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L’Internationale, documents et souvenirs/Tome III/V,8

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L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre VIII
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VIII


De mai 1874 au VIIe Congrès général de l’Internationale, à Bruxelles,
7 septembre 1874.


En Espagne, la guerre civile continuait. Le maréchal Serrano, chef du nouveau pouvoir exécutif, fit éprouver aux carlistes, en mai 1874, un échec devant Bilbao ; ce succès militaire du « dictateur » fut le signal d’un redoublement de rigueur contre les divers partis populaires. On nous écrivait d’Espagne : « Les sections de l’Internationale continuent à fonctionner comme par le passé. Cependant la persécution va toujours son train ; il y a plus de cinq cents internationaux dans les prisons de l’État, mais cela n’a pas refroidi l’ardeur des persécutés... L’esprit du peuple incline de plus en plus en notre faveur. Désabusé, il vient à nous. Le manifeste de la Commission fédérale a produit dans les masses une bonne impression. » Un journal clandestin, las Represalias, prêchait l’insurrection : « Grâce à l’ambition, à la stupidité et à la mauvaise foi des bourgeois, — disait-il, — nous nous voyons obligés de songer à la révolution immédiate, à laquelle nous n’aurions jamais pensé auparavant. Puisqu’ils la veulent et qu’ils nous y poussent, qu’elle soit ! » Voici quelques nouvelles données par le Bulletin (7 juin, 21 juin et 19 juillet) : « Les assassinats commis par le gouvernement à San Fernando (près de Cadix) crient vengeance. Soixante-six ouvriers ont disparu de cette localité. Le peuple de San Fernando sait que ces malheureux, après avoir été arrêtés, ont été conduits à bord d’un navire, et que là, au milieu de la nuit, on les a cousus dans des sacs et jetés à la mer avec des boulets aux pieds. L’auteur de ce crime, le capitaine-général Arias, vient de recevoir le salaire de son forfait : il a été nommé ministre de la marine. » — « Au commencement de mai, les tonneliers et les ouvriers maritimes de la Catalogne ont tenu leur troisième Congrès annuel, qui a voté, au milieu du plus grand enthousiasme, l’adhésion à l’Internationale. Trois mille ouvriers étaient représentés à ce congrès. » — « Le gouvernement espagnol a réclamé, et le gouvernement français a livré, neuf cents prolétaires qui avaient pris part au mouvement de Carthagène, et qui ont été conduits à Ceuta. Les sections de Málaga ont tenu un Congrès local. Les délégués de plusieurs fédérations locales se sont réunis le 17 mai à Xérès, à l’effet de nommer une délégation au prochain Congrès régional espagnol, qui aura lieu bientôt, en dépit de la police. Le Conseil fédéral de l’une des Unions régionales de métiers a adressé une circulaire aux ouvriers de cette Union pour les engager à s’organiser révolutionnairement. » — « Les soixante-treize compagnons de San Lucar, après onze mois de prison, ont été transportés à la Carraca (l’arsenal de Cadix), sans qu’ils sachent encore pourquoi ils sont détenus ni quand ils seront jugés. Le premier acte dont ils ont été témoins, en arrivant à leur nouvelle prison, a été la bastonnade donnée à plusieurs ouvriers, sans motif aucun. On a renfermé ces compagnons dans les mêmes tours qu’occupaient les soixante-six malheureux de San Fernando jetés à la mer par les assassins bourgeois ; ne médite-t-on pas quelque attentat pareil contre les nouveaux habitants des cachots des quatre tours ? »

Le Congrès annuel de la Fédération espagnole eut lieu à Madrid le 25 juin 1874 et les jours suivants ; la police, malgré toute sa vigilance, ne put empêcher les délégués de quarante-sept fédérations locales de se réunir et de délibérer. Le rapport de la Commission fédérale constata que la Fédération régionale se composait de 320 fédérations locales, formant un total de 532 sections. Le Congrès approuva les résolutions du Congrès général de Genève, de septembre 1873 ; il revisa sur quelques points les statuts de la Fédération ; il décida que les sections continueraient à verser, en faveur des internationaux emprisonnés et persécutés, la cotisation mensuelle d’un quart de peseta (25 centimes) par membre ; il fixa la date du prochain Congrès régional au premier dimanche de mai 1875 ; il composa la Commission fédérale de quatre membres, et il fut entendu qu’elle résiderait sur le point de la péninsule ibérique qui conviendrait le mieux à sa sécurité ; enfin, il vota à l’unanimité la résolution suivante : « Le Congrès se déclare solidaire de tous les actes révolutionnaires, tels que ceux d’Alcoy et d’autres localités, accomplis par les internationaux de la région espagnole ; il envoie un salut fraternel à tous les ouvriers des divers pays qui endurent les persécutions de l’infâme bourgeoisie, et en même temps un souvenir de reconnaissance aux victimes tombées par suite de leur dévouement à la grande cause de la Révolution sociale. Il reconnaît comme un devoir l’exercice des représailles, aussi longtemps que les travailleurs seront traités comme des bêtes fauves et qu’on leur déniera leurs droits. » Il décida en outre la publication d’un Manifeste aux travailleurs, « qui a été immédiatement publié par une imprimerie clandestine, et dont nous avons entre les mains un exemplaire », dit le Bulletin du 19 juillet. Notre organe en reproduisit le passage suivant, où le Congrès annonce la résolution bien arrêtée des internationaux espagnols d’appliquer à la bourgeoisie la loi du talion : « Dès ce jour, et jusqu’à ce que nos droits soient reconnus, ou que la révolution sociale ait triomphé, tout exploiteur, tout oisif vivant de la rente, tout capitaliste parasite et jouisseur qui, confiant dans l’impunité que lui promet l’État, aura commis envers nous une offense grave ou aura violé nos droits, tombera sous les coups d’un bras invisible, et ses propriétés seront livrées au feu, afin que notre justice ne s’accomplisse pas au profit des héritiers légaux. »


Pendant les mois qui précédèrent les événements d’août 1874 en Italie, nous ne recevions plus de nouvelles directes de l’Internationale italienne ; Costa et Malatesta étaient trop absorbés par l’action quotidienne pour songera nous envoyer des correspondances ; et Cafiero était parti pour la Russie en juin. Le Bulletin ne publiait d’autres renseignements que ceux qu’il recueillait dans la presse ; mais ces renseignements étaient significatifs, ils faisaient prévoir une explosion prochaine. Le 17 mai, le Bulletin écrit : « Toutes les semaines, les journaux d’Italie nous apportent le récit de nouvelles arrestations, avec de nouveaux détails sur la misère qui règne partout, ainsi que l’annonce de la fondation de nouvelles sections de l’Internationale. Un certain nombre de nouveaux journaux socialistes ont été supprimés, entre autres le Romagnolo, qui a été condamné en outre à d’énormes amendes. » Le 7 juin : « À mesure que les persécutions gouvernementales font disparaître de l’arène les organes socialistes italiens, il en renaît d’autres, plus ardents et plus infatigables. Ce sont les têtes de l’hydre : coupez-en une, il en repousse vingt. Nous venons de recevoir les premiers numéros du Sempre avanti (Toujours en avant), qui se publie à Livourne depuis le 10 mai, et du Schiavo bianco (L’Esclave blanc), qui vient de paraître à Turin. Nous leur souhaitons la bienvenue. » Le 29 juin : « Depuis plusieurs semaines, nous n’avons pas reçu de journaux italiens : probablement que la police aura saisi tous les numéros parus. Le silence qui se fait en Italie en ce moment n’indique pas le moins du monde un ralentissement dans l’agitation socialiste ; c’est bien plutôt le silence sinistre, précurseur de l’orage. » Le 19 juillet : « L’Italie avait paru un moment plongée dans une torpeur lugubre. Elle commence à en sortir. Le peuple voit que sa misère ne tient pas à la rareté des vivres, mais à l’égoïsme de ses exploiteurs : en effet, la récolte est magnifique, et cependant la misère est toujours aussi grande. Aussi des manifestations menaçantes viennent-elles d’avoir lieu dans plusieurs grandes villes. À Florence, le 11 courant, une grande foule s’est portée devant l’hôtel de ville pour demander une diminution du prix du pain. Mais la troupe est intervenue énergiquement, suivant l’expression de la presse bourgeoise, et une trentaine d’arrestations ont été faites. Le correspondant de Rome du Journal des Débats veut voir dans ces troubles « une action occulte, » à laquelle la politique n’est probablement pas étrangère ». Il se trompe évidemment. Le parti politique auquel il fait allusion, le parti mazzinien, est devenu aujourd’hui, en haine de l’Internationale, le plus ferme soutien de l’ordre établi. Les mouvements populaires italiens sont le résultat naturel des aspirations révolutionnaires d’un prolétariat écrasé depuis des siècles par l’oppression sous toutes ses formes, et qui n’attend que le moment favorable pour secouer une fois pour toutes le joug de la bourgeoisie, du militarisme et des prêtres. »

Le Comitato italiano per la Rivoluzione sociale résolut de profiter des circonstances pour tenter un mouvement insurrectionnel. Malatesta a indiqué en ces termes, deux ans et demi plus tard, au Congrès général de Berne (octobre 1876), les motifs de cette décision : « Au printemps de 1874, une très vive agitation s’était produite sur différents points de l’Italie par suite de la baisse des salaires et du renchérissement exorbitant des objets de consommation. Dans un grand nombre de localités, les magasins furent pris d’assaut et mis au pillage. L’Internationale se trouvait dans la nécessité de repousser entièrement ces actes populaires, ou de s’en déclarer solidaire : c’est ce dernier parti qui fut pris. L’Internationale ne pouvait agir autrement : d’abord, parce que, si elle avait repoussé ces actes accomplis par le peuple, elle aurait perdu tous les partisans pratiques de la révolution ; puis, parce que la révolution consiste bien plus dans les faits que dans les mots, et que, chaque fois qu’éclate un mouvement spontané du peuple, chaque fois que les travailleurs se lèvent au nom de leurs droits et de leur dignité, il est du devoir de tout socialiste révolutionnaire de se déclarer solidaire du mouvement qui se fait. »

C’est à la fin de ce chapitre que je parlerai de l’insurrection italienne d’août 1874, et de la part qu’y prit Bakounine.


En France, le 16 mai 1874, le cabinet de Broglie, mis en minorité, donna sa démission. « Il se trouvera des simples d’esprit pour se féliciter de ce résultat, en s’écriant que c’est un pas de plus vers l’affermissement de la République. Il n’y a de vraie République possible que sur cette double base : l’émancipation des travailleurs, mis en possession de la terre et des instruments de travail, et la libre fédération des Communes autonomes. Le seul moyen de constituer cette République, c’est une révolution. » (Bulletin du 24 mai 1874.)

En juin, un groupe de blanquistes réfugiés à Londres publia un manifeste renfermant le programme du parti. Les blanquistes se déclaraient athées, communistes, révolutionnaires. Le Bulletin marqua en ces termes les différences qui lui paraissaient séparer la doctrine blanquiste des idées de l’Internationale :


Les blanquistes se déclarent athées. Nous sommes athées aussi. Ils disent de la religion : « Il faut nier cette erreur génératrice de toutes les autres, car c’est par elle que depuis des siècles l’homme est courbé, enchaîné, spolié, martyrisé ». Ce point de vue peut se résumer ainsi : « La religion est la source de la misère : il faut donc détruire la religion, après quoi l’émancipation du travail deviendra possible ». Les blanquistes, comme on dit, mettent la charrue devant les bœufs... Il serait plus juste de dire : « La misère est la mère des superstitions religieuses ; il faut donc émanciper le travail, après quoi la destruction de la religion deviendra possible ».

