L’Italie d’hier/André del Sarto

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Charpentier & Fasquelle (p. 125-134).

André del Sarto. — Mais j’allais oublier dans ce Musée Pitti, ce grand maître, ce premier dessinateur de la physionomie moderne, qui s’y est représenté dans le même cadre que sa femme — sa femme, une peinture, traitée avec un souvenir des fières couleurs du Giorgione, et où, en une teinte générale chaudement ambrée, apparaît une figure longue, au nez droit, aux yeux lumineux sous de lourdes paupières, aux épais bandeaux bouffants d’une chevelure d’un roux violacé. Oh ! chez cet artiste, le merveilleux estompage de la brosse, qui, en une belle et savante fonte, laisse indiqués, comme dans des chairs doucement pastellées, tous les plans d’une figure. Pour les hommes, André del Sarto affectionne un type : la tête un peu courte, le front bas, mais large, et où se dessinent en relief les frontaux, les yeux écartés, les pommettes saillantes, le nez droit aux narines évasées, le menton de galoche, l’ovale musculeux et ramassé et tout plein de méplats, le type de l’énergie, de la volonté entêtée du martyr ou du révolutionnaire de l’idée, dans une charpente plutôt nerveuse qu’herculéenne. Et d’ordinaire c’est sur le front de ce type qu’il met toute sa lumière, glissant des bosses frontales au bout de la ligne droite du nez, laissant le bas de la figure dans la pénombre.

Ce type, on en rencontre un superbe modèle dans le portrait des Uffizi — ce portrait, qui n’est pas le portrait d’André del Sarto, mais d’un ami inconnu — le portrait sous une toque noire, recouvrant une tête de penseur, dans sa construction carrée, et où la résolution se lit dans la profondeur de l’œil, dans la fermeture de la bouche : toile à l’étonnant modelage des plans de la figure, qui fait, pour ainsi dire, une sculpture peinte de la boite de la pensée.

Puis un des premiers, André del Sarto a sorti l’enfant de l’ankylose bysantine, lui a donné la mobilité remueuse des premières années, a mis, d’une manière presque visible, dans ses membres inférieurs, les envies de la marche et de la circulation, a mouvementé son petit corps par les écarts gaminants des bras et des jambes, le montre, en ses talonnants grimpements, sur le corps divin de sa mère, et même apporte de la jolie humanité enfantine, en cette tête du bambino, qui n’est plus le poupard frisé de Raphaël, ou le crapaud fœtal du Corrège.

Enfin, chez André del Sarto, le sentiment chrétien s’est émancipé de l’ascétisme. La piété, en ses toiles, ne montre plus l’absorption physionomique de la foi aveugle, et ses douleurs religieuses sont presque mondaines, ainsi qu’on peut le voir dans sa « Descente de Croix » chez ces deux femmes au coquet affaissement du corps, aux yeux gentiment larmoyants, aux bouches gonflées de paroles, dont elles soulagent leur chagrin bavard.

L’amour du Dante pour la Béatrice Portinari a fait naître un genre de poésie inconnue des Grecs et des Latins : une sorte de cantique laïque sur la divinité de l’amour, dont on ne trouve aucune trace dans Anacréon, Properce, Catulle.

Ils vont, ils vont, ils vont, les pantalons passant sous les dominos de calicot glacé ! ils vont dans un jupon, une camisole par-dessus, complétant le travestissement ! — parfois, rien qu’un soleil de papier doré dans le dos, faisant un turc ; et ils sont masqués, et ils tiennent la barbe de leurs masques, avec de vieux gants blancs qui ont fait des chaussures, et ils brandissent de petits fouets et des cravaches. Ils vont, ils vont… puis ils reviennent, repassent devant vous, toujours sautant, gambadant, se trémoussant. L’esprit, la saillie, le rire du mot, une langue en joie, le fouaillement des gens avec un rude bouquet d’orties : l’engueulement enfin, ils l’ont remplacé par un sempiternel hon ! hou ! — qui agace comme un gloussement de châtré, et dont dix mille gosiers fatiguent l’écho de la rue des Calzaioli.

Tout un peuple mis dans une gaieté en enfance, par un baladement bête dans les rues, par l’imitation de la pratique faussée d’un polichinelle : tout un peuple ne trouvant dans la fièvre de sa folie carnavalesque, pour repartie spirituelle, qu’un coup de son petit fouet ou d’une cuiller à pot sur un gibus.

