé à se manifester des dissensions fâcheuses, qui devaient aller en s’aggravant, et qui ont produit dans le prolétariat espagnol un déchirement profond, dont les conséquences sont encore sensibles aujourd’hui.

J’ai mentionné brièvement (t. Ier, p. 91, note 3 ; p. 129, lignes 22-26 ; p. 131, lignes 15-26) le voyage fait en Espagne par Fanelli, dans l’automne de 1868, qui eut pour résultat la fondation de la première Section de l’Internationale, à Madrid, puis, en 1869, d’une seconde Section à Barcelone. Fanelli était un des membres fondateurs de l’Alliance de la démocratie socialiste : il avait donc fait en même temps de la propagande pour le programme de cette Alliance, et avait recueilli un certain nombre d’adhésions. Lorsque l’organisation internationale, primitive, de l’Alliance de la démocratie socialiste eut été dissoute volontairement (voir tome Ier, p. 141) et que les divers groupes qui la constituaient eurent été invités à se faire recevoir, chacun pour son compte, dans l’internationale, comme autant de Sections, il n’y eut en réalité que le groupe de Genève qui se constitua en Section de l’Internationale ; les membres des autres groupes jugèrent inutile de procéder ainsi : comme ils étaient déjà, individuellement, membres des Sections internationales du lieu de leur domicile, ils prononcèrent simplement la dissolution de leur groupe local. Un certain nombre d’entre eux, néanmoins, désirèrent conserver en même temps leur qualité de membres de l’Alliance, et, à cet effet, ils se firent inscrire comme membres de la Section de l’Alliance de Genève. Nettlau, qui a dépouillé ce qui subsiste encore des archives de cette Section, est parvenu à reconstituer la liste à peu près complète de ses membres : on y trouve, outre une centaine d’internationaux habitant la Suisse, trois internationaux de France, onze internationaux d’Italie, et neuf internationaux d’Espagne. Voici les noms de ces derniers : Rafaël Farga-Pellicer, typographe, Barcelone ; José L. Pellicer, peintre, Barcelone ; Fr. Córdova y López, journaliste, Madrid ; José Rubau, député, Madrid ; Tomás Gonzalez Morago, graveur, Madrid ; Angel Cenegorta, tailleur, Madrid ; Francisco Mora, cordonnier, Madrid ; Gaspard Sentiñon, médecin, Barcelone ; enfin Celso Gomis, d’abord à Genève, puis à Barcelone[17].

Lorsque Farga-Pellicer et Sentiñon vinrent comme délégués au Congrès de Bâle, ils entrèrent dans l’intimité de Bakounine, et, tout naturellement, acceptèrent l’idée d’une entente entre les hommes qui, dans les divers pays où était organisée l’Internationale, se trouvaient d’accord sur un programme d’action. On a vu comment Sentiñon et moi nous allâmes ensemble à Lyon en décembre 1869, et ce que nous y fîmes. Au printemps de 1870, l’idée vint à Farga-Pellicer et à Sentiñon de créer à Barcelone un groupe local d’entente intime, dont feraient partie ceux de leurs amis qui leur inspiraient toute confiance. Mais tandis que, dans le Jura, où des groupes de ce genre existaient depuis 1869, l’entente se faisait de façon tout amicale et sans aucune réglementation, nos camarades espagnols, plus formalistes, crurent nécessaire — ainsi que nous l’apprîmes quand l’organisation fondée par eux vint à notre connaissance deux ans plus tard, en 1872 — d’avoir un règlement et un programme. Comme programme, ils prirent celui de l’Alliance de la démocratie socialiste, un peu remanié et abrégé ; et ils adoptèrent pour leur groupement secret le nom de l’organisation publique dont ils s’appropriaient le programme, celui de Alianza de la Democracia socialista. Quant à leurs statuts, en voici les principales dispositions[18] :


1° La Alianza de la Democracia socialista sera constituée par des membres de l’Association internationale des travailleurs, et aura pour objet la propagande et le développement des principes de son programme, et l’étude et la pratique de tous les moyens propres à réaliser l’émancipation directe et immédiate de la classe ouvrière.

2° Afin d’obtenir les meilleurs résultats possibles et de ne pas compromettre la marche de l’organisation, la Alianza sera éminemment secrète.

3° Pour l’admission de nouveaux membres, il sera procédé, sur la proposition de quelque membre ancien, à la nomination d’une commission chargée d’examiner avec soin le caractère et les circonstances de l’aspirant ; celui-ci pourra être admis par le vote de la majorité des membres, après que le rapport de la commission d’examen aura été entendu.

5° La Alianza influera autant qu’elle pourra dans le sein de la fédération ouvrière locale pour que celle-ci ne prenne pas une marche réactionnaire ou anti-révolutionnaire.

8° Il existera une parfaite solidarité entre tous les membres alliés, de telle manière que les résolutions prises par la majorité d’entre eux seront obligatoires pour tous les autres, en sacrifiant toujours, au bénéfice de l’unité d’action, les appréciations particulières qui pourraient exister parmi les membres.

9° La majorité des membres pourra exclure un membre de la Alianza, sans indication de motif.


Les articles 4, 6, 7. 10-13 ne contiennent que des dispositions de caractère administratif.

Les noms des membres qui formèrent le groupe de Barcelone nous sont connus par leur propre déclaration, en date du 1er août 1872. Ce sont : Rafaël Farga-Pellicer, Gaspard Sentiñon, J. Garcia Viñas, Pedro Gaya, A. Mariné, Gabriel Albajés, Juan Sanchez, J. Padro, José Pamies, Jaime Balasch, Miguel Battle, F. Albajés, Antonio Pellicer, Charles Alerini[19]. Sentiñon avait cessé de faire partie du groupe à partir du milieu de 1871[20].

