L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage/07

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L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 273-327).
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L'ITALIE
ET LA VIE ITALIENNE
SOUVENIRS DE VOYAGE

VII.
FLORENCE, LE MOYEN ÂGE, LE XVe SIÈCLE ET LA RENAISSANCE[1].


8 avril 1864. La ville.

Une ville complète par elle-même, ayant ses arts et ses bâtimens, animée et non trop peuplée, capitale et non trop grande, belle et gaie, voilà la première idée sur Florence. — Les pieds avancent sans qu’on y songe sur les grandes dalles, dont toutes les rues sont pavées. Du palais Strozzi à la place Santa-Trinità, la foule bourdonne, incessamment renouvelée. En cent endroits, on voit reparaître les signes de la vie intelligente et agréable : des cafés presque brillans, des boutiques d’estampes, des magasins d’albâtre, de pierre dure, de mosaïques, des librairies, un riche cabinet littéraire, une dizaine de théâtres. Sans doute l’ancienne cité du XVe siècle subsiste toujours et fait le corps de la ville, mais elle n’est pas moisie comme à Sienne, reléguée dans un coin comme à Pise, salie comme à Rome, enveloppée dans les toiles d’araignée du moyen âge, ou recouverte par la vie moderne comme par une incrustation parasite. Le passé s’y raccorde avec le présent ; la vanité élégante de la monarchie y a continué l’invention élégante de la république ; le gouvernement paternel des grands-ducs allemands y a continué le pompeux gouvernement des grands-ducs italiens. À la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, Florence était une petite oasis en Italie ; on l’appelait gli felicissimi stati. On y bâtissait comme autrefois, on y donnait des fêtes, on causait ; l’esprit de société n’avait point péri comme ailleurs sous la rude main d’un despote ou dans l’inertie décente du rigorisme ecclésiastique. Le Florentin, comme jadis l’Athénien sous les césars, était resté critique et bel esprit, fier de son bon goût, de ses sonnets, de ses académies, de sa langue, qui faisait loi en Italie, de ses jugemens incontestés en matière de littérature et de beaux-arts. Il y a des races si fines qu’elles ne peuvent déchoir tout à fait ; l’esprit leur est inné, on peut les gâter, mais non les détruire ; on en fera des dilettanti ou des sophistes, mais non des muets ou des sots. Même c’est alors qu’apparaît leur fond intime ; on découvre que chez elles, comme chez les Grecs du Bas-Empire, l’intelligence primait le caractère, puisqu’elle a duré après qu’il s’est dissous. Déjà sous les premiers Médicis les plus vifs plaisirs sont ceux de l’esprit, et la tournure de l’esprit est toute gaie et fine. Le sérieux diminue ; comme les Athéniens au temps de Démosthènes, les Florentins songent à s’amuser, et comme Démosthènes leurs chefs les gourmandent. « Votre vie, dit Savonarole, se passe toute au lit, dans les commérages, sur les promenades, dans les orgies et la débauche. » Et Bruto l’historien ajoute qu’ils mettent « la politesse dans la médisance et le bavardage, la sociabilité dans les complaisances coupables ; » il leur reproche de faire « tout languissamment, avec mollesse et sans ordre, de prendre la paresse et la lâcheté pour règle de leur vie. » Voilà de gros mots : les moralistes parlent toujours ainsi, haussant la voix pour qu’on les entende ; mais il est clair que vers le milieu du XVe siècle les sens intelligens, cultivés, experts en matière d’agrément, d’arrangement et d’émotions, sont souverains à Florence. On s’en aperçoit dans les arts. La renaissance n’a rien ici d’austère ni de tragique. Seuls les vieux palais, bâtis de blocs énormes, hérissent leurs bossages rugueux, leurs fenêtres grillées, leurs encoignures noirâtres, comme un signe de la dangereuse vie féodale et des assauts qu’ils ont soutenus. Partout ailleurs perce le goût de la beauté élégante et heureuse. De la base au sommet, les grands édifices sont revêtus de marbre. Des loggie, ouvertes au soleil et à l’air, se posent sur des colonnes corinthiennes. On voit que l’architecture s’est tout de suite dégagée du gothique, qu’elle y a pris seulement une pointe d’originalité et de fantaisie, que sa pente naturelle l’a portée dès les premiers pas vers les formes sveltes et simples de l’antiquité païenne. On marche et on aperçoit un chevet d’église peuplé de statues expressives et intelligentes, un solide mur où la jolie arcade italienne s’incruste et se développe en bordure, une file de colonnes minces dont les têtes s’épanouissent pour porter le toit d’un promenoir, tout au bout d’une rue un pan de colline verte ou quelque cime bleuâtre. Je viens de passer une heure dans la place de l’Annunziata, assis sur un escalier. En face est une église et de chaque côté de l’église un couvent, tous les trois avec un péristyle de fines colonnes, demi-ioniennes, demi-corinthiennes, qui s’achèvent en arcades. Au-dessus d’elles, les toits bruns de vieilles tuiles tranchent le bleu pur du ciel, et au bout d’une rue allongée dans l’ombre chaude les yeux s’arrêtent sur un dos rond de montagne. Dans cet encadrement si naturel et si noble est un marché : des échoppes abritées d’un linge blanc recouvrent des rouleaux de toiles ; quantité de femmes en châles violets, en chapeaux de paille, vont, viennent, achètent et parlent ; presque point de mendians ni de déguenillés ; les yeux ne sont point attristés par le spectacle de la sauvagerie brute ou de la misère ; les gens ont l’air à leur aise et sont actifs sans être affaires. Du milieu de cette foule bariolée et de ces boutiques en plein vent s’élève une statue équestre, et près d’elle une fontaine verse son eau dans une vasque de bronze. Ce sont là des contrastes pareils à ceux de Rome ; mais ils s’accordent au lieu de se heurter. La beauté est aussi originale, mais elle tourne vers l’agrément et l’harmonie, non vers la disproportion et l’énormité.

On redescend ; un beau fleuve aux eaux claires, taché çà et là par des bancs de gravier blanc, coule le long d’un quai superbe. Des maisons qui semblent des palais, modernes et pourtant monumentales, lui font une bordure. Dans le lointain, on aperçoit des arbres qui verdissent, un doux et joli paysage pareil à ceux des climats tempérés, plus loin des sommets arrondis, des coteaux, — plus loin encore un amphithéâtre de rocs sévères. Florence est dans une vasque de montagnes comme une figurine d’art au centre d’une grande aiguière, et sa dentelure s’argente avec des teintes d’acier sous les reflets du soir. On suit la rivière et on arrive aux Cassines. Le vert naissant, la teinte délicate des peupliers lointains ondule avec une douceur charmante sur le bleu des montagnes. Une haute futaie, des haies épaisses et toujours vertes défendent le promeneur contre le vent du nord. Il est si doux, aux approches du printemps, de se sentir pénétré par la première tiédeur du soleil ! L’azur du ciel luit magnifiquement entre les branches bourgeonnantes des hêtres, sur la verdure pâle des chênes verts, sur les aiguilles bleuâtres des pins. Partout entre les troncs gris où la sève s’éveille sont des bouquets d’arbustes qui n’ont point subi le sommeil d’hiver, et la jeunesse des pousses nouvelles va s’unir à leur jeunesse vivace pour remplir les allées de couleurs et de senteurs. Des lauriers fins comme dans un tableau profilent sur la rive leurs têtes sérieuses, et l’Arno, tranquillement épandu, développe dans la rougeur du couchant ses nappes pourprées, reluisantes.

On sort de la ville et l’on monte sur quelque éminence pour embrasser d’un regard la cité et sa vallée, toute la coupe arrondie autour d’elle : rien de plus riant ; le bien-être et le bonheur s’y marquent de toutes parts. Des milliers de maisons de campagne la parsèment de leurs points blancs ; on les voit monter de coteau en coteau jusqu’au bord des cimes. Sur toutes les pentes, les têtes des oliviers moutonnent comme un troupeau sobre et utile ; la terre est soutenue par des murs et forme des terrasses ; la main intelligente de l’homme a tourné tout vers le profit et en même temps vers la beauté. Le sol ainsi disposé prend une forme architecturale, les jardins se groupent en étages parmi des balustres, des statues et des bassins. Point de grands bois, aucun luxe de végétation abondante : ce sont les yeux du nord qui ont besoin pour se repaître de la mollesse et de la fraîcheur universelle de la vie végétale ; l’ordonnance des pierres suffit aux Italiens, et la montagne, qui est voisine, leur fournit à souhait les plus belles dalles, blanches ou bleuâtres, d’un ton fin et sobre. Ils les disposent noblement en lignes symétriques ; la maison, sous sa devanture de marbre, luit dans l’air libre, accompagnée de quelques grands arbres toujours verts. On y est bien pour se reposer l’hiver au soleil, l’été à l’ombre, oisif et laissant ses yeux errer sur la campagne.

On aperçoit de loin une porte, un campanile, quelque église. San-Miniato, sur une colline, développe sa façade de marbres bigarrés. C’est une des plus vieilles églises de Florence, elle est du XIe siècle. On entre, et l’on trouve une basilique presque latine, des chapiteaux presque grecs, des fûts polis et sveltes qui portent des arcades rondes. La crypte est pareille ; rien de lugubre ni d’écrasé, toujours des colonnes élancées d’où s’élancent des courbes harmonieuses ; l’architecture florentine dès son premier jour retrouve ou reprend l’antique tradition des formes solides et légères. Les vieux historiens appellent Florence « la noble cité, la fille de Rome. » Il semble que la tristesse du moyen âge n’ait fait que glisser sur elle ; c’est une païenne élégante qui, sitôt qu’elle a pensé, s’est déclarée, d’abord timidement, puis ouvertement, élégante et païenne.


Visites, soirées aux théâtres.

Il y a huit ou dix théâtres, ce qui indique un goût vif pour le plaisir. Ils sont commodes, aérés ; une grande allée tourne autour du parterre et de l’orchestre, les spectateurs ne s’étouffent point comme à Paris ; plusieurs salles sont jolies, bien décorées, simples : le goût semble naturel en ce pays. Quant au reste, c’est autre chose ; les places sont à si bas prix que les directeurs ont peine à se tirer d’affaire, et par exemple pour les décors, les fîgurans, toute la partie mécanique, ils s’arrangent comme ils peuvent à l’Opéra ; les figurantes ont 250 ou 300 francs pour la saison, qui dure deux mois et demi ; elles se fournissent de bas et de chaussures, on leur donne le reste ; la plupart sont des grisettes. Au reste, figurans et figurantes sont difficiles à manœuvrer ; on les met à l’amende pour un retard ou pour toute autre raison, ils vous plantent là ; leur emploi au théâtre n’est qu’un surcroît de gain, ils vivent d’ailleurs ; tel ouvrier maçon, le soir mousquetaire ou druide, arrive à la répétition avec son pantalon de travail encore blanchi au genou. Il faut une grande capitale et une grande dépense d’argent pour huiler les rouages d’un théâtre moderne : ceux-ci grincent parfois et se détraquent, on s’en aperçoit aux représentations. Pareillement il faut une centralisation et une vie nationale complète pour fournir des idées théâtrales ; on traduit ici nos pièces. Je viens d’écouter l’opéra de Faust, la prima donna est une Française. Au théâtre Nicolini, on joue Montjoie d’Octave Feuillet, et pour le rendre plus intelligible on l’intitule Montjoie o l’Egoïsta. Un autre jour c’est la Gelosia, Othello arrangé en mélodrame bourgeois ; impossible de rester, je suis parti au troisième acte. — Il se produit quelques romans, Uno Prode d’Italia, Pasquale Paoli, grandes machines historiques à la façon de Walter Scott, écrites en style déclamatoire avec force allusions au temps présent. Un savant de mes amis reconnaît qu’en ce moment la littérature est médiocre en Italie ; la politique prend pour elle toute la sève de l’arbre, les autres branches avortent. En fait d’histoire, rien que des monographies. Les écrivains ressemblent à des provinciaux maintenus par l’éloignement à trente ans en arrière de la capitale ; il faudra beaucoup de temps pour que le style net, précis, attaché aux faits, exempt de phrases, s’acclimate ici. Ils n’ont pas même de langue arrêtée ; les Italiens nés hors de la Toscane sont obligés d’y venir, comme Alfieri, pour corriger leur dialecte. En outre Italiens et Toscans, tous sont tenus d’éviter les tours français, si contraires au génie de leur langue, de les désapprendre à grand’peine, de s’en purger la mémoire. Or c’est la France qui, depuis cent cinquante ans, fournit des livres et des idées à l’Italie ; jugez de la difficulté ! Là-dessus, beaucoup d’écrivains tombent dans le pédantisme et la superstition classiques : ils se nourrissent des bons auteurs du XVIe siècle, remontent plus haut, en puristes, jusqu’au XIVe ; mais comment exprimer les idées modernes dans la langue de Froissard, ou même dans celle d’Amyot ? Les voilà contraints de plaquer sur leur style antique une quantité de mots contemporains ; ces disparates les désolent, et ils ne marchent que les entraves aux pieds, empêtrés par le souvenir des tours autorisés et du vocabulaire correct. Un écrivain me disait que cette obligation lui mettait l’esprit à la torture. Ceci est encore un effet du passé ; on aperçoit tout de suite les causes de cet avortement, qui sont d’un côté l’interruption de la tradition littéraire à partir du XVIIe siècle par la décadence, universelle des esprits et des études, et de l’autre côté le manque de capitale et de centralisation, nécessaires pour étouffer les dialectes. Toute l’histoire de l’Italie dérive d’un fait : elle n’a pu devenir une monarchie tempérée, intelligente, au XVIe siècle, en même temps que ses voisines.

En revanche, la politique est en pleine fleur ; on dirait d’un champ longtemps desséché qui a reverdi sous une pluie subite. On ne voit que caricatures politiques sur Victor-Emmanuel, l’empereur Napoléon, le pape. Elles sont grossières d’intention et d’exécution : le pape est un squelette, un danseur de corde ; la mort joue à la boule pour abattre les cardinaux et pour l’abattre. Point d’esprit ni de finesse ; il ne s’agit pour les Italiens que de rendre l’idée bien sensible et de faire une forte impression. De même leurs journaux, presque tous à un sou, crient fort et haut plutôt que juste. Je les compare à des gens qui, après beaucoup de temps, dégagés d’entraves étroites, gesticulent vigoureusement et donnent des coups de poing dans l’air pour détirer leurs membres. Quelques-uns cependant, la Pace, la Gazette de Milan, raisonnent serré, sentent les nuances, se défendent d’être pour de Maistre ou pour Voltaire, louent Paolo, Sarpi, Gioberti, Rosmini, tâchent de renouer la tradition italienne. Des gens si spirituels et si bien doués finiront par trouver le ton proportionné et la ligne moyenne. En attendant, ils sont très fiers de leur presse libre et se moquent de la nôtre. A vrai dire, sur ce chapitre nous faisons triste figure à l’étranger ; quand on a lu dans un café le Times, le Galignani’s, la Kœlnische ou l’Allgemeine Zeitung, et qu’on retombe sur un journal français, l’amour-propre souffre. Un petit morceau politique vulgaire ou prudent, un article littéraire vague ou trop complaisant, des correspondances rares et toujours arrangées, très peu de renseignemens précis et de discussions solides, beaucoup de phrases, dont plusieurs bien écrites, voilà le fond, qui est pauvre, non-seulement parce que le gouvernement intervient, mais encore et surtout parce que les lecteurs instruits, capables d’attention sérieuse, sont trop peu nombreux. Le public ne demande pas qu’on le munisse de faits et de preuves, il veut qu’on l’amuse ou qu’on lui ressasse bien clairement une idée toute faite. Tout au plus quelques esprits cultivés, une coterie parisienne qui a de petites succursales en province devine çà et là une allusion, une ironie, une malice ; elle rit, la voilà satisfaite. Si la politique manque dans nos journaux, c’est que l’aptitude et l’instruction politique manquent dans notre pays. Ici on prétend que naturellement les Italiens ont l’instinct et le talent des affaires publiques ; en tout cas, ils en ont la passion.

Plusieurs personnes très bien placées pour voir me répètent que si la France monte encore dix ans la garde sur les Alpes pour empêcher l’Autriche de descendre, le parti libéral aura doublé ; les écoles, les journaux, l’armée, tous les accroissemens de la prospérité et de l’intelligence contribuent à l’augmenter. Les jalousies provinciales ou municipales ne font aucun obstacle. Dans les premiers temps, on a vu en Toscane quelques dissentimens, quelques résistances : ce pays était le plus heureux, le mieux gouverné de l’Italie, on hésitait avant de se soumettre à Turin et de courir les aventures ; mais le marquis Gino Capponi, l’homme le plus respecté du parti toscan, s’est lui-même prononcé pour l’union. Nul autre moyen de subsister dans l’Europe moderne ; d’ailleurs tous les grands Italiens, depuis Machiavel et Dante, ont écrit dans ce sens : il faut pouvoir résister à l’Autriche. Aujourd’hui tout se rejoint et se fond ; on voit déjà paraître dans l’armée une sorte de langue commune qui est un compromis entre les divers dialectes.