Là-dessus, le soir, les fameux Veglioni, dans les salles de théâtre, illuminées, a giorno, les Veglioni, aux rafraîchissements ne dépassant pas, en monnaie du pays, la somme de sept sous, aux danses honnêtes, aux réunions de ménages emmenant les tout petits : bals aux incidents anodins, comme le spectacle de deux masques se soufflant en mesure dans le nez, comme l’extraordinaire libéralité d’un verre de marsala, offert par un des beaux de la loge aristocratique à une femme, un moment suspendue à la rampe de la loge ; bals sans roman, sans intrigue, sans blessures à l’honneur des maris, bals où les femmes du monde qui ont perdu leurs cavaliers ne sont pas tutoyées par des mains masculines, où le papier des loges ne rougit pas de confusion, où l’unique sergent de ville suffisant à l’inspection des pas risqués, est le ministre de la police en personne, et où j’ai entendu de mes oreilles cette phrase : « Albertine, fais donc danser ton frère ! » Le Carnaval de Florence, c’est une fête nationale de la famille, une réjouissance morale ayant l’innocence de ces divertissements d’enfants qui ont été bien sages. et à qui l'on permet de se déguiser avec des serviettes, des torchons de cuisine.

À côté de ce bal de la Pergola, mon Dieu, notre bal, de l’Opéra : cette Bourse de la fille, celtte fortune de Verdier, cette rente de Ricord !

Oh ! mon peuple parisien, mon grand peuple excessif, toi qui pousses la danse jusqu’à l’épilepsie, le souper jusqu’à la saoulerie et au mal de mer, l’amour jusqu’à la v…, que dirais-tu de ces bonnes gens, qui s’amusent à s’amuser vertueusement, qui exécutent des solos de la pastourelle sans se démancher le torse, qui cassent une pauvre croûte dans une loge… et se couchent sans voir leur chambre danser !

Le sentiment de vie aimante, d’animation tendre, de caresse de la main, existe avant le Vinci. Chez le Verocchio, son maître, et dans quelques sculptures postérieures, on trouve des mains sentimentales, des mains maigres admirablement effilées, des mains, mères des mains dessinées par Watteau, et dont Raphaël interrompit la chaîne, par ses belles mains bêtes, aux doigts en académiques fuseaux.

Deux emplacements d’illustres boutiques, qu’on vous montre : la boutique de Maso Finiguerra, l’inventeur de la gravure ; la boutique de Burchiello, l’inventeur de la poésie burchiellesca (burlesque). L’authenticité de l’emplacement de cette dernière boutique est-elle bien authentique ? car, je crois qu’on n’a pour le retrouver rien que le dessin qui est à la Galerie Ducale, sous son portrait, et qui représente deux chambres, l’une ove si fa la barba, l’autre, où le poète est représenté jouant de la guitare, tout en mangeant. Ce poète-barbier, matricolato en 1408, dans le peuple de Santa-Maria Novella, à l’époque où la barbe était encore très respectée en Italie et fort peu touchée par le rasoir, vécut fort pauvre, mais tout pauvre diable qu’il était, sa boutique était le rendez-vous de tous les grands et gais esprits du temps : Acquetino da Prato, le prêtre Roselli d’Arezzo, Davanzati, le philosophe, le peintre, le sculpteur, Battista Alberti. Vraiment, ces jours-ci, c’était un amusant et élégant spectacle, que celui du va-et-vient dans le Corso, de ces équipages à la crinière des chevaux nattés avec des camélias, et traînant derrière eux les derniers et les plus beaux modèles de chasseurs que l’Europe possède, le va-et-vient des équipages de riches Américains, d’illustres Russes, de très charmantes Florentines : des équipages attelés à la Daumont avec deux postillons, des équipages de banquiers aux domestiques galonnés, comme les domestiques des pièces de Molière, et plus dorés et plus surdorés que les autres, de vrais équipages de l’Elixir d’Amour, — de l’équipage à la livrée marron, galonnée d’or, de la princesse douairière Poniatowska, — de l’équipage à la livrée rouge, de la duchesse Strozzi, — de l’équipage à la livrée amarante, du comte de la Gherardesca, — de l’équipage à la livrée de velours bleu et argent, du comte Alberti, — de l’équipage à la livrée noire aux petits boutons d’or et aux glands d’argent, du comte Poniatowski : équipages mêlés aux rapides tape-culs du pays, avec leurs petits chevaux, leurs harnais carillonnants, leur montoir de cuivre étincelant, leur tapis rouge qui chatoie au soleil. Mais parmi tous ces équipages, il fallait voir, dans son attirail antique, son luxe de vieilles dorures, l’équipage de gala du grand-duc et ses six chevaux, son timon et ses roues rouges, sa caisse vert foncé aux arabesques d’or, son groupe des trois Grâces sur la portière, son siège de velours bleu de ciel à triple frange d’argent, son intérieur bleu foncé avec ses rideaux jaunes, et la crinière des chevaux tressée de soie verte et jaune, et leurs panaches de même couleur, et la livrée au fond noir, disparaissant complètement sous des galons en échiquier à cases rouges, blanches et roses : — un équipage qui était comme une sortie d’écurie du siècle passé.