Des groupes se formèrent peu à peu, avec le même programme et les mêmes statuts, sur l’initiative de celui de Barcelone. Il y en eut à Valencia, à Palma de Majorque, à Séville, à Cordoue, à Cadix, etc. ; le groupe de Madrid ne fut formé qu’en 1871, au moment où les persécutions obligèrent trois membres du Conseil fédéral, Morago, F. Mora et Lorenzo, à se réfugier à Lisbonne : ces hommes constituèrent le noyau du groupe madrilène de la Alianza ; et ils fondèrent également un groupe portugais à Lisbonne même. Malheureusement un dissentiment personnel ne tarda pas à s’élever entre Morago et F. Mora ; ce fut inutilement que Lorenzo chercha à apaiser le conflit ; la querelle s’envenima de plus en plus, et la brouille finit par devenir une rupture irrémédiable. J’ai cherché à savoir quels reproches étaient adressés à F. Mora par ceux qui prirent le parti de Morago : Mora était, disent-ils, un vaniteux, rempli de sottes prétentions ; il croyait avoir fait de grandes découvertes en philosophie, et avait voulu « fonder une école philosophique », unique moyen, selon lui, de faire triompher l’Internationale (lettre de Viñas du 3 août 1872) ; c’était en outre, au témoignage d’un de ses propres amis, Victor Pages, « un fainéant de grande marque, qui s’était proposé de vivre aux dépens du pays (un holgazán de marca mayor, que se ha propuesto vivir á costa del pais)». Quoi qu’il en soit, lorsque se réunit, en septembre 1871, la Conférence de Valencia, Morago n’y assista pas ; il avait donné sa démission de membre du Conseil fédéral pour ne pas rester le collègue de Mora, et ne fit pas partie du nouveau Conseil, dans lequel fut placé, à côté de F. Mora et d’Anselmo Lorenzo, un homme louche, J. Mesa, journaliste ambitieux et vénal (c’était le jugement que portaient sur lui Morago et ses amis), qui faisait montre des sentiments les plus révolutionnaires, et qui venait de fonder le journal la Emancipación. Les six autres membres qui formèrent, avec F. Mora, Lorenzo et Mesa, le nouveau Conseil fédéral, étaient « des hommes dont on ne peut rien dire de particulier, étant de ceux qui, s’ils sont avec des bons, sont bons, et s’ils sont avec des canailles, sont canailles ». À peine ce nouveau Conseil fut-il constitué, que F. Mora, qui subissait l’influence de Mesa, décida, de concert avec celui-ci, que tous les membres du Conseil fédéral devaient faire partie de la Alianza ; et en conséquence ils furent tous initiés. En apprenant cette nouvelle, Morago accourut de Lisbonne ; et, après avoir protesté contre ce qui venait de se passer, il déclara qu’il se retirait de la Alianza. Morago exerçait une grande influence sur les ouvriers de Madrid membres de l’Internationale (on en comptait environ deux mille), influence due tant à son dévouement reconnu par tous qu’à ses talents et à son activité. La mésintelligence existant entre Morago et les meneurs du Comité fédéral, qui formaient en même temps le Conseil de rédaction de la Emancipación, ne fut pas, durant les premiers temps, rendue publique ; mais il n’était pas douteux que si un jour un conflit éclatait, la Fédération locale madrilène suivrait Morago, qui avait fait ses preuves, et non pas le journaliste Mesa, dont on se méfiait instinctivement.

En octobre 1871, il y eut aux Cortès un grand débat sur l’Internationale, provoqué par des déclarations du ministre Sagasta et par une motion qu’avait déposée un groupe de députés réactionnaires ; deux républicains, Salmerón et Pi y Margall, prononcèrent à cette occasion des discours où ils prirent éloquemment la défense du droit d’association menacé. Les menaces du gouvernement devaient se réaliser trois mois plus tard.

Le 7 janvier 1872 eut lieu une assemblée générale de la Fédération locale de Madrid, à laquelle assista Paul Lafargue, arrivé depuis deux semaines dans cette ville. Déjà Lafargue s’était mis en relations avec les membres du Conseil fédéral, et avait trouvé en Mesa l’homme qu’il lui fallait pour servir d’instrument à son intrigue. L’assemblée s’occupa « de la question soulevée par la circulaire du Jura », et se montra sympathique aux idées émises par le Congrès de Sonvillier. Alors, à l’instigation de Lafargue, quelqu’un proposa qu’il fût donné lecture de la contre-circulaire rédigée par le Comité du Temple-Unique ; mais, raconte la brochure marxiste L’Alliance, Morago et ses amis « étouffèrent la discussion ». Cette contre-circulaire dont la Fédération locale de Madrid avait repoussé les doctrines et les calomnies, la Emancipación, que dirigeait Mesa, et dont Lafargue était devenu dès la première heure le collaborateur assidu, la publia dans ses colonnes. En présence de cette attitude de l’organe de Mesa, les membres de la Fédération locale de Madrid résolurent d’opposer journal à journal, et quelques-uns d’entre eux (dont Morago) créèrent le Condenado, qui parut au commencement de février.

De tout ce qui se passait en Espagne, depuis le milieu de 1871, dans l’intérieur des Sections et des comités, nous étions, en Suisse, complètement ignorants : nous n’avions d’autres nouvelles que celles que nous apportaient les journaux. L’existence de la Alianza, organisation exclusivement espagnole, nous était demeurée inconnue ; nous ne savions rien de la brouille entre Morago et F. Mora, ni de la personnalité de Mesa et de son influence dans la rédaction de la Emancipación, ni de la présence de Lafargue à Madrid. Lorsque, le 16 janvier 1872, le ministre Sagasta se fut décidé à frapper le coup qu’il méditait, et eut ordonné la dissolution des Sections espagnoles de l’Internationale, notre Bulletin (n° 2, p. 3) raconta comment le Conseil fédéral espagnol avait répliqué, le 31 janvier, à l’acte arbitraire du ministre par une protestation énergique, « déclarant considérer le décret gouvernemental comme nul et non avenu, et invitant toutes les Sections d’Espagne à n’en tenir aucun compte ». Le Bulletin ajoutait : « Toutes les Sections de l’Espagne, tous les organes de l’Internationale dans ce pays, ont répondu à cet appel ; les internationaux ont affirmé énergiquement leur résolution de ne pas se laisser dissoudre, et l’Internationale continue à fonctionner comme si la circulaire de M. Sagasta n’avait jamais existé ; les journaux continuent à paraître, et la propagande se poursuit de plus belle ». Et nous citions avec éloges un article de la Emancipación, expliquant que ce journal, « qui, au début de sa publication, ne s’était pas annoncé comme un organe officiel de l’Internationale, avait cru de son devoir, après la circulaire Sagasta, d’en arborer hautement le drapeau et de se déclarer international ». Cet article de la Emancipación contenait un programme dans lequel nous reconnaissions le nôtre : « Nous voulons l’abolition de tout pouvoir autoritaire, » — disait-il, — « qu’il revête la forme monarchique ou la forme républicaine. En son lieu, nous voulons établir la libre fédération des libres associations agricoles et industrielles. Nous voulons la transformation de la propriété individuelle en propriété collective... Nous voulons que les associations agricoles prennent possession en due forme de toutes les terres qui ne sont pas cultivées directement par leurs propriétaires actuels... Nous voulons de même que les associations industrielles puissent travailler immédiatement pour leur compte en entrant sur-le-champ en possession, comme usufruitières, des instruments indispensables à leur travail... À ces réformes fondamentales nous subordonnons toute action, tout mouvement politique,... parce que nous sommes intimement persuadés que la transformation économique que nous réclamons est la condition indispensable de la réalisation des libertés politiques. » Comment n’eussions-nous pas pensé que les rédacteurs d’un journal qui tenait un pareil langage devaient, bien qu’ils eussent publié — par excès d’impartialité, nous disions-nous — la contre-circulaire de Genève, être nos amis ?

