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L’Israël des Alpes ou les Vaudois du Piémont/01

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L'ISRAEL DES ALPES
OU
LES VAUDOIS DU PIEMONT

I.
LES ORIGINES ET LES PREMIERS APÔTRES.

Sur le versant italien des Alpes cottiennes, entre le Mont-Thabor et le Mont-Viso, habite un petit peuple qui ne compte plus aujourd’hui que 30,000 âmes, honorables débris d’un groupe plus nombreux rassemblé sur les deux versans par l’esprit de protestation contre Rome. Séparé des populations voisines par la foi, réformé avant la réforme, la grande révolution religieuse du XVIe siècle le trouva déjà en possession immémoriale d’une forme de christianisme assez semblable à celle qui prévalut alors dans une moitié de l’Europe. Il s’était jusque-là tenu à l’écart, isolé du mouvement universel, réfractaire à l’orthodoxie, adorant et priant à sa manière dans les retraites inaccessibles de ses vallées natales. Sa protestation, d’abord ignorée, perdue dans l’obscurité et le tumulte du moyen âge, longtemps cachée aux regards même de Rome, plus tard combattue et noyée dans des flots de sang, mais toujours debout et vivante, s’était peu à peu mêlée à l’atmosphère morale du monde en se combinant avec d’autres élémens de révolte partout répandus, et avait enfin produit l’explosion qui secoua les fondemens de la vieille église. A peine les nouveaux réformés furent-ils sortis de ce qu’ils appelaient dans leur langage irrité la captivité de Babylone, qu’ils tournèrent avec curiosité leurs regards vers le foyer primitif d’où leur était venue l’étincelle, vers ce petit peuple montagnard qui n’avait pas laissé éteindre la lampe du sanctuaire, ni prescrire le droit de la conscience religieuse à la liberté. Les nouveaux docteurs protestans se plurent à voir en lui le précurseur de la réforme, le continuateur des doctrines primitives, le point d’attache qui reliait cette grande révolution du XVIe siècle à la révolution plus grande encore qui a renversé le paganisme antique et fondé le règne de l’Évangile : honneur dangereux qui le désigna dès lors plus particulièrement à la persécution. Ce petit peuple est connu depuis le XIVe siècle sous le nom de Vaudois, qui lui est venu des vallées ou vaux où il est cantonné. On l’a aussi appelé du nom, biblique « d’Israël des Alpes. » Son histoire offre en effet d’étranges analogies avec celle du peuple hébreu : comme celui-ci, il a été méprisé, haï, persécuté, réduit en captivité, dispersé en Suisse, en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, et ramené dans la demeure de ses ancêtres par une série étonnante d’événemens ; enfin, pour dernier trait d’analogie avec le peuple hébreu, il était resté dépositaire d’un haut spiritualisme chrétien qui fut en face du grossier moyen âge ce qu’avait été le monothéisme de la Judée devant l’antiquité polythéiste.

A tous ces titres, réels ou imaginaires, les Vaudois sont considérés comme les pères spirituels et les ancêtres de la réforme. Il n’est pas un événement de leur histoire, heureux ou malheureux, persécution ou édit de tolérance, qui n’ait été depuis trois siècles un sujet de joie ou de tristesse pour des souverains et des peuples protestans. Ils se sont émus et réjouis tour à tour de ses épreuves et de ses délivrances, ils sont intervenus en sa faveur, ils l’ont pris sous leur protection, et il doit en grande partie à cette sympathie filiale de n’avoir pas été écrasé par la persécution. Si l’on cherchait les causes cachées de l’intérêt qui s’est attaché au Piémont libéral depuis 1848, il faudrait mettre en première ligne l’acte par lequel Charles-Albert a réparé l’injustice de ses ancêtres en émancipant les Vaudois. Leurs épreuves séculaires avaient tant de fois retenti dans les pays réformés, tant d’écrivains en avaient retracé l’émouvant tableau, tant de prédicateurs en avaient fait le texte de leurs sermons, que l’acte émancipateur eut un retentissement populaire partout où battait un cœur protestant, et excita pour le Piémont et son roi une sympathie reconnaissante qui a rejailli sur la cause italienne. Dans les pays où domine le catholicisme, on comprend que l’intérêt n’ait pas été aussi général. Les Vaudois y sont moins connus. On s’y fait une idée peu exacte de leur doctrine religieuse, de leurs mœurs et de leur organisation ecclésiastique. On les confond volontiers soit avec leurs homonymes du canton de Vaud, soit avec des sectes disparues depuis cinq siècles. Leurs origines religieuses sont à peine soupçonnées, et la topographie même des lieux où la dissidence vaudoise s’est fixée et organisée est demeurée incertaine dans beaucoup d’esprits d’ailleurs fort éclairés. Il nous a donc semblé qu’une étude sur cette population singulière pouvait avoir l’attrait de la nouveauté.


I

La région où les dissidens sont confinés de nos jours est formée par trois vallées principales qui tirent leurs noms des cours d’eau qui les parcourent, le Pellice, l’Angrogna et le Chisone. Au voyageur qui les aborde par la plaine du Piémont, elles présentent un spectacle singulièrement imposant. Rattachées au même massif, elles se dressent en espalier gigantesque à demi incliné contre la grande muraille des Alpes, se ramifient en vallées secondaires et en vallons, et s’ouvrent largement aux rayons du soleil levant. L’air est si pur sous ce beau ciel, l’atmosphère si transparente, qu’il semble qu’on pourrait de la main toucher le couronnement granitique contre lequel elles s’épanouissent. A la limite supérieure et à gauche du spectateur se dresse l’aiguille élancée du Viso, l’antique Vesulus des Latins, jaillissant de la base circulaire des Alpes comme la grande tour de l’enceinte massive d’une ville fortifiée. Il domine tout le pays subalpin et s’aperçoit de tous les points de la plaine. « C’est la plus piémontaise de toutes les montagnes du Piémont, » dit un écrivain de ce pays. Elle sert de baromètre au contadino de la plaine par les teintes diverses qu’elle revêt, tantôt bleue comme un monolithe de saphir, tantôt rougie par le soleil levant qui allume sa couronne de neige, ou bien obscure et noire quand le soleil fuit derrière elle vers la France. Elle soutient un côté du système des vallées vaudoises. Deux d’entre elles sont creusées dans les flancs mêmes du Viso, les autres montent en droite ligne vers la chaîne centrale qui sépare la France du Piémont, ou s’infléchissent vers le nord dans la direction de la forteresse de Fénestrelles, qui abrita l’infortune du surintendant Fouquet ; toutes enfin communiquent entre elles par des ramifications supérieures et vont se rattacher à un débouché commun sur la plaine du Pô.

Cette configuration particulière, ces vallées reliées entre elles par des passages supérieurs et se dirigeant vers une entrée commune qui pouvait être facilement fermée, tel est le secret de l’histoire de la peuplade dissidente et de sa merveilleuse préservation au milieu d’ennemis acharnés à sa perte. Les historiens nationaux, plus pieux qu’érudits, ont attribué à une intervention continuelle de la Providence cette résistance victorieuse aux attaques multipliées des troupes de Savoie. Il n’était pas besoin de recourir aux interventions mystérieuses pour l’expliquer : il suffisait de regarder attentivement la configuration du pays. A l’approche de la croisade venant d’Italie, les Vaudois se portaient vivement sur l’étroit passage qui donnait entrée dans leurs cantonnemens. Forcés sur ce point, il leur restait toujours une retraite assurée derrière les cols vers lesquels ils attiraient l’ennemi pour le culbuter dans la vallée par un retour offensif. Ce fut là l’issue de toutes les attaques venant du Piémont sans le secours de la France. Les Vaudois avaient une si grande confiance en leurs défenses naturelles et en la protection divine qu’ils négligèrent longtemps de faire usage de leurs armes : ils se contentaient d’abandonner à l’agresseur le bas de leurs vallées. Cette répulsion pour les moyens violens a fait croire qu’ils ont professé avec d’autres sectes le principe absolu de l’inviolabilité de la vie humaine et l’horreur du sang ; mais un motif plus positif leur faisait chercher le salut dans la fuite plutôt que dans la résistance armée : en fuyant aux montagnes, non seulement ils échappaient à l’ennemi, qui n’osait pas toujours s’engager dans le dédale des vallées, mais encore ils se rapprochaient d’un autre groupe de population assis sur le versant français, comme eux rebelle et réfractaire à l’orthodoxie romaine, qui leur tendait la main à travers les cols de la chaîne centrale.

Le versant français n’a pu retenir intégralement sa population hétérodoxe parce que la configuration est ici toute différente de celle du versant italien. Ce n’est plus le système vaudois, gracieusement épanoui, ce ne sont plus ces vallées projetées comme les branches d’un arbre colossal et attachées à un tronc commun ; ce sont des vallées indépendantes s’ouvrant sur la France par des issues séparées. Pénétrant par ces ouvertures, l’ennemi a pu expulser la population dissidente ; elle ne s’est maintenue que dans les parties supérieures du département des Hautes-Alpes, dans la Vallouise, la Queyras, Freyssinière, Barcelonnette, où elle a été retenue par la coupe étroite des vallées. Ces rudes montagnards, donnant la main à ceux du versant italien par les cols de la chaîne des Alpes, fuyant d’un côté quand ils étaient attaqués de l’autre, ont dérouté pendant des siècles les attaques isolées, et n’ont pu être vaincus et réduits que par une attaque combinée des deux côtés à la fois sous le règne de Louis XIV.

L’aspect de la région vaudoise révèle partout la pression exercée sur la population. Retenue sur le versant par les édits des souverains du Piémont qui l’ont empêchée de s’épancher sur la plaine jusqu’en 1848, parquée dans ses vallées comme dans un ghetto de lépreux, elle a dû tirer parti pour sa subsistance de toutes les ressources de son territoire limité. Aussi tous les coins du sol vaudois sont-ils utilisés pour la production. Chaque pli porte des champs cultivés, des prés, des maisons et des villages avec leurs encadre-mens touffus d’arbres fruitiers et de vignes hautes. Aucune partie n’en a été laissée stérile, et la vie, la végétation, apparaissent partout où n’affleure pas le rocher nu. En plusieurs endroits, le rocher lui-même s’est revêtu et a refleuri grâce à de la terre rapportée et à un filet d’eau habilement dirigé. L’irrigation est un art ancien et populaire sur le versant italien des Alpes. Le Vaudois l’a cultivé par goût et aussi par nécessité. Il s’est bien gardé de laisser couler au Pô l’eau précieuse des torrens alpins avant qu’elle n’eût arrosé son territoire. Par des conduites en bois jetées sur les ravins et les précipices, par des travaux parfois très coûteux, il l’a dirigée le long de ses pentes brûlées, sur ses costières desséchées par le soleil d’Italie, et à l’aide de cet agent de fertilité il a embelli sa demeure et suscité toutes les forces productives du sol.