Nous sommes communistes, disent les blanquistes. Ce mot ne nous effraie pas le moins du monde ; ce qui nous importe, c’est de considérer le sens qu’on y attache... Ce que les blanquistes appellent communisme, et ce que l’Internationale appelle collectivisme, ne sont qu’une seule et même chose. Le mot cependant nous paraît nécessiter un éclaircissement. Le manifeste dit : « Nous voulons que la terre, que les richesses naturelles appartiennent à la communauté ». Les blanquistes, nous en avons peur, ont voulu dire par là : « Il faut que la propriété appartienne à l’État ». Pour que la définition répondît à notre manière de voir, il aurait fallu parler ainsi : « Nous voulons que la terre, que les richesses naturelles appartiennent aux travailleurs associés ». Alors le programme communiste se trouverait ramené, sur tous les points, au programme que nous avons l’habitude de désigner par le nom de collectiviste ou communiste non-autoritaire.

Il nous reste à voir comment les blanquistes veulent être révolutionnaires... « Dans une période révolutionnaire, disent-ils, la dictature du prolétariat devra être établie... » Nous aussi, nous voulons la dictature du prolétariat pendant la période révolutionnaire. Mais la dictature que nous voulons, c’est celle que les masses insurgées exercent directement, sans l’intermédiaire d’aucun comité ni gouvernement. Nous ne voulons pas remettre la responsabilité de la Révolution entre les mains de quelques hommes, chargés de rendre des décrets que le peuple exécutera. Au lieu de ce système classique, qui aboutit à replacer le peuple sous un nouveau despotisme, notre vœu est de voir les masses insurgées agir par leur propre initiative, et substituer le fait révolutionnaire, expression directe de la volonté du peuple, au décret révolutionnaire émanant d’une autorité chargée de gouverner la Révolution. Les blanquistes, tout au contraire, lorsqu’ils parlent de la dictature du prolétariat, entendent tout simplement la dictature d’un comité de salut public, entre les mains duquel la Révolution aura abdiqué. Si nous leur faisons tort en cela, et qu’ils soient revenus de leurs anciennes erreurs sur ce point, nous serons charmés de leur rendre justice et de les voir convertis à l’idée de la vraie Révolution populaire et anarchiste.

... Plus qu’un mot pour terminer. Il y a dans le manifeste blanquiste une lacune essentielle : la Révolution n’y est envisagée qu’au point de vue spécialement et étroitement national. Pour nous, nous ne pouvons concevoir la Révolution autrement qu’internationale.


Malon, à ce moment, n’était pas encore complètement séparé de nous. Le Bulletin du 17 mai contient un article de lui, envoyé de Milan, qui donne, d’après les documents officiels, la statistique des salaires en France.

Dans plusieurs numéros, le Bulletin publia des nouvelles de la Nouvelle-Calédonie, empruntées presque toujours aux correspondances que nous recevions des déportés. À propos d’une lettre navrante envoyée du bagne de l’île Nou par un jeune condamné aux travaux forcés, j’écrivis ces lignes (29 juin) : « Nous n’avons pas entretenu nos lecteurs de l’odyssée de M. Rochefort, parce que, nous devons l’avouer, nous n’éprouvons pour lui qu’une très médiocre sympathie ; son attitude plus qu’équivoque pendant la Commune n’a pu être rachetée par la condamnation dont avaient bien voulu l’honorer les conseils de guerre versaillais. Pendant que toute la presse entretient ses lecteurs des faits et gestes de l’auteur de la Lanterne, et que certains naïfs saluent l’arrivée de M. Rochefort en Europe à peu près comme la venue d’un Messie, nous reportons nos yeux sur les bagnes de la Nouvelle-Calédonie, où souffrent en silence tant de victimes obscures et dévouées, que n’ira jamais chercher la renommée pour crier leurs noms à l’histoire, mais auxquelles nous gardons, au fond de nos cœurs, la plus ardente sympathie. »

Une souscription permanente en faveur des déportés avait été ouverte dans la Fédération jurassienne. Les procès-verbaux du Comité fédéral font voir que les envois d’argent se faisaient à cette époque par l’intermédiaire d’Élisée Reclus (voir p. 253).


En Belgique, il semblait y avoir un ralentissement de l’action socialiste. À signaler néanmoins une tentative des mécaniciens de Bruxelles pour organiser une fédération nationale des sociétés de mécaniciens (Bulletin du 24 mai). Le Congrès de Pentecôte de la Fédération belge ont lieu à Liège (24 et 25 mai) ; on y décida, sur la proposition de la fédération de Bruxelles, de faire inscrire à l’ordre du jour du Congrès général la question suivante : « Par qui et comment seront faits les services publics dans la nouvelle organisation sociale ». Le Congrès trimestriel du 15 août eut lieu à Gand ; il s’occupa de l’organisation du Congrès général, qui devait se réunir le 7 septembre à Bruxelles, et élut un délégué (J.-N. Demoulin, ourdisseur, à Verviers) chargé d’y représenter la Fédération belge. On décida de mettre à l’étude la question des moyens pratiques de transférer une fois le Conseil régional belge dans une ville flamande.


En Allemagne, le Congrès annuel de l’organisation lassallienne avait eu lieu à la Pentecôte à Hanovre. L’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein comptait déjà onze années d’existence ; son organe, le Neuer Sozial-Demokrat, publié à Berlin, avait plus de dix-huit mille abonnés. Bismarck voulut frapper un coup sur cette puissante association : le 8 juin, des perquisitions eurent lieu chez son président Hasenclever et chez plusieurs autres membres. Hasenclever répondit à cet acte arbitraire en transférant le siège légal de l’association à Brême, en dehors du territoire prussien. Le tribunal de Berlin n’en prononça pas moins, le 23 juin, la « fermeture » de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein ; à la suite de cet arrêt, les réunions publiques où devaient parler des membres de l’association furent dissoutes ou interdites. Ces persécutions n’empêchèrent pas les idées socialistes de gagner du terrain, à partir du 1er juillet, le Neuer Sozial-Demokrat agrandit son format d’un tiers sans augmentation de prix. Pendant les sept premiers mois de 1874, 87 lassalliens, à la suite de 104 procès, avaient été condamnés à un total de 212 mois de prison ; d’autre part, chez les socialistes du parti d’Eisenach, Johannes Most avait été condamné, pour un discours sur la Commune de Paris, à dix-huit mois de prison. Ces rigueurs qui atteignaient à la fois les deux fractions rivales eurent pour résultat d’accélérer l’union complète, qui devait s’accomplir l’année suivante.

On nous avait écrit d’Alsace, en août, que la situation des ouvriers devenait toujours plus pénible, que le gouvernement faisait surveiller par des mouchards toutes les sociétés ouvrières, qu’un cabinet noir violait la correspondance de tous les citoyens suspects d’indépendance : « Mais, ajoutait-on, toutes ces persécutions ne font que redoubler le zèle de nos amis ».

En Autriche, les persécutions étaient aussi à l’ordre du jour : en juin, Andreas Scheu fut arrêté, et on annonça que la police était sur la trace d’un grand complot.


En Angleterre, l’Internationale ne faisait pas parler d’elle : la branche marxiste n’existait plus ; et, d’autre part, les sections qui s’étaient fait représenter en 1873 à Genève par Hales et Eccarius semblaient n’être pas très vivantes. Mais il n’y en avait pas moins une guerre constante entre les salariés et leurs exploiteurs. « Le mouvement ouvrier anglais ne présente que rarement des incidents d’un intérêt général ; la lutte contre le capital s’y manifeste par des grèves incessantes, mais ces grèves se ressemblent toutes, et, quel qu’en soit le résultat, elles ne produisent pas en définitive une modification sensible dans la situation générale du travail... Un épisode pourtant, dans cette lutte, a présenté un intérêt spécial : c’est la grève des ouvriers agricoles. Il n’y a guère qu’une année que ceux-ci ont commencé à se constituer en sociétés ; et les propriétaires et fermiers ont voulu étouffer dès sa naissance ce mouvement qu’ils redoutent, en obligeant tous les ouvriers occupés par eux à renoncer à faire partie d’une association. Cette prétention a été la cause d’une lutte de plusieurs mois, qui n’est pas encore terminée. » (Bulletin, 5 juillet.) La grève des travailleurs agricoles prit fin en août : « Les ouvriers ont remporté un avantage sérieux : les fermiers voulaient les forcer à sortir de l’Association agricole ; or, en reprenant le travail, les ouvriers gardent dans leur poche leur carte de membre de l’Association ; la grève avait éclaté parce que les fermiers avaient d’abord exigé que les ouvriers leur remissent leur carte de membres, et les fermiers ne parlent plus de cette exigence. » (Bulletin, 10 août.)

Aux États-Unis, il s’était fondé à New York un journal appelé Bulletin de l’Union républicaine de langue française, qui était sympathique à l’Internationale et où nous trouvions de temps en temps des nouvelles de ce que faisaient nos amis d’Amérique. Il nous apprit, en juin 1874, que la Section 2 de l’Internationale et le groupe révolutionnaire socialiste international de New York avaient fusionné pour se transformer en une section nouvelle, sous le titre de « Section de langue française de l’Association internationale des travailleurs » ; l’un des secrétaires correspondants de cette section était Sauva, l’ancien délégué des Sections 2, 29 et 42 à la Haye.


Je termine cette revue par ce qui concerne la Fédération jurassienne.

Il n’est guère question, dans les nouvelles que donne le Bulletin, pendant l’été de 1874, au sujet de l’Internationale en Suisse, que de grèves, de sociétés de résistance, de congrès de fédérations de métier, c’est-à-dire de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’action syndicaliste. La polémique tient de moins en moins de place dans notre journal ; les questions théoriques n’y sont traitées que de temps à autre ; le mouvement ouvrier s’y trouve constamment au premier plan.

Il y eut d’abord, à la Chaux-de-Fonds, une grève des charpentiers et menuisiers, qui dura du 1er mai jusqu’en juillet, et se termina par un triomphe partiel des ouvriers ; une assemblée extraordinaire de la fédération ouvrière locale (9 mai), présidée par Fritz Heng, décida de soutenir énergiquement les grévistes : « Nous avons été heureux de constater que la division qui avait paru exister entre certains groupes ouvriers dans les dernières luttes électorales a fait place à une entente complète lorsqu’il s’est agi de la défense des intérêts ouvriers » (Bulletin, 17 mai).

En juin, les ouvriers menuisiers de Genève furent victimes d’un lock-out patronal : la Section des menuisiers de Genève, adhérente à l’Internalionale (cette même Section dont l’ancien meneur, Duval, était allé à la Haye en 1872 renforcer les rangs de la majorité), nous écrivit pour demander l’appui de la Fédération jurassienne, et le Bulletin publia cet appel en tête de ses colonnes (7 juin) ; aussitôt la solidarité se manifesta de façon éclatante : des souscriptions furent ouvertes dans nos sections, et des secours arrivèrent même de l’étranger (les associations ouvrières de Bruxelles envoyèrent un millier de francs) ; de nouvelles lettres de la Section des menuisiers (20 juillet, 10 août) prièrent le Comité fédéral jurassien de faire continuer les souscriptions, attendu la position critique des grévistes. L’issue de cette grève, qui se prolongea encore pendant des mois, ne fut pas heureuse : les patrons, profitant du chômage qui régnait à Lyon, firent venir de cette ville cent cinquante ouvriers qui prirent la place des grévistes ; néanmoins, quinze ateliers consentirent à adopter le travail à l’heure. « Nous l’avons dit souvent : l’utilité de la grève n’est pas tant dans les petits avantages matériels, obtenus aujourd’hui et reperdus le lendemain ; elle est avant tout dans l’agitation qu’elle crée et qui facilite le groupement des ouvriers, dans le sentiment de solidarité qu’elle éveille, enfin dans la conscience qu’elle fait naître, chez des ouvriers restés jusque-là indifférents, de l’opposition de leurs intérêts avec ceux de leurs patrons. Une chose nous a frappés en parcourant le bilan de la grève : les secours reçus de Genève même par les grévistes ne forment qu’une somme de 287 fr. 75, tandis que ceux reçus du reste de la Suisse et de l’extérieur (France, Belgique, Angleterre) s’élèvent à 2755 fr. 10. À quoi faut-il attribuer, dans cette circonstance, l’abstention des riches sociétés de la fabrique de Genève ? » (Bulletin du 20 décembre 1874.)