Le Conseil fédéral ne se borna pas à répondre à la circulaire de Sagasta par la déclaration qu’il n’en tiendrait aucun compte. Il chercha le moyen d’opposer une résistance efficace à l’arbitraire gouvernemental, et il crut le trouver dans la création d’une organisation clandestine qui, sous le nom de Défenseurs de l’Internationale, grouperait en une association secrète les membres les plus dévoués et les plus sûrs de chaque Section. Ces groupes correspondraient entre eux et avec le Conseil fédéral, qui formerait le centre de cette organisation. Pour mettre ce plan à exécution, le Conseil délégua deux de ses membres, pour parcourir, l’un, F. Mora, la comarca[21] de l’Est (Catalogne et Baléares), l’autre, Anselmo Lorenzo, la comarca du Sud (Andalousie). Leur voyage s’exécuta pendant les mois de février et de mars 1872.

Ce plan cachait une arrière-pensée, à laquelle Lorenzo était resté étranger, mais que connaissaient F. Mora et Mesa, et qu’avait conçue Lafargue : il s’agissait de détruire la Alianza en l’absorbant. L’existence de la Alianza avait été révélée au gendre de Marx par quelques-uns des membres du Conseil fédéral, qui faisaient partie du groupe de Madrid. Un écrivain espagnol, qui connaît bien les détails de l’histoire des premières années de l’internationale en Espagne, l’auteur de l’article Del nacimiento de las ideas anarquicas-colectivistas en España (Revista social, Madrid, 31 janvier 1884 ; cité par Nettlau, p. 679), dit que, dès l’arrivée de Lafargue à Madrid, les rédacteurs de la Emancipación, membres de la Alianza, « l’initièrent et allèrent jusqu’à le proposer comme membre » ; d’ailleurs, dans une lettre datée du 2 juin 1872 et imprimée par Lafargue lui-même dans sa brochure A los internacionales de la région española (voir p. 307), ces mêmes hommes avouent qu’à Madrid, dès le mois de février, l’existence de la Alianza « avait cessé d’être un secret ». Sitôt qu’il fut au courant, reconnaissant dans le programme de la Alianza celui de Bakounine et de ses amis, Lafargue, d’accord avec Marx et Engels, résolut de tout tenter pour détruire cette société, et il fut assez adroit pour mettre dans son jeu les membres mêmes du groupe de Madrid, qui, gagnés par divers moyens, se prêtèrent complaisamment à ses machinations. Les auteurs du libelle de 1873[22] ont déclaré eux-mêmes que la destruction de la Alianza avait bien été en effet la secrète intention de ceux qui proposèrent la création de l’organisation des Defensores de la Internacional : « Le Conseil fédéral espagnol comprit qu’il y avait urgence à se débarrasser de l’Alliance. Les persécutions du gouvernement lui en fournirent le prétexte. Pour pourvoir au cas où l’on dissoudrait l’Internationale, il proposa de former des groupes secrets de Défenseurs de l’Internationale, dans lesquels devaient se fondre insensiblement les sections de l’Alliance. Mais l’Alliance, devinant le but caché de ce plan, le fit échouer. »

Anselmo Lorenzo raconte, au chapitre 32 de son Proletariado militante, son « excursion en Andalousie[23] ». Il visita Séville, où il vit Soriano, Marselau, rédacteur de la Razon, alors en prison, Rubio, et où la réunion du groupe de la Alianza fut tenue dans la cellule même où Marselau était alors enfermé ; Carmona, Utrera, Xérès ; Cadix, où militait Salvochea ; San Fernando, Puerto Real, où il vit Miguel Pino, « l’apôtre de la province de Málaga, puritain et fort comme peu, précieux tant comme homme d’action que comme homme prudent et de bon conseil » ; Loja, Grenade, et enfin Linarès. J’ai voulu savoir de Lorenzo s’il était vrai, comme l’ont prétendu les auteurs du libelle, que les membres de la Alianza eussent « fait échouer » le plan formé par le Conseil fédéral, dont ils auraient deviné le « but caché » ; Lorenzo m’a répondu (lettre du 28 décembre 1905) : « La création de groupes de Défenseurs de l’Internationale fut vue avec sympathie par les internationaux actifs et intelligents, et, du moins en Andalousie, les groupes mêmes de la Alianza se transformèrent en groupes de Défenseurs ou en noyaux fondateurs. À Seville, le groupe de la Alianza accepta le plan, et me donna des références et des adresses pour les autres localités andalouses ; les aliancistas de Cadix et de Málaga appuyèrent également l’idée. On prévoyait alors la possibilité d’une insurrection républicaine, et cette organisation avait été jugée un moyen très opportun et très efficace en vue d’une semblable éventualité : si les groupes de Défenseurs disparurent (si fracasaron los grupos de Defensores), c’est que le mouvement insurrectionnel attendu n’eut pas lieu ; s’il s’était produit, je crois qu’en Andalousie ces groupes seraient intervenus par une action sérieuse. »