On reconnaît au groupement particulier des villages et des hameaux cette pression exercée de bas en haut sur la population. Ils fuient les lieux bas et recherchent les hauteurs, comme pour se mettre à l’abri d’un ennemi invisible, maître de la plaine. Le point le plus élevé et le plus inaccessible du groupe d’habitations est ordinairement occupé par un édifice rectangulaire, carré comme un dé, percé de fenêtres carrées aussi, qui se cache derrière un bouquet d’arbres : c’est le modeste temple vaudois, mieux gardé, plus soigneusement mis à l’abri des surprises que les autres constructions, car ce peuple, religieux entre tous et qui garde encore la foi des anciens jours au milieu de l’indifférence moderne, y était souvent assemblé non-seulement pour le culte et la prière, mais encore pour la délibération sur les intérêts de la défense commune en présence des persécuteurs de sa foi. Une loi d’intolérance, demeurée en vigueur depuis les premiers temps de la réformation jusqu’au règne de Charles-Albert, obligeait les Vaudois à cacher leur temple aux regards de la population catholique, soit en l’éloignant dans les montagnes, soit en l’entourant d’un mur aussi haut que l’édifice. C’est pour éviter cet affront aussi bien que pour n’être pas surpris pendant leurs assemblées que les Vaudois le construisaient dans l’endroit le plus inaccessible. Le danger n’existe plus, la population hétérodoxe est aujourd’hui libre de s’épancher sur le Piémont et sur l’Italie ; mais le sanctuaire de la foi vaudoise n’en reste pas moins toujours perché, avec le champ des morts qui l’accompagne, sur quelque hauteur abrupte, et pour s’y rendre on voit chaque dimanche la foule pieuse gravir en silence le sentier pénible tracé au flanc des montagnes. La distance à parcourir est souvent de plusieurs lieues pour les communes les plus rapprochées de la zone catholique.

Le massif de verdure qui accompagne le village et le temple est formé par le châtaignier, l’arbre national des Vaudois. Le regard le rencontre déployé sur toutes les collines, arrondissant son dôme vert et découpant gracieusement les bords de l’horizon. Il donne un fruit délicieux, de l’espèce dite lombarda, renommé pour sa grosseur et son goût sucré, qui est pour la population vaudoise ce qu’est la polenta de maïs pour le paysan piémontais et la pomme de terre pour l’Irlandais, la base de la nourriture. Souvent elle n’en eut pas d’autre aux époques de persécution. Elle emportait alors sur les sommets sa provision de châtaignes séchées au four, ou bien elle venait à l’improviste les cueillir sous le feu de l’ennemi. Aussi cultive-t-elle avec une sorte d’amour filial cet arbre sauveur ; elle le greffe, l’émonde, retranche les rejetons parasites et les écorces rugueuses qui en épuisent ou en compriment la sève, et le fait se développer en magnifiques panaches qui donnent à la zone inférieure des vallées l’aspect d’une immense forêt. Chaque année, le peuple s’assemble sous l’ombre protectrice d’un châtaignier séculaire pour célébrer les anniversaires des combats mémorables, des triomphes remportés sur les bandes catholiques ou des édits de paix et de pardon accordés par les souverains de la maison de Savoie, et ces solennités religieuses et nationales ont lieu, autant que cela est possible, à l’endroit précis où s’est accompli l’événement qu’il s’agit de rappeler. On accourt de toutes les vallées de la patrie vaudoise à la voix des conducteurs spirituels, qui cherchent ainsi à ranimer la foi des descendans par le souvenir des souffrances des ancêtres. On se groupe en cercle sous la vaste circonférence de l’arbre transformé en temple, on dresse contre le tronc une estrade pour les orateurs, et là, sous ce noble végétal, témoin muet des combats qu’on va rappeler, au sommet de cette colline d’où la vue s’étend à l’aise sur la muraille des Alpes et sur la plaine italienne couverte de villes, de bourgs et de châteaux qui luisent au soleil, devant ce spectacle d’une magnificence inouïe et d’une religieuse grandeur, des voix graves et pieuses montent vers le ciel, et rappellent au peuple attentif les événemens du passé non pour irriter contre le présent, mais pour réveiller l’antique confiance de l’Israël des Alpes en la providence du Dieu qui l’a tant de fois délivré de la main de l’oppresseur.

Partout l’abri protecteur du châtaignier s’offre à l’assemblée, car il couvre la terre vaudoise et escalade les versans à une altitude inconnue dans les autres régions alpestres. La population semble s’en être fait suivre dans.sa retraite sur les hauteurs pour avoir à sa portée le pain des jours d’épreuve ; elle l’a planté aussi haut qu’il peut vivre et prospérer, et au-dessus l’œil n’aperçoit que des espaces privés de végétation arborescente ; les autres essences ont presque entièrement disparu, les pentes supérieures qui s’étendent de la limite du châtaignier au sommet des Alpes sont envahies par un flot de population qui en a fait disparaître la forêt pour y trouver sa subsistance. Les cultures, les habitations permanentes, les hameaux où l’on demeure l’hiver comme l’été, y montent à une hauteur considérable. L’inalpage, ce curieux mouvement qui élève au printemps et abaisse en hiver le niveau de la zone habitée des Alpes, est supprimé dans la section vaudoise. Il n’est pas resté assez de place pour qu’il pût se produire librement. La population permanente a débordé dans la région du pâturage et du chalet pour fuir l’ennemi campé dans la plaine piémontaise et se rapprocher du groupe ami et de même religion assis sur l’autre versant.

On se demande d’abord depuis quelle époque ces sommets se sont chargés d’une population séparée des autres par la foi. Suivant les traditions locales recueillies par Théodore de Bèze, la dissidence religieuse, une dissidence patente ou occulte, y aurait existé de tout temps, da ogni tempo, da tempo immémoriale, disent les manifestes vaudois des premiers jours de la réformation, et comme cette dissidence est essentiellement chrétienne par ses affirmations dogmatiques, on en a conclu qu’elle n’était rien moins qu’un débris de l’église des premiers âges chrétiens arrêté sur les Alpes et que n’a pu reprendre la marée montante de l’église romaine. Quoi qu’il en soit, les manifestations opposées à l’orthodoxie dominante ne furent découvertes dans ces vallées qu’à dater du XIe siècle. La dissidence y est signalée pour la première fois en 1050 par Pierre Damien, légat du pape dans la Haute-Italie. Dans une lettre adressée à la souveraine du versant italien, à cette comtesse Adélaïde de Suse qui a ouvert l’Italie à la maison de Savoie par son mariage avec Oddon, fils d’Humbert aux blanches mains, il lui fait remarquer qu’il existe dans ses domaines une population qui a déserté la foi. Pour la ramener au giron de l’église, la comtesse fonda un couvent auquel elle accorda les droits seigneuriaux de haute et basse justice sur une partie du sol occupé par la population égarée. Ce couvent est l’Abbadia de Pignerol, où se sont organisés dès lors les moyens de persuasion et de violence, les missions et les razzias dirigées contre les Vaudois, tour à tour maison de pieux missionnaires et repaire de bandits attirés par l’espoir du pillage, plus tard prison d’enfans arrachés à leurs parens et baptisés de force, aujourd’hui vaste ruine inhabitée. Six ans après ce premier éveil de l’orthodoxie, la dissidence attire l’attention du pape Victor II. Il adresse une bulle à Viminien, archevêque d’Embrun, pour l’engager à prendre des mesures contre cette hérésie. Il paraît qu’à cette époque elle débordait déjà sur le versant français, car le pape avertit son subordonné que son diocèse en est merveilleusement infecté, mirabiliter corruptam. Un autre pape, Urbain II, signale en 1096, comme plus particulièrement infectée, une vallée dauphinoise devenue plus tard célèbre par un grand massacre d’hérétiques, la vallis gyrontana, connue aujourd’hui sous le nom de Vallouise, donné en souvenir du bon roi Louis XII, qui fit cesser la persécution. De la Vallouise, l’hérésie, puisque hérésie il y a, descend sur la Durance, et se rapproche des pays provençaux, où s’organisera bientôt la grande protestation vaudoise et albigeoise. En 1119, le concile de Toulouse, alarmé du point noir qui se forme sur les Alpes, lance contre les hérétiques, « qui habitent partie en Italie et partie en France, » les terribles ordonnances qui ont inauguré la législation sanglante appliquée par le tribunal de l’inquisition. L’esprit orthodoxe s’émeut jusque dans les pays les plus éloignés des Alpes. Un moine de l’abbaye de Saint-Thron, en Belgique, ayant à faire un pèlerinage à Rome, s’effraie à la pensée d’avoir à traverser ces hauteurs sauvages où une hérésie ancienne, dit-il, ajoute ses horreurs à celles de la nature, et il confie ses terreurs à la chronique de son couvent, rédigée de 1108 à 1136. De l’autre côté des Alpes, l’évêque d’Asti jette à la même époque le cri d’alarme devant cette dissidence qui se développe dans la ceinture des montagnes, et s’approche de son diocèse par la chaîne de l’Apennin et les collines du Montferrat.

Ce qui ajoutait à la crainte causée par cette étrange dissidence, c’est qu’on ignorait les affirmations dogmatiques et les principes de foi qu’elle mettait en avant. On lui prêtait des croyances absurdes et des mœurs abominables. Ce n’est que beaucoup plus tard que les doctrines particulières des montagnards ont été connues. La secte a publié de bonne heure des écrits, des poèmes en vers grossièrement rimes, des traités de controverse et des confessions de foi où sont exposés ses principes religieux et sa morale ; mais ces écrits n’ont attiré l’attention des savans qu’à l’époque de la réformation. Il en existe aujourd’hui trois collections, — celle de Dublin, formée par le savant prélat anglican Usser, celle de Cambridge, recueillie par Morland, ambassadeur de Cromwell à la cour de Turin, qui a écrit lui-même sur ces documens une histoire remarquable des religionnaires des Alpes[1], enfin celle de Genève, déposée à la bibliothèque de cette ville par Jean Léger, historien, capitaine et ministre vaudois pendant la grande lutte soutenue par son pays en 1653 contre les troupes du duc de Savoie et du roi de France. Ces documens curieux de la littérature religieuse des Vaudois sont les titres d’ancienneté des doctrines de la réformation. Qu’ils soient bien réellement des productions vaudoises, cela résulte de ce fait qu’ils ont tous été recueillis dans les vallées des Alpes, et qu’ils sont écrits en un dialecte encore compris aujourd’hui des gens illettrés des communes les plus rapprochées de la chaîne centrale, où les idiomes des deux versans ont le moins déteint. Nous avons nous-même fait cette expérience en lisant à des pâtres vaudois quelques vers de la Nobla Leyczon, le document le plus considérable de cette littérature. Le dialecte a un caractère grammatical différent de celui du piémontais et du provençal, plus voisin de la basse latinité du moyen âge qu’aucun dialecte moderne. Raynouard, qui en a fait une étude particulière, s’appuie sur l’ancienneté de ce dialecte vaudois pour prouver l’existence d’une langue romane primitive parlée, sinon écrite, dès les temps de Charlemagne. Cette langue aurait été le premier degré de la décomposition du latin et le type commun d’après lequel se sont formés successivement les divers idiomes de l’Europe latine. Le dialecte de la Nobla Leyczon et celui des premiers troubadours du midi sont, d’après ce savant critique, deux rejetons simultanés sortis en même temps, c’est-à-dire vers le XIe siècle, de cette langue romane primitive dont nous possédons aujourd’hui un échantillon écrit dans le fameux serment de Louis de Germanie. Ce serait donc à cette époque qu’il faudrait rapporter l’apparition de la Nobla Leyczon, qui fut une des premières manifestations de l’hérésie alpestre.