En juin également, les charpentiers de Lausanne déclarèrent la grève et remportèrent une victoire presque immédiate.

Le Bulletin (24 mai) publia un article (de Schwitzguébel) sur les fédérations de métier[1], indiquant d’après quels principes devait être constituée la fédération des sociétés de résistance d’un même métier :


L’autonomie du groupe est le point de départ naturel de toute organisation ouvrière ; la fédération, pour être réelle, vivante, doit être le produit de l’action des groupes autonomes. Si, au contraire, on voulait prendre pour point de départ théorique la fédération, et lui subordonner les groupes comme des accessoires, ce serait supposer un être qui aurait lui-même à se créer, en créant tout d’abord les parties qui doivent le composer : c’est la conception des théologiens et des autoritaires ; la science sociale en fera complètement justice.

Toute l’organisation de la fédération de métier ne peut donc être fondée que sur l’autonomie et l’initiative des groupes qui la composent ; liberté d’organisation, et d’administration pour chaque section. S’il n’y a pas identité d’intérêts entre les sections, la fédération n’est pas possible ; et, dès qu’il y a identité d’intérêts, les mêmes besoins appellent la même organisation et la même action ; les détails pourront différer, mais le principe fondamental sera, de fait, le même.

Deux autres articles (également de Schwitzguébel, 22 et 29 juin) parlent de la tactique des grèves[2]. Ils indiquent, comme causes de non-réussite, le manque d’organisation, le manque de ressources matérielles, le manque de solidarité morale, et la déclaration de grève faite en temps inopportun. Les conditions de succès sont : 1° le complément de l’organisation locale de résistance par les fédérations régionales et internationales ; 2° l’affaiblissement des forces de l’ennemi ; 3° le développement, parmi les ouvriers, de la connaissance des questions sociales, et les convictions socialistes qui doivent en être le résultat ; 4° le choix du moment propice pour déclarer la grève. En terminant, l’auteur examine la question des grèves de dignité et celle de la grève générale :

Dans les cas où il s’agit de la dignité des ouvriers, de la défense du droit d’association, nous pensons qu’il ne faut jamais hésiter à accepter la lutte, quelle que puisse être la situation de l’organisation qui aurait à en subir les conséquences. Une défaite honorable doit être préférée à une soumission volontaire, car la défaite même, dans ces cas-là, imposera aux patrons, tandis que la soumission volontaire démoraliserait les ouvriers.

Ensuite du peu d’améliorations réelles qui ont été obtenues par les grèves partielles, malgré les grands sacrifices qu’ont faits les ouvriers, l’idée d’une grève générale des travailleurs, qui mettrait fin aux misères qu’ils subissent, commence à être sérieusement discutée par des associations ouvrières mieux organisées que les nôtres. Ce serait certainement là un acte révolutionnaire capable de produire une liquidation de l’ordre social actuel et une réorganisation conformément aux aspirations socialistes des ouvriers. Nous pensons que cette idée ne doit pas être écartée comme utopique, mais au contraire mûrement étudiée chez nous aussi ; et, si nous arrivons à nous convaincre de la possibilité de sa réalisation, il faudrait nous entendre avec les fédérations ouvrières de tous les pays sur les moyens d’action. Pour émanciper le travail de la domination et de l’exploitation du capital, on a essayé de tous les palliatifs ; la voie révolutionnaire reste seule ouverte. Elle s’élargira avec ou sans notre concours. Puissions-nous, pour l’honneur de nos associations, joindre bientôt franchement notre action à celle des travailleurs des pays qui ouvrent, par leur marche hardie vers l’avenir libre et égalitaire, une nouvelle époque de l’histoire humaine.

Le Congrès bisannuel de la Fédération des graveurs et guillocheurs, fédération comprenant onze sections locales, eut lieu à la Chaux-de-Fonds les 17, 18 et 19 mai. Ce Congrès, dit le Bulletin (31 mai), « marqua un progrès dans le développement de l’organisation » ; les travaux du congrès furent publiés en une brochure[3] qui contient, entre autres, un rapport sur la tactique des grèves[4] et un rapport sur les crises industrielles[5], présentés par la section du district de Courtelary ; le comité central fut placé au Val de Saint-Imier. Le Congrès de la Fédération des monteurs des boîtes d’or, fédération comprenant six sections (avec plus de sept cents membres), eut lieu à Neuchâtel les 1er et 2 août : « les rapports des sections ont prouvé qu’il y a beaucoup de vie ; la grève de la Chaux-de Fonds a dessillé les yeux d’un grand nombre, qui croyaient les sociétés de résistance inutiles » (Bulletin du 9 août) ; le comité fédéral fut placé à Genève.

Le Congrès de l’Arbeiterbund (pour lequel la salle du Grand-Conseil zuricois avait été refusée) se réunit à Winterthour les 24 et 25 mai. Il comptait 74 délégués, tous parlant allemand ; le canton de Zürich à lui seul en avait fourni 34 ; il y avait quelques délégués de Genève, Lausanne, Neuchâtel et la Chaux-de Fonds, mais c’étaient, comme les autres, des délégués de langue allemande. Le Congrès décida d’entreprendre une agitation en faveur de la journée de dix heures ; par une autre décision, il constitua une organisation politique nationale, de laquelle auraient à faire partie ceux des membres de l’Arbeiterbund qui étaient citoyens suisses ; enfin il repoussa une proposition d’organisation internationale des corps de métier, en donnant pour motif qu’il fallait avant tout achever l’organisation sur le terrain local et national. À propos de l’agitation pour la journée de dix heures, le Bulletin (14 juin) écrivit :


C’est là une excellente chose, et nous nous associerons de grand cœur à ce mouvement. Seulement il sera bon de s’entendre au préalable sur les voies et moyens. Selon nous, la seule marche à suivre, c’est de forcer les patrons, par la pression qu’exerceront sur eux les associations ouvrières, à accorder la journée de dix heures ; de la sorte, la diminution de la journée de travail dépendra de la puissance de l’organisation ouvrière, et la victoire, quand nous l’aurons remportée, sera la récompense de nos efforts directs ; les ouvriers auront travaillé eux-mêmes à leur émancipation ; et l’organisation grâce à laquelle ils auront conquis la journée de dix heures pourra leur servir ensuite à compléter leur affranchissement. Mais si l’on se proposait d’obtenir la journée de dix heures par voie législative, en réclamant l’intervention des partis politiques bourgeois, il nous serait impossible de donner la main au Schweizerischer Arbeiterbund sur ce terrain, parce qu’à nos yeux ce serait là travailler contre les ouvriers et non pour les ouvriers.


La Section centrale du Locle avait cessé d’exister, par suite de quelques difficultés locales, pendant l’hiver 1873-1874 ; elle se reconstitua sous le nom de Cercle d’études sociales en juin 1874. De même la Section de Porrentruy avait failli se dissoudre, parce qu’une partie de ses membres avaient abandonné ses réunions pour se lancer dans la politique ; mais elle se réorganisa en juillet 1874. Une section se reconstitua à Vevey en août 1874[6] : « C’est avec joie, dit quelques semaines plus tard le Bulletin, que nous avons vu un groupe d’ouvriers relever dans cette ville le drapeau du socialisme ; Vevey avait possédé jadis une Section florissante, mais les événements de 1870 et 1871 avaient mis fin à son existence ; espérons que la nouvelle Section veveysanne deviendra un actif foyer de propagande sur les bords du Léman ». Par contre, la Section de propagande de Genève, à la suite d’un conflit avec le Comité fédéral, qui avait refusé la publication au Bulletin d’une lettre polémique, se retira de la Fédération jurassienne en juillet.

Le Congrès jurassien d’avril avait voté une résolution portant que « des réunions de plusieurs sections, organisées pendant l’été, comme cela se pratiquait il y a quelques années, sont très désirables pour resserrer les liens d’amitié et faciliter la propagande ». Une première réunion eut lieu à Fontaines (Val de Ruz) le dimanche 5 juillet : les Sections de Saint-Imier, Sonvillier, Berne, Neuchâtel, la Chaux-de-Fonds et le Locle y étaient représentées ; on y discuta deux questions qui avaient été proposées pour être mises à l’ordre du jour du prochain Congrès général : l’organisation des services publics dans la société future, et l’attitude politique du prolétariat. Une seconde réunion eut lieu à Saint-Imier le dimanche 9 août : ce fut un meeting de propagande, qui avait attiré une affluence considérable d’ouvriers ; le Bulletin (16 août) en rend compte en ces termes : « Après quelques paroles d’Ali Eberhardt, disant les motifs qui avaient engagé la Section de Saint-Imier à convoquer cette assemblée, un discours d"Adhémar Schwitzguébel, expliquant le but et les moyens d’action de l’Internationale, ouvrit la discussion... Le citoyen Beslay parla ensuite sur l’organisation du crédit, et développa les bases sur lesquelles il croit possible d’organiser, dès à présent, l’escompte et l’échange, de manière à mettre le capital à la disposition des travailleurs. Les idées du citoyen Beslay furent combattues par James Guillaume, qui expliqua ce que l’Internationale entend par propriété collective, et chercha à démontrer que la révolution sociale était nécessaire et inévitable. Paul Brousse fit la critique des institutions politiques ; Pindy raconta l’histoire de l’Internationale en France, et montra la part qui lui revient dans la Commune de Paris ; Floquet parla sur les grèves ; Auguste Spichiger montra les illusions que se font les ouvriers qui croient pouvoir s’émanciper en devenant bourgeois. Un orateur radical, le citoyen Numa Langel, rédacteur du Jura bernois, prit la parole pour déclarer qu’en principe il était d’accord avec les aspirations de l’Internationale, mais qu’il n’en croyait la réalisation possible que dans plusieurs siècles ; selon lui, ce que les travailleurs ont de mieux à faire, pour le moment, c’est de chercher à faire passer dans les assemblées législatives quelques représentants qui s’efforceront d’apporter des améliorations aux lois et de procurer ainsi à l’ouvrier quelques soulagements, en attendant l’heure de son émancipation définitive. Un ouvrier horloger de Saint-Imier, le compagnon Louis Cartier, se chargea de répliquer à cet orateur, dans un discours humoristique, dont la forme pittoresque et les idées pleines de bon sens enlevèrent les applaudissements de l’assemblée. Il serait à souhaiter que dans toutes les réunions populaires il se trouvât ainsi des hommes qui, parlant le langage de l’atelier et appelant crûment les choses par leur nom, vinssent ajouter, aux raisonnements abstraits des théoriciens socialistes, des commentaires puisés dans la chronique locale et qui rendent vivantes et saillantes aux yeux de chacun les vérités que l’Internationale propage et défend. Le meeting se termina à cinq heures, et l’assemblée se transforma alors en réunion familière égayée par des chansons et des toasts. » Avant la clôture de la séance, on convint qu’une réunion analogue aurait lieu à Berne au commencement d’octobre.