Un incident des plus insignifiants en lui-même, qui se produisit à Madrid pendant l’absence de Lorenzo et de Mora, nous révéla les dissensions dont nous n’avions pas encore soupçonné l’existence. En juin 1871, le parti républicain fédéral avait tenu un Congrès auquel il avait invité l’Internationale à envoyer des délégués ; le Conseil fédéral d’alors avait répondu qu’il ne pouvait accepter l’invitation de coopérer aux travaux du Congrès républicain, attendu que le programme des républicains était simplement « à améliorer la condition des classes ouvrières », tandis que le programme de l’Internationale était « de détruire les classes et de réaliser la complète émancipation économique de tous les individus de l’un et de l’autre sexe ». Or, en février 1872, les républicains fédéraux s’étant de nouveau réunis en Congrès à Madrid, les rédacteurs de la Emancipación, poussés par Lafargue, eurent l’idée d’adresser à ce Congrès une lettre (20 février) pour lui demander de déclarer s’il voulait, oui ou non, l’émancipation de la classe ouvrière. Cette lettre fut lue au Congrès et présentée comme une communication émanant officiellement de l’Internationale. Aussitôt des observations furent adressées, par divers membres de la Fédération madrilène, aux rédacteurs de la Emancipación : on leur représenta qu’ils devraient rectifier l’erreur dans laquelle était tombé le Congrès au sujet de leur lettre, qui n’engageait qu’eux et nullement l’Internationale, et qui d’ailleurs était en contradiction avec la déclaration adressée en juin précédent par le Conseil fédéral au Congrès républicain[24]. Les hommes de la Emancipación, mus par quelque sentiment de vanité froissée, se refusèrent à rien rectifier. Alors le Conseil local de la Fédération madrilène écrivit au Congrès, le 7 mars, une lettre disant : « Ayant vu que, par erreur, vous aviez considéré comme provenant de notre Association la lettre que vous ont adressée les rédacteurs de la Emancipación, ce Conseil a décidé de vous faire savoir que non seulement cette lettre n’émane pas de l’Association internationale, mais qu’il la considère comme en contradiction avec la communication, approuvée par nous de tous points, qui vous a été précédemment envoyée par le Conseil fédéral espagnol en réponse à l’invitation qui lui avait été adressée [en juin 1871]. » Aussitôt Mesa, qui était secrétaire général par intérim du Conseil fédéral (en l’absence de F. Mora), rédigea et fit approuver par ses collègues une nouvelle lettre au Congrès (9 mars), dans laquelle il disait : « Le Conseil local de la Fédération madrilène.... a nié que la communication que les rédacteurs de la Emancipación ont adressée au Congrès républicain émanât de l’Internationale. Le Conseil fédéral se déclare complètement d’accord avec les principes exposés dans la lettre des rédacteurs de la Emancipación, lesquels font partie du Conseil fédéral de la région espagnole[25] » Les polémiques suscitées par cette attitude des membres du Conseil fédéral s’envenimèrent, et aboutirent à ce résultat, que la Fédération madrilène prononça l’expulsion de son sein de six rédacteurs de la Emancipación, qui étaient en même temps membres du Conseil fédéral (F. Mora, José Mesa, Paulino Iglesias, Victor Pagès, Inocente Calleja, Hipolito Pauly)[26].

Pour rendre Morago — devenu la bête noire de Mesa et de Lafargue — ridicule ou suspect, le libelle de 1873 lui reproche de s’être laissé porter comme candidat aux Cortès[27]. Voici l’histoire de cette candidature. Une élection partielle devait avoir lieu à Barcelone ; c’était au moment où, aux Cortès, on commençait à discuter la question de l’Internationale. Le groupe de la Allianza de Barcelone pensa qu’il pourrait être utile d’envoyer aux Cortès un homme « qui y soutiendrait les idées de l’Internationale, qui démasquerait la classe bourgeoise, et qui, une fois la discussion terminée, se retirerait de ce foyer de pourriture » ; il écrivit en conséquence à Morago, « l’homme qui, par sa loyauté et son attitude, paraissait le plus capable », pour lui demander s’il consentirait à accepter la candidature ; Morago refusa, et l’affaire en resta là. Morago n’a donc jamais été candidat.

Cependant la Fédération espagnole avait à tenir son congrès annuel. Il se réunit du 4 au 11 avril à Saragosse ; une quarantaine de délégués y prirent part. La Fédération régionale comptait alors, comme le constata le rapport du Conseil fédéral, cinquante-cinq fédérations locales organisées ; en outre, dans quatre-vingt-quatorze localités, des fédérations étaient en voie d’organisation. Le Congrès entendit des rapports sur diverses questions telles que grèves, coopération, enseignement. Il discuta une proposition, faite par Morago, de réorganisation de la Fédération espagnole : cette proposition attribuait aux Sections une plus grande autonomie et enlevait au Conseil fédéral les pouvoirs que lui avait accordés la Conférence de Valencia ; mais la majorité décida que l’organisation votée à Valencia serait conservée. Il déclara adhérer aux résolutions du Congrès belge, ce qui fut interprété par Lafargue comme un succès pour lui ; nous vîmes là, au contraire, une preuve que la Fédération espagnole pensait comme nous, puisque nous aussi nous nous étions ralliés aux résolutions de la Fédération belge. Enfin, il adopta une résolution destinée à mettre un terme au conflit qui s’était produit à Madrid : elle portait que les rédacteurs de la Emancipación retireraient tout ce qui avait motivé leur expulsion, et que de son côté la Fédération madrilène retirerait toutes les choses blessantes qui avaient été dites contre eux et annulerait leur expulsion. Valencia fut désignée comme siège du Conseil fédéral, et, dans un esprit de conciliation, le Congrès plaça dans le nouveau Conseil deux membres de l’ancien, F. Mora et Anselmo Lorenzo ; mais Mora refusa sa nomination. Le Conseil fut composé, outre Lorenzo, de Peregrin Montoro, tisseur en soie ; Francisco Martinez, teinturier ; Francisco Tomás, maçon ; et Severino Albarracin, instituteur primaire ; on laissa à la Fédération locale de Valencia le soin de désigner les quatre autres membres, qui furent Rosell, tisseur en soie ; Torres, libraire ; Asensi, ébéniste ; et Martí, tailleur de pierres.

Une dizaine de membres de la Alianza (non compris les membres de l’ancien Conseil fédéral de Madrid) s’étaient trouvés parmi les délégués au Congrès ; ils échangèrent leurs vues sur la situation, et, en présence des dissensions qui s’étaient produites à Madrid, et peut-être ailleurs encore, ils constatèrent que leur organisation secrète ne pouvait plus donner les résultats qu’on en avait attendus, et décidèrent de la dissoudre : ce qui fut fait.