Ce poème d’ailleurs porte sa date. L’auteur inconnu y déclare qu’il écrit mille et cent ans après qu’a été faite la prédiction de la fin du monde qui a été le cauchemar du moyen âge. Nous donnons ce passage, traduit par Raynouard, afin qu’on puisse se rendre compte de l’époque à laquelle nous reporte cette déclaration :


« O frères, s’écrie le poète, écoutez une noble leçon : — Souvent devons veiller et être en oraison, — Car nous voyons ce monde être près de son terme ; — Moult curieux devrions être de bonnes œuvres faire, — Car nous voyons ce monde de la fin approcher. — Bien a mille et cent années accomplies entièrement — Que fut écrite l’heure que nous sommes aux derniers temps[2]. »


Or. à quelle époque faut-il faire remonter la terrible prédiction ? Commença-t-elle avec l’ère chrétienne ou seulement avec l’Apocalypse ? Les critiques allemands, Gieseler et Schmidt, adoptent ce dernier point de vue, et font commencer la prédiction à l’Apocalypse, où elle s’est formulée plus clairement que dans les Évangiles. Cependant comment supposer que l’auteur inconnu de la Nobla Leyczon, qui paraît avoir beaucoup de foi, mais peu de science, ait pris pour point de départ de la prédiction un document comme l’Apocalypse, dont la véritable date n’est pas même fixée de nos jours après tous les travaux de la critique moderne ? Dans la foi naïve de l’auteur, comme dans celle de tout le moyen âge, l’Apocalypse et les autres livres du Nouveau Testament sont aussi anciens que le christianisme, et la terrible prédiction commence avec l’ère chrétienne. On sait quelle panique immense s’empara des esprits en l’an 1000. Le monde chrétien crut que les mille ans dont il est parlé dans l’Apocalypse étaient accomplis. S’il avait cru que la vision de saint Jean, qu’on place aujourd’hui en l’an 96 de l’ère chrétienne, était le point de départ de la prédiction, il n’aurait été saisi de ce grand trouble que quatre-vingt-seize ans plus tard. Il ne vint à la pensée de personne de se demander si le monde avait encore près d’un siècle à subsister. Quand donc on lit au sixième vers de la Nobla Leyczon qu’elle a été écrite mille et cent ans après la prédiction du grand cataclysme, c’est bien au commencement du XIIe siècle, qu’il faut reporter l’apparition de ce document.

La doctrine qui s’en dégage ne se sépare pas entièrement de celle de l’église dominante. Les Vaudois d’alors sont encore en communion avec elle sur une foule de questions de dogme, de discipline et de morale ; mais ils sont déjà séparés, ils sont déjà protestans par cette tendance qui, en se développant, a produit la grande scission du XVIe siècle, par la tendance à ramener la religion sur la base ancienne de la Bible. La Nobla Leyczon est un constant appel à ce qui est écrit dans le livre des chrétiens. L’auteur s’y sépare de l’orthodoxie sur deux points particuliers de croyance qui divisent encore le catholicisme de la réformation, sur l’absolution des péchés par le prêtre et sur la suprématie du pape. Il tourne en dérision ces absolutions à prix d’argent où le voleur se croit acquitté en donnant au prêtre une part du butin.

S’il a pris cent livres ou encore deux cents,
Le prêtre l’acquitte pour cent sols ou encore moins[3].


Il refuse à la hiérarchie tout entière le pouvoir d’absoudre un seul péché mortel, et déclare déchus de ce pouvoir surnaturel tous les papes qui ont régné depuis Sylvestre, qui occupait le siège de Rome au moment où Constantin fit du christianisme la religion officielle de l’empire romain. Tous les papes, dit-il, tous les cardinaux, tous les évêques, tous les abbés,

Tuit aquisti ensemp non han tan de potesta
Que ilh poissan perdonar un sol pecca mortal.

C’est sur ces deux points que la rupture paraît avoir commencé. L’idée d’un pouvoir surnaturel dont le sacerdoce serait revêtu et celle d’une autorité extérieure absorbant l’église universelle, ces deux idées ne paraissent pas être entrées dans l’esprit de ces populations simples et primitives, et c’est par là qu’elles se sont trouvées constituées à l’état de secte. Cependant, contrairement à l’opinion des historiens de la réforme, tous les liens n’ont pas été rompus à la fois. Cette église sectaire n’est pas le produit violent d’un esprit de révolte et d’innovation, elle n’est pas sortie tout d’une pièce du giron orthodoxe. En observant de près cette curieuse formation hérétique, on aperçoit au contraire qu’elle est l’œuvre insensible des siècles. Elle demeure attachée à la grande église par tout ce qui est ancien et archaïque dans le christianisme, tandis qu’elle va se séparant peu à peu par ce qui est nouveau et récent. Elle reste obstinément fixée sur les vieilles choses, stationnaire et immobile dans la foi ancienne et le culte ancien pendant que tout autour d’elle, au nord et au midi des Alpes, l’église générale se mouvait avec le monde, évoluait sans cesse dans le dogme, la discipline et les mœurs. En un mot, l’immobilité d’un côté, l’immobilité, trait dominant du caractère des races de montagne, de l’autre le progrès, le mouvement, voilà les deux termes de la question si controversée des origines vaudoises. Cela suffit pour rendre compte de cette curieuse formation sectaire qui a résisté jusqu’à nos jours à tous les efforts tentés pour la réduire.


II

L’opinion vulgaire que l’église romaine a gardé son terrain et sa forme des premiers siècles ne tient pas un moment devant la critique historique la plus élémentaire. La grande institution des papes a été au contraire constamment en progrès et en formation, et c’est là le secret de sa force prodigieuse et de sa durée. Sa prétendue immobilité, passée en article de foi, n’est qu’une illusion d’optique : elle a paru immobile comme la terre, parce que tout se mouvait avec elle et allait du même pas ; mais en se plaçant au point de vue qui ne se meut pas, au point de vue du texte de la Bible, on la voit s’en éloigner peu à peu, graviter dans le temps et dans l’espace, s’assimiler les milieux qu’elle traverse, enrichir son dogme et son culte des croyances flottantes du paganisme antique, pulvérisé par les édits des empereurs romains, et des élémens nouveaux de la foi du moyen âge. Comme ces cathédrales grandioses toujours en construction et jamais achevées, elle est l’œuvre progressive de la piété nécessairement variable de quinze siècles, et sur la forme intérieure ou extérieure, sur le symbole aussi bien que sur la constitution ecclésiastique, on reconnaît aisément les matériaux divers entrés dans la construction, la date où ils ont été employés et l’empreinte laissée par chaque période. Simple et sévère à l’origine, quand le christianisme n’est pas encore le catholicisme, c’est-à-dire la religion officielle du monde romain, édifice purement spirituel, il s’est peu à peu orné, embelli, matérialisé, pour contenir et retenir la multitude des nations encore païennes qu’un empereur romain fît entrer de force dans l’enceinte sacrée. Le christianisme subit alors une transformation fondamentale. Jusque-là, il avait porté entièrement sur la libre association des âmes converties et unies par la même foi, c’est-à-dire sur le petit nombre, car en tout temps les âmes véritablement croyantes sont le petit nombre ; mais, en recevant l’empire des mains de Constantin, il abandonna cette base première des libres et fortes convictions, et roula sur le terrain mouvant des multitudes et des majorités.

Portée dès lors sur la foule très peu chrétienne des peuples rangés sous sa loi, la grande église a marché et grandi avec eux, docile, plus docile qu’on ne croit, aux mouvemens de la conscience religieuse universelle, recevant d’elle l’impulsion tout en la réglant, innovant sans cesse pour la satisfaire et la maîtriser, toujours en formation et jamais achevée, perpétuel devenir comme le dieu du panthéisme allemand. Son infaillibilité a consisté à savoir s’ouvrir à temps aux besoins nouveaux, aux aspirations nouvelles « de la foi aveugle, de la piété et des illusions mystiques des majorités. Aucune conception religieuse, si étrange, si opposée qu’elle parût à la donnée ancienne du christianisme, n’a trouvé la porte obstinément fermée, dès qu’elle y revenait frapper après avoir fait le tour de la conscience générale des nations catholiques. On a vu récemment avec quelle facilité une croyance est admise dans le symbole et devient obligatoire par la définition dogmatique. La bulle Ineffabilis de 1854, proclamant un dogme nouveau, a mis à nu le secret de la formation orthodoxe. Pour contenir et retenir le monde pendant tant de siècles, il a fallu une orthodoxie souverainement élastique, s’étendant et se rétrécissant à la mesure de sa foi et de sa piété, assez résistante néanmoins pour offrir l’apparence de l’inflexibilité ; mais, si l’on sait désormais comment les dogmes sont admis dans le sanctuaire, nul n’a jamais su comment ils en sortent. La grande église n’a rejeté, — officiellement du moins, ex cathedra, comme on dit, — aucune des doctrines admises depuis les jours de Constantin et de Charlemagne. Dans l’immense construction élevée par la foi des siècles, les choses nouvelles sont venues se ranger naturellement à côté des anciennes sans éliminer ces dernières. Aucune tradition, pas même celle de l’inquisition, n’a été supprimée positivement, aucune affirmation niée. La forme extérieure, la constitution, n’a pas été moins flexible. Elle s’est renouvelée d’âge en âge sur le modèle des sociétés politiques et civiles, unitaire avec les derniers césars, féodale, fédérative et fractionnée avec le moyen âge, revenant de nouveau à l’unité, mais à l’unité tempérée par les conciles, véritables parlemens de l’église, enfin absolue, centralisée et infaillible avec les grandes monarchies modernes. Qu’on ne pense pas que l’organe d’autorité qui s’est formé de bonne heure au centre ait été un obstacle au mouvement. Rien n’est plus novateur qu’une autorité qui ne se laisse pas discuter. La papauté a surveillé, réglé, souvent précipité cette étonnante évolution qui dure encore. Peut-on supposer en effet qu’une religion qui a ainsi compté avec la conscience universelle et marché avec les sociétés humaines soit désormais immobilisée dans une forme définitive ? Qui sait si, par un mouvement nouveau, espéré des uns et redouté des autres, elle ne ressaisira pas l’esprit du siècle, qui semble s’en aller dans une autre direction ?