Le Congrès jurassien d’avril avait décidé qu’il serait publié, à titre d’essai, une feuille volante en langue allemande, pour faire la propagande des principes socialistes parmi les ouvriers de langue allemande de la région jurassienne. Cette feuille (imprimée à Neuchâtel) parut le 24 mai, sous le titre de Social-demokratisches Bülletin[7]. Nous ne continuâmes pas cet essai pour le moment, à cause de la difficulté de trouver parmi nous des camarades écrivant correctement l’allemand. Mais deux ans plus tard la tentative devait être reprise, dans une ville allemande, Berne, et cette fois l’entreprise se montra viable et prospéra.

De leur côté, quelques membres de la Section de propagande socialiste de Genève, Lefrançais, Joukovsky, Montels, Teulière, Chalain et Thomachot, désireux d’avoir un périodique à eux, créèrent un organe mensuel, qui parut le 20 avril sous ce titre : La Commune, revue socialiste. Au second numéro, le gouvernement genevois ayant interdit au journal de prendre un titre qu’il jugeait séditieux, le périodique s’appela simplement Revue socialiste. Son existence ne dura que jusqu’en novembre 1874 (huit numéros).

Le Bureau fédéral de l’Internationale, à Bruxelles, avait adressé à la fin de juin une circulaire (reproduite dans le Bulletin du 5 juillet) à toutes les Fédérations régionales, pour leur indiquer les questions qui, sur les propositions émanées de ces fédérations, devaient former l’ordre du jour du Congrès général. Le Comité fédéral jurassien invita, au commencement de juillet, les sections jurassiennes à décider s’il serait envoyé au Congrès général de Bruxelles un seul délégué, ou plusieurs, pour représenter la Fédération jurassienne, et à faire des propositions pour la délégation. Les sections se prononcèrent à l’unanimité pour l’envoi d’un délégué unique, et élurent comme délégué de la Fédération Adhémar Schwitzguébel[8]. La Section de Berne avait proposé que chaque section rédigeât un mandat ; ces mandats seraient tous remis au délégué, qui se conformerait, lorsqu’il y aurait divergence sur un point, à la ligne de conduite indiquée dans la majorité des mandats. La Section de Sonvillier proposa, à l’encontre, que les mandats particuliers des sections fussent envoyés au Comité fédéral, lequel en extrairait les termes d’un mandat général qu’il soumettrait à l’approbation des sections. C’est la proposition de Berne qui fut adoptée. Le Bulletin publia successivement trois des mandats qui furent remis au délégué jurassien, ceux des Sections de Sonvillier, du Locle et de Berne. Sur la question des services publics, Sonvillier et le Locle se prononçaient négativement : Sonvillier pensait que « l’élaboration d’un plan d’organisation des services publics n’aurait aucune valeur scientifique », que « un plan préconçu et général des services publics serait contradictoire avec l’autonomie des groupes », et « il lui paraissait rationnel de rester dans les limites suivantes : affirmation de la propriété collective comme base de l’organisation sociale ; affirmation du principe d’autonomie et de libre fédération comme forme organique ; affirmation des nécessités révolutionnaires comme point de départ de l’organisation des services publics » ; — le Locle disait : « Nous pensons que cette question, un Congrès de l’Internationale ne peut pas donner de réponse » ; — Berne, au contraire, avait indiqué un plan général d’organisation, mais en refusant d’entrer dans les détails, qui devaient être laissés à l’expérience de l’avenir. Sur la question de l’action politique des classes ouvrières, les trois mandats étaient d’accord : « Notre abstention est loin d’être la négation d’une politique ouvrière, elle en est au contraire le corollaire obligé ; si, au lieu de nommer des députés qui discutent et résolvent entre eux les questions d’intérêt général, les ouvriers s’occupent eux-mêmes de discuter les questions économiques qui sont la base de la société humaine, ils auront bientôt réduit à néant toutes les combinaisons machiavéliques des politiqueurs bourgeois » (le Locle) ; mais il ne s’agissait pas d’imposer à l’Internationale un dogme officiel : après que les fédérations qui sont opposées à l’action politique légale et autoritaire des ouvriers auraient montré pourquoi elles sont arrivées à cette conclusion, le délégué expliquerait « que les fédérations libres ne prétendent pas imposer leur manière de voir à toute l’Internationale ; qu’elles reconnaissent au contraire que le prolétariat de chaque pays suivra nécessairement la voie que les événements et sa propre éducation sociale lui traceront » (Sonvillier).


Lorsque Cafiero vint à Neuchâtel le 1er septembre après les mouvements insurrectionnels d’Italie (voir ci-après p. 209), il nous expliqua, à Schwitzguébel et à moi, que la Fédération italienne avait renoncé à envoyer une délégation au Congrès général de Bruxelles, parce que pour elle « l’époque des Congrès était finie » ; et nous apprîmes par lui que le Comitato italiano per la Rivoluzione sociale ferait parvenir une Adresse au Congrès pour lui expliquer la situation de l’Italie et les raisons de son abstention. Cafiero nous communiqua le texte de ce document (c’était lui qui l’avait rédigé), et il me demanda de le traduire en français et de faire imprimer cette traduction : ce que je fis.


Il me reste à dire comment se termina la lamentable histoire de la Baronata, et à parler des mouvements insurrectionnels italiens d’août 1874.

Sur ce qui se passa à la Baronata, après le départ de Cafiero pour la Russie, le Mémoire justificatif ne donne pas de détails ; Bakounine y mentionne seulement l’achât fait par lui, en l’absence de Cafiero, de la propriété Romerio, qui agrandissait le domaine : « Ce qui me tenta surtout, dit-il, c’était la valeur incontestable que cette nouvelle acquisition, celle du bois surtout, ajoutait à la maison et par conséquent à la Baronata ». Ainsi que je l’ai dit, vers la fin de juin, Ross, venant de Londres (voir ci-dessus p. 187), s’était rendu à Locarno. Cafiero et sa femme, revenant de Russie, y arrivèrent presque en même temps, au commencement de juillet ; mais ils ne se logèrent pas, cette fois, à la Baronata, réservée à Mme Bakounine et à sa famille, qu’on attendait : Carlo et Olympia louèrent une chambre dans les environs (lettre de Mme Cafiero du 31 décembre 1907). Comme Cafiero n’avait plus d’argent, il dut aller à Barletta pour s’en procurer de nouveau, et Bakounine lui indiqua la somme qu’il estimait nécessaire à l’achèvement de l’entreprise : « Je lui dis que pour terminer tous les travaux et pour assurer l’administration intérieure de la Baronata et l’existence de la famille pendant les deux ans qu’elle produirait très peu ou rien[9], il fallait au moins encore cinquante mille francs. Il me dit qu’il allait précisément à Barletta pour liquider définitivement ses affaires. »

Antonia Kwiatkowska, cependant, s’était mise en route, de Krasnoïarsk (Sibérie), avec ses trois enfants, sa mère et son père ; elle avait quitté Moscou le 4 juillet, et était attendue à Locarno du 12 au 15 juillet ; une de ses sœurs, Mme Lossowska, s’était jointe à la caravane, tandis que la mère restait momentanément en Russie auprès de sa troisième fille (Mme X.). Gambuzzi alla au-devant des voyageurs jusqu’à Vienne, et les accompagna jusqu’à Mestre. La famille arriva le 11 ou le 12 juillet à Milan, où Mme Lossowska se sépara d’elle pour retourner en Russie. Durant la première quinzaine de juillet, Ross, esprit pratique et bon calculateur, eut le temps de se former une opinion sur les fautes et les erreurs commises à la Baronata, et il porta sur cette folle entreprise un jugement sévère ; sa manière de voir était aussi celle d’Olympia Koutouzof, de Zaytsef, et de toutes les personnes raisonnables qui avaient su ce qui se passait.

Ce fut le 13 juillet que Mme Bakounine arriva à la Baronata avec ses trois enfants et son vieux père. Ross était allé les prendre à Milan. Des notes quotidiennes de Bakounine, qui vont du 13 juillet au 13 octobre 1874, disent: « Lundi 13. Arrivée d’Antonie, que Ross, parti hier dimanche, a rencontrée à Milan, avec toute sa famille, papa et les enfants. Arrivés à onze heures et demie. Enchantés. Soir illumination et feu d’artifice, arrangés par Cerrutti. Le soir tard survient Carlo Cafiero. » Cafiero revenait de Barletta, rapportant les dernières bribes de sa fortune dilapidée, et ayant fait de sérieuses réflexions. Le lendemain, de son côté, Mme Bakounine faisait part à son mari de bruits qu’on faisait courir en Italie, et que lui avait rapportés Gambuzzi : on disait que Bakounine exploitait la confiance et l’inexpérience de Cafiero, et qu’il abusait de son amitié généreuse pour le ruiner. Voici comment le Mémoire justificatif raconte ce qui se passa ensuite :


Je fis aussitôt part de ces bruits à Cafiero, en présence de Ross ; il me parut fort ému, et me promit de s’en expliquer avec les diffamateurs[10]. Le lendemain il revint, mais tout changé. Il me dit qu’il n’y avait aucune explication à demander, parce qu’au fond on disait vrai. Il me déclara, avec une chaleur pleine d’amertume, que nous avions commis une grande, une impardonnable folie, dont il se reconnaissait d’ailleurs aussi coupable que moi ; qu’il ne revendiquait rien de ce qu’il avait dépensé pour la Baronata, mais qu’il était bien résolu de ne dépenser pour elle désormais ni un sou, ni une pensée, ni une parcelle de son énergie, tout cela devant appartenir à la révolution.

J’avoue que ce discours me consterna et me frappa comme un coup de massue. D’abord le ton amer, blessant, soupçonneux, avec lequel tout cela me fut dit me blessa profondément. Cafiero évidemment était devenu profondément injuste envers moi ; et je sentis du premier coup que sa bonne et fraternelle amitié s’était tout d’un coup transformée en une profonde hostilité mal masquée et pleine de soupçons injurieux... D’un autre côté, j’avoue que j’étais tout à fait consterné de la nouvelle situation que cette conversation nous faisait à tous et surtout par rapport à ma pauvre famille. Sur la foi de mes lettres[11], Antonie était arrivée toute tranquille, toute joyeuse, non seulement avec les enfants, mais avec son excellent père, un bon vieillard tout naïf, ne vivant que dans les siens... Je les voyais tout tranquilles, tout heureux, appelant ici la sœur, la mère, et je pensais avec consternation au désespoir qui s’emparerait d’Antonie et du père à la première nouvelle de la catastrophe qui les attendait. L’abstraction révolutionnaire de Cafiero ne le comprendra pas, mais toi, Emilio, et toi, Antonie, vous le comprendrez. Ce fut au point que, dominé par cette idée fixe si terrible pour moi, je négligeai ou je ressentis beaucoup moins vivement l’insulte directe qui était contenue dans les déclarations de Cafiero. Si j’eusse été seul, au premier mot je lui aurais abandonné cette maudite Baronata avec tout ce qu’elle contient, et je ne me serais pas abaissé à lui adresser une seule parole. Eh bien, l’idée du désespoir et de l’abîme dans lesquels j’allais plonger Antonie et son père m’a rendu lâche. Au lieu de penser à mon honneur injustement insulté par celui duquel je devais attendre le moins cette insulte, je pensais aux moyens de sauver non moi sans doute, mais les miens. Quant à moi, ma résolution était prise, j’étais décidé à mourir. Mais, avant de mourir, je crus devoir assurer le sort des miens.