Paul Lafargue assistait au Congrès de Saragosse, avec un mandat de la fédération d’Alcala de Hénarès, et sous le nom de Pablo Farga. Il avait exercé une influence marquée sur certaines discussions, et avait contribué plus que personne à faire rejeter le projet de réorganisation, fondé sur le principe d’autonomie, qu’avait présenté Morago. Dans une brochure publiée par lui en juin 1872 (voir p. 307). Lafargue a prétendu que « c’est au Congrès de Saragosse qu’il se convainquit de l’existence en Espagne d’une société secrète appelée la Alianza » ; il ajoute : « Au Congrès de Saragosse, les membres de la Alianza tenaient leurs réunions en secret. Je couchais dans le même logement qu’un de ces alliés, qui se levait à six heures du matin pour aller prendre part à ces conciliabules... Différentes observations que je fis durant ce Congrès me mirent au courant de tout. » On a vu plus haut que Lafargue était « au courant de tout » bien avant de venir à Saragosse, et qu’il avait déjà fait jouer ses marionnettes de Madrid pour tâcher de détruire on d’absorber cette gênante Alianza, en laquelle il voyait un obstacle à la réalisation des projets autoritaires de la coterie marxiste.

Ayant si bien réussi à dominer le Conseil fédéral de Madrid, Lafargue pensa qu’il pourrait exercer aussi son influence sur le nouveau Conseil fédéral que le Congrès venait de nommer ; et il forma le projet de transférer à Valencia la Emancipación. Il en fit la proposition formelle à deux membres du nouveau Conseil, Montoro et Martinez, lorsque ceux-ci, au retour du Congrès de Saragosse, traversèrent Madrid. La chose a été racontée en ces termes dans une circulaire du Conseil fédéral de Valencia du 30 juillet 1872 : « Les délégués, en passant par Madrid, furent invités à souper chez ce monsieur [Lafargue] ; là on chercha à séduire deux membres de notre Conseil, là on proposa de faire paraître la Emancipación au lieu de la résidence du nouveau Conseil, qui aurait passé pour être en même temps le Conseil de rédaction de ce journal, tandis qu’eux, Lafargue et ses amis, l’auraient rédigé en réalité, c’est-à-dire nous auraient envoyé de Madrid les articles tout faits, pendant que nous aurions joué le rôle d’éditeurs responsables de leurs intrigues... Par tout ce qui fut dit là, nous nous sommes convaincus de ce qu’ils sont en réalité et de leurs funestes tendances[28]. »

La suite des événements d’Espagne sera racontée plus loin (p. 287).


Je n’ai pas eu l’occasion de parler de l’Allemagne depuis le moment où avait paru le manifeste du Comité de Brunswick-Wolfenbüttel, et où ses rédacteurs avaient été arrêtés, ainsi que quatre autres personnes. En octobre 1870, Bismarck avait fait remettre en liberté Jacoby et Bonhorst ; Geib fut transféré à Hambourg, et les cinq autres à Brunswick ; Sievers fut relâché en décembre. Le 17 décembre on arrêta à Leipzig Liebknecht, Bebel et Hepner (rédacteur du Volksstaat), sous l’inculpation de préparation au crime de haute trahison. Mais à la fin de mars 1871, les trois prisonniers de Leipzig et les cinq prisonniers de Brunswick furent élargis faute de preuves suflisantes.

Les élections au Reichstag eurent lieu le 3 mars 1871 : un seul socialiste fut élu, Bebel[29]. Son attitude au Reichstag pendant la Commune de Paris fut énergique : « Si Paris doit être vaincu maintenant, dit-il un jour, je dois vous prévenir que la lutte engagée à Paris n’est qu’un petit combat d’avant-postes ; que la bataille décisive, en Europe, est encore à venir ; et qu’avant peu d’années le cri de guerre du prolétariat parisien : Guerre aux palais, paix aux chaumières, mort à la misère ! sera le cri de guerre du prolétariat tout entier. » L’assemblée des représentants de la bourgeoisie allemande accueillit ces paroles par des risées.

Les poursuites furent reprises en octobre 1871 contre Bracke, Bonhorst, Spier et Kühn, qui, condamnés alors à l’emprisonnement, se trouvèrent, par suite de la détention préventive qu’ils avaient endurée, n’avoir plus de peine à subir. En mars 1872, Liebknecht, Bebel et Hepner furent poursuivis à leur tour, et comparurent devant le jury de Leipzig, sous la prévention renouvelée de préparation à la haute-trahison ; les débats durèrent deux semaines, et eurent un grand retentissement : Hepner fut acquitté, Liebknecht et Bebel déclarés coupables et condamnés à deux années de forteresse.

J’ai noté précédemment (tome Ier, p. 265, note 5) comment l’expression de sérieux travail souterrain, dont le président du tribunal de Leipzig avait demandé l’explication à Liebknecht, avait été interprétée par nous alors — faute d’avoir connu dans son intégralité le passage de la Confidentielle Mittheilung où elle se trouve — comme s’appliquant à l’intrigue marxiste en Allemagne, tandis qu’elle s’appliquait en réalité à l’action du Conseil général en Angleterre. Dans ses commentaires à ce sujet, le Mémoire de la Fédération jurassienne (p. 240) s’exprime ainsi au sujet des trois accusés du procès de Leipzig : « L’attitude courageuse du Volksstaat pendant la guerre et la Commune de Paris lui avait attiré beaucoup de sympathies ; et pour nous, objet des attaques imméritées de ce journal, nous lui rendions pleine justice, en regrettant ce que nous appelions ses erreurs, et en déplorant surtout qu’un homme de la valeur de Bebel — celui des trois qui nous inspirait le plus de sympathie — se laissât entraîner sans examen à des appréciations souverainement injustes à notre égard ».


C’est ici que je dois noter le commencement de mes relations d’amitié avec les deux frères Élie et Élisée Reclus, et la connaissance que je fis du jeune Andréa Costa.