Or à diverses étapes de cette marche séculaire elle a laissé en arrière bien des groupes de population qui ne marchaient point du même pas qu’elle, et dont l’esprit n’était ni aussi agile ni aussi ouvert aux innovations que celui des races latines, qui portaient la barque mystique. Elle en a laissé à l’orient et à l’occident, au nord et au midi, principalement parmi les Slaves et les Germains. De la lenteur gréco-slave est sorti le grand schisme oriental que les papes n’ont jamais pu faire rentrer dans leur ordre de marche. D’autres attardés ont été ressaisis par une main vengeresse et ramenés, brisés et sanglans, dans les rangs orthodoxes après une séparation momentanée. Les Slaves de Bohême, par exemple, qui en étaient restés à l’usage primitif de la communion des laïques avec le calice, usage que Rome déclarait hérétique, furent ramenés de force à travers des flots de sang et la ruine de leur patrie. En vain Ziska et les deux Procopes anéantirent dix armées impériales, il fallut rejoindre et regagner la distance perdue. Le groupe qui nous occupe a été plus heureux. Imperceptible d’abord, caché aux regards par les contre-forts des Alpes, éloigné des grandes voies de communication, il a dû son salut à l’obscurité dont il était enveloppé et à sa petitesse même. Les accidens politiques et religieux qui ont surgi sur les deux versans l’ont protégé longtemps. Enfin, quand il a été aperçu et signalé, l’explosion des autres sectes du moyen âge est venue à propos attirer ailleurs l’attention et les efforts de la papauté. Il faut avoir une idée de toutes ces circonstances favorables pour comprendre comment cette humble secte a pu échapper à l’orthodoxie absorbante qui la pressait de toutes parts.

L’église catholique d’aujourd’hui, cette église fortement unifiée, embrassant le monde et faisant mouvoir dans la sphère des choses religieuses des millions d’âmes à la parole infaillible d’un vieillard, ne donne guère l’idée de ce qu’elle fut pendant les douze premiers siècles. Hérissée alors d’inégalités, — inégalités de discipline, d’organisation, de rite, de liturgie et même de croyance, — image parfaite de la société féodale, elle avait ses églises particulières, ses souverainetés locales, ses grandes existences épiscopales et ses autonomies diocésaines, qui faisaient obstacle.à l’établissement d’une règle uniforme, et derrière lesquelles pouvaient se cacher les dissidences obscures, les hérésies partielles qui n’arrivaient pas à la révolte ouverte, à la célébrité et à la puissance. Ces obstacles ont été particulièrement accumulés autour de ce massif des Alpes où est apparue la dissidence vaudoise. D’abord les dominations ariennes, hérétiques elles-mêmes et ennemies violentes du pontificat catholique, les Burgondes et les Visigoths au nord et les Lombards au midi, aspirant à la domination sur l’Italie entière, avaient voué à la papauté naissante une haine à la fois politique et religieuse qui lui eût été fatale sans l’intervention franque. Après la destruction de ces royaumes ariens par les missionnaires armés de Clovis et de Charlemagne, d’autres difficultés arrêtèrent également les efforts de Rome vers l’unité et l’uniformité. La féodalité parut, chaque église, chaque diocèse s’enferma dans sa constitution et sa liturgie à l’exemple du seigneur laïque dans son château fort. En-deçà des Alpes, Agobard à Lyon et Sérénus à Marseille, au-delà les archevêques de Milan, élevèrent leurs diocèses comme une barrière contre le siège de Rome. Le pouvoir central ne put briser ces autonomies ecclésiastiques sans causer des froissemens et des irritations qui développèrent les germes d’hérésies qu’elles avaient abrités, et donnèrent une nouvelle force à l’esprit de secte. D’après le docteur Gilly[4], l’un des historiens les plus érudits de la protestation vaudoise, celle-ci serait née de l’irritation produite dans la Haute-Italie par la destruction de l’une de ces églises particulières, la Diocesi d’Ialia, à laquelle pour cela même nous devons un moment d’attention.

Cette église, appelée par excellence la Diocesi d’Italia parce qu’elle était la plus considérable de l’Italie, avait pour métropole Milan, la capitale des rois lombards, la rivale de Rome, et s’étendait de la sommité des Alpes à l’Adriatique, embrassant presque toute l’aire occupée par l’ancien royaume arien. Elle avait été fondée par Ambroise de Milan au IVe siècle, à une époque où la constitution chrétienne présentait encore moins une église unique qu’une sorte de fédération d’églises indépendantes, gouvernées par leurs propres évêques, unies seulement par une foi commune aux grandes affirmations du christianisme. La Diocesi avait reçu de son fondateur un rite qui porte encore son nom, le rite ambrosien, différent du rite romain en plusieurs points de discipline qui constitueraient de nos jours un véritable schisme. Pendant qu’à Rome le latin était retenu comme la seule langue sacrée, à Milan la liturgie faisait une large place dans la célébration des offices au dialecte vulgaire, qui commençait à se former. Les évêques de la Haute-Italie attachaient une grande importance à cet usage, car on les voit au concile de Francfort, rassemblé par Charlemagne, faire adopter, malgré le parti romain le 52e canon, qui déclare qu’il faut adorer et prier dans la langue que l’on connaît, par la raison bien simple que Dieu connaît toutes les langues. Sous cette question oiseuse en apparence, c’était en réalité l’existence des autonomies ecclésiastiques qui était en jeu. Par les dialectes vulgaires, elles plongeaient plus avant dans les mœurs locales, et pouvaient d’autant mieux résister à l’absorption qui les menaçait. Plus jalouse que toutes les autres de ses traditions d’indépendance, la Diocesi les défendit jusqu’au XIIe siècle contre la suprématie papale. Pierre Damien, le même que nous avons vu signaler pour la première fois l’existence d’une peuplade sectaire dans les Alpes, se plaint vivement dans ses lettres à la comtesse Adélaïde des résistances que rencontre le siège romain. de la part des évêques ambrosiens. La lutte portait surtout sur la question du mariage des prêtres. Rome s’efforçait de l’abolir pour détacher le prêtre de la famille, de la commune de la nation, et transformer le sacerdoce en une armée cosmopolite et mobile aux ordres du chef suprême. L’opposition à l’institution du célibat se traduisit en 1066 par le concile ambrosien de Fontanetto, près de Novare, où les évêques de la Haute-Italie, réunis sous la présidence de Guido, leur métropolitain, anathématisèrent le fameux Hildebrand, l’auteur de la nouvelle discipline, l’excommunièrent en lui donnant la singulière appellation de saint Satan, qui lui est restée.

L’opposition des évêques ambrosiens ne porta pas seulement sur la discipline et la suprématie. L’un d’entre eux, le célèbre Claude de Turin, résista à la règle émanée de Rome sur le terrain du dogme et du culte avec une énergie, une décision, qui n’ont pas été dépassées par les réformateurs du XVIe siècle. C’est une curieuse figure que celle de cet évêque. Élevé au siège de Turin par la faveur de Louis le Débonnaire, dont il avait été le chapelain, il se comporta pendant vingt ans, de 815 à 835, en véritable réformateur chrétien, disent les docteurs protestans, en sectaire violent, répondent ceux de Rome. Qu’il ait mérité la colère des uns ou l’admiration des autres, il n’en est pas moins un personnage fort extraordinaire : écrivain fécond, commentateur érudit du texte sacré, homme de parole, de plume et d’action, conduisant de front une controverse théologique immense et les factions armées contre les Sarrasins, qui ravageaient la région des Alpes, il se représente lui-même, au milieu de cette double guerre, courant sur les montagnes du côté de Tende à la poursuite des bandes déprédatrices et faisant la veillée des armes au milieu d’une cargaison de livres qui le suivait. Sa doctrine se sépare de celle de Rome précisément sur les deux questions qui ont constitué plus tard les Vaudois à l’état de secte, sur le pouvoir du prêtre et sur la suprématie de Rome. Il rejette le culte et la médiation des saints, et n’admet avec toute l’église des trois premiers siècles qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ. Prompt à réaliser sa doctrine, il fit main basse sur l’imagerie grossière qui encombrait les églises, abolit l’usage des cierges, devenu inutile, disait-il, depuis que les chrétiens ne sont plus obligés de célébrer leurs mystères dans la nuit des catacombes.

Quelque hardie que nous paraisse l’œuvre de Claude, elle ne rencontra pas néanmoins de résistances au-delà des Alpes durant la vie de l’auteur. Les populations subalpines n’avaient pas encore perdu le goût et le souvenir des anciens usages que Claude ramenait dans le culte avec tant de fracas. Ses exécutions sommaires n’y excitèrent d’abord aucune émotion ; mais en-deçà des Alpes, parmi ce clergé franc qui fut à toutes les époques le bras droit de la papauté, elles soulevèrent des colères et des récriminations violentes. Un abbé de Saint-Denis le dénonça comme hérétique et sectaire ; l’évêque d’Orléans, un certain Jonas, l’accusa de ressusciter l’arianisme lombard, secte particulièrement odieuse à la race franque, qui s’était donné la mission de l’extirper par le fer et le feu, et à laquelle Charlemagne venait de donner le coup de mort par la ruine du royaume lombard. Justifiée ou non, cette accusation était calculée pour faire perdre à l’évêque de Turin la faveur du successeur de Charlemagne, qui régnait encore au-delà des Alpes. Claude fit tête à l’orage soufflant de la Gaule, répondit, en remontant aux textes sacrés, par ces nombreux commentaires où il s’efforce de montrer la conformité de ses doctrines avec celles de l’église des premiers siècles : discussions qui nous paraissent arides, études peu attrayantes pour l’esprit sceptique de notre temps, mais dont l’abandon à peu près complet a laissé la conscience religieuse moderne affaissée et sans force devant les plus étranges prétentions de l’autorité ecclésiastique. A son sens, ce n’est pas lui qui est novateur et sectaire, ce sont ceux qui ont abandonné la règle ancienne et le culte ancien pour une autre règle et un autre culte. Ce défenseur de la foi des pères, ce conservateur fougueux pouvait avoir raison devant les textes qu’il commentait ; mais il avait contre lui une force qui ne discute pas, la force du nombre et des majorités écrasantes. L’orage qu’il avait bravé durant sa vie passa sur lui et sur son œuvre après sa mort ; sa tombe fut profanée, son corps jeté aux gémonies, sa mémoire maudite, ses écrits recherchés et en grande partie détruits. Il n’en reste que quelques fragmens, conservés par ses adversaires pour les besoins de la controverse et publiés par Mabillon dans ses Analecta ; ils nous en apprennent assez néanmoins sur le tempérament de l’homme et le caractère de la réforme entreprise.