Deux traits séparent cette révolution de la nôtre. En premier lieu, les Italiens ne sont point niveleurs ni socialistes. Le noble est familier, bonhomme avec le paysan, il parle avec amitié aux gens du peuple ; ceux-ci sont bien loin d’être hostiles à leur noblesse, ils sont plutôt fiers de la posséder. Toute la propriété est affermée en métayage, et le partage des fruits établit une sorte de camaraderie entre le maître et le fermier. Souvent ce fermier est sur le podere depuis deux cents ans, de père en fils ; par suite, il est conservateur, rebelle aux innovations, inaccessible aux théories ; la culture est encore la même que sous les Médicis, fort avancée pour ce temps-là, fort arriérée pour celui-ci. Le propriétaire vient en octobre pour surveiller sa récolte, puis s’en retourne : non pas qu’il soit gentleman farmer, il a un fallore et souvent possède sept ou huit villas dont il habite une ; mais s’il n’a pas d’autorité morale ou politique sur ses paysans comme en Angleterre, il vit en bons termes avec eux. Il n’est pas dédaigneux, délicat, insolent, citadin comme nos anciens nobles ; il aime l’économie ; jadis il vendait son vin lui-même. A cet effet, chaque grand palais avait un guichet par lequel les chalands introduisaient leur bouteille vide et retiraient, moyennant argent, leur bouteille pleine ; la vanité supprimée laisse à la bonté humaine un plus large champ. Le maître profite et laisse profiter. Point de tiraillemens ; les mailles du réseau social sont lâches, mais ne cassent pas. Voilà pourquoi le pays a pu se gouverner tout seul en 1859. A cet égard, les Italiens sont plus heureux que nous ; c’est un grand point, quand on construit un gouvernement et une nation, de ne point sentir sous ses pieds les instincts et les théories communistes.

En second lieu, ils ne sont point voltairiens. Le commis voyageur philosophe et lecteur de Béranger n’est pas chez eux un caractère fréquent ou populaire. Les violences du journal le Diritto sont désapprouvées. Ils sont trop imaginatifs, trop poètes, et outre cela doués d’un trop grand bon sens, trop pénétrés des nécessités sociales, trop éloignés de notre logique abstraite, pour vouloir supprimer la religion, comme nous l’avons fait en 92. Ils sont élevés à voir des processions, des tableaux de sainteté, des églises pompeuses ou nobles ; leur catholicisme fait partie des habitudes de leurs yeux, de leurs oreilles, de leur imagination, de leur goût ; ils en ont besoin comme ils ont besoin de leur beau climat. Jamais un Italien ne sacrifiera tout cela, comme fait un Français, à un raisonnement de la cervelle raisonnante ; sa façon de concevoir les choses est tout autre, bien moins absolue, bien plus complexe, bien moins propre aux démolitions brusques, bien mieux accommodée : au train courant du monde. Voilà encore une assise solide ; ils bâtissent sur une religion et sur une société intactes, et ne sont point obligés, comme nos politiques, de se prémunir contre les grands effondremens.

D’autres circonstances ou traits de caractère sont moins favorables. L’énergie manque en Toscane encore plus qu’ailleurs. En 1859, le pays a fourni douze mille hommes contre les Autrichiens, encore y en avait-il six mille de l’armée précédente, — en tout six mille volontaires, — et beaucoup sont revenus. On compte quelques héros, des gens comme M. Montanelli, qui cherchaient les balles ; mais quant à la masse, la discipline les incommode, la dureté de la vie militaire les étonne, ils ne trouvaient pas leur café au lait le matin. A Florence, les mœurs depuis trois cents ans sont épicuriennes ; on ne s’inquiète ni de ses enfans, ni de ses parens, ni de personne ; on aime à causer et à flâner, on est spirituel et égoïste. Dès qu’on a quelque petit revenu, on se drape dans son manteau et on va bavarder au café. — D’autre part, la domination des habitudes et de l’imagination empêche les opinions religieuses de devenir nettes. Ils ne voient pas clair dans cette question catholique. Nul ne se fait au préalable son symbole arrêté et personnel comme en France au XVIIIe siècle ou en Allemagne au temps de Luther ; le raisonnement et la conscience ne parlent pas assez haut. Ils disent vaguement que le catholicisme doit s’accommoder aux besoins modernes ; mais ils ne précisent pas les concessions qu’il doit faire ou qu’on, doit lui faire, ils ne savent pas ce qu’ils peuvent exiger ou abandonner. On a eu le tort grave en 1859 de ne pas instituer le mariage civil et de ne pas revenir aux lois léopoldines. Le pape, à force d’instances, les avait entamées ou transformées ; il n’avait pu souffrir à côté de lui un état vraiment laïque. Or en face d’un adversaire pareil il faut décider à part soi et d’avance ce qu’on cédera, s’il le faut, et ce qu’on prendra, coûte que coûte, car ses empiétemens imperceptibles sont tenaces comme ceux du lierre, et l’irrésolution est toujours vaincue par l’obstination. Ajoutez qu’une portion notable du clergé, la plupart des prélats sont pour lui ; l’un d’eux, le cardinal de Pise, a la raideur du moyen âge, et il est papabile. En somme, les Italiens sont dans une impasse. Ils voudraient rester bons catholiques, avoir chez eux la capitale du monde chrétien ; et cependant réduire le pape au rôle de grand lama, sans s’apercevoir qu’une fois dépouillé il est à jamais hostile ; autant vaudrait « marier le grand Turc à la république de Venise. » Ce sont là leurs deux points faibles, l’insuffisance de l’esprit militaire et l’irrésolution de l’esprit religieux. Il faut laisser faire au temps, à la nécessité, qui peut-être affermira l’un et précisera l’autre.


La Piazza, le Dôme, le Baptistère.

Dans une ville comme celle-ci, les premiers jours on va devant soi, sans système. Comment dans ce pêle-mêle d’œuvres et de siècles dégager tout de suite une idée nette ? Il faut feuilleter avant de lire.

Ce qu’on visite d’abord, c’est la Piazza della Signoria ; là, comme à Sienne, était le centre de la vie républicaine ; là, comme à Sienne, l’ancien hôtel de ville, le Palais-Vieux, est une bâtisse du moyen âge, énorme carré de pierre, percé de rares fenêtres en trèfles, muni d’un grand rebord de créneaux surplombans, flanqué d’une haute tour pareille, vraie citadelle domestique, bonne pour le combat et pour la montre, se défendant de près, s’annonçant de loin, bref une armure fermée surmontée d’un cimier visible. Impossible de le voir sans penser aux guerres intestines que décrit Dino Compagni. — Ce fut un rude temps en Italie que le moyen âge ; nous n’avions que la guerre des châteaux, ils ont eu celle des rues. Pendant trente-trois ans de suite, au XIIIe siècle, les Buondelmonti d’un côté avec quarante-deux familles, les Uberti de l’autre côté avec vingt-deux familles, se sont battus sans relâche. On barricadait les rues avec des chevaux de frise, les maisons étaient fortifiées ; les nobles faisaient venir de la campagne leurs paysans armés. A la fin, trente-six palais des vaincus furent rasés, et si l’hôtel de ville est irrégulier, c’est que par un acharnement de vengeance on obligea l’architecte à laisser vides les emplacemens maudits qui avaient porté les maisons détruites. — Que dirions-nous aujourd’hui si une bataille comme celle de juin durait non pas trois jours, mais trente ans dans nos rues, si des transportations irrévocables mettaient hors de la nation un quart de la population, si ce peuple d’exilés, joint aux étrangers, rôdait autour de nos frontières, attendant l’occasion d’un complot ou d’une surprise pour forcer nos murailles et proscrire à son tour ses persécuteurs, si des haines et des combats nouveaux venaient entre-choquer les vainqueurs après la victoire, si la cité, déjà mutilée, était forcée de se mutiler sans cesse, si les tumultes brusques de la populace devaient compliquer les guerres intestines des nobles, si chaque mois une insurrection faisait fermer les boutiques, si chaque soir un homme sortant de sa maison pouvait craindre un ennemi embusqué au premier coin ? « Beaucoup de citoyens, dit Dino Compagni, étant un jour sur la place de Frescobaldi pour ensevelir une femme morte, et l’usage du pays en de telles réunions étant que les citoyens fussent assis en bas sur des nattes de jonc et les cavaliers et les docteurs en haut sur des bancs, comme les Donati et les Cerchi étaient en bas les uns en face des autres, un d’eux, pour arranger son manteau ou pour toute autre chose, se leva droit. Les adversaires, soupçonnant quelque chose, se levèrent aussi et mirent la main à l’épée. Les autres firent semblablement, et ils en vinrent aux mains. » Un pareil trait montre avec quel excès les âmes étaient tendues, les lames fourbies et toutes prêtes sautaient d’elles-mêmes hors du fourreau. Au sortir de table, échauffés par le vin et la parole, les mains leur démangeaient. « Une compagnie de jeunes gens qui chevauchaient ensemble, s’étant retrouvés à souper un soir aux calendes de mai, devinrent tellement outrageux qu’ils songèrent à se rencontrer avec la brigade des Cerchi et à user contre eux des mains et des armes. En ce soir, qui est le renouvellement du printemps, les femmes s’assemblent pour la danse et les bals dans leurs voisinages[2]. Les jeunes gens des Cerchi se rencontrèrent donc avec la brigade des Donati, qui les assaillirent à main armée. Et dans cet assaut Ricoverino des Cerchi eut le nez coupé par un homme aux gages des Donati, lequel, dit-on, fut Piero Spini ;… mais les Cerchi ne révélèrent jamais qui c’était, comptant tirer ainsi une plus grande vengeance. » Ce mot, presque effacé de notre esprit, est la clé de l’histoire italienne ; les vendette à la façon corse sont à demeure et en permanence, de parti à parti, de famille à famille, de génération à génération, d’individu à individu. « Un jeune homme de mérite, fils de messire Cavalcante Cavalcanti, noble cavalier, appelé Guido, courtois et hardi, mais hautain, solitaire et attaché à l’étude, ennemi de messire Corso, avait résolu plusieurs fois de le rencontrer. Messire Corso le craignait fort, parce qu’il le connaissait comme étant de grand courage, et chercha à l’assassiner, Guido allant en pèlerinage à Saint-Jacques, ce qui ne réussit pas… Ce pourquoi Guido, revenu à Florence, excita beaucoup de jeunes gens contre lui, lesquels lui promirent aide. Et un jour, étant à cheval avec quelques hommes de la maison des Cerchi, ayant un dard à la main, il éperonna son cheval contre messire Corso, croyant être suivi des siens, et, le dépassant, lui lança son dard, mais sans l’atteindre. Il y avait là avec messire Corso Simon, son fils, brave et hardi jeune homme, et Cecchino dei Bardi, ainsi que beaucoup d’autres avec des épées, qui coururent après lui ; mais, ne l’atteignant pas, ils lui jetèrent des pierres, on lui en jeta aussi des fenêtres, en sorte qu’il fut blessé à la main. » Pour trouver aujourd’hui des mœurs pareilles, il faudrait visiter les placers de San-Francisco ; là, sur la première provocation, en public, dans un bal, dans un café, le revolver parle ; il tient lieu de police, et supprime les formalités du duel. La loi de Lynch, fréquemment pratiquée, est seule capable de pacifier de tels tempéramens ; on l’appliquait parfois à Florence, mais trop peu et d’une façon décousue : c’est pourquoi l’habitude de l’appel à soi-même, des coups de main subits, de l’assassinat honorable et honoré, y a persisté jusqu’à la fin et au-delà du moyen âge. En revanche cette habitude, en maintenant l’âme tendue et occupée de sentimens tragiques et forts, la rendait d’autant plus sensible aux arts dont la beauté et la sérénité faisaient contraste. Il fallait cette profonde couche féodale si labourée et si déchirée pour fournir des alimens et une prise aux racines vivaces de la renaissance.

Le petit livre où sont toutes ces histoires est de Dino Compagni, un contemporain de Dante ; il est grand comme la main, coûte deux francs, et on peut l’emporter avec soi dans sa poche. Entre deux monumens, dans un café, sous une loggia, on en fit quelques morceaux, une rixe, une délibération, une sédition, et les pierres muettes deviennent parlantes…

On veut voir les commencemens de cette première renaissance, et du Palais-Vieux on s’en va au Dôme. L’un et l’autre sont le double cœur de Florence, tel qu’il a battu au moyen âge, l’un pour la politique, l’autre pour la religion, tous les deux si bien unis qu’ils n’en faisaient qu’un seul. Rien de plus noble que le décret public rendu en 1294 pour construire la cathédrale de la nation : « attendu qu’il est de la souveraine prudence d’un peuple de grande origine de procéder en ses affaires de telle façon que par ses œuvres extérieures se reconnaisse non moins la sagesse que la magnanimité de sa conduite, il est ordonné à Arnolfo, maître architecte de notre commune, de faire les modèles ou dessins pour la rénovation de Santa Maria Reparata avec la plus haute et la plus prodigue magnificence, afin que l’industrie et la puissance des hommes n’inventent ni ne puissent jamais entreprendre quoi que ce soit de plus vaste et de plus beau, selon ce que les citoyens les plus sages ont dit et conseillé en séance publique et en comité secret, à savoir qu’on ne doit pas mettre la main aux ouvrages de la commune, si l’on n’a pas le projet de les faire correspondre à la grande âme que composent les âmes de tous les citoyens unis dans une même volonté. » Dans cette ample phrase respirent l’orgueil grandiose et le patriotisme passionné des républiques anciennes. Athènes sous Périclès, Rome sous le premier Scipion n’avaient pas des sentimens plus fiers. A chaque pas, ici comme ailleurs, dans les textes et les monumens, on retrouve en Italie les traces, le renouvellement, l’esprit de l’antiquité classique.

Voyons donc ce célèbre Dôme ; la difficulté est de le voir. Il est sur un sol plat, et pour que l’œil pût embrasser sa masse, il faudrait abattre trois cents maisons. En ceci apparaît le défaut des grandes constructions du moyen âge ; même aujourd’hui, après tant d’éclaircies pratiquées par les démolisseurs modernes, la plupart des cathédrales ne sont visibles que sur le papier. Le spectateur en saisit un fragment, un pan, une façade ; mais l’ensemble lui échappe, l’œuvre de l’homme n’est plus proportionnée aux organes de l’homme. Il n’en était point de même dans l’antiquité ; les temples étaient petits ou médiocres, presque toujours placés sur une éminence ; de vingt endroits on pouvait en saisir la forme générale et le profil complet. A partir du christianisme, les conceptions de l’homme ont outre-passé ses forces, et l’ambition de l’esprit n’a plus tenu compte des limitations du corps. L’équilibre s’est rompu dans la machine humaine ; avec l’oubli de la mesure, le goût de la bizarrerie s’est établi. Sans raison, sans symétrie, on a posé des campaniles ou des clochers, comme un pieu isolé, en avant ou à côté des cathédrales ; il y en a un à côté du Dôme, et il faut que cette altération de l’harmonie humaine fût bien forte, puisque ici même, parmi tant de traditions latines et d’aptitudes classiques, elle se fait sentir.

Pour le reste, sauf les arcades ogivales, le monument n’est pas gothique, il est byzantin ou plutôt original : c’est une créature d’une forme nouvelle et mixte comme la civilisation nouvelle et mélangée dont elle est l’enfant. On y sent la force et l’invention avec une pointe d’étrangeté et de fantaisie. Des murs pleins d’une grandeur énorme se développent ou se renflent sans que les rares fenêtres viennent en évider la masse ou affaiblir la solidité. Point d’arcs-boutans ; ils se soutiennent par eux-mêmes. Des panneaux de marbre tour à tour jaunes et noirs les revêtent d’une marqueterie luisante, et des courbes d’arches engagées dans leurs massifs apparaissent comme une robuste ossature sous une peau. La croix latine que figure l’édifice se contracte à la tête, et le chevet, les transepts, se pelotonnent en bourrelets, en rondeurs, en petits dômes au des de l’église, pour accompagner le grand dôme qui monte au-dessus du chœur. Ce dôme, ouvrage de Brunelleschi, plus neuf et plus fruste que celui de Saint-Pierre, porte en l’air à une hauteur étonnante sa forme allongée, ses huit pans, sa lanterne pointue ; mais comment rendre avec des paroles la physionomie d’une église ? Elle en a une cependant : toutes les portions, apparaissant ensemble, se combinent en un seul accord et un seul effet. Regarde des plans, de vieilles estampes, tu sentiras la bizarre et saisissante harmonie de ces grands murs romains plaqués de bigarrures orientales, de ces ogives gothiques arrangées en coupoles byzantines, de ces colonnettes italiennes faisant cercle au-dessus d’une bordure de caissons grecs, de cet assemblage de toutes les formes, pointues, renflées, carrées, oblongues, circulaires, octogonales. L’antiquité grecque et latine, l’orient byzantin et sarrasin, le moyen âge germanique et italien, tout le passé ébréché, amalgamé, transformé, semble avoir bouilli de nouveau dans la fournaise humaine, pour se couler en nouvelles formes, sous la main de nouveaux génies, Giotto, Arnolfo, Brunelleschi et Dante.

Ici l’œuvre est inachevée, et la réussite n’est pas complète. La façade n’a pas été construite, on n’en voit qu’un grand mur nu, écorché, comme une emplâtre de lépreux. Point de jour à l’intérieur ; une ligne de petites baies rondes, quelques fenêtres jettent à peine un jour gris dans l’immensité de l’édifice : il est nu, et le ton argileux dont il est peint attriste l’œil de sa monotonie blafarde. Une Piétà de Michel-Ange, quelques statues semblent des ombres ; les bas-reliefs ne sont qu’un fouillis vague. L’architecte, incertain entre le goût du moyen âge et le goût de l’antiquité, n’a trouvé entre la lumière colorée et la lumière claire que la lumière morte.

