L’Italie d’hier/Pise. — Campo Santo

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Charpentier & Fasquelle (p. 159-173).
PISE


CAMPO SANTO


Le plus beau cimetière d'art du monde, un monument décoratoire de la Mort, qu’il a fallu deux cents ans, pour parachever, une triomphale arcature de 250 pieds de long sur 140 de large, aux murs entièrement revêtus de peintures, une œuvre peinte formidable, une œuvre, dit Vasari, de nature à épouvanter toute une légion de peintres (opera terribilissima e da metter paura a un legion di pittori.)

Sur le mur du Midi, sont les compositions des deux frères André et Léonard Orcagna : « Le Triomphe de la Mort » et « Le Jugement dernier » par André, « L’Enfer » par Léonard[1]..

Chez les deux Orcagna, la tradition byzantine s’est conservée à ce point, que les crinières des chevaux sont tressées sur le modèle des entrelacs des chapiteaux des églises bâties dans ce style, et la peinture des deux frères, sous des accoutrements de leur temps, a gardé sur les figures, un peu du charbonnage et de l’expression anti-humaine des mosaïques de Saint-Marc. « Le Triomphe de la Mort », on dirait un chant macabre du Dante ! … Sous un bosquet d’orangers, où, pareils à des zéphirs, volètent deux petits amours, des couples amoureux s’enivrent de douces paroles et de musique, qu’un troubadour tire de sa voix et de son violino, pendant que la Mort descend rapide sur ces heureux vivants, pour les faucher en plein bonheur, en pleine jouissance de la vie. Et la Mort, n’est pas la Mort-squelette des danses d’Holbein, elle est une vieillarde aux cheveux blancs, qui a le corps musclé d’une figure allégorique du Temps, en même temps que les diables à son service, sont des figurations un peu carnavalesques des satyres de l’antiquité. Au-dessous de la Mort, c'est un abatis de cadavres, un charnier de rois, de bourgeois, de prêtres, de guerriers, de femmes. Et de toutes ces bouches ouvertes, les âmes sortent, comme si les morts accouchaient douloureusement de leur immortalité, et des diables hideux, aux écailles de crocodiles, et des anges, couleur de feu, tirent des bouches ces âmes, qui sous le pinceau du peintre, ont pris l’aspect matériel de gros garçons aux hanches d’hermaphrodites. Et la dispute, et le partage, et la revision des âmes, se continuent au ciel, où il y a une hataille, au sujet de l'âme abominablement porcine d’un moine grassement entripaillé, qu’un diable tient par les cuisses, qu’un ange tire par les bras. Tout en bas de la composition est un chœur d’aveugles, d’infirmes, d’estropiés, de béquillards, demandant à la Mort de finir leurs maux, l’implorant dans ces vers :

Dà che prosperitade ci ha lasciati
Morte, medicina d’ogni pena
Deh ! a darne ormaï l’ultima cena.

Mais la Mort, sourde à leurs sollicitations, ne va qu’aux heureux, et c’est à la joyeuse cavalcade descendant sur la gauche de la peinture, qu’elle va offrir son image et l'annonce de sa venue.

Au pied d’une montagne, d’une Thébaïde, au haut de laquelle des moines prient, au-dessous d’un plateau où dorment deux cerfs, et où un lièvre fait chandelier, une joyeuse cavalcade de gentes damoiselles et de jeunes gentilshommes, le héron sur le poing, revient de la chasse, leurs varlets chargés de canards sauvages. Et voici qu’à leurs yeux se présentent trois cercueils : le premier, contenant un cadavre hideusement boursouflé ; le second, un cadavre, dont la pourriture a déjà mangé la figure ; le troisième, un cadavre, à peine habillé de quelques guenilles de chair et de peau : trois cadavres à la décomposition rapide, qu’amenait, selon la croyance populaire, la terre sainte rapportée de Jérusalem sur les vaisseaux de Venise, et dont on avait fait la terre de sépulture du Campo Santo.