Tout cependant ne devait pas périr avec lui. Un moine du XVIIe siècle, de l’ancienne famille des comtes de Luserna, Marco Aurelio Rorengo, reconnaît dans une étude sur les origines vaudoises[5] que les idées de l’évêque de Turin se maintinrent durant les IXe et Xe siècles dans les parties montagneuses de son diocèse. Ses disciples, ajoute un écrivain non moins orthodoxe, chassés de la plaine subalpine, poursuivis par les princes catholiques, anathématisés par les papes, se réfugièrent dans les vallées supérieures. Peut-être y furent-ils attirés par un groupe déjà formé, resté en dehors du mouvement de la foi générale, et que n’avait point submergé la marée montante de l’orthodoxie nouvelle. Un passage de la controverse de saint Jérôme contre l’hérésiarque Vigilance semble donner quelque fondement à cette supposition. C’est en effet dans cette section des Alpes à laquelle le roi Cottius a laissé son nom que se réfugie l’adversaire poursuivi par Jérôme. « Il s’en est allé, dit-il, il a fui dans ce pays où régna Cottius, de là il a crié jusqu’à moi, et, ô crime ! il y a trouvé des évêques complices de ses scélératesses[6]. » Or on sait par cette controverse que Vigilance professait à peu près les doctrines défendues plus tard par Claude de Turin et les réformateurs du XVIe siècle ; il rejetait la suprématie de l’évêque de Rome sur les autres églises, condamnait les pratiques pharisaïques, les jeûnes, les abstinences, les macérations et la vie monastique. Quoi qu’il en soit de cette permanence d’un noyau réfractaire dans les Alpes, ce n’est qu’après la disparition de l’autonomie ambrosienne qu’il se révéla et qu’il fut aperçu des écrivains ecclésiastiques. Alors toute autre inégalité de discipline et de croyance étant abaissée et broyée, celle-ci apparut sur la surface nivelée de l’église à la façon de ces montagnes que les géologues ont reconnues avoir été formées par abaissement des surfaces voisines. Ce n’est pas la secte qui avait innové, mais tout avait changé autour d’elle, doctrines, culte et mœurs. Pendant que cette population oubliée continuait de s’abreuver aux sources primitives de la foi, l’église générale s’était renouvelée. A l’humble congrégation fondée par les disciples de Jésus, méprisée, persécutée, tenue par les païens comme la balayure du monde, selon l’expression de l’apôtre Paul, avait succédé la grande assemblée des peuples, l’église reine et dominatrice des rois et des empereurs. Le culte simple en esprit et en vérité, expression exacte du sentiment individuel, avait adopté les splendeurs de celui dont il avait pris la place et les temples, et dans la basilique païenne transformée en cathédrale catholique bien des dieux aimés de la Grèce et de Rome étaient restés debout sous des noms et des ornemens nouveaux, poétiques images du passé souriant encore à la foule des nouveaux adorateurs. Un clergé riche, libre des soucis et des devoirs de la famille et du travail, avait pris la place du pauvre ministère évangélique d’autrefois. On connaît ce qu’était un évêque dans l’église primitive par l’énumération que fait saint Paul des qualités morales indispensables pour cette fonction (I, Tim., III) : sobre, modéré, éloigné des querelles, exempt d’avarice, ni adonné au vin, ni violent, ni porté au gain déshonnête, mari d’une seule femme, gouvernant bien sa famille, et tenant ses enfans dans la soumission. Quel contraste avec ces évêques du moyen âge que l’histoire nous représente maniant l’épée et la crosse avec une égale dextérité, seigneurs temporels, batailleurs et violens, faisant large chère et menant la vie des hauts barons ! Quand la population alpestre, demeurée dans les coutumes et les enseignemens du passé, se trouva en face d’une église ainsi transformée, elle n’y reconnut plus sa foi et son culte, et résista dès lors à l’assimilation avec la fermeté de l’esprit sectaire et l’entêtement des races de montagnes.

Il s’en faut pourtant que la séparation ait été radicale dès le commencement, et, quand les docteurs de la réforme disent que les Vaudois ont formé ouvertement une organisation ecclésiastique de tout temps séparée de celle de Rome, cette opinion ne se soutient que par des hypothèses plus ou moins ingénieuses et des légendes sans valeur historique. La vie religieuse des Vaudois a présenté jusqu’au XVIe siècle deux faces, l’une orthodoxe et l’autre hétérodoxe. Ils montrent la première pour éloigner de leurs vallées les violences de l’inquisition, et la seconde quand le danger est passé. Publiquement ils ne refusent pas d’assister aux cérémonies de l’église officielle ; mais en secret ils ont leurs assemblées, leurs mystères, leurs rites. Sans rompre ouvertement avec le sacerdoce dominant, ils ont un ordre ecclésiastique à eux, des ministres moitié prêtres moitié laïques, travaillant pour vivre comme le reste de la population, non astreints au célibat par une discipline spéciale, vivant néanmoins en dehors du mariage afin d’être plus libres de courir le monde à la recherche de nouveaux prosélytes. Ces ministres s’appelaient barbes, mot vaudois qui signifie oncle ou vénérable, d’où est venu aux sectaires le nom de barbetti donné par leurs voisins catholiques du Piémont. L’ordre des barbes se recrutait dans un séminaire également occulte, que la tradition place au fond de la gorge sauvage du Prà del Tor, dans la vallée d’Angrogna, sorte d’entonnoir profond fermé de tous les côtés par des rochers, des pentes inaccessibles, et où même aujourd’hui l’étranger ne peut pénétrer sans guide. On y montre encore la place et quelques reliques du chalet qui servait de local à l’académie rustique. L’élève y passait les six mois de l’année durant lesquels la neige ferme toutes les communications ; au retour de la belle saison, le lieu se vidait, et l’œil de l’inquisition n’y pouvait voir qu’un chalet ordinaire animé par le mouvement paisible de la vie pastorale. Les futurs barbes étaient retournés aux champs, aux pâturages ou à leur métier, car tous exerçaient une profession apparente pour couvrir leur ministère évangélique occulte. L’hiver les ramenait à l’école mystérieuse, où ils apprenaient l’écriture, le latin, l’italien et, dit un anonyme du XIIIe siècle cité par Martène et Durand[7], force passages de la Bible par cœur. Au témoignage de cet anonyme qui paraît avoir vu les choses qu’il raconte, ils faisaient dans cette gymnastique de la mémoire des tours véritablement prodigieux. J’en ai vu, dit-il, qui récitaient par cœur tout le livre de Job sans passer un mot, d’autres qui savaient sur le bout du doigt tout le Nouveau Testament[8]. On comprend l’à-propos de ces exercices : les manuscrits de la Bible étaient rares, et il suffisait d’avoir été trouvé porteur d’une copie pour être passé par le feu avec elle. Il fallait que le candidat au ministère fût en quelque sorte une Bible ambulante. Après trois hivers passés dans ces épreuves, il restait encore trois ans de stage auprès d’un ancien barbe qu’on lui donnait pour directeur ou regidor ; il assistait celui-ci, lui servait d’aide-missionnaire, de coadjutor (ce sont les expressions de l’ancienne discipline vaudoise), et tous les deux, regidor et coadjutor, allaient par le monde prêchant la bonne nouvelle et le retour à la religion du Christ. Si le jeune apôtre était assez heureux pour revoir son pays natal, ce qui n’arrivait pas toujours, car le bûcher l’attendait à chaque pas, on le recevait enfin dans l’ordre occulte, dans le preverage, la prêtrise vaudoise. L’ordination s’y pratiquait non pas avec l’onction de l’huile, comme dans le sacerdoce romain, mais par l’imposition des mains, selon l’usage des apôtres. Sur la tête du postulant à genoux, les anciens barbes étendaient les mains en priant et disant les paroles sacramentelles : Allez, enseignez les nations et les baptisez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Dès le commencement du XIIe siècle, cette curieuse secte est saisie de l’esprit nouveau qui soufflait alors sur l’église et sur le monde. L’effroyable panique de l’an 1000 était passée, et la prédiction de la fin du monde n’avait eu d’autre résultat que de faire affluer des richesses immenses dans l’église, car chacun s’était empressé de faire des legs et des donations pies pour sauver son âme. Maintenant que la terreur est dissipée, la colère et l’esprit novateur s’emparent des masses opprimées et misérables. Les idées, les systèmes religieux les plus étranges, les plus opposés à l’orthodoxie, se développent avec une vigueur extraordinaire, et rapidement s’organisent en religions et en églises partout où s’offre un abri, une vallée, une montagne, le château d’un seigneur puissant qui en protège les premiers développemens. De ces petits centres de révolte religieuse partent des émissaires enthousiastes qui vont au loin opposer leur culte simple et nu et leur morale rigoriste à la pompe des cérémonies officielles, à l’opulence, au relâchement des mœurs du clergé. Les mille accidens de souveraineté et de juridiction dont la société féodale est couverte leur permettent de passer sans être vus. Ils courent l’Italie, la France et l’Allemagne sous divers déguisemens, tantôt comme marchands colporteurs, tantôt comme pèlerins ou comme ermites. Toutes les puissances de la destruction sont employées pour extirper cette étonnante végétation sectaire qui envahit la vigne du Seigneur, et l’inquisition est inventée. Elle fut remise d’abord aux mains des évêques ; mais ceux-ci, grands seigneurs temporels pour la plupart, ayant de nombreux intérêts à ménager, usèrent avec modération de cette arme terrible. Elle leur fut enlevée et remise à la plèbe fanatique des ordres religieux, qui eut dès lors droit de vie et de mort non-seulement sur les sectaires, mais encore sur les membres les plus hauts du clergé. Les ordres mendians, constitués en comité de salut public par Innocent III, promènent la mort sur la face de l’église. On brûle en Italie à Milan, à Padoue, à Orvietto et à Rome, jusque sous les yeux du pape, où les sectaires osent se montrer aussi bien qu’ailleurs ; on brûle en France à Orléans, à Arras et dans tout le midi ; on brûle en Allemagne à Cologne, à Vienne, le long du Rhin et du Danube. On met à mort les hérétiques un peu partout sous les noms divers d’ariens, de manichéens, de cathares, de bougres ou de vaudes, dont les affuble l’ignorance ou la haine pour les rendre odieux ; mais ils semblent renaître de leurs cendres et se multiplier sous la main qui les tue. L’abbé de Steinfelden, Evervin, écrivant à saint Bernard en 1164, lui dit qu’ils « sont une multitude innombrable, partout répandue, qu’ils ont dans leurs rangs des ecclésiastiques et des moines, et que leur hérésie est demeurée cachée depuis les temps des martyrs. »