Tous ces jours à partir du 15 furent un véritable enfer pour moi. Je songeais jour et nuit aux moyens de salut pour les miens, et, à force de penser, je trouvais ces moyens, qui n’auraient exigé presque aucun nouveau sacrifice, ou de très petits sacrifices, sans aucun détriment pour la révolution, de la part de Cafiero. Mais pour réaliser ces moyens, il aurait fallu pouvoir s’entendre avec lui. Mais cela était devenu impossible, car, outre la difficulté qu’il éprouve toujours à saisir une idée au premier abord, et l’obstination extraordinaire de l’idée qui le domine dans le moment, il y avait en lui cette défiance injurieuse qui jaillissait de chacune de ses paroles, de ses gestes, de ses regards, et qui me paralysait complètement. Après beaucoup de vains efforts, je pris enfin la résolution suprême que j’eusse dû prendre dès le premier moment. Je fis l’acte par lequel je lui abandonnais la Baronata avec tout ce qu’elle contenait, y compris les vaches et les chevaux malades. Mais j’eus encore la faiblesse d’accepter de lui la promesse d’assurer d’une manière ou d’une autre le sort de ma famille après ma mort, qui, j’espère, ne sera pas lointaine.


Ce fut seulement le samedi 25 juillet, au soir, que Bakounine, après dix longs jours de luttes intérieures, dont il n’avait rien dû laisser soupçonner à sa femme, signa l’acte de cession de la Baronata à Cafiero, en présence de deux témoins, Emilio Bellerio et l’avocat Remigio Chiesa. En même temps, il décidait de partir secrètement pour Bologne ; mais il voulait que sa véritable destination et le motif de son départ restassent cachés à Antonia : aux yeux de sa femme, il ne devait s’agir que d’une absence de quelques jours, d’un voyage à Zürich pour y conférer avec des amis russes.

Le Mémoire justificatif ne parle pas des affaires d’Italie, des préparatifs qui se faisaient dans ce pays en vue d’un mouvement insurrectionnel, et de la venue à la Baronata, pendant les jours mêmes où Bakounine se débattait eu de si cruelles angoisses, de quelques-uns de ceux qui devaient diriger le mouvement, entre autres Malatesta et Costa. Mais les récits de Cafiero en septembre 1874, et les communications orales qui m’ont été faites par Ross, trente ans plus tard, en 1904, me permettent de suppléer jusqu’à un certain point à cette omission bien compréhensible. Lorsque Cafiero revint de Barletta le 13 juillet, il rapportait une somme assez considérable, destinée, conformément à la décision prise d’accord avec ses amis italiens, non plus à la Baronata, mais à l’achat d’armes, de munitions, de dynamite, etc. ; et immédiatement on se mit à travailler, avec une activité fiévreuse, à ces derniers préparatifs, pour la réalisation desquels il avait fallu attendre le retour de Cafiero, de Russie d’abord, puis de Barletta. Ross acheta de la dynamite dans une fabrique située au bord du lac Majeur, près de la frontière, et l’on se rendit sur une montagne, près de Locarno, pour faire des expériences ; ensuite la dynamite fut portée à Bologne par Mme Cafiero, qui l’avait cousue dans une serviette nouée autour de sa taille ; cette dynamite ne fut d’ailleurs pas utilisée, et après l’échec du mouvement on la noya dans le Reno. Ross aussi fit un voyage à Bologne avant le mouvement insurrectionnel. Costa vint à la Baronata conférer avec Bakounine (probablement avant le retour de Cafiero de Barletta) ; il était vêtu d’un costume jaune et blanc, qui le faisait remarquer de tout le monde, et Bakounine, se moquant de lui, lui disait « qu’il avait l’air d’un canari » (d’après Ross) ; Costa ne demeura que très peu de temps à Locarno, et s’en retourna en Italie, où il avait encore de nombreux voyages à faire pour porter le mot d’ordre en différentes régions. Après le 15, Ross se rendit à Milan, emportant vingt à trente mille francs de l’argent de Cafiero ; c’étaient des valeurs en papier, Ross ne se souvient plus de quelle nature, qu’il devait changer contre de l’or ou du papier italien ; le banquier auquel il s’adressa refusa, parce que Ross lui était inconnu ; celui-ci télégraphia à Costa, qui arriva au bout de deux ou trois jours, et l’opération put se faire par le ministère d’un avocat ; Costa emporta l’argent à Bologne. Malalesta vint, lui aussi, à la Baronata ; c’était au plus fort de la crise, au moment où Bakounine venait de se décider à partir pour prendre part au mouvement insurrectionnel et chercher la mort sur une barricade ; Ross se rappelle s’être promené avec Malatesta sur la route de Bellinzona, et lui avoir raconté tout ce qui s’était passé ; Malatesta, qui donna sa pleine approbation à la décision de Cafiero, trouva tout naturel que Bakounine voulût se joindre aux révolutionnaires italiens et partager leur sort.

Cependant, après avoir annoncé sa résolution d’aller à Bologne, résolution prise dans un premier moment de désespoir, Bakounine s’était ravisé. À la réflexion, il eût préféré ne pas partir et rester auprès d’Antonie, non certes par pusillanimité, mais parce que l’entreprise où il fallait s’embarquer n’avait pas son approbation. Il n’osa toutefois pas s’en ouvrir directement à Cafiero ni à Ross ; mais il parla à Bellerio de son désir de ne pas s’éloigner, et le chargea de communiquer ce désir à Cafiero : Bellerio s’abstint de le faire ; et Bakounine, lié par sa première déclaration et ne croyant pas devoir changer d’attitude, se vit obligé, contre son gré, de partir pour Bologne[12] ; le lundi 27 juillet au soir, accompagné de Ross, il se rendit à Bellinzona, et prit dans cette ville la diligence pour Splügen[13]. Il s’arrêta deux jours à Splügen, à l’hôtel Bodenhaus, où il s’inscrivit sous le nom d’Armfeld ; et ce fut là que, le 28 et le 29, il rédigea son long Mémoire justificatif[14] ; ce Mémoire fut envoyé à Bellerio pour Cafiero, avec une lettre où Bakounine disait que ce document ne devait pas être communiqué à Mme Antonie avant le 4 ou le 5 août ; jusque-là elle devrait croire que son mari était à Zürich.

De Splügen, Bakounine m’écrivit un court billet que je reçus deux ou trois jours après : il m’y faisait ses adieux, et m’annonçait, sans autre explication, qu’il se rendait en Italie pour y prendre part à une lutte de laquelle il ne sortirait pas vivant. J’ignorais tout, à ce moment, des incidents qui avaient eu lieu à la Baronata ; le contenu de ce billet, si imprévu pour moi après la lettre que j’avais reçue trois ou quatre mois avant, me bouleversa ; mais je ne pus qu’attendre, dans la plus vive anxiété, des nouvelles des événements qui allaient se passer.

Je dois maintenant donner ici la fin des extraits du Mémoire justificatif ; et d’abord un passage dans lequel Bakounine confesse avoir commis une faute, qu’il expie en ce moment, et dit quels motifs déterminèrent sa conduite lorsqu’il accepta les largesses de Cafiero et la nouvelle existence qu’elles devaient lui faire :


Ma faute, c’est d’avoir accepté dès l’abord la proposition fraternelle de Cafiero. En la repoussant, j’aurais maintenu l’intégrité de ma vie jusqu’à la fin, et j’aurais été maintenant libre d’en disposer selon mes convictions et inclinations propres[15].

Au fond, je dois avouer qu’en l’acceptant, je commis une trahison envers moi-même, envers mon passé, et, à dire le vrai mot, une lâcheté que j’expie aujourd’hui. Maintenant je dirai les raisons qui me l’ont fait accepter, et qui peuvent me servir d’excuse jusqu’à un certain point.

D’abord, je suis réellement fatigué et désillusionné. Les événements de France et d’Espagne avaient porté à toutes nos espérances, nos attentes, un coup terrible. Nous avions calculé sans les masses, qui n’ont pas voulu se passionner pour leur émancipation propre, et, faute de cette passion populaire, nous avions beau avoir théoriquement raison, nous étions impuissants.

La seconde raison fut celle-ci : le travail qui pour nous restait seul possible était le travail occulte, bien masqué. Il était absolument nécessaire que nous prissions tous un aspect tranquille et bourgeois. De plus, le gouvernement fédéral suisse, pressé par le gouvernement italien, et par conséquent le gouvernement cantonal tessinois, voulaient absolument m’interner dans l’intérieur de la Suisse. J’avais toute la peine du monde de rester à Locarno. La proposition de Cafiero m’en donnait le moyen.

Enfin la troisième raison, et la plus puissante, le dirai-je, ce fut mon inquiétude pour l’avenir de ma famille, et mon très grand désir de lui donner un refuge et d’assurer au moins jusqu’à un certain point son avenir.


Il faut retenir cet aveu spontané, que le désir d’assurer l’avenir d’Antonia Kwiatkowska et de ses enfants avait été « la plus puissante des raisons » qui avaient déterminé Bakounine à commettre ce qu’il appelle « une trahison envers lui-même et son passé ». Cette faiblesse d’un vieillard envers une jeune femme, qui était pour nous une étrangère et qui ne sympathisait nullement avec les idées qui nous étaient chères[16], nous irrita profondément, nous Jurassiens, lorsque ce qui s’était passé à la Baronata nous fut révélé en septembre 1874[17] ; mais a-t-on bien le droit de condamner avec une inexorable sévérité un homme de cœur qui a péché par une bonté irréfléchie et excessive ?

Bakounine continue en ces termes :


Je dirai donc ce qui par rapport à ma famille se passa entre Cafiero et moi, pour n’y plus revenir. Il me pressa de la faire venir au plus vite, en m’offrant tout l’argent nécessaire à son voyage. Il m’invita en même temps d’écrire à Antonie qu’elle ne devait avoir désormais aucune inquiétude pour l’avenir de ses enfants, cet avenir étant parfaitement assuré. C’est en octobre [1873] que j’envoyai à Antonie d’abord 2000 francs ;... mais ces 2000 fr., envoyés par l’intermédiaire des Ostroga, parurent perdus ;... Antonie et surtout son père m’écrivirent des lettres désespérées : j’en fis part à Cafiero, qui me dit de lui envoyer immédiatement encore 4000 francs, ce que je fis à la fin de mars...

Ai-je besoin de dire que Carlo, dans toutes ces affaires, entreprises et promesses, a été inspiré du plus pur dévouement fraternel, et que ce fut précisément cette grandeur d’âme fraternelle qui me fit accepter aveuglément tout ce qu’il m’avait proposé ? Il y eut encore une autre raison pour cette acceptation : Cafiero s’était cru beaucoup plus riche qu’il ne l’est en effet. Il évaluait sa fortune à quatre cent mille ou même à quatre cent cinquante mille francs. Peut-être aurait-il réalisé cette somme, s’il n’avait pas cru devoir presser la liquidation de ses biens[18]...