Et l’odeur de ces trois cadavres faisait se boucher les narines aux hommes et aux femmes, tendre aux chevaux le cou dans un hennissement inquiet, et aux chiens flairer le sol, le nez en terre. Dans « le Jugement dernier » d’André Orcagna, aux côtés du Christ, la main droite levée dans un maudissement des damnés, que repousse, avec de grandes épées d’argent, la gendarmerie des anges, la Vierge, dans sa robe blanche aux reflets roses, a un geste de tendre commisération pour les maudits : double pantomime qu’a reprise et introduite Michel Ange dans son « Jugement dernier » de la chapelle Sixtine. « L’Enfer », de Léonard Orcagna, c’est la coupe de ce carcere duro, qui aurait quatre étages de tourments, et pour pilier de l’immense palais de douleur, un gigantesque monstre jaune et vert, cornu comme un bœuf, aux entrailles de braise, toute braisillante. Sous sa direction, des malheureux, mitrés de blanc, tournent à une broche, passée à travers deux bouches de damnés, et en attendant l’heure de rôtir, des paquets de damnés sont ficelés avec des serpents qui leur mangent le sein, pendant que des diables assis à califourchon sur eux versent du plomb fondu dans la bouche gourmande de celui-ci, tenaillent avec des tenailles rouges les lèvres impudiques de celui-là, déroulent, dévident les entrailles impures de cette femme, inventent je ne sais plus quels supplices pour les autres, qui tous, dans la soif qui les brûle, ont la tentation de tables servies de rafraîchissements, auxquels ils ne peuvent toucher.

Et ce sont des puits, des puits tout entiers, remplis jusqu’aux bords, de morts à la souffrance toujours vivante, parmi lesquels des coups de lances et de harpons font des remous douloureux.

Cet enfer de Léonard Orcagna, c’est bien la conception de l’Enfer au Moyen-Âge, mais encore plus entièrement la conception d’un peuple méridional, qui sous son soleil, ne connaît ni les mélancolies, ni le spleen du Nord, vit dans une ignorance un peu enfantine de la souffrance morale, et n’imagine pas de supplice plus cruel, plus ingénieusement barbare, en un mot plus infernal, que celui d’un homme qui rôtit à la broche. Le mur du Nord, en vingt-six grandes peintures, est comme l’exposition d’un panorama du Vieux-Testament. Et tout d’abord trois compositions, longtemps attribuées à Buffalmacco, et seulement depuis quelques années à Pietro di Puccio d’Orvieto. Ces trois compositions sont « La Création », « La Mort d’Abel », « La sortie de l’Arche ».

Dans ces fresques de la fin du quatorzième siècle, un commencement du sentiment anatomique en peinture, le corps de l’homme et de la femme sorti de l’embryonnat hiératique des formes, les vrais contours de la nudité étudiés pour la première fois ; — les anges, plus les anges incorporels des mosaïques, avec leurs ailes de grands volatiles, des anges emplissant leurs robes de rondeurs humaines ; — des têtes encore un peu byzantines, aux yeux touchant le nez, aux cous n’en finissant pas : toutefois un ensemble de formes et de traits, comme s’adoucissant, s’humanisant dans l’étude de la nature, ainsi que cela est très visible dans rêve de « La Création ».

Et sans aucun doute, dans cette composition, l’archange est la prise exacte d’un modèle humain : cet archange, dont le costume est un compromis entre le costume moyenâgeux et le costume romain, et dans lequel le peintre a introduit la cotte du légionnaire de la vieille Rome, que Raphaël va bientôt faire entrer dans le vestiaire de ses costumes peints.

Dans la « Mort d’Abel » une peinture plus primitive, des têtes petites, relativement au développement des corps, et des formes mannequinées, des enveloppements de membres dans des lignes droites, sans le ressaut et le cabossement des muscles, brisant la rigidité de bois de ces lignes.

« Le Déluge ». Après la retraite des eaux, la reconnaissance envers Dieu de l’Humanité, et de l’Animalité, au sortir de l’arche de Noé, se témoigne, des deux côtés de la composition, par l’agenouillement des hommes, à droite, par ragenouillement des bétes, à gauche.

Les vingt-trois autres compositions, qui sont de Benozzo Gozzoli, continuent cette grandiose illustration de la Bible, et deviennent sur ce mur du nord du Campo Santo, sous le pinceau imaginatif de ce maître, une sorte de poème lyrique peint du saint livre.

Dès la première composition : « l’Adoration des Mages », il semble qu’on se trouve devant une peinture qui a sauté plusieurs siècles. Ce sont les couleurs suaves d’un élève de Fra Angelico da Fiesole, la grâce et la vie des corps dans des tons doucement harmonieux, au milieu de pittoresques aspects de la nature, de paysages, où les cavalcades blanches se détachent sur les palmiers et les pins parasols, avec des lointains montagneux, dominés par une petite ville à la découpure fantastique, et vers laquelle monte en serpentant, droit dans le ciel, le fer d’un millier de lances.