On sait qu’Élisée Reclus, fait prisonnier à la sortie du 4 avril 1871, sur le plateau de Châtillon, avait été condamné à la déportation, le 15 novembre, par le Conseil de guerre siégeant à Saint-Germain-en-Laye, et qu’ensuite, sur l’intervention d’un groupe de savants de diverses nations, la peine prononcée par les juges militaires fut commuée, en janvier 1872, en celle de dix ans de bannissement. Cette nouvelle fut par nous tous accueillie avec une grande joie. Élisée se rendit à Zürich, où s’était installé son frère Élie, et où il retrouva ses deux filles et sa seconde femme (Fanny Lherminez). Mme André Léo écrivait de Genève, le 24 mars, à Mathilde Rœderer : « Élisée Reclus est enfin à Zürich avec les siens. Il est assez bien portant, plein de courage, d’énergie et d’espérance. Ce long martyre d’un an l’a trempé au lieu de l’abattre. C’est le vrai démocrate, celui-là ; mais combien sont-ils qui lui ressemblent ! » De Zürich, Élisée alla s’établir à Lugano en avril ; une autre lettre de Mme André Léo, du 13 juin, écrite de Como, annonce que, le même jour, elle va voir à Lugano « le cher Élisée Reclus, que je n’ai pas revu depuis son martyre » ; le 31 juillet, elle dit à sa jeune correspondante : « Je reverrai certainement Élisée et lui ferai votre commission, ainsi qu’à Fanny. Ils sont perchés à mi-côte d’une des montagnes qui entourent Lugano, dans une vieille maison qu’ils ont presque pour rien, au milieu de paysages admirables. Notre ami, là comme auparavant, travaille, élève ses deux filles, espère et croit autant, et peut-être plus, que jamais. » Dès son arrivée à Lugano, Élisée était allé voir Bakounine à Locarno ; voici les indications qu’on trouve dans le calendrier-journal de 1872 : « Avril 11. Arrivée inopinée d’Élisée Reclus. — 13. Lettre envoyée à Reclus et par lui à Pezza et Stampa. — 18. À 6 h. matin avec Fanelli à Luino ; de là à Lugano, hôtel Washington ; toute la journée avec et chez Reclus. — Mai 2. Lettre à Élisée, qui m’a envoyé thé. — 17. Écrit et envoyé lettre chargée immense à Spichiger au Locle, contenant quatre lettres : une à James, une à Ozerof, et des lettres d’Alerini, d’Élisée Reclus à moi, et de B [illisible] à Reclus. — 18. Lettre à Reclus Élisée. — Juin 1er. Lettre d’Élsée. — 4. Écrit lettre à Élisée Reclus. »

Des deux frères, ce fut Élie que je vis le premier. Il était allé, de Zürich, dans l’été de 1872, faire un voyage à Genève, par Berne et Fribourg ; et, au retour, il passa par Neuchâtel et s’y arrêta pour me rendre visite. C’était un dimanche. Nous causâmes tout de suite comme de vieux amis ; les petites divergences de tactique qui avaient existé en 1869, lors du conflit de Mme André Léo avec l’Égalité (voir tome Ier, p. 150), étaient bien oubliées : la guerre et la Commune avaient passé par là-dessus.

Quant à Élisée, je ne puis me rappeler exactement la date de notre première rencontre, et dire si elle eut lieu dans l’été de 1872, ou seulement après le Congrès de la Haye. Tout ce que je sais, c’est que ce fut aussi au retour d’un voyage à Genève qu’Élisée s’arrêta à Neuchâtel, où il passa quelques heures à causer avec moi. Notre amitié s’affermit dans les années qui suivirent, lorsque, établi à Vevey (à partir de 1874), il fut devenu un membre actif de la Fédération jurassienne, et surtout quand nous nous retrouvâmes plus tard à Paris. Nous n’avons jamais cessé de nous entendre sur toutes les choses essentielles ; et après trente-trois ans, notre dernière conversation, le lundi 1er mai 1905, dans la chambrette où il était descendu (123, boulevard du Montparnasse) à son dernier voyage à Paris, deux mois avant sa mort, constatait notre accord et les espérances que faisait renaître, dans son cœur comme dans le mien, l’admirable mouvement du prolétariat français groupé dans la Confédération générale du travail. Le même soir il m’écrivait ce billet, le dernier que j’aie reçu de lui :


Mon ami et compagnon.

Un changement de vent me fait modifier mes plans et partir pour la Belgique. Je suis d’autant plus heureux d’avoir eu la chance de vous voir avant de quitter Paris aussi brusquement ; j’ai eu le grand plaisir de vous entendre exposer le plan de votre ouvrage, qui sera pour nous un événement de réelle importance.

Bien affectueusement.

Élisée Reclus.

Lundi soir.


J’ai déjà nommé Andrea Costa, qui, originaire d’Imola, en Romagne, et étudiant à l’université de Bologne, était venu à l’Internationale par le Fascio operaio. Au printemps de 1872, — c’était sans doute après le Congrès de Bologne (17 mars), — Costa fut ou se crut menacé d’arrestation, et se mit en sûreté en se réfugiant en Suisse. Il vint à Neuchâtel, où il passa quelques semaines ; durant ce temps, je le vis chaque jour : c’était un bon jeune homme, ingénu, et amoureux de beau langage. Pendant son séjour, il reçut plusieurs lettres de Giosuè Carducci, l’illustre poète, qui était son professeur, et pour lequel il avait une admiration enthousiaste (Carducci n’était pas encore sénateur[30], et le jeune étudiant, son disciple, se serait mis fort en colère si quelqu’un lui eût prédit alors qu’il deviendrait lui-même député) ; les lettres du poète, qu’il me montra, portaient cette adresse, que j’ai retenue parce que la naïveté de la formule me faisait sourire : All’ egregio giovane Andrea Costa. Au bout de peu de temps, on écrivit d’Italie à Costa qu’il pouvait rentrer sans danger : il reprit le chemin de son pays, où il rapportait des idées plus claires sur l’Internationale, et où il devait, en août, être l’un des organisateurs de la Conférence de Rimini.