Plus on regarde les œuvres de l’architecture, plus on les trouve propres à exprimer dans ses traits les plus généraux l’esprit d’une époque. Voici sur le flanc du Dôme le campanile de Giotto, debout, isolé, comme le Saint-Michel de Bordeaux ou la tour Saint-Jacques de Paris : en effet, l’homme du moyen âge aime à bâtir en hauteur, il vise vers le ciel, ses monumens s’effilent en cimes aiguës ; si celui-ci eût été achevé, un clocher de trente pieds eût surmonté la tour, qui en a deux cent cinquante. Jusqu’ici, l’architecte d’outre-monts et l’architecte italien suivent le même instinct et contentent le même penchant ; mais tandis que l’homme du nord, franchement gothique, brode sa tour de nervures délicates, de fleurons compliqués, d’une dentelle de pierre infiniment multipliée et entre-croisée, l’homme du midi, à demi latin par ses tendances et ses réminiscences, dresse un pilier carré, fort et plein, dans lequel l’ornement ménagé n’efface point la structure générale, qui est non un frêle bijou sculpté, mais un solide monument durable, que son revêtement de marbres rouges, noirs et blancs, entoure d’un luxe royal, qui, par ses saines et vivantes statues, par ses bas-reliefs encadrés de médaillons, rappelle les frises et les frontons d’un temple antique. Dans ces médaillons, Giotto a dessiné les principaux momens de la civilisation humaine, les traditions de la Grèce près de celles de la Judée, Adam, Tubalcaïn, Noé, Dédale, Hercule et Antée, le labourage inventé, le cheval dompté, les arts et les sciences découverts ; l’esprit laïque et philosophique vit librement chez lui côte à côte avec l’esprit théologique et religieux. Ne voit-on pas déjà dans cette renaissance du XIVe siècle la renaissance du XVIe ? Pour passer de l’une à l’autre, il suffira que le premier esprit prenne l’ascendant sur le second ; au bout de cent ans, dans ces statues de Donatello, dans ce Chauve si expressif, dans le profond sentiment de la vie réelle et naturelle qui éclate chez les orfèvres et chez les sculpteurs, ses contemporains, on verra la preuve que la transformation commencée sous Giotto est déjà faite.

On ne peut faire un pas sans rencontrer un signe de cette persistance ou de cette précocité de l’esprit latin et classique. En face du Dôme est le Baptistère, qui d’abord servait d’église, sorte de temple octogone et surmonté d’une coupole, bâti certainement sur le modèle du Panthéon de Rome, ouvert jadis au sommet comme le Panthéon de Rome, et qui, au témoignage d’un évêque contemporain, déjà au VIIIe siècle élevait dans l’air les pompeuses rondeurs de ses formes impériales. Voilà donc aux temps les plus barbares du moyen âge une continuation, une rénovation, tout au moins une imitation de l’architecture romaine. On entre et l’on aperçoit une décoration qui n’a rien de gothique, un pourtour de colonnes corinthiennes en marbres précieux, au-dessus d’elles un cercle de colonnes plus petites surmontées d’arcades plus hautes, sur la voûte une légion de saints et d’anges qui peuplent tout l’espace, qui se pressent sur quatre rangs autour d’un grand Christ byzantin, maigre, éteint et triste. Ce sont là aux trois étages superposés les trois déformations graduelles de l’art antique ; mais, déformé ou intact, c’est toujours l’art antique. Ce trait est capital pour toute l’histoire de l’Italie : elle n’est point devenue germanique. Au Xe siècle, le Romain avili subsistait distinct et intact en face du barbare orgueilleux, et l’évêque Luitprand écrivait : « Nous autres Lombards, de même que les Saxons, les Francs, les Lorrains, les Bavarois, les Souabes et les Bourguignons, nous méprisons si fort le nom romain que, dans notre colère, nous ne savons pas offenser nos ennemis par une plus forte injure qu’en les appelant des Romains, car nous comprenons par ce nom seul tout ce qu’il y a d’ignoble, de timide, d’avare, de luxurieux, de mensonger, tous les vices enfin. » Au XIIe siècle, les Allemands de Frédéric Barberousse, comptant trouver dans les Lombards des hommes de la même race qu’eux, s’étonnaient de les voir tellement latinisés, « ayant quitté l’âpreté de la sauvagerie barbare et pris dans les influences de l’air et du sol quelque chose de la finesse et de la douceur romaines, ayant gardé l’élégance de la langue et l’urbanité des mœurs antiques, imitant jusque dans la constitution de leurs cités et dans le gouvernement de leurs affaires publiques l’habileté des anciens Romains[3] » Jusqu’au XIIIe siècle, ils continuent à parler latin ; saint Antoine de Padoue prêche en latin ; le peuple, qui jargonne l’italien naissant, entend toujours la langue littéraire comme un paysan du Berri ou de la Bourgogne que son patois campagnard n’empêche pas de comprendre le prône correct de son curé. Les deux grandes inventions féodales, l’architecture gothique et les poèmes chevaleresques, n’entrent chez eux que tardivement et par importation. Dante dit que jusqu’en 1313 aucun Italien n’avait écrit de poème chevaleresque ; on traduisait ceux de France ou on les lisait en provençal. Les seuls monumens vraiment gothiques de l’Italie, Assise et le dôme de Milan, sont bâtis par des étrangers. Au fond et sous des altérations extérieures ou temporaires, la structure latine du pays demeure complète, et au XVIe siècle l’enveloppe chrétienne et féodale tombera d’elle-même pour laisser reparaître le paganisme sensuel et noble qui n’avait jamais été détruit.

On n’eut pas besoin d’attendre jusque-là. La sculpture, qui une première fois, sous Nicolas de Pise, avait devancé la peinture, la devança encore une fois au XVe siècle, et l’on peut voir sur les portes mêmes du Baptistère avec quelle perfection subite et quel éclat. Trois hommes alors apparaissent ensemble, Brunelleschi, l’architecte du Dôme, Donatello, qui décora le campanile de ses statues, Ghiberti, qui fit les deux portes[4], tous les trois amis et rivaux, tous les trois ayant commencé par l’orfèvrerie et l’observation du corps vivant, tous les trois passionnés pour l’antique, Brunelleschi dessinant et mesurant les monumens romains, Donatello copiant à Rome les bas-reliefs et les statues, Ghiberti faisant venir de Grèce des torses, des vases, des têtes qu’il restaurait, qu’il imitait et qu’il adorait. « Il n’est pas possible, disait-il en parlant d’une statue antique, d’en exprimer la perfection avec des mots… Elle a des suavités infinies que l’œil seul ne comprend pas ; la main seule les découvre par le toucher. » Et il rappelait avec douleur les grandes persécutions par lesquelles, sous Constantin, « toutes les statues et les peintures qui respiraient tant de noblesse et de parfaite dignité furent renversées et mises en pièces, outre les châtimens sévères dont on menaça quiconque en ferait de nouvelles, ce qui amena l’extinction de l’art et des doctrines qui s’y rattachent. » Quand on sent aussi vivement la perfection classique, on n’est pas loin d’y atteindre soi-même. Vers 1400, à l’âge de vingt-trois ans, après un concours d’où Brunelleschi se retira en lui décernant le prix, il obtient de fabriquer les deux portes, et l’on voit renaître sous sa main la pure beauté grecque, non pas seulement l’imitation énergique du corps réel comme l’entend Donatello, mais le goût de la forme idéale et accomplie. Il y a dans ses bas-reliefs vingt figures de femmes qui, par la noblesse de leur taille et de leur tête, par la simplicité et le développement tranquille de leur attitude, semblent des chefs-d’œuvre athéniens. Elles ne sont point trop allongées comme chez les successeurs de Michel-Ange, ni trop fortes comme les trois Grâces de Raphaël. Son Eve, qui vient de naître et qui, penchée, lève ses grands yeux calmes vers le Créateur, est une nymphe primitive, vierge et naïve, en qui sommeillent et s’éveillent tout à la fois les instincts équilibrés. La même dignité et la même harmonie agencent les groupes et disposent les scènes. Des processions se déploient et tournent comme autour d’un vase ; des personnages, des foules s’opposent et se relient comme dans un chœur antique ; les formes symétriques de l’architecture ancienne ordonnent autour des colonnades les figures mâles et graves, les draperies tombantes, les attitudes variées, choisies et modérées de la belle tragédie qui s’accomplit sous leurs portiques. Tel jeune guerrier semble un Alcibiade ; devant lui marche un consulaire romain ; de florissantes jeunes femmes, d’une fraîcheur et d’une force incomparables, se tournent à demi, regardant, étendant un bras, l’une semblable à une Junon, l’autre pareille à une amazone, toutes saisies dans un de ces momens rares où la noblesse de la vie corporelle atteint sans effort ni réflexion sa plénitude et son achèvement. Quand la passion soulève les muscles et plisse les visages, c’est sans les déformer ni les grimer. Le sculpteur florentin, comme jadis le poète grec, ne lui permet point d’aller jusqu’au bout de sa course ; il la soumet à la mesure et subordonne l’expression à la beauté. Il ne veut pas que le spectateur soit troublé par l’étalage de la violence crue, ni emporté par la vivacité frémissante du geste impétueux saisi au vol. Pour lui, l’art est une harmonie qui purifie l’émotion pour assainir l’âme. Aucun homme, sauf Raphaël, n’a mieux retrouvé ce moment unique de l’invention naturelle et choisie où l’œuvre d’art sans intention devient une œuvre de morale. L’École d’Athènes, les loges du Vatican semblent de la même école que les portes du Baptistère, et, pour achever la ressemblance, Ghiberti manie le bronze comme ferait un peintre ; par l’abondance des personnages, par l’intérêt des scènes, par la grandeur des paysages, par l’emploi de la perspective, par la variété et la dégradation des plans successifs qui se reculent et qui s’enfoncent, ses sculptures sont presque des tableaux. — Mais le vent du nord souffle entre les masses de pierres, comme dans un défilé de montagnes, et lorsqu’on a manié une demi-heure sa lorgnette sous la bise, on quitte Ghiberti lui-même pour une mauvaise tasse de café dans une mauvaise auberge.


12 avril. Les premiers peintres.

Voici cinq ou six journées que je passe à l’Académie des beaux-arts, aux Uffizi, à Saint-Marc, à Santa-Croce, à Santa-Maria-Novella, à l’église del Carmine, Vasari à la main. On y peut compter tous les pas de la peinture, et il faut les compter ; sinon, dans cet âge à demi barbare, la peinture n’intéresse guère.

De quels bas-fonds n’est-elle pas sortie ! A l’académie, une sainte Marie-Madeleine, faite par un Byzantin, a des pieds informes, des mains en bois, des oreilles saillantes, la figure et la pose d’une momie ; ses cheveux, qui tombent jusqu’aux pieds, lui font une robe velue : au premier regard, on dirait un ours. Aux Uffizi, le plus ancien tableau, une madone de Rico de Candie, semble une figure de massepain. Ce sont des peintres en bâtimens, copistes à la toise, et dont la niaiserie est grotesque.

D’un ouvrier à un artiste, la distance est infinie, comme celle de la nuit au jour ; mais entre la nuit et le jour on voit poindre la pâleur de l’aube, et, si terne que soit cette aube, c’est déjà le jour. Pareillement, si raide que soit Cimabue, il appartient déjà au nouveau monde, car il invente et exprime : sa Madone, à l’académie, encore un peu morte, ne manque pas d’une certaine bonté grave ; deux anges au bas ont une attitude de grâce et de mansuétude triste. Des quatre vieillards qui sont au pied, deux n’ont pas de cou ; mais on leur trouve un certain fonds de sérieux et de grandeur ; l’un d’eux semble attentif et étonné. Une expression même effacée, n’est-ce pas alors une chose miraculeuse, comme la première phrase balbutiée et confuse d’un muet qui tout d’un coup recouvrerait la parole ? On comprend que la madone de Santa-Maria-Novella, dont les mains sont si maigres et qui nous semble si morne, ait excité « l’émerveillement de tous, au point qu’on mena le roi Charles d’Anjou dans l’atelier, que toutes les femmes, et tous les hommes de Florence accoururent en très grande fête, avec la plus grande affluence de monde, et que le tableau fut porté de la maison de Cimabue à l’église en grande pompe, avec trompettes et en procession solennelle. » De quelque côté qu’on étudie son œuvre, on trouve qu’il a touché à toutes les innovations futures. Il fit, dit Vasari, un saint François d’après nature, chose nouvelle et contraire aux procédés des Grecs, ses maîtres, qui ne peignaient que par tradition. Revenir au corps vivant, découvrir que pour imiter la figure humaine il faut regarder la figure humaine, quoi de plus simple ? Et pourtant tout l’art tient là en raccourci. On s’en aperçoit aux Uffizi dans un petit tableau qui représente sainte Catherine dans sa chaudière. Les muscles du torse sont indiqués, les seins sont déjà dessinés ; trois femmes en longues robes vertes sont posées noblement. Tu te rappelles la Madone sévère du Louvre et la grandeur, le fier mouvement des anges qui l’entourent. « Il était, dit un commentateur de Dante, noble plus qu’on ne pourrait le dire, et avec cela si arrogant et si dédaigneux, que si on lui montrait ou s’il découvrait quelque défaut dans un de ses ouvrages, il l’abandonnait à l’instant, si cher qu’en fût le prix. » On trouve quelque trace de cette élévation d’âme dans l’attitude hautaine et calme de plusieurs de ses figures. Une âme ayant sa vie propre, un caractère personnel et distinct qui se laisse entrevoir même dans un brouillard vague, quelle nouveauté ! Et c’est là tout l’art avec son principe, sa dignité, sa récompense : manifester et perpétuer une personne, qui est l’artiste, et dans cette personne ce qui est essentiel. A tout degré et dans tout domaine, son affaire est de dire aux hommes : « Voici ce qui était en moi et ce que j’étais ; à vous de regarder, de mesurer et d’emprunter ce que bon vous semble. »

Le second pas, celui qu’a fait Giotto, est beaucoup plus grand et, proportion gardée, égal à celui qui sépare Raphaël du Pérugin ou Vinci de Verocchio. A côté de lui, Margheritone, continuant la tradition, faisait de parti pris des figures laides et parfois hideuses ; Giotto a découvert le beau par la vive invention spontanée d’un génie complet, heureux et même gai, à l’italienne. Quoique né dans un siècle mystique, il n’est point mystique, et s’il fut l’ami de Dante, il ne lui ressemblait pas. Avant tout, c’est un esprit abondant, varié, aisément et richement créateur ; à Florence, Assise, Padoue, Rome, Ferrare, Rimini, Avignon, ce sont des chapelles et des églises entières qu’il a peintes. « Il travailla à tant d’ouvrages que, si on le racontait, on n’y croirait pas. » Ces féconds et faciles génies sont enclins à la joie et disposés à bien prendre la vie. « Il fut très ingénieux, dit Vasari, et très agréable dans ses entretiens, et très habile à dire des mots plaisans, desquels la mémoire est encore vivante dans cette ville. » Ceux qu’on rapporte sont salés et rudes ; l’esprit d’alors était conforme aux mœurs, qui étaient celles des paysans. Même plusieurs sont médiocrement religieux ; quand il explique pourquoi dans les tableaux saint Joseph a l’air mélancolique, on le prendrait pour un contemporain de Pulci. C’est l’esprit laïque qu’on découvre en lui, sensé et même positif, satirique, ennemi de l’ascétisme et de l’hypocrisie. Lui qui a peint le Mariage de saint François et de la Pauvreté raille et gourmande à voix haute la superbe et la rapacité des moines. « Pour la pauvreté qui semble voulue et choisie, dit-il dans son petit poème, — on peut voir par claire expérience — qu’on l’observe ou non, selon ce qu’on a dans la poche. — Et si on l’observe, ce n’est pas pour la rendre louable, — car il ne se rencontre en elle ni discernement d’esprit, — ni connaissance, courtoisie ou vertu. — Certainement ce me semble une grande honte — que d’appeler vertu ce qui étouffe le bien, — et c’est très mal fait — de préférer une chose bestiale aux vertus, — lesquelles donnent le salut à tout sage entendement, — et qui sont telles que plus on vaut, plus on s’y délecte. » — Voilà la vertu laïque, la dignité morale, la culture supérieure de l’esprit ouvertement préférées au rigorisme monacal et aux mortifications chrétiennes. En effet, Giotto est déjà un penseur parmi d’autres penseurs, près de Guido Cavalcanti et de son père, qu’on disait épicuriens et armés de raisonnemens contre l’existence de Dieu, près de Cecco d’Ascoli et de plusieurs autres. « Giotto, disaient ses amis, est un grand maître dans l’art de peindre : il est plus encore, il est maître des sept arts libéraux. » Aussi bien on n’a qu’à regarder les figures de son campanile pour voir qu’il est tout imbu de philosophie, qu’il s’est fait une idée de la civilisation universelle et humaine, qu’à ses yeux le christianisme n’y entre que pour une part, que la Chaldée, la Grèce et Rome en revendiquent la moitié, que les inventeurs des arts utiles et beaux y tiennent le premier rang, qu’il conçoit la vie, le bonheur et le progrès de l’homme à la façon des larges et libres esprits de la renaissance et de l’âge moderne, qu’à son gré l’ample et complète expansion des facultés naturelles est le but auquel il faut subordonner le reste. Comme il a pensé, il agit. « Il fut très studieux, dit Vasari, et allait toujours réfléchissant à des choses nouvelles et s’inquiétant de la nature, en sorte qu’il mérita d’être appelé disciple de la nature et non d’autrui… Il peignit divers paysages pleins d’arbres et de rochers, ce qui fut chose nouvelle en son temps. » Il a fait bien davantage, et, quoique ses principales œuvres soient à Padoue et à Assise, on peut mesurer ici, par les petits tableaux des Uffizi, de l’Académie, de Santa-Croce, la grandeur de la révolution qu’il accomplit dans son art. Il semble qu’il ait tout découvert, l’idéal et la nature, la noblesse des figures et la vive expression des sentimens. Dans sa Nativité à l’Académie, le geste du pâtre agenouillé qui, pénétré d’un respect tendre, n’ose approcher davantage est pris sur le vif. Jésus devant saint Thomas incrédule lève le bras de l’air le plus affectueux et le plus triste. Dans la Cène, Judas, qui s’en va penaud, est un mauvais drôle rabougri, un Juif avare. Et d’autre part, entre ses mains, les têtes, les attitudes, les draperies s’épurent, s’ordonnent, s’embellissent, se rapprochent de la largeur et de la dignité antiques. Jésus disputant contre les docteurs semble un adolescent grec. Dans la Visitation, la Vierge a une beauté, une pureté, un recueillement que Raphaël exprimera mieux, mais ne sentira pas davantage. Une figure de roi mage, par la douceur de son regard et de ses contours, est presque un visage de femme. On en citerait vingt autres ; c’est un monde qu’il révèle à ses contemporains, le monde réel et le monde supérieur, et l’on comprend leur étonnement, leur admiration, leur plaisir. Pour la première fois, ils apercevaient ce qu’est l’homme et ce qu’il doit être. Ils n’étaient point choqués comme nous le sommes par les imperfections ou les impuissances que le contraste d’œuvres plus complètes nous signale et ne leur avait point signalées. Ils ne remarquaient point l’insuffisance de l’anatomie, des bras et des jambes raides, les attitudes violentes mal exprimées, les apôtres maladroitement renversés dans la Transfiguration, les nuques rentassées des Docteurs dans le temple, le manque de relief et cet inachèvement de la vie qui présente aux yeux non un corps, mais l’indication d’un corps. On ne sent les défauts de l’imagerie qu’au contact de la peinture, et Raphaël au temps de Giotto n’eût été, comme Giotto, qu’un imagier…