Dans la seconde moitié du XIIe siècle, la protestation sous toutes ses formes a une tendance visible à se condenser dans le midi de la France. On voit les principaux sectaires errans, ceux du moins qui ont laissé un nom dans l’histoire, se concentrer sur ce point, y fonder des congrégations et s’y organiser pour la lutte. Le midi les attirait par sa civilisation supérieure, par sa littérature légère qui aiguisait volontiers l’épigramme contre la moinerie et la prélature officielles, et par un tour d’esprit railleur et indépendant. Le beau pays qui s’étend des Alpes au golfe de Gascogne n’avait jamais été, à vrai dire, bien soumis à l’orthodoxie. L’arianisme y avait régné longtemps avec les rois visigoths, et les souvenirs de cette forme du christianisme niant la divinité du Fils et du Saint-Esprit se confondaient avec les traditions de la glorieuse indépendance aquitaine. Aux yeux des méridionaux, le catholicisme représentait toujours la religion des hommes du nord, de la conquête et de l’invasion. Ces souvenirs étaient encore si vivans à la première apparition des sectaires, que les défenseurs de Rome ne virent d’abord en eux que les continuateurs de l’arianisme. Il n’en était rien pourtant ; l’arianisme, — qu’il fût visigoth, burgonde ou lombard, — était bien mort sous les coups de la framée franque, et il ne devait ressusciter que de nos jours sous le nom d’unitarisme. Les nouveaux adversaires qui allaient s’organiser et livrer à l’église dominante la grande bataille albigeoise s’inspiraient de doctrines bien différentes, les unes chrétiennes et tendant à ramener le christianisme à la pureté et à la simplicité des premiers jours, les autres extra-chrétiennes, réagissant non-seulement contre le catholicisme des papes, mais contre le christianisme lui-même au nom du principe dualiste ou manichéen emprunté aux théogonies gréco-asiatiques. De ces deux courans de doctrines, que les écrivains catholiques ont confondus en un seul, le premier prend sa source dans la région des Alpes où nous avons vu se former la secte vaudoise, le second dans les pays slaves de la vallée du Danube, sur les versans nord de la chaîne des Balkans, où nous verrons bientôt naître la grande, la véritable hérésie du moyen âge, la religion monstrueuse des deux principes éternels du bien et du mal. Ces deux courans, après s’être épandus au hasard sur la surface de l’Europe, trouvent enfin un lit commun dans le midi de la France, où ils se mêlent sans se confondre.


III

Ce n’était pas sans raison que le moine de l’abbaye de Saint-Thron regardait avec effroi vers ces hauteurs des Alpes où s’était amassé ce qu’il appelle l’hérésie ancienne, car, au moment où il exprimait ses terreurs, cette hérésie entrait dans sa période de propagande. La secte occulte des barbes, jusque-là hérétique sans le savoir, prend alors conscience des points de doctrine qui la séparent de la grande église de Rome ; saisie de l’esprit de révolte qui soufflait sur l’Europe, sollicitée par les explosions qui se produisaient ailleurs, elle lance ses émissaires sur les deux versans des Alpes, et entreprend de porter sa foi en pleins pays orthodoxes. Une véritable émigration prophétique s’échappe du massif du Viso, parcourt l’Italie septentrionale et la France, et pénètre jusque dans les pays germaniques. La chronique de l’abbaye de Corbie signale ces émigrans d’un nouveau genre, « antique race d’hommes simples, dit-elle, qui habitent les Alpes, qui aiment les choses antiques, et qui ont voulu abaisser notre religion et la foi de tous les chrétiens de l’église latine. » Ces prophètes montagnards cachaient leur mission sous les déguisemens de marchands colporteurs ou de moines, d’ermites, de pèlerins et de prêtres. « Des marchands d’entre ces gens des Alpes, ajoute la même chronique, qui apprennent de mémoire la Bible et ont en aversion les rites de l’église, arrivent souvent par la Suisse. » Ces colporteurs étaient comme les pionniers de la secte. Ils parcouraient les campagnes, s’introduisaient dans les chaumières et les châteaux, saisissaient toutes les occasions de placer des manuscrits de quelques livres de la Bible ou des passages appris de mémoire. Ils préparaient ainsi le terrain aux véritables missionnaires, à ceux qui étaient revêtus d’un caractère ecclésiastique. Ceux-ci marchaient deux à deux, vêtus d’une laine grossière, sans argent. On les nommait prêtres acéphales, sans chef, parce qu’on ne savait d’où ils venaient, ni par qui ils avaient été ordonnés. Mappée, archidiacre d’Oxford, qui vit ceux qu’on avait saisis et amenés au concile de Latran en 1179, ignorait sans doute l’existence de l’ordre occulte des barbes ; mais le signalement qu’il donne de ces prêtres inconnus rappelle l’organisation du preverage vaudois, qui obligeait le regidor et le coadjutor à marcher ensemble à la conquête des âmes.

L’inquisiteur Raineri Sacco a laissé une curieuse description de la façon de procéder de ces émigrans colporteurs. Il en montre un s’insinuant dans la demeure d’un grand seigneur et offrant sa marchandise, des colliers, des bijoux et des voiles fins. Au lieu de se retirer après avoir vendu quelques-uns de ces objets, il se met à vanter en termes figurés une autre marchandise dont il se dit porteur, mais qu’il ne peut offrir qu’à la condition de n’être pas trahi auprès des gens d’église. Cette promesse une fois donnée, l’humble marchand prend un autre ton, son visage s’éclaire, sa voix s’anime, et derrière le colporteur apparaît le prophète. « J’ai une perle de grand prix, s’écrie-t-il, j’ai une perle si brillante que par elle l’âme est éclairée, si éclatante qu’elle allume l’amour de Dieu dans le cœur de celui qui la possède ! » Après cet exorde qui pique vivement la curiosité du seigneur et de la châtelaine, il tire enfin cette perle merveilleuse qui se trouve être ou un écrit de la secte, ou un livre de la Bible en langue vulgaire, ou bien encore des passages récités par cœur avec une énergie croissante. L’inquisiteur rapporte quelques-uns de ces passages qui servaient aux sectaires vaudois d’armes de guerre contre l’église. Ce sont les sentences terribles de Jésus contre les prêtres de son temps, ses malédictions contre l’orgueil, l’avarice et l’hypocrisie des pharisiens du judaïsme. « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui dévorez les maisons des veuves sous prétexte de longues prières ! Malheur à vous qui liez des fardeaux insupportables sur les épaules du peuple, et ne les voulez toucher du bout du doigt !!… Conducteurs aveugles, serpens, race de vipères, malheur ! malheur ! vœ vobis ! » Le colporteur s’empare de ces paroles foudroyantes, et les lance sur l’église du moyen âge en y ajoutant ses commentaires irrités. On peut imaginer l’effet produit par ces prédications enflammées sur des esprits déjà aigris par le spectacle d’une église oppressive. Aussi, ajoute l’inquisiteur, rarement arrivait-il que l’apôtre fût trahi et consigné à l’autorité ecclésiastique, et son passage dans la contrée était marqué par les disciples secrets qu’il y laissait.

A la suite de ces marchands venaient les prêtres acéphales. Rien n’est plus fréquent au moyen âge que la rencontre de ces prêtres ou moines vagabonds qui entreprenaient de longs voyages en dehors de leur diocèse ou de leur couvent pour annoncer la parole divine. Ils n’étaient pas tous des échappés de la règle romaine, tant s’en faut ; le plus grand nombre au contraire étaient d’utiles instrumens dans les mains de l’autorité, allant chercher les populations les plus retirées, leur parlant un langage approprié à leur ignorance, et les imprégnant des doctrines qu’il importait au pouvoir central de faire pénétrer jusqu’aux extrémités. Le peuple écoutait avec curiosité ces prédicateurs qui venaient de loin, avaient beaucoup vu, et par cela même imposaient aux esprits ignorans ; mais à ce corps volant d’auxiliaires il se mêla bientôt des élémens ennemis. Tels furent deux sectaires vaudois qui ont laissé un nom et dont on peut suivre la course vagabonde, Pierre de Bruis et Henri, surnommé le Faux Ermite. Ils sortirent tous les deux de la région des Alpes au commencement du XIIe siècle, le premier du versant français, de la Vallouise, où un pape avait signalé l’hérésie quelques années auparavant, le second du versant opposé, ce qui l’a fait nommer l’Italien. Ils partirent ensemble, selon la discipline des barbes, l’un aidant l’autre ; mais ils se séparèrent bientôt en Dauphiné sur quelque point de doctrine resté inconnu, et chacun poursuivit sa pointe selon que l’esprit le poussait. Pierre de Bruis se dirigea en droite ligne sur le midi, tandis qu’Henri faisait un long détour par le Lyonnais, la Suisse et le centre de la France. Nous n’avons pas d’écrits émanés d’eux directement ; mais on peut saisir leur doctrine dans les récits de leurs adversaires, de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, et de saint Bernard, abbé de Clairvaux, qui furent opposés, l’un à Pierre de Bruis, l’autre à Henri l’Italien. Ces deux prophètes des Alpes tendent au même but, ramener l’église à la foi et aux mœurs des premiers temps ; mais ils y tendent par des voies différentes. Le premier marche droit à l’ennemi et attaque de front tout ce qui lui paraît innovation dans l’église romaine ; le second, plus calme et plus modéré, insiste sur ce qui unit, sur les croyances et les mœurs d’autrefois que l’orthodoxie nouvelle n’a pas encore laissées en arrière. Logicien violent, vrai type du huguenot français du XVIe siècle, Pierre de Bruis pousse son raisonnement comme un bélier sur toutes les pratiques et les cérémonies que le progrès des temps a introduites dans la religion. Partant de ces prémisses posées par saint Paul comme la pierre fondamentale du christianisme, que l’homme est sauvé par la foi en Jésus-Christ, seul sauveur et seul médiateur, il en tire la conclusion que tout culte extérieur qui ne procède pas de cette foi personnelle est inutile, inutiles les sacremens et les pratiques, les génuflexions, les pèlerinages, l’invocation des saints, les images, les statues, les croix, inutiles même les édifices publics consacrés au culte. Avec ce radicalisme religieux, il ne devait pas aller loin ; il rencontra en effet le bûcher à Saint-Gilles, en Languedoc, tandis que son ancien compagnon de travaux faisait sa tournée missionnaire dans une sécurité relative. Henri l’Italien, arrivé au Mans en 1110, put d’abord prêcher librement dans les églises. Il annonçait la perfection évangélique, la réforme des mœurs, la simplicité et la pauvreté apostoliques, évitant soigneusement toute controverse théologique irritante. Sa prédication attira le peuple, qui bientôt ne voulut plus avoir d’autre pasteur que l’éloquent étranger ; mais elle ne pouvait réussir au même degré auprès d’un clergé riche et mondain dont la réforme morale qu’il prêchait aurait amoindri la grande situation. Henri fut accusé d’hérésie et obligé de reprendre le bâton du voyageur, poursuivi par une vile populace ameutée par les gens d’église. Du Mans, il descendit à Poitiers et sur les villes du midi, partout accueilli à son arrivée par le peuple, que son éloquence entraînait, mais de partout repoussé dès que le clergé apercevait où tendait sa prédication. Dans le midi, il recueillit l’héritage de son compagnon mort, continua son œuvre, propagea les mêmes doctrines, mais avec sa modération accoutumée. Arrêté par l’archevêque d’Arles et jeté en prison, ses disciples le firent évader, et il reparut bientôt sur la scène, plus hardi cette fois, plus résolu à opposer son idéal de perfection et de simplicité apostoliques aux mœurs et aux doctrines de l’église, plus protestant en un mot. C’est alors qu’on lui opposa un homme éloquent, saint Bernard, célèbre par la victoire qu’il venait de remporter sur Abélard. Le saint ne ménage pas son adversaire dans ses sermons et dans ses lettres ; il s’attaque non-seulement à ce qu’il appelle son hérésie, mais à sa personne, à sa vie privée, et attribue à des poursuites pour mauvaises mœurs le brusque départ d’Henri de plusieurs villes. Les deux bénédictins qui ont écrit l’histoire du Languedoc font honneur à l’abbé de Clairvaux d’avoir arrêté les progrès du sectaire. Ce qui est plus certain, c’est qu’il le fit arrêter lui-même et jeter dans une prison, où il mourut de vieillesse et d’épuisement après quarante ans de travaux. Quant à sa doctrine, elle avait si bien pris racine dans le midi, qu’elle ne devait en être arrachée que par l’épée des croisés et la torche des inquisiteurs.