Voici la conclusion du Mémoire justificatif :


Pendant tout la nuit [du 27 au 28 juillet], de Locarno à Bellinzona et de Bellinzona à Splügen, je ne fermai naturellement pas l’œil et je pensais à Cafiero. Le résultat de toutes ces pensées est celui-ci : Je ne dois plus rien accepter de Cafiero, pas même ses soins pour ma famille après ma mort. Je ne dois, je ne veux plus tromper Antonie, et sa dignité, sa fierté lui diront ce qu’elle aura à faire. Le coup qu’elle recevra sera terrible, mais je compte sur l’énergie et sur la force héroïque de son caractère, qui la soutiendront, j’en ai l’espérance. D’ailleurs j’ai fait tout ce que j’ai pu pour assurer du moins en partie le sort de sa famille. J’ai écrit une lettre, un adieu suprême à mes frères, qui d’ailleurs n’ont jamais renié mes droits sur une partie de la propriété que nous avons en commun, et qui m’ont toujours demandé, pour réaliser cette partie, que je leur envoie un homme investi de ma pleine confiance et de tous les pleins-pouvoirs nécessaires pour la recevoir. Jusqu’à présent je n’avais pas trouvé cet homme. Maintenant, par les lettres ci-jointes, je donne ces pleins-pouvoirs à Sophie [Lossowska], la sœur d’Antonie. Je ne saurais les placer en de meilleures mains. Elle est aussi résolue qu’habile, et son dévouement pour Antonie est sans bornes.

Et maintenant, mes amis, il ne me reste plus qu’à mourir, adieu, Emilio, mon vieil et fidèle ami, merci pour ton amitié pour moi et pour tout ce que tu feras pour les miens après ma mort. Je te prie, aide le transport d’Antonie qui sera incessant, je pense, à moins qu’elle ne croie devoir rester encore quelques jours pour épargner une trop grande crise au père. Prête-lui cinq cents, mille francs au besoin, on te les rendra et bientôt, je t’assure.

Quant aux 2100 francs de M. Félix Rusca, remets-les à Cafiero aussitôt qu’ils t’auront été restitués[19].

Antonie, ne me maudis pas, pardonne-moi. Je mourrai en te bénissant, toi et nos chers enfants.

M. B.


Bakounine mit son Mémoire justificatif à la poste le 29 juillet, à l’adresse d’Emilio Bellerio ; et, quittant Splügen,il prit la route de Bologne, où il devait arriver le lendemain soir.

Je ne veux pas raconter par le menu les événements qui se passèrent à Bologne, en Romagne, dans la Pouille, et en quelques autres régions de l’Italie, dans la première quinzaine d’août 1874[20] ; je me bornerai aux indications strictement nécessaires.

Malgré l’hostilité que les mazziniens avaient toujours témoignée à l’Internationale, une tentative avait été faite, dans l’été de 1874, par quelques socialistes italiens (Celso Cerretti entre autres), pour les décider à une action révolutionnaire commune ; on s’était adressé en premier lieu à Garibaldi, qui, d’abord très opposé à un rapprochement avec Bakounine et ses amis, avait fini par se laisser persuader ; par l’intermédiaire de Garibaldi, on tenta d’agir sur les mazziniens les plus avancés, comme Valzania ; et une réunion des chefs mazziniens fut convoquée pour examiner la situation et décider si, oui ou non, le parti coopérerait avec l’Internationale à un mouvement insurrectionnel pour renverser la monarchie. La réunion des mazziniens eut lieu le 2 août à la villa Ruffi, près de Rimini ; les doyens du parti, comme Aurelio Saffi et Fortis, étaient opposés à l’action commune, tandis que les éléments plus jeunes la désiraient. Mais la police était sur ses gardes : la villa où se tenait la réunion fut investie, et vingt-huit mazziniens, parmi lesquels Saffi, Fortis et Valzania, furent arrêtés[21].

Cet incident enlevait au mouvement projeté une de ses principales chances de réussite ; mais on jugea, du côté des révolutionnaires internationalistes, qu’on était trop avancé pour reculer. Bakounine, que Ross avait accompagné jusqu’à Vérone, avait été conduit de là à Bologne, le 30, par l’internationaliste bolonais Pio Berardi. Il resta caché pendant neuf jours, du 31 juillet au 8 août, sous le nom de « Tamburini », dans un petit logement où venaient le voir les principaux conjurés. Son journal dit : « Le 30 jeudi, soir à dix heures, à Bologne chez les Berardi, où vient aussi André [Costa]. — 31 vendredi, me transporte le soir, après avoir expédié Pio Berardi à Locarno avec lettre d’André, dans un nouvel appartement, sous le nom de rentier riche, malade et sourd Tamburini. Avec moi Francesco Pezzi. — Août 1er. D’abord seul avec Pezzi ; le 2 vient Paolo Berardi et loge avec nous. Le 3 vient André, de Rome, et loge avec nous ; m’amène Mazzotti[22], Faggioli, Natta ; il part le 4 avec Faggioli pour Rovigo. Le 5 soir, d’abord nouvelle de la descente de la police chez Mme Angiolina Vitali, à la suite de quoi envoyé immédiatement lettre pour Lipka[23] ; une heure plus tard, nouvelle de l’arrestation d’André apportée par Faggioli, qui me transporte à deux heures la nuit chez Silvio Fr. » L’arrestation de Costa privait la conspiration de son organisateur principal. Ou tint conseil, le 5 et le 6, chez Silvio Fr., et on décida d’agir quand même : la nuit du 7 au 8 fut désignée pour l’exécution du complot[24]. Le plan, d’après des socialistes bolonais qui participèrent au mouvement[25], était le suivant : « L’insurrection devait éclater à Bologne, et de là s’étendre à la Romagne d’abord, aux Marches et à la Toscane ensuite ; une colonne d’insurgés bolonais, renforcée d’environ trois mille internationalistes romagnols, devait, partie des Prati di Carrara, entrer à Bologne par la porte San Felice ; une autre colonne, partie de San Michele in Bosco, entrerait à l’arsenal, dont les portes devaient lui être ouvertes par deux sous-officiers (qui, pour se soustraire à une condamnation certaine, se réfugièrent ensuite en Suisse), s’emparerait des armes et des munitions qui y étaient déposées, et de là se porterait à l’église de Santa Annunziata (transformée en établissement pyrotechnique), pour y prendre tous les fusils qui y étaient conservés. Sur quelques points de la ville étaient déjà rassemblés les matériaux pour improviser des barricades, et une centaine de républicains avaient promis de prendre part au mouvement, non comme parti, mais individuellement. » Le 7 fut répandu dans la ville, à de nombreux exemplaire, un troisième numéro du bulletin du Comitato italiano per la Rivoluzione sociale[26], qui appelait les prolétaires aux armes, et adjurait les soldats de faire cause commune avec le peuple. Dans la nuit du 7 au 8, des groupes d’internationalistes bolonais se réunirent aux lieux de rendez-vous, hors des murs ; mais les camarades romagnols qu’on attendait de San Giovanni in Persiceto, de Budrio, etc., ne vinrent pas ou vinrent en trop petit nombre ; ceux d’Imola furent cernés dans leur marche, près de la station de Castel San Pietro ; une partie d’entre eux furent arrêtés, les autres battirent en retraite. Au point du jour, les insurgés réunis sous les murs de Bologne se dispersèrent, sauf quelques-uns qui se jetèrent dans la montagne. Bakounine, resté seul une partie de la nuit dans le logement où il se tenait caché, attendait qu’on vînt le chercher pour se joindre aux insurgés qui, selon le plan convenu, devaient envahir vers les deux heures du matin les rues de Bologne : après une attente vaine, il comprit que le mouvement avait avorté, et songea au suicide ; Silvio Fr., survenant à ce moment (3 h. 40 du matin), l’empêcha de se brûler la cervelle, en lui disant que tout n’était pas perdu, et que d’autres tentatives pourraient encore avoir lieu. Dans la journée du 8, de nombreuses arrestations lurent faites à Bologne, à Imola, et dans toute la Romagne et les Marches ; il en fut de même à Florence, à Rome, et sur divers autres points de l’Italie. Le soir de ce jour, Silvio Fr. conduisit Bakounine dans une autre retraite chez C**. Le 9 (dimanche) au matin, Silvio partit pour Locarno, porteur d’une lettre en russe pour Mme Cafiero[27] et d’une autre lettre en français pour Bellerio ; voici cette seconde lettre :


Ce 9 août.

Mon cher Emilio, Je te recommande cet ami, qui m’a rendu et continue de me rendre de précieux services dans une position très critique. Il mérite une confiance absolue. Fais-le mener au plus vite chez Mme Charles. Si elle n’y était plus, fais lire la lettre par Ross. S’il n’y est plus, au pis-aller par Zaytsef, sous le sceau d’un secret absolu, et fais-la traduire par lui.

Mon ami, mon frère, c’est avec terreur que je te demande des nouvelles d’Antonie et du père. Dis-lui que parmi toutes les tortures qui m’assaillent, celle de l’avoir abandonnée dans une position si pénible est la plus cruelle. Mais je n’avais pas de choix ; après avoir lu ma grande lettre, tu auras dit avec moi que j’ai fait ce que j’ai dû faire.

Ton dévoué jusqu’à la mort.

M. B.

Embrasse bien de ma part ton excellente Antoinette[28], mon amie. S’il n’est pas trop tard, fais de sorte que personne ne sache que je suis en Italie.


Le journal contient ce qui suit sur les journées du 9 au 14 et le retour de Bakounine en Suisse : « 9 dimanche... Moi soir transporté chez Ta. — 10 lundi. Chez Ta. viennent me voir F. G. et Ca.[29] — 11 mardi. Ca. et F. G. ; puis Ca. avec Natta. Puis, Natta sorti, revient Silvio de Locarno[30], avec billet de Ross, toujours canaille. Silvio et Ca. vont chercher Natta ; ils viennent. Conseil ; mon départ et celui de Natta avec moi décidé. Dormons tous chez C**. — 12 mercredi. Vient Ca., puis je m’habille en chanoine[31] et après dîner pars avec Ta. en chemin de fer ; à Modène vient Natta ; arrivé soir à Vérone, y couche fort mal. — 13 jeudi. Voyagé de Vérone à Lecco ; pris une chambre avec Natta, dormi ; dîné, bu de l’asti ; bateau à vapeur ; pris diligence à Colico. — 14 vendredi. A 7 h. matin arrivée à Splüngen, hôtel Bodenhaus. Télégraphié immédiatement à Locarno. » Le télégramme était adressé à Zaytsef, pour que celui-ci prévînt Cafiero ; le 15, autre télégramme à Bellerio, puis trois lettres successives à celui-ci, du 15 au 18 ; télégrammes et lettres restèrent sans réponse. Bakounine croyait, paraît-il, qu’il serait encore possible de tenter un mouvement à Florence, et avait l’intention de se rendre dans cette ville avec Natta, après qu’il aurait vu Cafiero ; le journal dit : « Du 14 au 21 attendons vainement Cafiero ; nous entendons sur toutes choses, Natta et moi ; plan d’action complet, chiffre et signes établis ». Enfin, le 21, Ross vint de Locarno à Splügen[32], et expliqua que, d’après les nouvelles reçues par Cafiero, il n’y avait plus rien à faire en Italie. Natta partit alors, pour retourner en Italie en passant par Locarno, où Ross le suivit le lendemain ; Bakounine resta à Splügen, attendant Bellerio et Mme Lossowska, de qui il venait de recevoir un télégramme. (Pour la suite, voir p. 209.)