  1. C’est Bakounine.
  2. Bakounine veut parler de l’assemblée de Lyon du 13 mars 1870 (voir t. Ier, p. 283). Peu de jours avant cette réunion, il avait, dans une lettre intime, morigéné Richard, auquel il reprochait son « charlatanisme » et sa « manie de poser ».
  3. Camet (voir p. 147), que Bakounine, amusé par l’allitération, appelait toujours « Camille Camet, canut ». Il était à ce moment réfugié à Zürich.
  4. Il n’existait pas encore, en réalité, de « Fédération italienne ». Il n’y avait en Italie que des Sections isolées ; elles ne se constituèrent en fédération qu’à la Conférence de Rimini, en août 1872.
  5. Lanjalley avait publié, en collaboration avec Paul Corriez, dans l’été de 1871, à Paris même, une histoire de la Commune — la première — où la vérité était dite sur les atrocités commises par les fusilleurs versaillais.
  6. Par l’intermédiaire de Gustave Jeanneret (voir p. 172).
  7. À propos de la reproduction dans le Bulletin de cet article de Lanjalley, Engels et Lafargue prétendirent que la circulaire de Sonvillier « fut envoyée par les hommes de l’Alliance à tous les journaux radicaux », et que « la République française de M. Gambetta s’empressa de reconnaître leurs services par un article plein d’encouragements pour les jurassiens et d’attaques contre la Conférence de Londres » (L’alliance de la démocratie socialiste, etc., p. 27).
  8. Prononcer « Krapôtkine ».
  9. Je traduis directement, ici et plus loin, du texte original anglais des Memoirs of a Revolutionist.
  10. Sur un point, la mémoire de Kropotkine l’a induit en une erreur légère ; il a confondu deux époques. En 1872, je ne traduisais pas encore des romans pour vivre : c’est seulement à partir de 1873 que, étant entré en relations avec un éditeur de Berne, je fis successivement pour lui trois traductions, deux de l’allemand et une de l’anglais ; et je dois ajouter que l’éditeur — il faut lui rendre cette justice — payait mon travail moins chichement que Kropotkine ne l’a cru : mes honoraires n’étaient pas de « huit francs pour seize pages », mais bien de soixante francs par feuille de trente-deux pages. En 1872, ma situation économique était d’ailleurs, comme Kropotkine en a gardé l’impression, des plus précaires : l’imprimerie subissait une crise qui, à la fin de l’année, devait aboutir à ma sortie de l’atelier, par suite de la vente que mon père — maître réel de la situation sous le nom de mon frère — fit de l’établissement à un nouveau propriétaire. Dans la prévision de ce qui allait arriver, je cherchais à me créer des ressources nouvelles, et, au moment même où Kropotkine se trouvait parmi nous, je préparais le lancement d’une revue bi-mensuelle, les Lectures populaires (romans, voyages, variétés historiques et littéraires, etc.), qui, si elle eût pu trouver un nombre suffisant d’abonnés, m’aurait assuré une existence indépendante. Le premier numéro des Lectures populaires parut le 10 avril 1872.
  11. C’est Bastelica qui est le typographe communard dont il parle : « A French Communard, who was a compositor ».
  12. Il s’agit sans doute d’une lettre accréditant Guesde, comme membre de la Section de propagande de Genève, auprès de nos camarades d’Italie.
  13. Nettlau, note 2636.
  14. Dans la brochure L’Alliance, etc. (p. 40), on a écrit : « Le Fascio operaio avait commis une grosse bévue en découvrant aux profanes la mystérieuse existence du centre secret de l’Alliance. Le Comité jurassien se vit forcé de nier publiquement son existence secrète. » Marx s’est donc figuré que notre Comité fédéral, Andrié, Guerber, Schwitzguébel et leurs deux collègues, dont j’ai oublié les noms, tous les cinq désignés par la Section de Sonvillier, formait le rentre secret d’une vaste organisation occulte de laquelle les socialistes italiens du Fascio operaio recevaient le mot d’ordre ! Risum teneatis !
  15. Lettre publiée dans la Société nouvelle de Bruxelles, février 1896. On voit, par le calendrier-journal, que cette longue lettre fut rédigée du 14 au 17 mars 1872.
  16. Le croirait-on ? de ce dégoût qu’inspiraient à Bakounine les polémiques personnelles, Marx et ses amis lui ont fait un grief, comme s’il y eût eu, dans ses motifs pour s’abstenir de répondre aux attaques dont il était l’objet, autre chose qu’une légitime répugnance à occuper le public de questions de personnes. Engels parle à Sorge, le 14 juin 1873, du « peu d’envie qu’a toujours montré Bakounine d’accepter un débat personnel (Bakunins alle Unlust, in persönlicher Debatte aufzutrelen) », laissant perfidement entendre par là que Bakounine devait avoir des raisons de désirer se soustraire à l’obligation de donner certaines explications.
  17. On retrouve cinq de ces noms dans la liste des huit socialistes espagnols, amis de Fanelli, auxquels Bakounine m’avait engagé à envoyer le Progrès (tome Ier, p. 139, note 3).
  18. Le programme et les statuts de la Alianza ont été publiés par les membres mêmes de cette association, après la délation qui fut faite (voir plus loin p. 309) le 28 juillet 1872 par les rédacteurs de la Emancipación.
  19. Alerini ne fut admis dans la Alianza que « plus de huit mois après son arrivée en Espagne », donc en décembre 1871. (Cuestion de la Alianza, p. 4, 3e colonne, note C.) 
  20. Sentiñon, malgré sa retraite, ne cessa pas de manifester sa sympathie pour la cause ouvrière, et il est resté fidèle jusqu’à la fin aux idées généreuses de sa jeunesse. « J’ai connu Sentiñon, m’a écrit Anselmo Lorenzo (28 décembre 1905), je l’ai fréquenté, et je puis dire qu’il m’inspirait du respect. Il était lié d’amitié avec la plupart de nos camarades, et dans les derniers temps de sa vie on le voyait encore à nos réunions. » Il est mort à Barcelone en janvier 1903 ; et, s’il a été injurié jadis dans certaines publications marxistes, les révolutionnaires espagnols ont rendu a sa mémoire un hommage mérité. « Il n’a pas cessé, disait au lendemain de sa mort la Huelga general, d’être parmi nous une source constante d’idées lumineuses et de salutaires indications ; sa collaboration à la Federación, au Productor, à la Acracia, a laissé une trace profonde ; et son nom brillerait comme une étoile de première grandeur si, à son savoir et à ses vertus, il n’avait pas joint une modestie plus grande encore que sa science. »