En somme, quand on entre dans l’esprit des contemporains, ce qu’on y découvre, c’est le désir de voir représentés non des êtres, mais des idées[5]. Le mysticisme du cloître et la philosophie des écoles ont peuplé leurs têtes de formules abstraites et de sentimens exaltés : qu’on leur indique la vérité sacrée et sublime, cela leur suffit ; la forme physique ne les intéresse qu’à demi, ils ne la poursuivent pas curieusement et passionnément pour elle-même ; ils ne lui demandent qu’un symbole et une suggestion. Peu leur importe qu’un poignet soit cassé et qu’une nuque soit mal emmanchée ; ils sont contemporains de Dante et contemplent à genoux ce couronnement de la Vierge noir comme une silhouette sur le rayonnement mystique des auréoles et des fonds d’or ; ils y sentent l’imitation d’une vision céleste et la figure sensible d’un de ces rêves intenses dont le poète a rempli son paradis. Ce que, comme Dante, ils souhaitent voir, ce n’est pas une poitrine de gladiateur ou une vivante anatomie d’athlète : c’est l’église avec ses épreuves, ses promesses et ses triomphes ; c’est la vérité avec le groupe de ses sciences et le cortège de ses inventeurs, c’est l’histoire et l’encyclopédie scolastique, c’est ce grand édifice symétrique de doctrines et de preuves sous lequel saint Thomas vient d’abriter toutes les âmes actives et tous les esprits pensans. Des intelligences sublimées par la théologie et le rêve ne peuvent désirer ni produire une autre œuvre. Dans la peinture comme dans la poésie, elles y sont poussées ; elles y sont réduites dans la peinture comme dans la poésie, et l’on n’a qu’à regarder le cloître de Santa-Maria-Novella pour y retrouver les limitations et les exigences de cette préoccupation et de ce besoin. Taddeo Gaddi y a représenté la philosophie, quatorze femmes, qui sont les sept sciences profanes et les sept sciences sacrées, toutes rangées sur une seule ligne, chacune assise dans une chaire gothique richement ornementée, chacune ayant à ses pieds le grand homme qui lui a servi d’interprète ; au-dessus d’elles, dans une chaire plus délicate encore et plus ornée, saint Thomas, le roi de toute science, foulant aux pieds les trois grands hérétiques, Arius, Sabellius, Averrhoès, pendant qu’à ses côtés les prophètes de l’ancienne loi et les apôtres de la nouvelle siègent gravement dans leurs insignes, et que dans l’espace arrondi sur leurs têtes des anges et des vertus symétriquement posés apportent des livres, des fleurs et des flammes. Sujet, ordonnance, architecture, personnages, la fresque entière ressemble au portail sculpté d’une cathédrale. — Toute pareille et encore plus symbolique est la fresque de Simone Memmi, qui, en regard, représente l’église. Il s’agit de figurer là toute l’institution chrétienne, et l’allégorie y est poussée jusqu’au calembour. Sur le flanc de Santa-Maria-di-Fiore, qui est l’église, le pape, entouré de cardinaux et de dignitaires, voit à ses pieds la communauté des fidèles, petit troupeau de brebis couchées que défend la fidèle milice dominicaine (Domini canes) ; les chiens du Seigneur étranglent des loups hérétiques. D’autres, prédicateurs, exhortent et convertissent. La procession tourne, et l’œil remontant aperçoit les vaines joies du monde, les danses frivoles, puis le repentir et la pénitence ; — plus loin, la porte céleste, gardée par saint Pierre, où passent les âmes rachetées, devenues petites et innocentes comme des enfans ; — puis le chœur pressé des bienheureux qui se continue dans le ciel par les anges, la Vierge, l’Agneau, entouré de quatre animaux symboliques, et le Père, au sommet du cintre, ralliant et attirant à lui la foule triomphante ou militante échelonnée depuis la terre jusqu’au ciel. — Les deux peintures sont en face l’une de l’autre et font une sorte d’abrégé de la théologie dominicaine, mais elles ne sont pas autre chose ; la théologie n’est pas la peinture, pas plus qu’un emblème n’est un corps.

12 avril. — Le XVe siècle.

Ce qu’il y eut de peintres de cette école et de ce talent est surprenant ; on en a compté une centaine, Angiolo Gaddi, Giovanni de Melano, Jacopo de Casentino, Buffalmaco, Pietro Laurati, et tous ceux que j’ai vus à Sienne ; les Uffizi et l’Académie en ont des spécimens : point d’ombres portées, point de gradations d’une teinte à l’autre, point de relief, la perspective et l’anatomie insuffisantes, voilà ce qui leur est commun à tous. De 1300 à 1400, aucun progrès sensible ; même au dire de Sacchetti le conteur, Taddeo Gaddi, l’un des meilleurs entre ces peintres, jugeait que l’art avait baissé et allait baissant tous les jours. Du moins la noble recherche des formes idéales s’amoindrissait pour faire place à l’imitation intéressante de la vie réelle, et de Giotto à Orcagna, comme de Dante à Boccace, l’esprit tombait du ciel à la terre. Et justement, grâce à cette chute, un autre art se préparait. « Considérant le temps présent, dit Sacchetti, et la condition de la vie humaine, qui est souvent visitée de maladies pestilentielles et de morts imprévues, et voyant quelles grandes destructions, quelles grandes guerres civiles et étrangères s’y acclimatent, et pensant combien de peuples et de familles sont tombés ainsi dans la pauvreté et le malheur, et avec quelle sueur amère il faut qu’ils supportent la misère dont leur vie est traversée, et encore en représentant combien les gens sont curieux de choses nouvelles, principalement de ces sortes de lectures qui sont faciles à comprendre, et particulièrement quand elles donnent du réconfort, en sorte qu’un peu de rire se mêle à tant de douleurs,… moi, Franco Sacchetti, Florentin, je me suis proposé d’écrire ces contes. » Tel est en effet le vaste changement qui s’accomplit alors dans l’esprit public ; les terribles haines municipales ont fait tant de mal que l’antique énergie républicaine s’est détendue. Après tant de ravages, on aspire au repos. De la sobriété et du sérieux antique, on passe à la recherche du luxe et au goût du plaisir. La classe guerrière des grands nobles a été chassée, et la classe énergique des petits artisans écrasée. Des bourgeois vont régner, et régner tranquillement. Comme les Médicis leurs chefs, ils fabriquent, commercent, font la banque, et gagnent de l’argent pour le dépenser en gens d’esprit. Les soucis de la guerre ne les étreignent plus comme autrefois d’une prise âpre et tragique ; ils la font par les mains payées du condottiere, et ceux-ci, commerçans avisés, la réduisent à des cavalcades ; quand ils se tuent, c’est par mégarde ; l’on cite des batailles où il reste trois soldats, quelquefois un seul sur le carreau. La diplomatie remplace la force, et l’esprit s’ouvre à mesure que le caractère faiblit. Par cet adoucissement de la guerre et par cet établissement de principats ou de tyrannies locales, il semble que l’Italie, comme les grandes monarchies de l’Europe, vienne d’atteindre son équilibre. La paix est à demi fondée, et les arts utiles poussent de toutes parts sur les mœurs adoucies, comme une bonne moisson sur un terrain nivelé et défriché. Le paysan n’est point serf de la glèbe, il est métayer ; il nomme ses magistrats municipaux, il a des armes, une caisse communale ; il habite des bourgades fermées dont les maisons bâties de pierre et de ciment sont vastes, commodes et souvent élégantes. Près de Florence, il a construit des murs, — près de Lucques, des terrasses en gazon, pour étager ses cultures. La Lombardie a ses irrigations et ses assolemens ; des districts entiers, aujourd’hui déserts autour de Livourne et de Rome, sont encore peuplés et féconds. Au-dessus du peuple bourgeois, le noble travaille ; puisque les chefs de Florence sont des banquiers héréditaires, il est sûr que le commerce ne fait point déroger. Il y a des carrières de marbre exploitées à Carrare et des fonderies de métaux allumées dans les maremmes. On trouve dans les villes des manufactures de soie, de glaces, de papier, de livres, de lin, de laine, de chanvre ; l’Italie produit à elle seule autant que toute l’Europe et lui fournit tout son luxe. Ainsi entendus, le commerce et l’industrie ne sont pas des œuvres serviles, propres à rétrécir l’esprit ou à l’abaisser. Un grand négociant est un général pacifique dont l’esprit s’étend au contact des choses et des hommes. Comme un chef militaire, il fait des expéditions, des découvertes, des entreprises. En 1421, douze jeunes gens des premières familles partent pour Alexandrie afin de traiter avec le Soudan et fonder des comptoirs. Comme un chef d’état, il mène des négociations, intervient dans la politique, calcule la solidité des gouvernements et les intérêts des peuples. Les Médicis ont seize maisons de banque en Europe, relient par leurs affaires la Moscovie à l’Espagne, l’Ecosse à la Syrie, possèdent des mines d’alun dans toute l’Italie, paient au pape pour une d’entre elles cent mille florins par an, représentent à sa cour toutes les puissances de l’Europe, deviennent les conseillers et les modérateurs de l’Italie. Dans un état limité comme Florence et dans un pays dépourvu d’armée nationale comme l’Italie, une pareille influence devient un ascendant par elle-même et par elle seule ; le gouvernement de toutes les fortunes privées conduit au maniement de la fortune publique, et sans coup de main ni violence un particulier se trouve directeur de l’état.

Comment va-t-il user de sa puissance ? Comme en userait un Rothschild aujourd’hui, et c’est ici qu’éclate la conformité précoce de cette civilisation du XVe siècle avec la nôtre. Considérez aujourd’hui la classe aisée et intelligente de l’Europe. De quelle façon prend-elle et souhaite-t-elle arranger la vie ? Non pas à la façon militaire et héroïque des cités antiques et des tribus germaines, non pas à la façon mystique et triste des premiers chrétiens, des fidèles du moyen âge ou des protestans de la renaissance, non pas à la façon brutale, désordonnée ou engourdie des races demi-sauvages ou des grands états orientaux. Nous ne voulons être ni des héros, ni des ascètes, ni des opprimés, ni des abrutis. Nous nous sentons humains et cultivés, un peu épicuriens, un peu dilettanti. Nous regardons comme le but suprême des efforts et des progrès humains un état dans lequel la guerre étrangère ou civile deviendrait de plus en plus rare, où l’ordre serait maintenu sans tiraillement ni contrainte, où le bien-être toujours croissant se répandrait à larges flots sur chacun et sur tous, où la pensée de l’homme s’appliquerait incessamment à améliorer sa condition et à multiplier ses connaissances, où enfin, au milieu de la sécurité civile, du développement industriel, de l’apaisement définitif et de la douceur universelle, on verrait fleurir comme dans une température ménagée et tiède la grande curiosité, les inventions de l’esprit compréhensif et tolérant, l’intelligence délicate et supérieure de toutes les choses humaines et naturelles, la philosophie, le génie et la critique des lettres, des sciences et des arts. Telle est l’idée que ces Florentins, élevés comme nous au contact de l’industrie pacifique et cosmopolite, commencent à se faire comme nous du bonheur et de la culture humaine, car ils ne sont point de simples voluptueux, des païens vulgaires : c’est tout l’homme qu’ils développent dans l’homme, l’esprit aussi bien que les sens, et l’esprit au-dessus des sens. Cosme a fondé une académie philosophique, et Laurent renouvelle les banquets platoniciens. Laudino, son ami, compose des dialogues[6] dont les personnages, retirés pour prendre le frais au couvent des camaldules, disputent pendant plusieurs journées pour décider laquelle des deux vies est supérieure, l’active ou la contemplative. Pierre, fils de Laurent, institue une discussion sur la véritable amitié dans Santa-Maria del Fiore et propose en prix au vainqueur une couronne d’argent. On voit par les récits de Politien et de Pic de la Mirandole que les princes du commerce et de l’état se plaisaient alors aux spéculations raffinées et supérieures, aux idées larges et hautes, aux grandes courses de l’esprit, élancé dans sa liberté et dans sa joie vers les lointains et sur les sommets. Y a-t-il un plus grand plaisir que de converser ainsi dans une salle ornée de bustes précieux, devant les manuscrits retrouvés de la sagesse antique, en langage choisi et orné, sans étiquette ni souci des rangs, avec une curiosité conciliante et généreuse ? C’est là fête de l’intelligence ; elle est complète dans le palais de Laurent, et la préoccupation des réformes sociales, l’âpreté de la polémique religieuse, ne viennent point, comme plus tard dans notre XVIIIe siècle, en troubler la poétique harmonie. Au lieu d’attaquer le christianisme, ils l’interprètent ; leur tolérance est celle des contemporains de Goethe, et Marsile Ficin semble un Schleiermacher. Élevé par Cosme, il explique à Laurent « qu’entre la philosophie et la religion règne la plus étroite parenté, que, le cœur et l’entendement étant selon le mot de Platon les deux ailes par lesquelles l’homme remonte vers sa patrie céleste, le prêtre y arrive par le cœur et le philosophe par l’entendement, — que toute religion renferme en soi quelque chose de bon, que ceux-là seuls honorent Dieu véritablement qui lui rendent un hommage incessant par leurs actions, leur bonté, leur véracité, leur charité, leurs efforts pour atteindre la clarté de l’intelligence. » Pareillement il pose avec Platon que « les sphères célestes sont mues par des âmes qui tournent perpétuellement, se cherchant elles-mêmes, » et il développe une astronomie païenne au-dessous d’un ciel chrétien. Enfin il fait rentrer la génération du Verbe dans cette loi universelle par laquelle « chaque vie engendre sa semence en elle-même avant de se manifester au dehors, » et, reliant la philosophie, la foi et les sciences, il en compose un édifice harmonieux où la sagesse laïque et le dogme révélé se complètent et s’épurent l’un par l’autre, non-seulement pour fournir un enclos et des images à la foule grossière, mais encore pour ouvrir un promenoir aérien et des perspectives indéfinies à l’élite des esprits pensans.