Au même courant de doctrines descendu des Alpes appartient Pierre Valdo, le Valdensis ou le Vaudois, le plus célèbre des sectaires du moyen âge. Les écrivains orthodoxes, trompés par les noms, ont fait de Pierre Valdo le Moïse et le fondateur de la secte vaudoise. On vient de voir que l’existence de la secte était de beaucoup antérieure à la manifestation religieuse de l’hérésiarque lyonnais. Il n’a commencé à prêcher qu’en 1170, c’est-à-dire presque un siècle après que les Alpes cottiennes ont été signalées comme le lieu de refuge d’une hérésie ancienne. Le nom même de vaudois était connu avant lui, ainsi qu’on le voit par ce vers de la Nobla Leyczon :

Ilh dion, qués vaudès e digne de punir.


À ce nom, l’opinion populaire attachait les significations les plus odieuses, celles de sorcier, d’hérétique, d’abominable. Parmi les griefs qui figurent dans le réquisitoire de l’université de Paris contre Jeanne d’Arc, il y a celui d’être une vaudoise. La racine de ce mot n’est point Valdo, mais vallée ou vaux. Valdenses dicti sunt a valle densa, dit Bernard de Foncald, écrivain du XIIe siècle. Pierre de Lyon a reçu son nom de la secte dont il avait propagé les doctrines sur le cours du Rhône ; il a été appelé le Vaudois, mot dont les écrivains de la basse latinité ont fait le nom propre de Valdensis ou Valdo. Il puise du reste au même courant d’idées que Pierre de Bruis et Henri. Comme eux, il aspire à rebâtir la cité chrétienne des premiers jours ; comme eux, il veut chasser du sanctuaire les dogmes et les cérémonies qui lui paraissent de formation récente. Son idéal religieux est aussi le renoncement volontaire aux richesses et la pauvreté des premiers disciples de Jésus. Pour prêcher d’exemple, il renonce lui-même à une grande fortune qu’il avait acquise par un commerce ambulant en courant les foires et les marchés ; il en fait deux parts, l’une qu’il distribue aux pauvres, l’autre qu’il emploie à faire traduire en langue vulgaire les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Comme les Vaudois des Alpes, il ne se croit pas d’abord séparé de l’église, car il admet tous les grands dogmes du catholicisme, et il adresse au concile tenu à Latran en 1179 une demande en autorisation de prêcher avec un exemplaire de sa traduction de la Bible. Pour toute réponse, le concile le déclare hérétique, retranché de la grande communion, lui et sa traduction. C’est alors qu’il organisa son ministère. Tout ce que Lyon renfermait de pauvres et d’opprimés accourut à lui, et il choisit parmi les gens des métiers les plus vils, dit Etienne de Borbone, ses apôtres, qu’il envoya prêcher deux à deux à la façon des barbes. Bientôt la ville et les environs furent sillonnés d’hommes et même de femmes qui annonçaient l’évangile des pauvres, le renoncement aux richesses, la pauvreté apostolique et la charité universelle. En passant par la bouche de ces prédicateurs populaires, l’idéal du maître s’exagéra encore, et devint nécessairement la contre-partie de la morale de l’église, une protestation contre les richesses scandaleuses du clergé. La secte des paores de Lyon fut une jacquerie dans l’ordre religieux, mais une jacquerie inoffensive, sans violence dans l’ordre économique, humble et douce, agissant par la foi, chrétienne dans la plus haute acception du mot. Ce fut Jacques Bonhomme sans la fourche et la faux, armé seulement de la parole divine. Malgré ce caractère inoffensif, une telle doctrine ne pouvait tenir dans une ville vouée au travail, où le commerce et l’industrie ramenaient sans cesse la richesse : son idéal pouvait à la rigueur se réaliser au siège primitif de la secte, parmi ces populations pauvres des Alpes, dans des vallées perdues ; mais à Lyon il ne gagna que la population déshéritée, et l’archevêque Jean de Bellesmains eut facilement raison de cette manifestation en 1184. Chassés de Lyon, les paores se dispersèrent dans le midi de la France, où ils allèrent grossir les églises déjà rassemblées par les premiers prophètes vaudois, tandis que leur chef prenait la voie du nord, et allait mourir en Bohême après avoir semé partout sur son passage le germe des hérésies futures.

Tel est le courant chrétien de la protestation du moyen âge, courant qui diffère peu par la doctrine de celui qui a produit le mouvement religieux du XVIe siècle. Les croyances qu’il a portées dans le midi de la France sont conformes à celles de l’église romaine sur les questions principales. « Les Vaudois s’accordaient avec nous sur beaucoup de points, dit leur ennemi le plus acharné, l’inquisiteur Raineri ; mais, ajoute-t-il, ils ne faisaient aucun cas des traditions, des conciles, des pères, et des décrets des papes, et ce mépris a été l’origine de leur hérésie. » Ce témoignage rendu à la conformité des doctrines vaudoises avec celles de l’église dominante est peut-être trop absolu. L’inquisiteur n’aperçoit pas toutes les différences. Ainsi, au moment où les Vaudois entreprenaient la conquête des pays provençaux, ils n’admettaient que l’Écriture sainte pour règle de foi, et ils avaient une christologie, c’est-à-dire une manière d’entendre le rôle du Christ, beaucoup plus serrée et plus évangélique que celle de Rome. Jésus-Christ était tout dans leur foi, sauveur parfait, médiateur unique entre Dieu et les hommes, salut et vie pour tout croyant, et sa personnalité remplissait le dogme et la croyance, en éliminait tous les autres modes de salut, tous les autres médiateurs introduits par le catholicisme. Si le christianisme est la religion du Christ, l’hérésie des Alpes a été plus chrétienne que l’église romaine, car dans son rustique sanctuaire il n’y a eu de place que pour le Christ, sa doctrine, sa morale et son culte. En s’avançant au midi, ce filon de la pure substance de l’Évangile devait se heurter à l’hérésie des Albigeois, dont le principe de protestation était pris en dehors de la donnée chrétienne.

Le principe dualiste embrassé par les Albigeois est né de la préoccupation des origines du mal, qui a été le grand tourment de la pensée au moyen âge. L’antiquité païenne avait eu une préoccupation toute différente : elle avait songé au bien, au souverain bien. Ses écoles philosophiques avaient fait du souverain bien le but constant de leurs recherches et de leurs hautes spéculations. Engagée dans cette poursuite paisible, l’antiquité grecque et romaine avait vu sous des couleurs heureuses, riantes et poétiques les grands objets qui s’imposent à l’esprit humain, Dieu, l’homme et le monde ; mais à l’homme du moyen âge sombre, triste, travaillé par des misères effroyables, ces objets sont apparus sous un tout autre aspect : il les a vus à travers ses souffrances et son désespoir. Le mal l’étreignait de toutes parts et sous toutes les formes, oppression des âmes, oppression des corps, servage plus dur que l’esclavage antique parce qu’il était plus impatiemment porté, violences inouïes, guerres sans cesse renouvelées, pestes, famines, tous les maux réunis. A quoi pouvait-il songer dans sa douleur, sinon au mal, au vautour qui lui dévorait les chairs ? Il s’est abîmé dans cette pensée ; par toutes ses voix, par la métaphysique, par la théologie et par la religion, il a demandé la cause du mal qui l’opprimait. Quelle en est l’origine ? A-t-il eu un commencement ? aura-t-il une fin ? comment est-il entré dans un monde créé par le Dieu bon ? Questions terribles auxquelles le christianisme et la science ont répondu chacun à sa manière. Le mal a eu un commencement, répond la théologie chrétienne : il est entre dans le monde par une volonté créée libre de choisir le bien, car Dieu est libre, Dieu est la souveraine liberté, et il a fait la créature à son image, c’est-à-dire libre comme lui ; mais cette magnifique solution, qui donne la liberté divine pour type et fondement de la liberté humaine, pouvait-elle être comprise du moyen âge, qui n’a pas eu la première notion de la liberté, du moyen âge serf de corps et d’esprit ? Il passa donc à côté sans la comprendre, et, sous ce rapport comme sous bien d’autres, il a été moins chrétien que ne le disent ses modernes apologistes. — Le mal, répond à son tour la science, est l’absence du bien comme le froid est l’absence du calorique, c’est une négation ; mais cette solution, par trop métaphysique et quintessenciée, exige un effort d’abstraction qui était complètement en dehors des habitudes de la pensée du moyen âge, portée au contraire à revêtir toutes ses conceptions d’une existence réelle, positive et même corporelle. Ni la solution chrétienne ni la solution scientifique ne pouvait entrer dans l’esprit de cette époque, et il ne lui resta que la solution dualiste, qui fait du mal un être réel, un principe éternel, incréé et créateur.