  21. Au point de vue de la correspondance, la Fédération espagnole avait été divisée en cinq comarcas (territoires) : Est, Sud, Ouest, Nord et Centre.
  22. L’Alliance de la démocratie socialiste, etc., p. 33. — Les lettres d’Engels à Sorge, récemment publiées, m’ont appris le nom des auteurs de ce triste pamphlet, que j’avais jusqu’ici attribué à Marx en personne : « C’est Lafargue et moi qui l’avons fait ensemble, écrit Engels le 26 juillet 1873 ; seule la conclusion est de Marx et de moi ».
  23. Il n’avait pas encore, à ce moment, de méfiance à l’endroit de Lafargue : ce fut même, détail amusant, avec un pardessus obligeamment prêté par le gendre de Marx et accepté en toute simplicité par le missionnaire du Conseil fédéral, que Lorenzo partit pour aller recruter des Défenseurs à l’Internationale (lettre du 28 décembre 1905).
  24. Sur ce point, les avis furent partagés, et il y eut des internationaux, anarchistes très sincères, qui approuvèrent le contenu de la lettre des rédacteurs de Emancipación. Lorenzo m’a écrit à ce sujet (28 décembre 1905) : « C’est à Grenade que je lus, dans la Igualidad, journal de Maurid, la lettre de la Emancipación au Congrès du parti républicain fédéral. Je me rappelle que je n’avais eu, à l’avance, aucune connaissance de la chose, et l’impression que la lettre me causa fut favorable, parce qu’il me sembla qu’elle pouvait être un moyen de dissiper les illusions politiques des travailleurs. »
  25. En racontant à leur façon cet incident, les rédacteurs de la brochure L’Alliance ont essayé de faire croire que la fédération madrilène (dont ils font un instrument docile aux mains de la Alianza, quoique sachant mieux que personne qu’à Madrid les hommes de la Alianza étaient précisément les rédacteurs de la Emancipación) était l’alliée des républicains, et que si le Conseil local de cette Fédération désavoua la lettre des rédacteurs de la Emancipacióndu 25 février, ce fut par complaisance pour les républicains. Voici le roman abracadabrant qu’ils offrent à la crédulité de leurs lecteurs : « Four enlever au peuple toute illusion sur la phraséologie pseudo-socialiste des républicains, les rédacteurs de la Emancipación, qui étaient en même temps les membres du Conseil fédéral, adressèrent aux représentants du parti républicain fédéraliste, réunis en Congrès à Madrid, une lettre dans laquelle ils leur demandèrent des mesures pratiques et les sommèrent de se déclarer sur le programme de l’Internationale. C’était porter un coup terrible au parti républicain ; l’Alliance se chargea de l’atténuer, car elle, au contraire, était liguée avec les républicains. Après l’altitude du Conseil fédéral vis-à-vis du parti républicain, laquelle déjouait tous ses plans, l’Alliance résolut de le perdre. » (L’Alliance, etc., pages 34 et 35.) On a peine à concevoir pareil jésuitisme, même de la part d’Engels et de Lafargue.
  26. Les membres du Conseil fédéral, qu’on ne l’oublie pas, étaient tous membres de la Alianza, et constituaient à eux seuls le groupe madrilène de cette organisation, Morago ayant cessé d’en faire partie. Mesa avait même essayé — inutilement du reste — de profiter de sa qualité d’aliancista pour obtenir que la Federación de Barcelone, dont deux rédacteurs appartenaient à la Alianza, se prononçât en faveur de la Emancipación. Cela n’a pas empêché Lafargue et Engels d’écrire, à propos de cette expulsion : « L’Alliance fit plus encore pour le parti républicain..., elle fit expulser de la Fédération de Madrid, où elle dominait, les rédacteurs de la Emancipación » (L’Alliance, etc., p. 33).
  27. « Et pour avoir aussi son Fanelli aux Cortès espagnoles, l’Alliance se proposa de porter la candidature de Morago. » (L’Alliance, etc., p. 34.)
  28. Ne pouvant pas nier le fait, les auteurs du libelle de 1873 ont essayé de plaisanter (c’est la tactique que Marx explique dans sa lettre à Kugelmann du 15 octobre 1867 ; voir tome Ier, p. 51, note) ; ils ont écrit : « Lafargue fut chargé du péché mortel d’avoir, par un dîner gargantuesque, soumis aux tentations de saint Antoine la faible chair de Martinez et de Montoro, deux membres du nouveau Conseil fédéral allianciste, comme s’ils portaient leur conscience dans leur panse » (L’Alliance, etc.. p. 37).
  29. Schweitzer fut battu à Elberfeld-Barmen. Peu de temps après, il abandonna la présidence de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein. Son successeur fut l’ouvrier Hasenclever, qui entra en fonctions le 1er juillet 1871. Le Sozial-Demokrat avait cessé de paraître en avril 1871, à cause de la diminution du nombre de ses abonnés ; il fut remplacé, le 1er juillet, par le Neuer Sozial-Demokrat. — Malgré la retraite de Schweitzer, l’hostilité entre les lassalliens et la fraction dite d’Eisenach n’avait pas diminué, et, comme les lassalliens nous témoignèrent à plusieurs reprises de la sympathie, les auteurs du libelle de 1873, L’Alliance de la démocratie socialiste, etc., ont associé les Jurassiens et les lassalliens dans les mêmes injures : « Les lassalliens, après avoir entravé pendant des années l’organisation du prolétariat, ont fini par devenir de simples instruments de police (p. 26)... Toute la presse libérale et policière a pris ouvertement le parti des signataires de la circulaire de Sonvillier. Ils ont été secondés dans leurs calomnies personnelles contre le Conseil général,... en Allemagne, par les socialistes bismarckiens qui, en dehors de leur journal policier, le Neuer Sozial-Demokrat, jouent les blouses blanches de l’empire prusso-allemand (p. 28). »
  30. Carducci fréquentait alors les réunions de l’Internationale. Lorsque Piccinnini eut été assassiné à Lugo par les mazziniens (voir plus loin p. 287), Carducci écrivit pour le révolutionnaire lâchement immolé une épitaphe célébrant ce jeune « ami du peuple et de tous les hommes, qui, héraut de concorde et de paix, avait commencé à lutter, avec les associations de travailleurs de toute nation, pour la liberté de la plèbe ». (Alfredo Angiolini, Cinquant’ anni di socialismo in Italia, 2e éd., p. 60.)