De ce trait principal, les autres suivent. Ce qu’ils recherchent, ce n’est pas le plaisir simple, c’est la beauté dans le bonheur, j’entends l’épanouissement des instincts nobles aussi bien que des instincts naturels. Ces banquiers-magistrats sont libéraux autant qu’habiles. En trente-sept ans, les ancêtres de Laurent ont dépensé en œuvres de charité ou d’utilité publique six cent soixante mille florins. Laurent lui-même est un citoyen à la façon antique, presque un Périclès, capable d’aller se remettre aux mains d’un ennemi, le roi de Naples, pour détourner par les séductions de sa personne et de son éloquence une guerre qui menace son pays. Sa fortune est une sorte de trésor public, et son palais un second hôtel de ville. Il accueille les savans, les aide de sa bourse, les fait entrer dans son amitié, correspond avec eux, fournit aux frais des éditions, achète des manuscrits, des statues, des médailles, patronne les jeunes artistes qui donnent des espérances, leur ouvre ses jardins, ses collections, sa maison, sa table, avec cette familiarité affectueuse et cette ouverture de cœur sincère et simple qui met le protégé debout à côté du protecteur, comme un homme devant un homme, et non comme un petit vis-à-vis d’un grand. Le voilà enfin ce personnage régnant en qui tous les contemporains reconnaissent l’homme accompli du siècle, non plus le Farinata ou l’Alighieri de l’ancienne Florence, l’âme toute militante, raidie ou exaltée jusqu’à l’extrémité de sa force, mais le génie équilibré, tempéré, cultivé, qui, par l’aimable ascendant de sa sereine et bienveillante intelligence, assemble en une gerbe toutes les beautés et tous les talens. C’est un plaisir que de les voir fleurir autour de lui ; d’une main ils restaurent, de l’autre ils produisent. Déjà depuis Pétrarque on s’est mis à rechercher les manuscrits grecs et latins, et maintenant on va les déterrer dans les couvens d’Italie, de Suisse, d’Allemagne et de France. On les déchiffre, on les répare avec l’aide des savans de Constantinople. Une décade de Tite-Live, un traité de Cicéron est un précieux cadeau que sollicitent les princes ; tel lettré a passé dix années en des voyages de circumnavigation dans les bibliothèques lointaines pour retrouver un livre perdu de Tacite ; on compte comme autant de titres de gloire immortelle les seize auteurs que le Pogge a retirés de l’oubli. Un roi de Naples, un duc de Milan prennent pour premiers conseillers des humanistes, et voilà qu’au contact de cette antiquité reconquise la rouille scolastique tombe de toutes parts. Le beau style latin refleurit presque aussi pur qu’au temps d’Auguste. Quand de pénibles hexamètres et des épitres lourdement prétentieuses de Pétrarque on passe aux élégans distiques de Politien ou à la prose éloquente de Valla, on se sent pénétré d’un plaisir presque physique. Les fruits avortés et moisis du moyen âge, tous aigris par l’hiver féodal ou rancis par l’air étouffé du cloître, se trouvent tout d’un coup savoureux et mûrs. Les doigts et l’oreille scandent involontairement la marche aisée des dactyles poétiques et l’ample déroulement des périodes oratoires. Le style est redevenu noble en même temps qu’il est redevenu clair, et la santé, la joie, la sérénité, répandues dans la vie antique, rentrent dans l’intelligence humaine avec les proportions harmonieuses du langage et les grâces mesurées de la diction. De la langue savante, elles passent à la langue vulgaire, et l’italien renaît à côté du latin. Dans ce nouveau printemps, Laurent de Médicis est le premier poète, et c’est chez lui qu’apparaît d’abord non-seulement le nouveau style, mais encore le nouvel esprit. Si dans ses sonnets il imite Pétrarque et continue les soupirs de l’ancien amour chevaleresque, il peint dans ses pastorales, dans ses satires, dans ses vers de société, la vie philosophique et raffinée, les beautés gracieuses de la campagne ornée, les délicats plaisirs des yeux et de l’intelligence, tout ce qu’il aime, tout ce qu’autour de lui l’on aime, et ses vers, par leur développement aisé, riche et simple, témoignent d’une main sûre, d’un siècle adulte et d’un art complet. Au-dessus de cette riche harmonie s’élève une note joyeuse, qui est celle du temps et indique la pente fatale sur laquelle on va glisser : il amuse la foule, et compose pour elle le plan et les vers des triomphes du carnaval. « Que la jeunesse est belle ! disent les chanteurs dans son Triomphe de Bacchus et d’Ariane. — Elle s’enfuit pourtant. — Que celui qui veut être heureux le soit tout de suite ! — Il n’y a pas de certitude pour demain. » Ici percent, avec le paganisme restauré, l’allégresse épicurienne, la volonté de jouir quand même et tout de suite, et cet instinct du plaisir que la sérieuse philosophie et la gravité politique avaient jusqu’alors tempéré et contenu. Avec Pulci, Berni, Bibiena, l’Arioste, Bandello, l’Arétin et tant d’autres, on verra bientôt arriver la débauche voluptueuse, le scepticisme déclaré, plus tard le dévergondage cynique. Ces heureuses et délicates civilisations qui s’établirent sur le culte de l’esprit et du plaisir, la Grèce du IVe siècle, la Provence du XIIe, l’Italie du XVIe, n’étaient pas durables. L’homme y manquait de frein. Après un vif élan d’invention et de génie, il s’échappait vers la licence et l’égoïsme : l’artiste et le penseur dégénérés faisaient place au dilettante et au sophiste ; mais dans ce court éclat sa beauté était charmante, et les âges suivans, moins brillans dans leur dehors, quoique mieux assis sur leurs fondations, ne peuvent s’empêcher de regarder avec sympathie l’harmonieuse structure dont leurs efforts ne sauraient reproduire l’élégance, et que sa finesse condamnait à la fragilité.

C’est dans ce monde redevenu païen que renaît la peinture, et les goûts nouveaux qu’elle doit satisfaire indiquent d’avance la voie où elle va marcher : il s’agit pour elle de décorer les maisons de négocians riches qui aiment l’antiquité et veulent vivre allègrement. Avec la direction, le point de départ est tout trouvé : c’est l’orfèvrerie qui le donne. Par les petites dimensions de ses œuvres, l’orfèvre est le fournisseur naturel du luxe privé ; il cisèle les armes et la vaisselle, les piliers de lit, le revêtement des cheminées, les incrustations des buffets. Tous les bijoux sortent de sa main, et comme avec le bronze ou l’argent il manie le bois, le marbre, le stuc, les pierres fines, il n’y a rien dans l’embellissement de la vie domestique qui ne provoque son talent ou ne développe son art. Ajoutez que, par sa maturité précoce, cet art a devancé tous les autres. Nicolas de Pise, au milieu du XIIIe siècle, sculpte déjà des figurines qui, par la gravité et la beauté, par la noblesse de l’expression et la solidité de la structure, rappellent la virile antiquité et annoncent la virile renaissance. Par un privilège unique, la sculpture a trouvé dès son premier pas ses modèles accomplis dans les reliques de la Grèce ou de Rome en même temps que ses instrumens complets dans le fourneau du fondeur et dans le maillet du maçon, pendant que la peinturé, mal guidée et mal munie, attendait que le lent progrès des siècles eût dégagé des visions troubles du moyen âge la parfaite forme corporelle, que la renaissance de la géométrie eût enseigné la perspective, que l’éducation de l’œil et les tâtonnemens de la pratique eussent introduit l’usage de l’huile et la dégradation du coloris. C’est pourquoi dans le nouveau stade qui s’ouvre la sœur aînée dépasse et instruit la sœur cadette. Vers 1400, Ghiberti, Donatello, Jacopo della Quercia, sont adultes, et les œuvres qu’ils mettent au jour pendant les vingt années suivantes sont si vivantes ou si pures, si expressives ou si grandes, que l’art ne s’élèvera pas au-delà. Tous sont orfèvres et sortent d’une boutique : leur maître Brunelleschi a lui-même commencé par là ; c’est dans cette boutique que se forme la génération des nouveaux peintres. Paolo Uccello y a travaillé sous Ghiberti ; Mazzolino y a gagné la réputation d’habile polisseur, excellent pour figurer les plis des vêtemens. Pollaiolo, élève du beau-père de Ghiberti, puis de Ghiberti lui-même, a fait dans les portes du Baptistère une caille à laquelle « il ne manque que le vol. » Dello, Verocchio, Ghirlandaio, Botticelli, Francia, plus tard Andréa del Sarto et tous ces sculpteurs qui débutent par l’orfèvrerie, je veux dire Luca della Robbia, Cellini, Bandinelli, combien en nommerais-je ? Ceux qui n’ont point limé le bronze ont néanmoins subi l’ascendant des faiseurs de bronze ; Masaccio est l’ami de Donatello et a étudié sous Brunelleschi ; Léonard de Vinci, dans l’atelier de Verocchio, a modelé, puis drapé de linges mouillés des figurines de terre glaise pour les dessiner et en imiter le relief. Par cette pratique et cette éducation, les mains, palpant la forme, ont contracté le sentiment de la substance solide ; elles l’importent dans la peinture. Désormais le peintre sent qu’une image plate n’est pas un corps. Il faut que la figure ait un dedans comme un dehors, que derrière l’apparence extérieure et la couleur superficielle le spectateur sente une profondeur et une plénitude, des chairs et des os, des seconds plans et des lointains, l’assiette ferme et les distances vraies, les proportions exactes des choses. Il tire ses lignes, calcule sa perspective, déshabille les corps, les soulève, les dissèque, et, muni enfin de tous les procédés grâce auxquels la superficie colorée peut donner à l’œil la sensation de la substance vivante, il pose l’art sur sa base définitive, l’imitation exacte et complète de la nature telle qu’on la voit et telle qu’elle est.

C’est que la nature, telle qu’on la voit et telle qu’elle est, intéresse désormais les hommes. Détachés du monde céleste et ramenés au monde naturel, ils veulent contempler non plus des idées ou des symboles, mais des êtres et des personnes. Pour eux, les choses réelles ne sont plus un simple signe à travers lequel s’élance la pensée mystique ; elles ont un prix et une beauté propres, et le regard arrêté sur elles ne songe plus à les quitter pour se porter au-delà. Ainsi relevées et ennoblies, elles méritent d’être représentées sans lacunes ; leurs proportions et leurs formes, les moindres détails de leur aspect et de leur situation prennent une importance, et l’infidélité pittoresque de l’artiste serait maintenant aussi choquante que l’eût été jadis l’infidélité théologique du chrétien. Dans, cette imitation de l’apparence sensible, le premier point est la connaissance des dimensions que le recul donne aux objets ; leur grandeur varie pour l’œil avec la distance, et la vérité de l’ensemble est le fond indispensable sur lequel viendra se déployer la vérité du détail. Paolo Uccello, instruit par le mathématicien Manetti, donne les règles de la perspective, et passe sa vie en fanatique à développer les suites de son invention. On se réjouit et on s’étonne de comprendre par lui pour la première fois le dehors véritable des choses, de voir fuir un fossé, une allée, les sillons d’un champ labouré, de mesurer l’éloignement qui sépare deux personnages, de sentir le raccourci d’un homme couché les pieds en avant, d’apercevoir les changemens innombrables et rigoureusement définis que la moindre variation de distance imprime aux formes et aux dimensions d’une figure. Cependant Uccello va plus loin et peuple cette nature dont il a rétabli les proportions. Il s’est pris d’affection pour toutes les créatures vivantes, et les voilà qui par lui rentrent dans le cercle des sympathies humaines : chiens, chats, taureaux, serpens, lions « qui veulent mordre et pleins de fierté, » cerfs et biches « exprimant la vélocité et la crainte, » oiseaux avec leurs plumes, poissons avec leurs écailles, tous avec leur figure, avec leur naturel propre, jadis inaperçus ou dédaignés, maintenant retrouvés et ranimés ; on les démêle encore dans, ses fresques effacées de Santa-Maria-Novella, et le goût public le suit dans le chemin qu’il a frayé. Il peint chez les Médicis des histoires d’animaux, chez les Peruzzi les figures des quatre élémens, chacun avec un animal approprié, une taupe, un poisson, une salamandre, un caméléon. Désormais chacun veut contempler chez soi les vives images du monde humain et naturel. Sur les corniches intérieures des appartemens, sur les boiseries des lits, sur les grands coffres où se conservent les vêtemens, on fait peindre « des fables prises dans Ovide et les autres poètes, ou des histoires racontées par les historiens grecs et latins, semblablement des joutes, des chasses, des nouvelles d’amour,… des fêtes, des spectacles d’alors et autres choses semblables, selon ce qui plaît à chacun. » Il y en avait chez Laurent de Médicis « et aussi dans les plus nobles maisons de Florence. » Dello avait peint ainsi pour Jean de Médicis la garniture d’une chambre entière, et Donatello avait fait les stucs dorés des encadremens. Les anatomistes vont venir et répandre dans les maisons, à côté des calmes nudités antiques, les nudités musculeuses et agitées de l’art nouveau, toutes ces effigies sensuelles ou hardies que poursuivra le rigorisme de Savonarole. Quelle distance entre ces mœurs et celles des contemporains de Dante, et comme on voit commencer à la fois le paganisme mondain dans la vie et le paganisme pittoresque dans l’art !

A présent quelle idée vont-ils se faire de l’homme., et quel est le type corporel qui, répété de toutes parts, va maintenant couvrir les murs ? Il en est un qui va régner plus d’un demi-siècle, et, jusqu’à la venue de Léonard, de Raphaël et de Michel-Ange, relier les talens les plus divers en un seul faisceau. C’est le personnage réel, la figure florentine et contemporaine, le corps déshabillé tel que le fournit le modèle vivant, l’homme exactement reproduit par l’imitation littérale, et non transformé par la conception idéale. Quand pour la première fois on découvre la vie réelle, et que, pénétrant dans sa structure, on comprend le mécanisme admirable de ses parties, cette contemplation suffit, on ne désire rien au-delà. Il y a tant de choses dans un corps et dans une tête ! Chaque irrégularité, — tel allongement du col, tel rétrécissement du nez, tel pli étrange de la lèvre, — fait partie de l’individu ; on le mutilerait, si on la réformait : ce ne serait plus lui, ce serait un autre ; l’attache par laquelle cette irrégularité tient au reste est si forte qu’on ne peut la retrancher sans détruire l’ensemble. La personne est une, et rien ne peut l’exprimer que le portrait. C’est pourquoi ce sont des portraits que les fresques du temps alignent et ordonnent dans les églises, non-seulement des portraits du visage, mais encore des portraits du corps. L’orfèvre anatomiste, Pollaiolo ou Verocchio, place sur sa table un sujet nu, l’écorche, note dans sa mémoire les saillies des os, les renflemens des muscles, l’entrelacement des tendons, puis, avec des noirs et des clairs, il transporte ce modelé sur la toile, comme il l’eût transporté sur le bronze avec des bosselures et des creux. Si vous lui disiez que cette clavicule est trop saillante, que cette peau sillonnée de muscles ressemble à un paquet de cordages, que ces masques de gladiateurs ou de centaures ont la laideur repoussante des physionomies populacières convulsées et grimées par la rixe ou l’orgie, il ne vous comprendrait pas. Il vous montrerait un ouvrier, un passant, en premier lieu son sujet, surtout son écorché ; il dirait ou sentirait qu’embellir la vie, c’est falsifier la vie. Ce sont justement ces plissures des visages, ces angles secs des muscles entre-croisés et soulevés qui l’intéressent, son pouce de modeleur et de ciseleur s’y enfonce et s’y heurte en imagination : ils enferment la force active amassée qui va se tendre pour se débander en chocs ; on ne peut trop les montrer ; à ses yeux, ils sont tout l’homme. Luca Signorelli, ayant perdu un fils bien-aimé, fit dépouiller le corps et en dessina minutieusement tous les muscles pour en mieux garder la mémoire. Nanni Grosso, mourant à l’hôpital, refusa un crucifix qu’on lui offrait, et s’en fit apporter un de Donatello, disant que sinon « il mourrait désespéré, tant lui déplaisaient les ouvrages mal faits de son art. » La forme anatomique s’est tellement imprimée dans leur esprit que l’être humain dans lequel ils ne la sentent pas leur paraît vide et sans substance. Une omoplate, un muscle suffit pour les transporter de plaisir. « Sache, dit plus tard Cellini, que les cinq fausses côtes forment autour du nombril, quand le torse se penche en avant ou en arrière, une foule de reliefs et de creux qui sont parmi les principales beautés du corps humain… Tu auras du plaisir à dessiner les vertèbres, car elles sont magnifiques… Tu dessineras alors l’os qui est placé entre les deux hanches, il est très beau, et s’appelle croupion ou sacrum… Le point important dans l’art du dessin est de bien faire un homme et une femme nus. » On s’en aperçoit à leurs œuvres. Dans le Saint Sébastien de Pollaiolo, l’intérêt porte non plus sur le martyr, mais sur les bourreaux. Pour l’artiste comme pour eux, il s’agit avant tout de bien larder le patient. A cet effet, six hommes penchés en avant ou cambrés en arrière, tous à deux pas du but pour ne pas le manquer, bandent ou tirent leurs arbalètes, la bouche demi-ouverte par excès d’attention, le sourcil froncé pour accompagner le coup, les jambes écartées et étayées pour assurer la main : le peintre n’a songé qu’à étaler des corps et des attitudes. De même, à San-Giminiano, son frère Piero a mis dans un Couronnement de la Vierge quatre saints amaigris et tannés dont tout le souci est de faire ressortir leurs veines, leurs tendons et leurs muscles. Pareillement encore Verocchio, dans son Baptême du Christ à l’Académie, étale un Christ vieux, sec, ridé, un saint Jean anguleux, un ange triste et boudeur, qui font contraste avec la grâce du bel adolescent à demi incliné que son jeune élève Léonard de Vinci a placé dans un coin comme le signe et l’aurore de la peinture parfaite. Non-seulement l’anatomiste, l’amateur du réel, le mouleur en plâtre du corps nu, mais encore l’orfèvre et le praticien en bronze ou en marbre, percent dans toutes ces figures. Dès qu’on les imagine coulées en métal, on les trouve belles. Les draperies, durement tortillées et cassées, seraient à leur place dans une figurine d’ornement. Le mouvement, qui est trop raide, serait assez vif, et l’attitude, qui est trop marquée, serait convenable dans une statue. Un petit Hercule de Pollaiolo aux Uffîzi, les muscles tous tendus et enflés depuis les pieds jusqu’au front pour faire craquer Antée, qu’il serre et qu’il étouffe, serait un chef-d’œuvre, s’il était en bronze. On ne remarquerait pas ses coudes et ses genoux pointus, la sécheresse de ses contours, sa couleur terne ; on ne sentirait que la vitalité de sa charpente ployée et la furieuse énergie de son effort. Dans cette enceinte étroite et sous la main de la sculpture sa maîtresse, la peinture marche encore entravée ou raidie, et une seule fois on la voit prendre son essor. C’est par les mains d’un jeune homme né avec le siècle, mort à vingt-six ans, Masaccio, qu’elle fît ce grand pas, et l’on vient encore, dans la chapelle Brancacci, contempler l’inventeur isolé dont l’exemple précoce ne fut point suivi. Non-seulement il mourut trop jeune, mais encore il fut médiocrement apprécié de son vivant, « à ce point, dit Vasari, qu’on ne mit aucune inscription sur sa tombe. » Pour être chef d’école et mener le goût public, il faut être non-seulement un grand artiste, mais encore un habile politique et un homme du monde, et il sut si peu se faire valoir qu’il n’eut aucune commande des Médicis. « Il vécut toujours très concentré, dit Vasari, négligeant tout le reste, en homme qui, ayant attaché toute son âme et toute sa volonté aux seules choses de l’art, s’occupait peu de lui et encore moins des autres,… ne voulant jamais penser en aucune façon aux choses et soins du monde, pas même à son vêtement,… ne demandant d’argent à ses débiteurs que lorsque son besoin était extrême. » Avec de telles mœurs, on arrive au talent, mais non à l’autorité, et l’on fait des chefs-d’œuvre sans obtenir de preneurs. Un des premiers, il avait étudié le nu comme les raccourcis, observé soigneusement la perspective, rompu sa main aux difficultés, tout pénétré par le sentiment du réel, « comprenant que la peinture n’est que la reproduction au vif des choses de la nature au moyen des couleurs et du dessin, travaillant continuellement à faire les figures les plus vivantes possible à l’imitation de la vérité, » Outre ces dons, qui lui étaient communs avec ses contemporains, il en avait un autre qui lui était propre et le menait plus haut. On voit de lui aux Uffizi un vieillard en bonnet et en robe grise, tête ridée, un peu moqueuse ; c’est un portrait, mais non pas un portrait ordinaire ; il copie le réel, mais il le copie en grand. Voilà l’idée ou plutôt l’ébauche d’idée qu’on emporte avec soi de cette chapelle Brancacci qu’il a couverte de ses peintures ; elles ne sont pas toutes de lui. Masolino a commencé, Filippino a achevé ; mais les portions peintes par Masaccio sont aisées à reconnaître, et soit que les trois artistes se tiennent par des conformités secrètes, soit que le dernier ait suivi les cartons du second, l’œuvre dans ses différentes dates n’indique que les divers stades d’un même esprit. Ce qu’on remarque d’abord, c’est qu’ils partent du réel, je veux dire de l’individu vivant, tel que les yeux le voient. Le jeune homme baptisé que Masaccio montre nu, sortant de l’eau et grelottant, les bras croisés, est un baigneur contemporain qui s’est trempé dans l’Arno par une journée un peu froide. De même son Adam et son Eve chassés du paradis sont des Florentins qu’il a déshabillés, l’homme avec des cuisses minces et de grosses épaules de forgeron, la femme avec un col court et une lourde taille, tous deux avec des jambes assez laides, artisans ou bourgeois qui n’ont point pratiqué comme les Grecs la vie nue, et dont la gymnastique n’a point proportionné et réformé les corps. Ainsi encore le petit ressuscité de Lippi agenouillé devant l’apôtre a la maigreur osseuse et les membres grêles d’un enfant moderne. Enfin presque toutes les têtes sont des portraits : deux hommes encapuchonnés, à gauche de saint Pierre, sont des moines qui sortent de leur couvent. On sait les noms des contemporains qui ont prêté leurs visages : Bartolo di Angiolino Angioli, Granacci, Soderini, Pulci, Pollaiolo, Botticelli, Lippi lui-même, en sorte que cette peinture semble avoir pris tout son être dans la vie environnante, comme le plâtre plaqué sur un visage emporte le modelé de la forme à laquelle on l’a soumis.