À « l’Adoration de Belus », à « la Tour de Babel », où seraient portraiturés les portraits de Cosme l’Ancien, de son fils Pierre, de ses neveux Julien et Laurent le Magnifique, enfin, d’Ange Politien, sous toujours le vrai coloris de Benozzo Gozzoli, apparaît et perce la réalité humaine qui caractérise le dessin de Masaccio, en une matérialité, avouons-le, plus contenue, plus resserrée. Et voici les poses prises sur le vif, et le naturel des attitudes, et voici l’élégant balancement des jeunes hommes sur leurs torses, et voici les jolies retrouvailles d’équilibre des femmes, portant une cruche sur la tête, et de l’autre main, du côté de la hanche qui creuse, traînant un enfant, et avec toutes les coquetteries de leurs têtes sur la souplesse des cous, — et voici la vivace mobilité des enfants, de toute cette population d’enfants, animant et faisant comme le premier plan de ses tableaux.

« La Femme de Loth changée en statue de sel » une composition curieuse, rappelant le changement un peu effrayant d’acteurs, métamorphosés soudainement en statues blanches.

Mais parmi ces compositions, il en est une tout à fait supérieure, c’est la « Destruction de Sodome » sous les souffles de feu des anges vengeurs. Impossible de donner un plus saisissant spectacle de la ruée d’une population épouvantée, fuyant l’incendie, et de mettre dans ce sauve-qui-peut éperdu de bras et de jambes, la variété d’impressions morales qu’y a mise Benozzo Gozzoli. Ici, la frayeur stupide : cet homme qui fuit, les bras en l’air, la tête baissée, craignant de regarder derrière lui ; là, la révolte, dans cet homme à l’anatomie contractée, et au redressement colère de la tête contre le ciel. Un vieillard à barbe blanche, qui s’en va à pas lents, réfléchis, nous donne l’idée de la résignation religieuse. Et le désespoir profond et calme, le désespoir bien humain, est représenté de la manière la plus intelligente, par l’arrêt de ce père, qui, une main sur la tête de son fils, encore enfant, l’autre dans ses cheveux qu’il tortille, en la fuite de son foyer, en le deuil de sa femme qui n’est pas à ses côtés, ne sait pas s’il veut marcher encore.

Dans « l’Ivresse de Noé » Gozzoli a retrouvé, pour la vendange, pour le cadre de cette ivresse, la grâce des frises antiques, l’envolée de ces enlacements dansants de nymphes aux pieds légers. En effet, ne semblent-elles pas détachées d’un bas-relief grec, ces deux femmes, dont l’une, un pied soulevé derrière elle, une main sur la hanche, et l’autre tenant sur sa tête le panier à raisin, s’avance avec un ballant dans la démarche, comme si le peintre avait vraiment trouvé le moyen de rendre la marche en peinture. L’autre femme, posant sur ses deux pieds assemblés, l’un en retraite, calant le talon du premier, la tête renversée, le visage fuyant, les seins projetés en avant, ses deux bras élevés au-dessus de sa tête pour recevoir le panier, que tend le vendangeur perché sur une échelle, sa jupe doucement carminée, relevée et passée dans sa ceinture, un bout de chemise blanche au-dessus du genou.

Cette « Ivresse de Noé » est connue en Italie sous le nom de la vergognosa, tirant ce nom de la femme, qui tout en ayant l’air de se couvrir le visage avec sa main, afin de ne pas voir la nudité de Noé, regarde entre ses doigts. De là, le proverbe pisan : come la vergognosa di Campo Santo.

Dans l’élévation de la Tour de Babel, Gozzoli fait preuve d’un dessin anatomique des musculatures très savant, et parmi toutes les poses des bâtisseurs du monument surhumain, c’est plaisir à voir le contournement bossué des corps, le raidissement cordé des nerfs, les beaux raccourcis des efforts de la Force.

Cette composition a un autre intérêt, elle renferme une représentation de Babylone, et cette représentation nous donne l’idée qu’on se faisait alors de cette cité, pour ainsi dire légendaire. Elle est représentée avec des portes crénelées, comme celles d’Aigues-Mortes, avec une tour, comme celle du Vieux Palais de Florence, et avec tous les Arcs de Triomphe et tous les Dômes et toutes les églises de l’antiquité romaine et du moyen âge italien.

Du reste Benozzo Gozzoli est dans sa peinture, l’architecte d’architectures d’une richesse, d’une pompe, d’une splendeur inouïe. Ce ne sont, dans le fond de ses compositions du Campo Santo, que palais de marbre de toutes couleurs, que campaniles montant dans le ciel, dont ils laissent passer le bleu par toutes les percées, que tours ceintes de colonnes, comme une ronde de danseuses, se donnant la main par-dessus leurs têtes, que terrasses-jardins surchargées de curieux, que somptueux atrium de temples aux chapiteaux d’or, au pavé de mosaïque, enfin que portiques à jour, où dans l’ombre des arceaux, parmi les balafres de soleil, papillotent des couleurs de pierres précieuses.