Cette idée n’était pas nouvelle, elle est au fond des cosmogonies gréco-asiatiques et du gnosticisme alexandrin ; mais elle y était demeurée enveloppée des nuages de la métaphysique ! Le moyen âge l’a fait descendre de ces hauteurs inaccessibles au vulgaire et l’a mise à la base de sa religion et de sa morale pratique. Partout l’on trouve le principe bon et le principe mauvais, Dieu et le diable, l’antagonisme entre l’esprit et la matière, entre le monde invisible et de monde visible. Sur ce terrain dualiste, la grande église est allée aussi loin que les autres sectes. Le principe mauvais qu’elle admet n’est pas éternel, il est vrai ; mais l’enseignement et la prédication le revêtent d’une existence réelle, corporelle même, qui s’impose sous mille formes monstrueuses aux imaginations. Il remplit de sa puissance la nature physique et la nature morale. Les vices et les crimes lui sont attribués comme les phénomènes naturels dont la science n’avait point encore saisi la véritable cause : il souffle l’air empoisonné qui décime la population, on voit passer sa forme étrange sur la nuée qui porte la tempête, on entend sa voix dans le rugissement des vents et dans le bruit des grandes eaux débordées, c’est lui qui détache l’avalanche roulant dans la vallée. Toutes ces traditions et ces légendes populaires sur les exploits malfaisans de Satan reçoivent la consécration de l’autorité religieuse et passent dans la croyance orthodoxe. La terreur que le diable inspire courbe les populations et les précipite dans le sanctuaire. Après le bûcher et l’excommunication, la crainte du diable est le plus ferme rempart de l’orthodoxie contre les emportemens de l’esprit sectaire ; mais la terreur est une mauvaise conseillère, elle fait les dieux, a dit le poète ancien, A force de s’entendre menacer de cette puissance mystérieuse, les masses ignorantes finirent par se dire qu’elles pourraient peut-être la désarmer et se la rendre propice. Sous l’empire de cette idée, il se produisit des manifestations que les écrivains orthodoxes attribuent aux sectes dualistes, mais qui en réalité se passent dans les cadres de l’église, et sont le fait de populations demeurées catholiques. Une sorte d’épidémie dêmonologique s’empare du peuple déguenillé des seigneurs et des moines. On se tourne vers le diable, on veut entrer en communion avec lui par des pactes, des initiations et des pratiques occultes, on lui demande une protection refusée par les puissances qu’on dit venir de Dieu. Le diable eut ses sabbats, ses synagogues et ses assemblées de culte, où l’on courait la nuit avec frénésie. On ne saurait faire un pas à travers le moyen âge sans rencontrer de ces manifestations qui sont inspirées par la notion exagérée du diable. L’esprit sectaire n’eut qu’à presser cette notion pour en faire sortir le Satan éternel du manichéisme. Dans ce système, Satan est créateur, le monde visible est son œuvre, mauvaise comme lui ; les empires de la terre lui appartiennent, les puissances le servent, et la plus grande de toutes, l’église romaine, est son premier ministre pour le mal. L’idée démoniaque, épouvantail destiné à tenir à distance les ennemis de l’église, se tourne ainsi contre elle, et devient dans la théologie sectaire le plus terrible agent de démolition.

Le premier noyau de cette secte étrange s’est formé au Xe siècle parmi les Slaves de la vallée du Danube. L’idée des deux dieux éternels et créateurs, cette idée qui devait déchaîner sur l’Occident des maux incalculables, est née du génie sombre et tourmenté de cette race venue la dernière de l’Asie, et qui tient encore aujourd’hui d’autres problèmes aussi redoutables suspendus devant l’Europe. Avant leur conversion au christianisme, les Slaves croyaient à un dieu mauvais qui s’appelait Czernebog, le dieu noir, et n’était peut-être que le principe mauvais de la cosmogonie persane apporté avec eux en Europe, L’auteur d’une chronique des Slaves, écrite au XIIe siècle, le prêtre Helmold[9], rapporte qu’ils lui rendaient un culte d’exécration dans leurs festins barbares en faisant passer à la ronde la coupe de malédiction pleine d’un breuvage enivrant. Ce principe de croyance ne fut pas entièrement arraché de leur esprit par leur conversion au christianisme, qui n’eut lieu qu’au IXe siècle, à la prédication de deux moines grecs, Méthodius et Cyrille. Cette conversion de surface, accomplie rapidement et en masse, ne fit qu’effleurer le fond païen de la race, qui reparut bientôt après, au milieu des compétitions scandaleuses de l’église grecque et de l’église latine luttant pour la suprématie sur les nouveaux convertis. Les deux apôtres grecs leur avaient donné une liturgie particulière, un culte national et une traduction slave de la Bible. Rome déclara tout cela schismatique, proscrivit la version en langue vulgaire, abolit le culte slave et le remplaça par le rite latin. Ce fut un nouveau changement de religion, accompli cette fois par la persécution, par le ministère sanglant d’un Clovis slave, qui voulait se rendre Rome propice pour secouer le joug des Grecs de Constantinople. Bogoris, roi des Bulgares, renversant l’œuvre de Méthodius et de Cyrille, établit dans son royaume la religion de l’Occident. Les couvens fondés par les deux apôtres grecs lui opposèrent une vive résistance ; mais ils furent brisés, dispersés et repeuplés par des moines latins odieux au peuple. Chassés de leur asile, les moines bulgares s’enfuirent dans les retraites ignorées des Balkans et dans les îles désertes de la côte orientale de l’Adriatique, où ils relevèrent leur rite et leurs congrégations proscrites. C’est de ces centres de vie religieuse perdus dans la solitude, indépendans de la règle d’Orient et d’Occident, qu’est sorti le dualisme du moyen âge, c’est là qu’a été promulguée la loi des deux dieux du bien et du mal en opposition à la loi du Dieu bon, unique en trois personnes. Ces moines sans direction, véritables acéphales, livrés à tous les écarts d’une imagination échauffée par la persécution, furent ressaisis par les idées sombres de leur race, et le dieu noir de leurs ancêtres, l’ancien Czernebog, leur apparut de nouveau, mais cette fois sous les traits du Jéhovah de la version slave de la Bible, emportée avec eux dans leur fuite aux montagnes.

Ce qui distingue en effet le dualisme du moyen âge de tous les systèmes antérieurs analogues, c’est sa prétention à se greffer sur la Bible et à donner à son dieu mauvais tous les traits du Jéhovah hébreu. Cette exégèse produit les plus étranges dissonances avec l’exégèse traditionnelle. Jéhovah devient le dieu mauvais, le dieu jaloux et vengeur, qui trompe et se trompe, qui extermine et ordonne l’extermination. Il crée un monde visible et mauvais comme lui, le peuple avec des âmes séduites, arrachées à l’empire du dieu bon, enfermées dans des corps et condamnées par l’attrait des sexes à reformer sans cesse leur prison de chair. Dans cette théogonie du désespoir, l’humanité apparaît comme une pauvre captive, souffrante et gémissante, venue du dieu bon, mais tombée sous le joug de la puissance du mal, incapable de rompre elle-même ses liens. Le libérateur est venu cependant, car les dualistes admettaient le dogme de la rédemption ; mais leur Christ est un ange de lumière, de même nature que les âmes humaines, appelé fils de Dieu non pas parce qu’il est Dieu lui-même, mais parce qu’il est le premier-né de la création invisible. Il n’a pu s’incarner, car, la matière étant mauvaise, il serait tombé lui-même par l’incarnation dans la même captivité que l’homme. Il ne s’est incarné qu’en apparence, n’a souffert, n’est mort et n’est ressuscité qu’en apparence, sauvant les âmes non en expiant pour elles, car il ne pouvait souffrir, mais en leur enseignant la voie pour retourner à leur céleste origine. Cette voie, c’était le renoncement à un monde mauvais, la domination de l’esprit sur la matière et la destruction de la prison terrestre, la mort, suprême délivrance. Tout le système se résumait dans le sacrement du consolamentum, le seul sacrement de la secte. Par cette opération magique, l’âme du croyant était transportée des ténèbres à la lumière, de la captivité à la liberté, de Satan à Dieu. Ceux qui avaient reçu le sacrement pouvaient l’administrer à d’autres. Chaque consolé devenait ainsi un agent de propagation de la secte. Aussi s’étendit-elle de la presqu’île des Balkans aux pays occidentaux avec une rapidité étonnante.

Telles sont les deux protestations qui se sont dressées devant l’église du moyen âge. L’ignorance seule ou la mauvaise foi a pu les confondre. Les Vaudois sont des chrétiens primitifs égarés dans un monde nouveau, et les Albigeois sont des revenans du gnosticisme alexandrin, des semi-païens. Par leur principe d’amour, qui est le fond de l’Évangile, les premiers ont plané au-dessus des terreurs du moyen âge. Leur foi confiante et simple au Dieu bon qui se manifeste par l’amour dans le monde visible et dans le monde invisible les a préservés de l’invasion de la foi dualiste. Ils ont cru sans doute au diable, au principe de la terreur ; mais en embrassant plus fortement que ne l’ont fait l’orthodoxie et les autres sectes le dogme de la rédemption, d’un Dieu se faisant homme pour sauver les hommes, ils ont secoué le cauchemar de la notion terroriste du diable donnée par l’église. Retranchés dans la doctrine de saint Paul, que l’homme est justifié par la foi et qu’il n’y a plus de condamnation éternelle pour ceux qui croient au Christ, ils ont pu envisager sans crainte le grand adversaire, le Satan créé ou incréé, qui a courbé sous la terreur la pensée religieuse du moyen âge. Le principe de la protestation vaudoise ne devait pas périr, car il était l’essence même du christianisme, et tandis que la protestation albigeoise s’évaporait complètement au feu de la persécution, la première remonta aux Alpes, se reforma dans ces vallées que nous avons décrites, et d’où nous la verrons dans une autre étude se dilater de nouveau sur l’Italie et la France.


HUDRY-MENOS.

  1. The History of the evangilical churches of the valleys of Piemont, Londres 1655.
  2. O frayres, entende una nobla leyczon :
    Souvent deven velhar e istar en oreczon,
    Car nos veyen aquest mont pres del chavon ;
    Mot curios devrian esser de bonas obras far,
    Car nos veyen de la fin apropiar.
    Ben a-mil e cent anez compli entièrament
    Que fo scripta l’ora car sen al derier temp.
  3. .
    Si el a cent lioras de l’altruy o encara dui cent,
    Lo prever le quitta per cent sout o encara per menz.
  4. Waldesian Researches.
  5. Dell’Introduzione degli heretici nelle valli di Piemonte.
  6. Hieron., adv. Vigilantium.
  7. Thesaurus norus anecdotorum.
  8. L’inquisiteur Raineri Sacco, qui avait été lui-même un sectaire pendant dix-sept ans, écrivant contre ses anciens coreligionnaires vers 1250, met ces paroles dans la bouche de l’un d’eux : « Chez nous, il est rare qu’une femme ne sache pas communément aussi bien qu’un homme réciter l’ensemble du texte en langue vulgaire. »
  9. Ce document est cité par Gieseler dans son livre, Ueber den Dualismusder Slaven.