D’où vient donc que ces personnages vivent d’une vie supérieure ? Comment se fait-il que l’exacte imitation du réel n’en soit point l’imitation servile ? Et comment de personnages ordinaires Masaccio a-t-il tiré des personnages nobles ? C’est que dans la multitude des choses observables il en a dégagé quelques-unes plus importantes que les autres, et qu’il leur a subordonné le reste. C’est qu’il a distingué dans les élémens du corps et de la tête des valeurs différentes, et qu’il a effacé ou diminué les moindres pour augmenter ou faire ressortir les plus grandes. C’est qu’ayant devant lui un homme et une femme nus quand il a fait cette Eve et cet Adam, ce jeune homme baptisé et le reste, il ne s’est point attaché aux innombrables et infinies nuances de toute cette couleur et de toute cette forme. C’est que tel ventre flasque, tel pied gâté par la chaussure, telle minutieuse saillie d’un cartilage ou d’un os ne lui ont pas semblé l’essentiel de l’homme. En effet, l’essentiel est ailleurs ; il est dans la solidité de la charpente osseuse, dans l’emmanchement des muscles et des tendons, dans le mouvement présent et possible des membres équilibrés, dans le frissonnement universel de la peau sur la chair qui se contracte, dans l’élancement et la détente générale de l’animal agissant. Le modèle nu ou l’écorché ne lui a servi que d’indication ; il s’en est mis le détail dans la mémoire, non pour le répéter comme un manuel, mais pour en comprendre les dépendances et les attaches, et pour en faire sentir l’agencement et la vitalité. Il en est de même pour le visage que pour le corps. Ce qui différencie des têtes contemporaines, ce qui distingue un marchand d’un marchand, un moine d’un moine, ce qu’il y a d’accidentel en chacun, la déformation ou la grimace spéciale que lui imprime l’habitude de veiller tard ou de trop dîner, quelle attention puis-je y donner ? Ce qui m’importe et ce qui importe, c’est sa grande passion dominante, c’est sa tendance et son caractère d’esprit principal, surtout ce qu’il y a en lui d’énergique, de tranché, de propre à l’action ou à la pensée, au calcul ou à la résistance. Ce sont les grandes lignes de sa structure physique comme de sa structure morale que je veux voir. Le reste est secondaire dans la vie comme dans la peinture, et voilà pourquoi cette peinture, quoique assise sur le réel, atteint l’idéal. Elle copie des individus, mais dans ce qu’ils ont de général ; elle laisse aux têtes leur originalité et aux corps leurs imperfections, mais elle fait saillir dans les têtes le caractère et dans les corps la vie. Elle sort du style méticuleux et plat pour entrer dans le style large et simple. Parfois même emportée par son mouvement, elle y entre tout entière. Plusieurs personnages, par leur grandeur sévère, par la gravité de leur visage, par la forte assiette de leur menton, semblent des consulaires antiques. Saint Pierre guérissant les malades avec son ombre marche avec une force royale, comme un Romain habitué à conduire les peuples ; Jésus-Christ payant le tribut à la noblesse calme d’une tête de Raphaël, et rien n’est plus beau que ces grandes ordonnances de quarante personnages tous simplement drapés, tous sérieux et sévères, tous d’altitudes variées, tous rangés autour de l’enfant nu et de saint Paul, qui le relève, entre deux massifs d’architecture et devant un mur orné, — assemblée silencieuse encadrée sur les deux flancs par deux groupes distincts, l’un de survenans, l’autre d’hommes agenouillés, qui se correspondent et par leur harmonie nuancée ajoutent un plus riche accord à cette ample harmonie.

Par malheur, ils ne se sont point maintenus sur cette hauteur qu’ils avaient atteinte, les artistes sont encore trop enfoncés dans la découverte nouvelle et dans l’observation minutieuse du réel pour porter leurs regards plus haut. Leur main n’est pas libre. En tout art, il faut s’arrêter longtemps sur le vrai pour arriver au beau. Les yeux collés sur l’objet commencent par circonstancier les détails avec un excès de précision et d’abondance ; c’est plus tard, quand l’inventaire est fini, que l’esprit, maître de ses richesses, s’élève au-dessus d’elles pour y prendre ou y négliger ce qui lui convient. Le principal maître de cette époque est Fra Filippo Lippi, exact et curieux imitateur de la vie réelle, poussant si loin le fini de ses ouvrages que, selon un contemporain, un peintre ordinaire travaillerait pendant cinq ans jour et nuit sans arriver à faire tel de ses tableaux. Il choisissait pour ses figures des têtes rondes et courtes, des personnages un peu ramassés, des vierges qui sont de bonnes fillettes bornées et nullement sublimes, des anges qui ressemblent à des écoliers ou à des enfans de chœur bien bâtis, bien nourris, un peu obstinés et vulgaires, mais en même temps il poursuivait le relief, affermissant le contour, faisant fuir et saillir les menus détails d’un vêtement, d’un mur, d’une auréole avec cette vigueur et cette justesse de dessin qui donnent à l’œil la sensation de la chose corporelle définitivement assise et complète ; — du reste, approprié par ses mœurs comme par son talent à l’esprit du temps, très populaire, très admiré, fougueux et joyeux vivant, favori des Médicis, protégé par eux dans ses frasques, ayant enlevé une religieuse, quoique moine, sautant par la fenêtre pour aller retrouver ses maîtresses, « extraordinairement dépensier dans les choses d’amour, y vaquant sans cesse sans s’arrêter jusqu’à sa mort, » ce dont ses protecteurs « rient, » disant qu’il faut pardonner aux génies rares, « parce que ce sont des essences célestes, et non des bêtes de somme. » Voilà déjà et d’avance le véritable artiste de la renaissance, passionné pour la nature et rebelle à la loi, sujet enthousiaste dans le royaume du beau et citoyen insubordonné dans la société civile, à qui son art tient lieu de patrie, et qui a son talent pour vertu.

A tout prendre, quoique cette imitation dans laquelle se complaisent les peintres florentins soit trop littérale, elle a une grâce particulière. Il faut aller à Santa-Maria-Novella pour en sentir le charme. Là Ghirlandaio, le maître de Michel-Ange, a couvert le chœur de ses fresques. Elles sont mal éclairées, maladroitement empilées les unes sur les autres, mais vers midi on peut les voir. C’est l’histoire de saint Jean-Baptiste et de la Vierge, et les figures sont de demi-grandeur. Par éducation aussi bien que par instinct, le peintre est, comme ses contemporains, un copiste. De sa boutique d’orfèvre il dessinait les passans, et on admirait la ressemblance de ses figures. A son gré, « toute la peinture était dans le dessin. » L’homme pour les artistes de cette époque n’est encore qu’une forme ; mais celui-ci avait un sentiment si juste de cette forme et de toute forme, que, copiant à Rome les arcs de triomphe et les amphithéâtres, il les dessinait à l’œil aussi sûrement qu’avec un compas. Ainsi préparé, on comprend qu’il ait mis des portraits frappans et parlans dans ses fresques ; il y en a vingt et un qui représentent des hommes dont on sait les noms, Cristoforo Landini, Ficin, Politien, l’évêque d’Arezzo, d’autres de femmes, celui de la belle Ginevra de’ Benci, tous appartenant aux familles qui avaient le patronage de la chapelle. Les figures sont un peu bourgeoises ; plusieurs sèches, au nez pointu, sont trop proches du réel ; la grandeur manque, le peintre reste sur la terre, ou ne vole qu’avec précaution à la surface : ce n’est point le coup d’aile de Masaccio. Et pourtant il fait des groupes et des architectures, il dispose les personnages dans des sanctuaires arrondis, il les habille d’un costume demi-florentin, demi-grec, qui allie ou oppose en contrastes heureux, en harmonies gracieuses, l’antique et le moderne ; par-dessus tout cela, il est sincère et il est simple. Moment charmant, délicate aurore qui est la jeunesse de l’âme, où l’homme pour la première fois découvre la poésie des choses réelles ! En ce moment-là, il ne trace pas une ligne qui n’exprime un sentiment personnel ; ce qu’il raconte, il l’a éprouvé ; il n’y a point encore de type accepté qui enferme dans une beauté convenue les naissantes, aspirations de son cœur ; plus il est timide, plus il est véridique, et les formes un peu sèches sur lesquelles il appuie sont les discrètes confidences d’une âme neuve qui n’ose ni s’échapper ni se retenir. On passerait ici une journée à contempler les figures de femmes ; elles sont la fleur de la cité au XVe siècle, et les voilà telles qu’elles ont vécu, chacune avec son expression originale et la charmante irrégularité de la vie, toutes avec ces traits florentins si intelligens et si vifs, demi-modernes et demi-féodales. Dans la Nativité de la Vierge, la jeune fille en jupe de soie qui vient faire visite est la demoiselle de bonne condition, sage et simple ; dans la Nativité de saint Jean, une autre debout est une duchesse du moyen âge ; près d’elle, la servante qui apporte des fruits, en robe de statue, a l’élan, l’allégresse, la force d’une nymphe antique, en sorte que les deux âges et les deux beautés se rejoignent et s’unissent dans la naïveté du même sentiment vrai. Un sourire jeune effleure leurs lèvres, et sous la demi-immobilité, sous le reste de raideur que la peinture incomplète leur laisse encore, on devine la passion latente d’une âme intacte et d’un corps sain. La curiosité et le raffinement des âges ultérieurs ne les ont pas atteintes. Leur pensée sommeille ; elles marchent ou regardent droit devant elles avec la froideur et la gravité de l’honnêteté virginale ; l’éducation aura beau faire, ses élégances agitées n’égaleront jamais la divine gaucherie de leur sérieux.

Voilà pourquoi j’aime tant les peintures de cet âge, il n’en est point que j’aie regardées davantage à Florence. Elles sont souvent maladroites, toujours ternes, le mouvement et la couleur y manquent ; mais c’est la renaissance dans son aube, aube grisâtre, un peu froide, comme on en voit au printemps lorsque sur un ciel de cristal pâle s’éveille le rose naissant des nuages, et que, semblable à une flèche de flamme, le premier rayon du soleil glisse sur la crête des sillons. Elle se prolonge, même lorsque sur l’horizon se sont levés les grands génies ; au milieu de la campagne éclairée, on démêle une sorte de vallée où durent encore les formes inanimées de l’ancien style. Roselli, Piero di Cosimo, Credi, Botticelli, n’en veulent pas sortir ; ils gardent les lignes sèches, le coloris éteint, les figures irrégulières ou disgracieuses, la scrupuleuse imitation du réel ; c’est d’un autre côté qu’ils se développent, — Botticelli surtout par l’expression du sentiment profond et intime, par la tendresse et l’humilité, par la rêverie maladive et intense de ses vierges pensives, par les frêles et maigres formes, par la délicatesse frémissante de ses Vénus nues, par la beauté contournée et souffrante de ses créatures précoces et nerveuses, tout âme et tout esprit, qui promettent l’infini, mais ne sont pas sûres de vivre. Il y a dans tous les maîtres de ce temps, Mantegna, Pinturicchio, Francia, Signorelli, le Pérugin, un mérite semblable ; chacun d’eux invente par lui-même ; chacun se fait sa route, et marche dans sa voie par son propre essor. Que sa course soit limitée et que parfois il trébuche, peu importe, tous ses pas sont à lui, et son élan lui vient de lui, non d’autrui. Plus tard, les peintres feront mieux, mais ils seront moins originaux ; ils avanceront plus vite, mais en troupe ; ils iront plus loin, mais sous la main des grands maîtres. À mes yeux, la pensée disciplinée ne vaut pas la pensée libre ; ce que j’aperçois à travers une œuvre d’art comme à travers toute œuvre, c’est l’état de l’âme qui l’a produite. À inventer son but, même sans l’atteindre, on vit plus hautement et plus virilement qu’à l’atteindre sans l’inventer. Dorénavant les talens seront étouffés par les génies, et les artistes seront moindres quand l’art sera plus grand.


13 avril. — Fra Angelico.

Comme ils s’agitent et se travaillent dans ce XVe siècle ! Au milieu de cet atelier tumultueux et païen subsiste un couvent tranquille où pieusement, doucement, rêve un mystique des anciens jours, Fra Angelico de Fiesole.

Le couvent est demeuré presque intact ; deux cours carrées y développent leurs files de colonnettes surmontées d’arcades et leurs petits toits de vieilles tuiles. Dans une salle est une sorte de mémorial ou d’arbre généalogique portant les noms des principaux moines morts en odeur de sainteté. Parmi ces noms est celui de Savonarole, et il est mentionné qu’il périt par une accusation injuste. On montre deux cellules qu’il habita. Avant lui, Fra Angelico vécut dans le monastère, et des peintures de sa main décorent la salle du chapitre, les corridors et les murs gris des cellules.