Ah ! l’admirable collection de dessins que celle des Uffizi, cette miraculeuse réunion de vieilles feuilles de papier, dont quelques-unes ont cinq cents ans, et qui, sur le blanc jauni et délité du papier, ont gardé des premiers maîtres de la peinture, les confidences intimes de leur art, pour ainsi dire, un fragment de journal des visions de leurs journées, — et parfois la première idée, ou, comme on disait alors, la pensée spontanée, impromptue d’une de leurs grandes compositions, jetée d’un crayon ou d’un pinceau courants. C’est de Masolino di Panicale, des études de gens assis ou debout, dans leur costume du temps, à la pierre d’Italie, avec des rehauts carrés de blanc sur du papier jaune ou rose ; — de Donatello, des études puissantes, féroces, d’aigles à la plume ; — de Maso Finiguerra, des croquis de la vie bourgeoise : un brave homme qui écrit sur ses genoux, un autre qui noue ses souliers sur un banc, un autre qui dort les bras croisés, des lavis sur trait de plume ; — de Filippo Lippi, la première idée, la macchia de son tableau de la Vierge, sur un papier jaune qui semble avoir été huilé, et où la pierre d’Italie ne laisse, pour ainsi dire, pas de noir, et sur le fond des lavis légers et des rehauts de blanc seulement dans la coiffe de la Vierge ; et encore de Felippo Lippi, de petits gribouillages de plume, spirituels comme des Gabriel de Saint-Aubin ; — de Botlicelli, des femmes drapées à l’antique et des anatomies savantes, un peu longuettes, exécutées tantôt au lavis sur trait de plume, tantôt au crayon noir, avec rehauts de blanc sur papier jaune ; — de Fra Angelico da Fiesole, de petits dessins sur parchemin ou sur papier, des lavis très menus, accentués de timides coups de plume, où se retrouve toute la finesse des peintures du maître, en ces têtes à peine visibles comme de miniatures décolorées et perdues par le temps : — de Ghirlandajo, de grandes et savantes études de têtes à la pierre d’Italie, à peine frottée, à peine appuyée, avec d’insensibles rehauts de craie sur le papier roux, — de Pérugin, des dessins à la plume, sans maestria, des dessins de graveurs, ou des lavis désagréables à l’œil, avec leurs touches de rouge dans les têtes ; — de Luca della Robbia, un puissant dessin, à larges écrasis de plume, qui représente deux femmes, tenant des enfants nus contre leurs seins ; — de Fra Bartholomeo, une sanguine d’enfant Jésus, qui a l’agrément d’un dessin Watteau, et des croquis vigoureusement gâchés à la plume ; — d’Albert Durer, un magnifique dessin à la plume, représentant le Christ portant sa croix, signé 1520 ; — d’Holbein, un grand portrait d’un inconnu, avec dans la figure des touches de pinceau, jouant les tailles du burin, — du Tintoret, une Cène, lavée au bistre à grandes eaux, et rudement pochée de blanc, sur papier brun ; — du Parmesan, des dessins menant aux dessins de Lafosse et de Boucher ; — de Cellini, la grasse épure d’une salière très ornée.

Au garçon qui nous sert à la trattoria, un jour de Veglioni :

— Vous restez ouvert toute la nuit ?

— Oh ! non, monsieur, il y aurait trop de monde ! »