Dans la Pouille, une tentative avait été faite, presque en même temps que celle de Bologne, par Malatesta et quelques camarades. Une caisse de fusils avait été expédiée de Tarente à une gare de la province de Bari dont j’ignore le nom, et de là elle fut transportée sur une charrette au vieux château de Castel del Monte (à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Barletta), où avait été fixé le rendez-vous. « Plusieurs centaines de conjurés — raconte Malatesta — avaient promis de se trouver à Castel del Monte. J’y arrive : mais là, de tous ceux qui avaient juré d’y être, nous nous trouvâmes six. Peu importe, on ouvre la caisse d’armes : elle est pleine de vieux fusils à piston ; cela ne fait rien, nous nous armons et déclarons la guerre à l’armée italienne. Nous battons la campagne pendant quelques jours, cherchant à entraîner les paysans, mais sans trouver d’écho. Le second jour, nous avons une rencontre avec huit carabinieri, qui firent feu sur nous et s’imaginèrent que nous étions très nombreux. Trois jours plus tard, nous nous apercevons que nous sommes cernés par les soldats ; il ne restait qu’une chose à faire : nous enterrons les fusils, et nous décidons de nous disperser ; je me cache dans une voiture de foin, et je réussis ainsi à sortir de la zone périlleuse. » De Castel del Monte, Malatesta se rendit à Naples ; il voulut ensuite gagner la Suisse ; mais il fut arrêté à la gare de Pesaro.

Un quatrième bulletin du Comitato italiano per la Rivoluzione sociale fut encore imprimé, et put être répandu dans un certain nombre de villes d’Italie ; il est daté de « Bruxelles, août 1874 » ; la mention qui y est faite des événements de Bologne indique qu’il dut être rédigé entre le 10 et le 15 août (probablement par Cafiero). En voici le passage principal: « L’Italie des prolétaires, la patrie traditionnelle des communes, celle qui jadis proclama les lois agraires, s’éveille enfin de sa longue léthargie et s’apprête à combattre la tyrannie étrangère. L’Etna bouillonne, le Vésuve pousse de sourds mugissements, le petit Arno lui-même s’agite comme s’il avait recueilli en son sein les tempêtes de l’Océan. Mais à l’incendie il manquait l’étincelle : la Romagne l’a fournie. Salut donc, ô généreux jeunes gens de Castel San Pietro[33] ! par votre œuvre l’incendie a commencé, et à sa flamme prendront feu les nations sœurs, sans qu’aucune force humaine, de caste ou de gouvernement, ni les Alpes, ni la mer, puissent y mettre obstacle. » Cet appel, naturellement, ne pouvait plus trouver d’écho.

Je reproduis les notices et les appréciations que le Bulletin publia, sur le mouvement italien, dans ses numéros des 10 et 23 août ; on verra quelle idée nous nous en faisions :


Les journaux bourgeois annoncent depuis quelques jours de nombreuses arrestations faites parmi les membres de l’Internationale italienne, à Bologne, à Florence, à Rome, et dans quelques autres localités. Ils rattachent ces arrestations à une tentative insurrectionnelle qui aurait eu lieu dans la Romagne, et qui s’est bornée, paraît-il, à la rupture des fils télégraphiques entre Bologne et Imola. On a annoncé en même temps l’arrestation de vingt-huit gros bonnets du parti mazzinien, surpris dans une campagne près de Rimini, où ils tenaient une réunion clandestine ; parmi eux se trouve Saffi, l’ex-triumvir romain, devenu le pontife du parti depuis la mort de Mazzini. En l’absence de tout renseignement direct, nous ne pouvons faire que reproduire ces nouvelles sans commentaire, en faisant remarquer toutefois qu’il ne faut accueillir qu’avec une extrême défiance les télégrammes des agences bourgeoises... Il nous paraît extrêmement douteux, par exemple, qu’il y ait le moindre rapport réel entre l’arrestation des mazziniens et celle des internationaux, attendu que les premiers ont toujours été des adversaires acharnés de l’Internationale.

... Depuis deux ans, il y a eu en Italie environ soixante émeutes produites par la faim ; mais les émeutiers, dans leur ignorance, n’en voulaient qu’aux accapareurs immédiats, et ne savaient pas discerner les causes fondamentales de leur misère. L’Internationale, en ouvrant les yeux aux ouvriers, en leur montrant à qui ils doivent s’en prendre et sur quelles institutions ils doivent frapper, transformera un jour les émeutes isolées, aveugles et impuissantes, en une révolution générale, consciente et réfléchie, et par conséquent irrésistible. Le gouvernement a beau emprisonner les apôtres du socialisme, il ne peut pas mettre sous clef le volcan populaire ; et, quand il aura fait condamner par centaines de généreux martyrs de la justice, il n’en sera pas moins englouti dans l’éruption finale. (Bulletin du 16 août 1874.)

Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur les derniers événements d’Italie, qui ont beaucoup moins de gravité que la police ne voudrait leur en donner.

Le 2 août, le gouvernement a fait arrêter vingt-huit mazziniens qui s’étaient réunis à la villa Ruffi, près de Rimini, pour faire de la politique électorale, tout simplement.

Trois jours plus tard, le 5 août, la police réussissait à mettre la main sur le compagnon André Costa, qu’elle cherchait depuis plus d’un an, et à qui elle en voulait tout particulièrement pour sa participation au Congrès international de Genève. L’arrestation de Costa n’avait du reste, malgré cette coïncidence, pas le moindre rapport avec le coup de filet opéré sur les mazziniens.

Enfin, deux jours après, quelques jeunes gens d’Imola essayaient une émeute. Selon la statistique que nous avons donnée dimanche dernier, cette émeute était la soixante et unième depuis deux ans, et par conséquent, au point de vue italien, cela ne constituait qu’un événement fort ordinaire.

Voilà tout ce qui s’est passé. Malheureusement il y aura, au bout de l’histoire, une distribution de mois de prison en faveur des socialistes, tandis que messieurs les mazziniens seront congédiés dans quelques jours avec force excuses pour la liberté grande qu’on s’est permise à leur égard. Cela n’empêchera pas le socialisme de grandir, et la république mazzinienne, atteinte depuis longtemps d’une maladie de langueur, d’exhaler son dernier souffle un de ces quatre matins. (Bulletin du 23 août 1874.)


Le Mémoire justificatif de Bakounine était parvenu au destinataire dès le 30 juillet ; Bellerio le donna à lire à Cafiero ; celui-ci, très scandalisé que Bakounine eût parlé dans ce Mémoire de diverses choses qui ne devaient pas sortir de l’intimité révolutionnaire, se refusa à le communiquer à Mme Antonie ; il ignorait que Bellerio, avant de s’en dessaisir, avait pris la précaution d’en faire une copie. Ce fut le 6 août qu’eut lieu l’explication décisive avec Mme Bakounine. Ni Cafiero ni Bellerio n’avaient voulu se charger de lui dire qu’elle devait quitter la Baronata ; c’est Ross qui dut accepter cette pénible mission. « L’entrevue eut lieu chez Bellerio, en présence de celui-ci, dans le jardin ; ils parlèrent d’abord en français, puis en russe. Ross lui dit catégoriquement qu’il fallait qu’elle quittât la Baronata. Elle devint furieuse, et répondit que la Baronata lui appartenait. Ross répliqua qu’elle pouvait tempêter et l’injurier, que cela lui était égal, mais que la Baronata appartenait à la Révolution, non à la famille Bakounine. Elle l’accusa alors de vouloir accaparer la Baronata pour lui-même avec Cafiero ; mais cette accusation aussi le laissa calme, attendu qu’il n’avait aucun intérêt personnel dans l’affaire. Enfin Mme Bakounine, voyant que Ross tenait ferme, se résigna à partir. » (Communication de Ross, 1904.) Elle partit le 9 août (d’après une lettre de Bellerio à Bakounine), et se retira à Arona. Elle prévint aussitôt sa sœur, Mme Lossowska, qui se trouvait à Varsovie ; celle-ci s’empressa de venir la rejoindre, et arriva à Arona le 20. Mais elles ignoraient ce qu’était devenu Bakounine, et n’apprirent que le surlendemain 22 sa présence à Splügen. Mme Lossowska se rendit aussitôt (le 23) dans ce village, accompagnée de Bellerio. Là, Bakounine leur déclara qu’il était définitivement dégoûté de toute action, publique ou secrète, et qu’il voulait émigrer en Amérique pour s’y faire naturaliser ; il pensait, ajouta-t-il, que Cafiero consentirait à lui en fournir encore les moyens. Mme Lossowska et Bellerio repartirent le 24. Le lendemain, une lettre de Ross, à laquelle étaient joints deux cents francs[34], apprit à Bakounine que Cafiero acceptait de se rencontrer avec lui à Sierre[35], en Valais. Le 26 août, donc, Bakounine quitta Splügen, se rendant à Sierre par Coire, Zürich, Olten, Berne, Fribourg[36] et Lausanne. Il arriva à Sierre le 30 août, et il note dans son journal que le lendemain il est allé à Saxon (où il y avait alors une maison de jeu célèbre) pour jouer, et qu’il a perdu cent francs[37]. Cafiero et Ross avaient traversé le Saint-Gothard, et s’étaient arrêtés à Neuchâtel le 1er septembre ; là ils avaient raconté à Schwitzguébel (venu de Sonvillier) et à moi ce qui s’était passé, et Cafiero nous avait fait lire le Mémoire justificatif de Bakounine (qu’il laissa entre mes mains en me demandant de le conserver en dépôt) ; nous avions, Schwitzguébel et moi, donné raison à Cafiero et à Ross ; il fallait bien reconnaître que Bakounine n’était plus l’homme qu’il avait été, et qu’en se déclarant vieilli, fatigué, désabusé et dégoûté, il avait dit une triste vérité. Le lendemain, 2 septembre, Cafiero et Ross arrivaient à Sierre, et ils y rencontraient Bakounine. Voici comment celui-ci raconte cette entrevue dans son journal :


« 2 Mercredi. Arrivent inopinément Cafiero et Ross, viennent de Neuchâtel où ils ont vu James et Adhémar et m’ont sans doute passablement calomnié. Cafiero froid et compassé ; Ross se dit ou est malade. Conversation toute politique. Je force Cafiero de me raconter tous les détails de leurs arrangements. Je demande un emprunt de cinq mille francs, qui m’est accordé, et aussi des meubles et linge, etc., sous forme d’emprunt pour deux ans à six pour cent d’intérêt. — 3 Jeudi. Cafiero me laisse trois cents francs. Ils s’en vont avant dîner ; nous sommes froids comme glace, tout est fini entre nous. Soir, écrit à Antonie et à Emilio. »


La rupture — c’est Bakounine qui le constate — était donc consommée. Dans les premiers jours de septembre, Mme Bakounine quitta Arona et s’installa à Lugano, avec sa sœur et son père, dans une villa meublée, la villa Galli, à quelque distance de la ville.