Il était demeuré étranger au monde et continuait, au milieu des sensualités et des curiosités nouvelles, la vie innocente et toute ravie en Dieu que les Fioretti décrivent. Il vivait dans l’obéissance et la simplicité primitives, et l’on conte de lui « qu’un matin, le pape Nicolas V voulant le faire déjeuner, il se fit conscience de manger de la viande sans la permission de son prieur, ne pensant pas à l’autorité supérieure du pape. » Il refusait les dignités de son ordre et ne vaquait qu’à l’oraison ou à la pénitence. « Quand on lui demandait quelque ouvrage, il répondait avec une bonté d’âme singulière qu’on allât parler au prieur, et que, si le prieur voulait bien, lui ne manquerait pas. » Jamais il ne voulut peindre que des saints, et l’on rapporte « qu’il ne prenait point ses pinceaux sans se mettre en oraison et ne faisait pas un Christ en croix sans avoir les yeux baignés de larmes. Il avait pour coutume de ne jamais retoucher ou refondre aucune de ses peintures, mais de les laisser comme elles étaient venues la première fois, croyant qu’elles étaient telles par la volonté de Dieu. » On comprend qu’un tel homme n’ait point étudié l’anatomie ni le modelé contemporain. Son art est primitif comme sa vie. Il a commencé par des missels et continué sur les murailles, et les ors, les vermillons, la vive écarlate, les verts éclatans, les enluminures du moyen âge s’étalent dans ses toiles comme sur les vieux parchemins. Parfois il en met jusque sur les toits ; sa piété enfantine veut parer et faire reluire à l’excès son saint et son idole. Quand il sort des petites figures et dresse en pied une grande scène de vingt personnages[7], il fléchit ; ses personnages ne sont pas des corps. Leur expression touchante et recueillie ne suffit pas à les animer ; ils restent hiératiques et raides ; il n’a compris que leur âme. Ce qu’il sait peindre et ce qu’il a répété partout, ce sont des visions, les visions d’une âme innocente et bienheureuse. « Donne-moi[8], très doux et très tendre Jésus, de me reposer en toi au-delà et au-dessus de toute créature, de tout salut, de toute beauté et de toute gloire…, au-dessus de tous les dons et présens que tu peux donner et répandre, au-delà de toute joie et de toute allégresse que l’âme peut recevoir et sentir… Voici mon Dieu et tout. Que veux-je de plus ou que puis-je désirer de plus heureux ? Mon Dieu et tout. Cela suffit à qui comprend, et le répéter souvent est doux à qui aime. Toi présent, tout est délicieux ; toi absent, toute chose est déplaisante. Tu fais mon cœur tranquille, tu y fais une grande paix et une joie de fête. » Une pareille adoration ne va pas sans des images intérieures ; les yeux fermés, on les voit, on les suit longuement et sans effort ainsi qu’en songe. Comme une mère qui, sitôt qu’elle rentre dans la solitude, voit flotter devant sa mémoire le visage de son fils bien-aimé, comme un poète chaste qui dans le silence de la nuit imagine et revoit les yeux baissés de son amie, ainsi le cœur involontairement appelle et contemple le cortège des figures divines. Rien ne le trouble dans cette contemplation pacifique. Autour de lui, les actions sont réglées et les objets sont ternes ; tous les jours les heures uniformes ramènent devant lui les mêmes murailles blanches, les mêmes reflets bruns des boiseries, les mêmes plis tombans des capuchons et des robes, le même bruissement des pas qui vont au réfectoire ou à la chapelle. Les sensations délicates, indistinctes, s’éveillent vaguement dans cette monotonie, et le rêve tendre, comme une rose abritée contre les brutalités de la vie, s’épanouit loin de la grande route où se heurtent les pas humains. Alors se déploie devant le regard la magnificence du jour éternel, et désormais tout l’effort du peintre s’emploie à l’exprimer. Des escaliers de jaspe et d’améthyste étagent leurs dalles luisantes jusqu’au trône où siègent les personnages célestes. Des auréoles d’or luisent sur leurs têtes ; leurs robes rouges, azurées, vertes, frangées d’or, cerclées d’or, rayées d’or, scintillent comme des gloires. L’or rampe en filets sur les baldaquins, s’amoncelle en broderies sur les chapes, étoile les tuniques, fleuronne les diadèmes, et les topazes, les rubis, les diamans constellent de leurs flammes l’orfèvrerie des couronnes[9]. Tout est lumière ; c’est l’épanchement de l’illumination mystique ; par cette prodigalité de l’or et de l’azur, une seule teinte domine, celle du soleil et du ciel. Ce n’est point là le jour ordinaire, il est trop éclatant, il éteint les couleurs les plus vives, il enveloppe les corps de toutes parts, il les efface et les réduit à n’être plus que des ombres. En effet, ce sont des âmes ; la pesante matière a été transfigurée, son relief n’est plus sensible, sa substance s’est évaporée ; il ne reste d’elle qu’une forme éthérée qui nage dans la splendeur et dans l’azur. — D’autres fois, les bienheureux approchent du paradis[10] parmi de riches gazons parsemés de fleurs rouges et blanches, sous de beaux arbres fleuris ; les anges les conduisent, et fraternellement, la main dans la main, ils forment une ronde ; le poids de la chair ne les opprime plus ; la tête étoilée de rayons, ils glissent dans l’air jusqu’à la porte flamboyante d’où jaillit une gerbe d’or ; tout en haut, le Christ, dans une triple rose d’anges serrés comme des fleurs, leur sourit sous son auréole. Ce sont les délices et les rayonnemens qu’a racontés Dante.

Les personnages sont dignes du lieu. Quoique belle et idéale, la figure du Christ, même dans les triomphes célestes, est pâle, pensive, légèrement creusée ; c’est l’ami éternel, le consolateur un peu triste de l’Imitation, le poétique et miséricordieux Seigneur que rêve le cœur douloureusement tendre : ce n’est pas le corps trop bien portant des peintres de la renaissance. Ses longs cheveux bouclés, sa barbe blonde encadrent doucement son visage ; parfois il sourit faiblement, et sa gravité ne va jamais sans une bonté affectueuse. Au jour du jugement, il ne maudit point ; seulement du côté des damnés sa main se baisse, et c’est vers la droite, vers les bienheureux, vers ceux qu’il aime, que se tourne tout son regard. Près de lui, à genoux, les yeux baissés[11], la Vierge semble une jeune fille qui vient de recevoir l’hostie. Souvent sa tête est trop grosse, comme il arrive aux illuminées ; ses épaules sont étroites, ses mains trop petites ; la vie spirituelle, intérieure, trop développée, a réduit l’autre, et le long manteau d’azur broché d’or qui l’enveloppe tout entière ne laisse pas soupçonner qu’elle ait un corps. On n’imagine pas, avant de l’avoir vue, une modestie si immaculée, une candeur si virginale ; auprès d’elle, les vierges de Raphaël ne sont que de belles paysannes fortes et simples. Et les autres personnages sont pareils. Toutes leurs expressions se rapportent à deux sentimens, l’innocence de l’âme paisible conservée dans le cloître, et le ravissement de l’âme heureuse qui voit Dieu. Les saints sont des portraits, mais épurés, embellis ; la transfiguration céleste dégage dans le corps comme dans l’âme la portion idéale recouverte et altérée par la grossièreté de la vie terrestre. Pas une ride sur les visages les plus vieux : ils refleurissent sous l’attouchement de la jeunesse éternelle. Pas une trace de macération sur les corps : ils sont entrés dans la félicité pure. Leurs traits sont tranquilles, on sent qu’ils demeurent immobiles, suspendus dans l’extase. Quelques-uns, les disciples, semblent des enfans de chœur, des novices du monastère, pleins de vénération, timides. Quand ils voient le petit Jésus, ils laissent échapper un mouvement d’allégresse enfantine, puis, craignant d’avoir mal fait, ils hésitent et se retiennent. Il n’est point d’émotions violentes ou emportées dans ce monde, toutes sont demi-voilées, arrêtées en chemin par la paix ou l’obéissance du cloître. — Mais les plus charmantes figures sont celles des anges. On les voit s’agenouiller en files silencieuses autour des trônes ou se serrer en guirlandes dans l’azur. Les plus jeunes sont d’aimables enfans candides ; ils n’ont jamais eu soupçon du mal, ils ne pensent pas beaucoup. Chaque tête dans son cercle d’or sourit, est heureuse ; elle sourira toujours, et c’est là toute sa vie. D’autres, aux ailes flamboyantes comme des oiseaux de paradis, jouent des instrumens ou chantent, et leur visage rayonne. L’un d’eux, levant sa trompette pour la porter à ses lèvres, s’arrête comme surpris par une vision resplendissante. Celui-ci, une viole sur l’épaule, semble rêver au son délicieux de son propre instrument. Deux autres, les mains jointes, contemplent et adorent. L’un, très jeune, avec une ronde figure de jeune fille, se penche comme pour écouter avant de heurter ses cymbales. A l’harmonie des sons s’ajoute l’harmonie des couleurs. Les teintes ne vont point s’accroissant, s’alternant, se fondant, comme dans les peintures ordinaires. Chaque vêtement est d’une seule teinte, un rouge auprès d’un bleu, un vert vif auprès d’un violet pâle, une broderie d’or sur une amarante foncée, comme les sons simples et soutenus d’une mélodie angélique. Le peintre en jouit ; il ne trouve jamais pour ses saints des couleurs assez pures et des ornemens assez précieux. Il oublie que ses figures sont des images, il leur rend les soins minutieux d’un fidèle et d’un adorateur, il brode leurs robes comme des vêtemens réels, il fait serpenter sur leurs manteaux des guillochures aussi fines qu’un ouvrage d’orfèvrerie, il peint sur leurs chapes de petits tableaux complets, il s’applique à dérouler délicatement leurs beaux cheveux pâles, à étager leurs boucles, à faire tomber régulièrement les plis des tuniques, à arrondir purement sur leurs têtes la tonsure monacale, et il entre dans le ciel à leur suite pour les aimer et les servir. En effet, il est lui-même la dernière des fleurs mystiques. Ce monde qui l’entourait et qu’il ne connaissait pas achevait de s’engager dans la voie contraire et, après un court accès d’enthousiasme, allait brûler son successeur, un dominicain comme lui, le dernier chrétien, Savonarole.


Uffizi, 14 avril.

Qu’est-ce qu’on peut dire d’une galerie où il y a treize cents tableaux ? Les impressions qu’on emporte de ces grands magasins sont trop diverses et trop nombreuses pour être transmises par l’écriture. Les Uffizi sont un dépôt universel, une sorte de Louvre : peintures de tous les temps et de toutes les écoles, bronzes, statues, sculptures, terres cuites antiques et modernes, cabinet de gemmes, musée étrusque, portraits des peintres par eux-mêmes, vingt-huit mille dessins originaux, quatre mille camées et ivoires, quatre-vingt mille médailles. On y va comme dans une bibliothèque ; c’est un abrégé et un spécimen de tout. On va aussi ailleurs, au Palais-Vieux, au palais Corsini, au palais Pitti. Les notes s’amoncellent, mais je ne trouve rien à dégager de cette masse. Il me semble bien que j’ai complété, corrigé, nuancé quelques idées antérieures, mais on n’écrit pas des corrections, des complémens, des nuances.

Ce qu’il y a de plus simple, c’est de laisser là l’étude et de se promener pour son plaisir. On monte le grand escalier de marbre, on passe devant le célèbre sanglier antique, on entre dans le long corridor en fer à cheval peuplé de bustes et tapissé de peintures. Vers dix heures du matin, les visiteurs sont rares ; les gardiens silencieux se tiennent dans les coins ; il semble que véritablement on est chez soi. Tout cela est à vous, et quelle propriété commode ! Des conservateurs et des majordomes sont là pour tenir tout en ordre, bien épousseté et bien intact ; on n’a pas même besoin de leur rien demander, les choses vont d’elles-mêmes, sans accroc ni heurt, sans qu’on s’en inquiète ; c’est le monde idéal tel que nous devrions l’avoir. Le jour est beau, les vitres luisantes jettent un reflet sur quelques blanches statues lointaines, sur un torse rosé de femme qui sort vivant des noirceurs de l’ombre. A perte de vue, des empereurs et des dieux de marbre développent leurs files jusqu’aux fenêtres d’où l’on voit l’Arno remuer les petites crêtes, les nielles argentées de ses flots et de ses remous. On entre dans le détachement et la douceur de la vie abstraite ; la volonté se détend, le tumulte intérieur s’apaise ; on se sent devenir moine, moine moderne. Là comme autrefois dans les cloîtres, l’être intime, délicat, étouffé par les nécessités de l’action, se dégage insensiblement pour entrer en commerce avec les figures affranchies des nécessités de la vie. Il est si doux de ne plus être ! il est si naturel de ne pas être ! Et c’est un royaume si paisible que celui des formes humaines retirées du conflit humain ! La pure pensée qui les suit a conscience que son illusion est passagère : elle participe à leur sérénité incorporelle, et le rêve, promené tour à tour sur leurs voluptés et sur leurs violences, lui rapporte la plénitude sans la satiété.

Sur la gauche des corridors s’ouvrent des cabinets précieux, la salle de Niobé, celle des portraits, celle des bronzes modernes, chacune avec son groupe distinct de trésors. On sent qu’on est maître d’entrer, que les grands hommes vous attendent. On choisit, on revoit la Tribune ; cinq statues antiques y font cercle : un esclave aiguisant son couteau, deux lutteurs enlacés dont tous les muscles se tendent et s’enflent, un charmant Apollon de seize ans dont le corps uni a toute la souplesse de la plus fraîche adolescence, un admirable faune qui se sent de son espèce animale, joyeux sans arrière-pensée et dansant de tout son cœur, enfin la Vénus de Médicis, une fine jeune fille avec une petite tête délicate, non point une déesse comme sa sœur de Milo, mais une mortelle parfaite, œuvre de quelque Praxitèle amoureux des hétaïres, sachant encore être nue, exempte de cette mignardise un peu fade, de cette coquetterie pudibonde que lui prêtent les copies et que ses bras restaurés, ses mains effilées par Bernin semblent lui imposer. Elle est peut-être la copie de cette Vénus de Cnide de laquelle Lucien conte une si étrange histoire, et l’on pense devant elle aux baisers des jeunes gens qui collaient leurs lèvres sur son marbre, aux cris de Chariclès qui, en la voyant, appelait Mars le plus heureux des dieux. Autour des statues, sur les huit pans de la salle, s’étagent les chefs-d’œuvre des premiers peintres : la Vierge au chardonneret de Raphaël, candide et pure comme un ange et dont l’âme est un bouton non encore éclos, son Saint Jean nu, beau corps de quatorze ans, florissant et sain, en qui revit le plus pur paganisme, surtout une superbe tête de femme couronnée, radieuse comme le plein midi d’un jour d’été, au regard droit et ferme, avec cette forte carnation méridionale que les émotions n’altèrent pas, où le sang ne vient pas affluer par saccades, que la passion ne fait qu’enflammer d’un ton plus chaud, sorte de muse romaine en qui la volonté est encore plus grande que l’intelligence, et dont l’énergie vivace transpire dans le repos comme dans l’action[12]. Dans un coin, un gros chevalier de Van Dyck, tout en noir avec une large fraise, semble aussi grandement et glorieusement d’aplomb dans sa vie que dans ses membres, d’abord par l’habitude d’une ample nourriture, ensuite par la possession incontestée de l’autorité et du commandement. On fait trois pas, et l’on est devant la Vierge en Égypte du Corrège, charmante figure vive et fière, toute pénétrée d’une lumière intérieure, en qui la pureté, la finesse, la douceur et la sauvagerie d’une jeune fille s’assemblent pour verser la grâce la plus touchante et darder l’attrait le plus piquant. Une Sibylle de Guerchin, sous sa coiffure savante et dans ses draperies arrangées, est la plus spirituelle et la plus raffinée des poétesses sentimentales.

J’en passe vingt autres, il faut réserver son dernier regard pour les deux Vénus de Titien, L’une, en face de la porte, est couchée sur un manteau de velours rouge, — ample et vigoureux torse aussi large qu’une bacchante de Rubens, mais plus ferme, figure énergique et vulgaire, simple courtisane bornée et forte. Elle est étendue sur le dos et caresse un petit amour nu comme elle avec le sérieux vide et l’immobilité d’âme d’un animal au repos qui attend. — L’autre, qu’on appelle la Vénus au petit chien, est une maîtresse de patricien, couchée sur un lit, parée et prête. On reconnaît un palais du temps, l’alcôve arrangée, les couleurs opposées savamment et magnifiquement pour le plaisir de l’œil. Dans le fond, les servantes rangent les habits ; on aperçoit par une fenêtre un pan bleuâtre de campagne : le maître va venir. Aujourd’hui nous savourons le plaisir en cachette comme une friandise volée ; ils l’étalaient, le servaient sur des plats d’or et se mettaient à table. C’est que le plaisir alors n’était point vil ou bestial. Cette femme, un bouquet à la main dans cette grande salle à colonnes, n’a pas le fade sourire, l’air malicieux ou effronté d’une drôlesse qui va faire une mauvaise action. Le calme du soir entre dans le palais par les nobles ouvertures architecturales. Sous le vert effacé des rideaux, sur un linge blanc, le corps, faiblement rougi par le sourd mouvement de la vie, développe l’harmonie de sa forme onduleuse. La tête est petite, paisible ; l’âme ne s’élève point au-dessus des instincts corporels, c’est pour cela qu’elle y peut vaquer sans honte, et de toutes parts la poésie des arts, du luxe et de la sécurité vient les embellir et les orner. C’est une courtisane, mais c’est une dame : en ce temps-là, la première qualité n’effaçait point l’autre ; l’une était un titre aussi bien que l’autre, et probablement pour les façons, le cœur et l’esprit, la dame et la courtisane se valaient. La célèbre Imperia eut son tombeau dans l’église San-Gregorio à Rome avec cette inscription : « Imperia, courtisane romaine, digne d’un si grand nom, donna aux hommes l’exemple d’une beauté accomplie, vécut vingt-six ans douze jours et mourut en 1511, le 25 août. » Deux siècles plus tard, le président de Brosses à Venise, s’étant fait indiquer certaine adresse, trouva une dame aux manières si nobles, au port si majestueux, au langage si digne, qu’il balbutia, s’excusa ; il s’en allait tout penaud de sa méprise, lorsqu’elle sourit et le fit asseoir.