Cette lampe du Dôme de Pise, que dessine mon frère, cette lourde lampe, aux anges-amours tenant ces espèces de balancelles qui sont les bobêches des cierges, cette lampe me rappelant, je ne sais pourquoi, le cadre circulaire richement ornementé d’une sphère, cette lampe a toujours l’oscillation, qui a dit à Galilée que la terre tournait autour du soleil : « Eppur si muove. »

À propos de cette découverte du mouvement de la terre, il n’est sorte de persécution, dans quelque genre que ce soit, que ce pauvre Galilée n’ait subie. C’est ainsi que dans le cours d’une visite de l’Université de Padoue par les trois procurateurs de Saint-Marc, formant un tribunal, per la riforma dello studio di Padova, le père Berlinzone accusait le savant, en pleine assemblée, d’entretenir une fille à Padoue, une autre à Gambarara, où il allait passer ses jours de congé, une troisième à Venise, où il faisait de fréquents voyages. Sommé de répondre, Galilée dit simplement, qu’il avait des besoins, que ses besoins lui étaient communs avec son accusateur, et qu’il ne s’était jamais occupé, comment son accusateur les satisfaisait.

Sur cet aveu, après que les riformatori en eurent conféré entre eux, le président prononça que, vu l’insuffisance des appointements de l’accusé, pour fournir à ses besoins, la République les doublait, en l’invitant à en faire bon usage.

Au Campo Santo se retrouve réunie une nombreuse et intéressante collection de tombeaux antiques, de sarcophages romains, où, dans le marbre funéraire, sont jetées en une furia de mouvement, des chasses, des courses, des luttes de cirque, des mêlées batailleuses de corps, des cabrements de chevaux, des danses de femmes, — ainsi qu’une protestation de l’Activité humaine contre l’Éternel Repos, de la Vie contre la Mort.

Sur un tombeau chrétien des premiers temps est figurée une porte entr’ouverte. La pierre d’une tombe plus moderne a pour toute ornementation, pour toute inscription, le fac-similé de deux plantes de pieds sur le sable : un symbole de la trace bien vite effacée de notre passage sur la terre.

Pise possède une Faculté de droit, où l’on enseigne le droit canon : un cours assommant, et dont les étudiants se débarrassaient ainsi, il y a quelques années. Le professeur était un abbé, un bon, un doux, un charmant vieillard.

À peine était-il en chaire, qu’un étudiant disait tout haut : Un juif ! Et aussitôt nombre de voix de crier : Docteur, il y a un juif ici ! Pas de juif ! À la porte le juif ! — Eh bien, où est-il ? hasardait timidement le professeur : — C’est moi ! jetait impudemment un étudiant, en se levant. — Eh bien, vous voyez, mon ami, vous allez empêcher ma leçon... Vous devriez bien vous retirer ? — Mais le cours est public, j’ai le droit d’y assister. — En effet, comme vous le dites, le cours est public ! — Pas de juif, à la porte le juif ! reprenaient en chœur les étudiants, — Mais voyez, comme c’est désagréable ! soupirait le vieux docteur, en s’adressant à l’étudiant prétendu juif.

— Ah ! il ne s’en va pas... il ne s’en va pas... Eh bien, c’est nous qui nous retirons, hurlaient les étudiants.

— Je reste, moi !

— Point de juif, jamais de juif ! — et tous les étudiants décampaient.

Le bon prêtre, resté avec le faux juif, fermait ses cahiers, en lui disant sur un ton de reproche plaintif : Vous voyez, mon ami, ils se sont en allés ! Une population bien misérable, la population de Pise, dont la mendicité, par troupes de dix à douze mendiants, chasse les malades de la poitrine, de ce climat chaudement humide, et dont la partie qui ne mendie pas, vit de braconnage dans les forêts de sapins de la Cascina du S. Rossore, la ferme immense du grand duc, la ferme qui étonne par ce troupeau de deux cents chameaux, aux ancêtres importés du temps des Croisades.

Ces forêts de sapins sont pleines de sangliers, que les braconniers, après les avoir tués, jettent dans l’Arno, et repêchent, lorsque les bêtes sont hors des domaines du grand-duc.

  1. Ces compositions auraient été attribuées à tort, sur la foi de Vasari, aux frères Orcagna : elles seraient, à ce qu’assurent MM. Crome et Cavalcarella, des frères Pietro et Ambrogio Lorenzetti.