  1. Extrait d’un rapport présenté au Congrès jurassien des 26 et 27 avril au nom de la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary : voir ci-dessus p. 180.
  2. Ces deux articles sont la reproduction d’un rapport présenté au Congrès de la Fédération des graveurs et guillocheurs, en mai (voir à la page suivante.)
  3. Fédération des ouvriers graveurs et guillocheurs. Rendu-compte du cinquième Congrès, tenu à Chaux-de-Fonds les 17, 18 et 19 mai 1874. Saint-Imier, imprimerie E. Grossniklaus, in-16 de 48 pages. — Lorsque le Congrès eut décidé la publication de cette brochure, un délégué de la Chaux-de-Fonds, Louis Jeanrenaud (ex-rédacteur de la Montagne et de la Jeune République) proposa de voter la déclaration suivante : « Il est bien entendu que le Congrès, en décidant la publication de ses travaux, ne prend la responsabilité que des résolutions qu’il aura lui-même rédigées et votées ». Il motiva cette déclaration en disant « que certaines idées révolutionnaires, formulées dans les travaux présentés, ne sont partagées que par une partie des ouvriers, et que le Congrès, en paraissant les patronner par sa décision de publier les rapports, pourrait produire de la division dans les sections ». La déclaration proposée par Louis Jeanrenaud fut votée.
  4. Ce rapport fut publié aussi dans le Bulletin, où il forme deux articles (voir à la page précédente). On le trouve reproduit in-extenso dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel (Paris, Stock, 1908).
  5. Le rapport sur les crises industrielles, œuvre de Schwitzguébel comme le précédent, avait déjà été présenté au Congrès jurassien des 26 et 27 avril, qui en avait décidé la publication en une brochure de propagande (voir p. 181). Cette brochure est annoncée en ces termes dans le Bulletin du 7 juin 1874 : « En vente auprès du Comité fédéral jurassien : Les crises industrielles et leurs causes, rapport présenté par l’Union des Sections internationales du district de Courtelary au Congrès jurassien de l’Internationale et au Congrès des graveurs. Prix: 10 centimes. Adresser les demandes à Numa Brandt, 13, boulevard de la Citadelle, Chaux-de-Fonds. » Elle a été réimprimée dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel (Paris, Stock, 1908).
  6. Élisée Reclus, après la mort de sa seconde femme (au commencement de 1874), avait quitté Lugano et s’était installé avec ses deux filles à Clarens, près de Vevey. Les procès-verbaux du Comité fédéral jurassien nous le montrent, au commencement de juillet 1874, payant sa cotisation annuelle (1 fr. 50) de membre « central » de la Fédération jurassienne. Ce n’est pas lui qui fut l’initiateur de la reconstitution de la Section de Vevey, où on voyait militer de nouveau l’excellent Samuel Rossier, l’un des délégués au Congrès de la Chaux-de-Fonds en 1870 ; mais il s’y fit admettre peu de temps après.
  7. Le Social-demokratisches Bülletin fut tiré à 600 exemplaires, ainsi répartis : la Chaux-de-Fonds 100, Neuchâtel 100, Genève 100, Val de Saint-Imier 100, Berne 100, le Locle 50, Bienne 25 ; il resta 25 exemplaires à la disposition du Comité fédéral jurassien ; 50 exemplaires furent envoyés à Mulhouse, dont 25 furent pris sans doute sur ceux de la Chaux-de-Fonds. (Procès-verbaux du Comité fédéral, du 20 mai et du 22 juin 1874.)
  8. Il lui fut alloué une somme de 300 francs pour frais de voyage ; les procès-verbaux du Comité fédéral mentionnent le versement des sommes suivantes par les sections : Cercle d’études sociales de Sonvillier, 30 fr. ; Cercle d’études sociales de Saint-lmier, 30 fr. ; graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, 30 fr. ; Section de la Chaux-de-Fonds, 40 fr. ; graveurs et guillocheurs du Locle, 40 fr. ; Cercle d’études sociales du Locle, 30 fr. ; Section de Neuchâtel. 30 fr. ; Section de Berne, 15 francs. Un emprunt fut contracté par le Comité fédéral, qui put remettre à Schwitzguébel la somme convenue sans attendre l’envoi de la quote-part de toutes les sections.
  9. Bakounine s’était figuré qu’au bout de deux ans, la Baronata serait d’un rapport suffisant, grâce aux plantations qu’on venait d’y faire, pour que ses habitants pussent vivre du revenu qu’elle leur procurerait.
  10. Le journal de Bakounine dit : « Mardi 14. Antonie me fait part des cancans calomnieux des Ostroga à Gambuzzi contre moi. J’en fais part à Cafiero en présence de Ross ; Cafiero, en apparence au moins, indigné, me promet d’en parler à Lipa [Olympia] d’abord, puis avec Zaytsef. »
  11. Les lettres de Bakounine, on se le rappelle, — et Cafiero avait été pleinement d’accord avec lui en cela, — avaient fait croire à sa femme qu’il avait reçu de ses frères sa part d’héritage, et que la Baronata avait été achetée par lui avec de l’argent venant de cette source.
  12. Dans sa biographie de Bakounine (p. 802), Nettlau dit à ce sujet (d’après le témoignage de Bellerio) : « Il ne partait pas de son plein gré. Il dit à Emilio Bellerio, très catégoriquement : « Je n’ai pas du tout envie de partir ; dis-le-leur, mais sans qu’ils puissent soupçonner que c’est à mon instigation que tu leur en parles ». Bellerio se creusa la tête pour trouver une façon convenable de dire la chose ; mais il n’en trouva point, et s’abstint. Bakounine se sentait vieux, physiquement incapable, respirant péniblement : mais le point d’honneur ne lui permettait pas de faire valoir de semblables motifs ; il se sentait sacrifié par Ross et, sous l’influence de celui-ci, par Cafiero (qui auparavant l’entourait de tant de sollicitude), comme « un vieux chiffon absolument inutile et bon à jeter à tous les vents ». C’est dans cet état d’esprit qu’il paraît être parti pour Bologne. »
    J’ai fait lire à Ross, en 1904, ce passage de Nettlau, et il m’a répondu : « Si Michel avait dit qu’il ne désirait pas aller à Bologne, et qu’il voulait rester à Locarno, ses amis auraient regardé cette décision comme légitime, et n’auraient nullement insisté pour qu’il partît. Puisque, d’après Nettlau, il avait chargé Bellerio de le leur dire, il est regrettable que celui-ci ne l’ait pas fait. »
  13. Bakounine ne pouvait songer à entrer en Italie directement, par Arona, Varese ou Camerlata ; il lui fallait faire un long détour, pour éviter la surveillance de la police. En conséquence, à Bellinzona il prit la diligence qui, remontant la vallée grisonne de Mesocco, traverse le col du Bernardin, et redescend dans la vallée du Rhin Postérieur, jusqu’au village de Splügen. Il lui fallait ensuite, pour se rendre en Italie, franchir le col de Splügen, qui conduit à Chiavenna et de là au lac de Conio.
  14. Voici le titre de ce document : « Mémoire justificatif que j’écris principalement pour ma pauvre Antonie. Je prie Emilio de le lire d’abord, puis de le donner à lire à Cafiero, qui pourra le donner à lire à sa femme, s’il le trouve bon, et, seulement après qu’il l’eut lu et ajouté des observations s’il le trouve nécessaire, le donner à lire à Antonie, mais le détruire de commun concert, puisqu’il contient des faits politiques qui ne doivent jamais sortir du cercle des plus intimes. »
  15. C’est-à-dire qu’il n’aurait pas été moralement contraint de s’associer à une expédition dont il prévoyait l’échec et à laquelle il ne prenait part qu’à contre-cœur.
  16. Arthur Arnould, qui a connu Mme Bakounine depuis la fin de 1874 jusqu’au moment où elle alla résider à Naples après la mort de son mari, écrit d’elle qu’elle était « délicate, jolie, extraordinairement soignée et coquette de sa personne, s’intéressant aux questions sociales un peu moins qu’à ses robes de l’année précédente ; elle avait tous les goûts, toutes les allures, toutes les habitudes de la mondaine ».
  17. Un mot, qui nous fut répété par Cafiero, nous avait particulièrement exaspérés. Pendant qu’on travaillait à l’aménagement et aux embellissements de la Baronata, Bakounine avait dit, à plusieurs reprises, qu’il préparait « un paradis pour Antonie ».
  18. Mais pourquoi Cafiero avait-il « pressé la liquidation de ses biens », sinon pour subvenir aux incessantes demandes d’argent qui lui étaient faites ?
  19. C’était de l’argent de Cafiero que Bakounine avait prêté à un ami tessinois, beau-frère de Bellerio.
  20. On trouve un récit détaillé de ces événements dans la biographie de Bakounine par Nettlau, pages 791-814.
  21. Ils furent tous remis successivement en liberté, avant la fin de l’année, par des ordonnances de non-lieu.
  22. C’est le Mazzotti que nous retrouverons plus tard à la Baronata, chez Cafiero, et en 1875-1870 à Lugano.
  23. Mme Olympia Cafiero. Celle-ci avait, comme il a été dit, transporté de la dynamite à Bologne ; j’ignore si à ce moment elle se trouvait encore dans cette ville, ou si elle était déjà retournée à Locarno.
  24. Le secret fut si bien gardé sur ces conciliabules que, de tous ceux qui y participèrent, seul Alcoste Faggioli fut impliqué dans le procès qui eut lieu à la suite de la tentative manquée. La police italienne ignora complètement la participation de Bakounine aux événements de Bologne.
  25. Les auteurs de Bologna 1874 — Bologna 1897, cités par Nettlau. p. 803.
  26. Ce numéro est intitulé : Comitato italiano per la Rivoluzione sociale. N° 3. A tutti i proletari italiani. Argosto 1874. Le texte en a été reproduit par Nettlau, pages 804-805.
  27. Cette lettre contenait une demande d’argent.
  28. Mme Emilio Bellerio, née Rusca.
  29. Ce « Ca. » est une autre personne que « C** » mentionné plus haut et de nouveau plus loin.
  30. Silvio rapportait de Locarno l’argent dont Bakounine avait demandé l’envoi.
  31. Pour se déguiser en prêtre, Bakounine s’était fait raser et avait mis des lunettes vertes ; il marchait en s’appuyant sur une canne, et portait à la main un petit panier contenant des œufs.
  32. J’ai interrogé Ross, en 1907, au sujet des raisons qui avaient retardé sa venue à Splügen jusqu’au 21 ; il m’a répondu qu’après trente-trois ans il ne pouvait se remémorer exactement ces détails. Il faut noter que Bakounine ne s’était pas adressé directement à Cafiero ni à Ross, et que ce fut seulement par l’intermédiaire de Zaytsef ou de Bellerio que la nouvelle de son arrivée à Splügen put leur parvenir.
  33. Il s’agit de la troupe des insurgés d’Imola, dont une cinquautaine avaient été arrêtés près de la station de Castel San Pietro.
  34. Le même jour, Bellerio envoyait également à Bakounine 100 francs.
  35. Pourquoi à Sierre, et non pas à Splügen ? C’est sans doute parce que, en se rendant à Sierre, Cafiero pouvait passer à Neuchâtel et nous mettre au courant de ce qui s’était passé.
  36. De Fribourg il écrivit le 27 août à Emilio Bellerio une lettre qui contient ce passage : « Je te prie 1° de garder chez toi le gros paquet contenant mes écritures, il ne s’y trouve pas de lettres compromettantes, rien que mes écrits philosophiques et politiques inédits ; je voulais d’abord le remettre à Ross, mais comme Ross doit s’en aller bientôt, probablement en Angleterre, il vaut mieux que ce paquet reste chez toi ; 2° il faut que tu remettes de nouveau entre les mains d’Antonie le second paquet contenant des lettres intimes, non politiques ; il paraît qu’Antonie, en ignorant le contenu, l’aurait remis à Ross ; c’est donc à Ross ou à Cafiero que je te prie de le demander. » Ce second paquet contenait en outre des papiers relatifs à l’état-civil de Bakounine et à sa demande de naturalisation tessinoise ; il ne se retrouva pas, soit qu’il eut été égaré dans le déménagement de Locarno à Lugano, soit que Cafiero l’eût brûlé (voir p. 286).
  37. Je n’ai pas cru devoir supprimer ce détail : il montre bien dans quel singulier état d’esprit se trouvait alors Bakounine. Espérait-il, en risquant cent francs à la roulette, gagner la somme nécessaire pour aller en Amérique ?