Quand des salles italiennes on passe aux salles flamandes, on est tout dérouté : ce sont des peintures faites pour des marchands qui sont contens de se reposer dans leur intérieur, de bien dîner, de compter leurs économies ; dans ce pays pluvieux et plein de boue, on est tenu de s’habiller, la femme encore plus que l’homme. L’esprit se sent étriqué quand il rentre dans cette petite vie bourgeoise et intime : c’est l’impression de Corinne lorsque de la libre Italie elle va dans l’aigre et triste Écosse. — Pourtant il y a tel tableau, un grand paysage de Rembrandt, qui égale ou surpasse tout, un ciel noirâtre fondant en averses parmi des corbeaux qui crient, — au-dessous une campagne infinie, désolée comme un cimetière, — sur la droite, un entassement de roches désertes, d’une teinte si douloureuse et si lugubre que l’effet va jusqu’au sublime. De même un andante de Beethoven après un opéra italien.


14 avril, Uffizi.

Visite aux antiques et aux sculptures de la renaissance.

On reconnaît à l’instant la parenté des deux âges. Tous les deux sont également païens, c’est-à-dire occupés uniquement de la vie corporelle et présente. Néanmoins ils sont séparés par deux différences notables : l’antiquité est plus calme, et lorsqu’on arrive aux meilleurs temps de la sculpture grecque, ce calme est extraordinaire ; c’est celui de la vie animale, presque végétative : l’homme se laisse vivre et ne souhaite rien au-delà. Même au premier aspect, nous lui trouvons l’air éteint, du moins terne et presque triste, par contraste avec la fièvre habituelle et la profonde élaboration des têtes modernes.

D’autre part, le sculpteur de la renaissance imite plus curieusement le réel et cherche davantage l’expression. Voyez les statues de Verocchio, de Francavilla, de Bandinelli, de Cellini, surtout celles de Donatello. Son Saint Jean-Baptiste, desséché par le jeûne, est un squelette. Son David, si élégant, si bien posé, a les coudes pointus et les bras d’une maigreur extrême ; le caractère personnel, l’émotion passionnée, la situation particulière, la volonté ou l’originalité intense font saillie dans leurs œuvres comme dans un portrait. Ils sentent la vie mieux que l’harmonie.

C’est pourquoi, dans la sculpture du moins, les seuls maîtres qui donnent le sentiment du beau parfaitement pur sont les Grecs. Après eux, il n’y a que déviation ; nul autre art n’a su mettre l’âme du spectateur dans un si juste équilibre. On s’en aperçoit lorsqu’on a erré une heure dans la longue galerie ; l’esprit se trouve tout d’un coup reposé, il semble qu’il ait repris son assiette. On a passé rapidement devant les têtes d’impératrices, presque toutes gâtées par leur coiffure ambitieuse et surchargée, on a jeté un regard sur les bustes d’empereurs curieux pour un historien, et qui résument chacun un caractère et un règne ; mais on s’arrête devant les statues d’athlète, devant le Discobole, la petite Bacchante, surtout devant les dieux, Mercure, Vénus, les deux Apollons. Les muscles sont effacés, le tronc se prolonge sans creux ni saillie dans les bras et dans les cuisses ; point d’effort ; quel mot singulier dans notre monde où l’on ne voit qu’effort ! C’est que depuis les Grecs l’homme, en se développant, s’est déjeté ; il s’est déjeté tout d’un côté par la prédominance de la vie cérébrale. Aujourd’hui il veut trop, il vise trop haut, il a trop à faire. Alors, quand un adolescent s’était exercé au gymnase, quand il avait appris quelques hymnes et savait lire Homère, quand il avait écouté les orateurs dans l’agora et les philosophes sous un portique, son éducation était faite ; l’homme était achevé et entrait complet dans la vie. Un jeune Anglais riche, de bonne famille, de sang tranquille, qui a beaucoup ramé, boxé et couru à cheval, qui a les idées droites et saines et vit volontiers à la Campagne, est de nos jours la moins imparfaite imitation du jeune Athénien ; il a parfois le même visage uni et le même regard tranquille. Encore n’est-ce pas pour longtemps. Il est obligé d’engloutir trop de connaissances, et des connaissances trop positives : langues, géographie, économie politique, vers grecs à Eton, mathématiques à Cambridge, chiffres et documens dans les journaux, en outre la Bible et la morale. C’est que notre civilisation nous accable ; l’homme fléchit sous le poids de son œuvre incessamment accrue ; le faix de ses inventions et de ses idées, qu’il portait aisément à la première heure, n’est plus proportionné à ses forces. Il est contraint de se cantonner dans une petite province, de devenir spécial. Un développement exclut les autres ; il faut qu’il soit ouvrier ou homme de cabinet, politique ou savant, industriel ou père de famille, qu’il s’enferme en un seul rôle et se retranche le reste ; il serait insuffisant s’il n’était pas mutilé. C’est pourquoi il a perdu de son calme, et l’art est déchu de son harmonie. Le sculpteur ne parle plus à une cité religieuse, il parle à un amas de curieux isolés ; il cesse d’être pour sa part citoyen et prêtre, il n’est plus qu’homme et artiste. Il insiste sur le détail anatomique qui frappera les connaisseurs et sur l’expression saillante que comprendront les ignorans. Il est une sorte d’orfèvre supérieur qui veut conquérir et garder l’attention. Il fait une simple œuvre d’art et non pas une œuvre d’art nationale. Le spectateur le paie en louanges, et il paie le spectateur en plaisir. Comparez le Mercure de Jean Boulogne et le jeune athlète grec qui est près de là. Le premier, élancé sur la pointe du pied, est un tour de force qui fera honneur à l’artiste et un spectacle attrayant qui occupera les yeux des visiteurs. Au contraire le petit Athénien qui ne dit rien, qui ne fait rien, qui se contente de vivre, est une effigie de la cité, un monument de ses victoires olympiques, un exemple pour les adolescens de ses gymnases ; il sert à l’éducation, comme une statue de Dieu à la religion. Ni l’un ni l’autre n’ont besoin d’être intéressans, il leur suffit d’être parfaits et calmes ; ils sont non pas une fourniture de luxe, mais un instrument de la vie publique ; ils sont une commémoration, non un meuble. On les respecte, et on profite par eux ; on ne fait pas d’eux un sujet de distraction et une matière de critique. De même encore le David en marbre de Donatello, si fièrement campé, drapé d’une façon si originale, d’un sérieux si hautain, n’est pas un héros ou un saint de la légende, c’est un pur objet d’imagination ; l’artiste fait du païen ou du chrétien selon la commande, et tout son souci est de plaire à des gens de goût. Considérez enfin Michel-Ange lui-même, son Adonis mort la tête penchée sur son bras reployé, Bacchus qui soulève sa coupe et ouvre la bouche à demi comme pour porter une santé, deux admirables corps si naturels et presque antiques ! Chez lui pourtant, comme chez les contemporains, le mouvement, l’intérêt prédominent. Il ne se contente pas plus qu’eux de représenter la vie simple, reposée en elle-même. Par cette grande transformation de la vie humaine désarticulée et scindée en ses divers organes, le modèle idéal, les sentimens du public et l’esprit de l’artiste ont changé de fond en comble, et désormais ce que l’art nouveau figure, c’est la personne individuelle, la particularité frappante, la passion abandonnée, les variétés du mouvement, au lieu du type abstrait, de la forme générale, de l’harmonie et du repos.

C’est dans l’église de San-Lorenzo, toute remplie des œuvres de Donatello, de Verocchio, de Michel-Ange, qu’il faut aller pour suivre cette idée. L’église est de Brunelleschi, et la chapelle de Michel-Ange ; l’une est une sorte de temple à plafond plat soutenu de colonnes corinthiennes, l’autre un carré surmonté d’une coupole, la première trop classique, la seconde trop froide. On hésite avant d’écrire ces deux mots ; pourtant il faut tout dire, même en présence de si grands noms. Mais les deux chaires de Donatello, les bas-reliefs de bronze qui recouvrent le marbre, tant de figurines naturelles et passionnées, surtout la frise de petits anges nus qui jouent et courent sur le rebord, et le charmant balcon au-dessous de l’orgue, si délicatement ouvragé qu’il semble en ivoire, avec ses niches, ses coquilles, ses colonnettes, ses animaux, ses feuillages : quel goût et quelle grâce ! et quels ornemanistes que ces sculpteurs de la renaissance ! Là-dessus on entre dans la chapelle des Médicis, et l’on regarde les figures colossales que Michel-Ange a mises sur leurs tombes. Il n’y a rien d’égal dans la statuaire moderne, et les plus nobles figures antiques ne sont pas supérieures ; elles sont autres, c’est tout ce qu’on peut dire. Phidias a fait des dieux heureux, Michel-Ange des héros souffrans ; mais des héros souffrans valent des dieux heureux : c’est la même magnanimité exposée aux misères du monde ou affranchie des misères du monde, et la mer est aussi grande dans la tempête que dans le calme.

Tout le monde en a vu le dessin ou les copies, mais à moins d’être venu ici personne n’a vu l’âme. Il faut avoir senti, presque par le contact, la masse colossale et surhumaine de ces grands corps allongés dont tous les muscles parlent, la nudité désespérée de ces vierges dont on ne voit que la fierté, la douleur et la race, sans que l’esprit puisse laisser approcher de lui-même un autre sentiment que la crainte et la compassion. Elles sont d’un autre sang que le nôtre : une Diane déchue, captive aux mains des barbares de la Tauride, aurait cette taille et ce visage. Une d’elles, demi-couchée, s’éveille et semble secouer un mauvais rêve. La tête est affaissée, le sourcil froncé, les yeux se sont creusés, les joues se sont amaigries. Qu’il a fallu de misères pour qu’un corps pareil ait senti les atteintes de la vie ! Son indestructible beauté n’a point fléchi, et pourtant la souffrance intérieure commence à y imprimer sa morsure. La superbe sève animale, la vivace énergie des membres et du tronc sont entières, mais l’âme défaille ; elle se soulève péniblement sur un bras et revoit avec regret la lumière. Qu’il est triste de rouvrir les yeux et de sentir qu’on va porter une fois encore le faix d’une journée humaine !

A côté d’elle, un homme assis se tourne à demi d’un air sombre, comme un vaincu irrité et qui attend. Quel sera l’effort et le craquement lorsque cette masse de muscles qui sillonnent le torse s’enflera et se tendra pour étreindre un ennemi ! Sur l’autre tombeau, un captif inachevé, la tête à peine dégrossie dans sa gaine de pierre, les bras raidis, le corps tordu, soulève toute son épaule avec un geste formidable. Je vois là toutes les figures de Dante, Ugolin rongeant le crâne de son ennemi, les damnés qui sortent à demi de leur sépulcre de braise ; mais ceux-ci ne sont point des maudits, ce sont des âmes magnanimes blessées qui s’indignent justement contre la servitude.

Une grande femme étendue dort ; auprès d’elle est un hibou, posé contre son pied. C’est le sommeil de l’accablement, l’engourdissement morne de la créature surmenée qui s’est affaissée et demeure inerte. On l’appelle la Nuit, et Michel-Ange écrivit sur le socle : « Dormir m’est doux, et encore plus d’être de pierre, — tant que dure la misère et la honte. — Ne pas voir, ne pas sentir, voilà ma joie. — Ainsi ne m’éveille pas ! ah ! parle à voix basse. » Il n’avait pas besoin de ces vers pour faire comprendre le sentiment qui avait conduit sa main ; les statues seules parlent assez haut. Sa Florence venait d’être vaincue ; en vain il l’avait fortifiée et défendue : après un siège d’un an, le pape Clément l’avait prise. Le dernier gouvernement libre était détruit. Des mercenaires allaient dans les maisons tuant les meilleurs citoyens. Quatre cent soixante émigrés étaient condamnés à mort par contumace ou lisaient dans toute l’Italie la proclamation qui mettait leur tête à prix. On avait fouillé le logis de Michel-Ange pour le saisir et l’emmener ; sans un ami qui l’avait caché, il aurait péri. Il avait passé de longs jours enfermé dans cet asile, sentant la mort qui prenait les plus nobles vies et qui tournait autour de la sienne. Si ensuite le pape l’avait épargné, c’était par intérêt de famille et pour qu’il achevât la chapelle des Médicis. Il s’y enferma, il y travailla avec furie, il essaya d’y oublier, dans la contention de l’esprit et la fatigue des mains, la ruine de la liberté vaincue, l’agonie de la patrie foulée, la défaite de la justice écrasée, le tumulte de ses ressentimens comprimés, de son désespoir impuissant, de ses humiliations dévorées, et c’est la révolte indomptable de son âme raidie contre l’oppression et la servitude qu’il a mise ici dans ses vierges et dans ses héros.

Au-dessous d’eux, le silencieux Laurent, sous son casque de guerrier, tragique et muet, la main posée sur sa lèvre, va se lever. Un roi a cette attitude quand, assis au milieu de son armée, il ordonne quelque grande justice, une destruction de ville. Frédéric Barberousse devait être ainsi quand il fit passer la charrue sur Milan. Près de la porte, une admirable Vierge inachevée tient son fils sur sa cuisse ; son long corps drapé est d’une noblesse étonnante ; elle se penche, et son flanc creusé fait une courbure étrange que suivent les plis de la robe ; le visage svelte exprime une bonté triste. Comme ses sœurs couchées, elle est d’une race plus souffrante et plus haute que la race humaine ; ce sont tous des êtres disproportionnés aux choses, tempétueux et froissés pour tout le courant de leur vie, et qui de loin en loin rencontrent un mouvement de rêverie sublime ou calme.

Entre sa tranquille Pietâ de Saint-Pierre à Rome et cette Vierge si grandiose, d’une âme si mélancolique et si fine, quelle distance ! Joignez-y le Moïse et les voûtes de la Sixtine : comme l’homme a grandi et souffert ! comme il a formé et dégagé sa conception originale de la vie ! Voilà l’art moderne tout personnel et manifestant un individu qui est l’artiste, par opposition à l’art antique tout impersonnel et manifestant une chose générale qui est la cité. La même différence se rencontre entre Homère et Dante, entre Sophocle et Shakspeare ; de plus en plus l’art devient une confidence, celle d’une âme individuelle, qui s’exprime et se rend visible tout entière à l’assemblée dispersée, indéfinie des autres âmes. Ainsi fit Beethoven, le plus moderne et le plus grand des grands musiciens modernes. — La conséquence est que pour un artiste la première condition est d’être une personne ; sinon, il n’a rien à dire. Un Italien me disait à Sienne : « Autrefois ils peignaient avec les passions qu’ils avaient ; aujourd’hui ils peignent avec les passions qu’ils croient avoir. C’est pourquoi, après avoir fait des hommes, ils font des fantômes d’hommes. »


15 avril, le palais Pitti.

Je doute qu’il y ait un palais plus monumental en Europe ; je n’en ai pas vu qui laisse une impression si grandiose et si simple.

Il est sur une éminence, ce qui lui laisse toute sa taille, et il se profile dans l’air bleu par trois étages distincts, qui vont se superposant, comme trois blocs réguliers assis l’un sur l’autre, les plus étroits sur les plus larges. Aux deux flancs, deux terrasses s’avancent en travers, ajoutant leurs masses à cette masse ; mais ce qui véritablement est unique et porte à l’extrême le grandiose sévère de l’édifice, c’est l’énormité des matériaux dont il est construit. Ce ne sont point des pierres, ce sont des quartiers de roche et presque des pans de montagnes. Quelques blocs surtout, dans le soutènement des terrasses, sont longs comme cinq hommes. À peine dégrossis, rugueux, noirâtres, ils gardent leur barbarie originelle. Tel serait un mont arraché de sa base, dépecé en assises et empilé sur un nouvel emplacement par des mains cyclopéennes. Nul ornement dans la façade ; seule, une longue balustrade court au sommet, découpant l’azur immobile. De colossales arcades rondes soutiennent les fenêtres, et chacune de leurs vertèbres fait saillie avec ses irrégularités primitives comme l’ossature d’un vieux géant.

Au dedans, une cour carrée, semblable à celle du palais Farnèse, s’encadre entre quatre massifs d’architecture aussi austères et aussi grands que les dehors. L’ornement là aussi manque, et manque de parti-pris : pour toute décoration, un revêtement de colonnes doriennes, sur celles-ci des colonnes ioniennes, sur elles des colonnes corinthiennes ; mais ces piles de blocs ronds, entassés les uns sur les autres ou alternés de blocs carrés, égalent par la force de leurs masses et par l’âpreté de leurs angles la rudesse et l’énergie du reste. La pierre seule règne ici ; l’œil ne cherche rien par-delà la variété de ses reliefs et la fermeté de son assiette. Il semble qu’elle subsiste par elle-même et se suffit à elle-même, que l’art et la volonté de l’homme ne sont point intervenus, que la fantaisie n’a point de place. Au rez-de-chaussée, les piliers doriens trapus, résistans, portent des arcades qui font promenoir, et chaque courbe hérissant ses bossages semble l’emmanchement d’une échine antédiluvienne. Une teinte brune, pareille à celle des pics lézardés par les siècles, assombrit des pieds au sommet la monstrueuse structure et couvre jusqu’au dallage rayé, rude, qui revêt le sol autour de cet amoncellement de pierres.

Un commerçant florentin a élevé cette masse au XVe siècle et s’y est ruiné. Brunelleschi a fait le plan, et, par une chance heureuse, ses successeurs, qui ont achevé l’édifice, n’en ont point amolli le caractère. Si quelque chose peut donner une idée de la grandeur, de la sévérité, de l’audace d’esprit léguées par le moyen âge aux citoyens libres de la renaissance, c’est une pareille demeure construite par un particulier pour lui-même et le contraste de la magnificence intérieure avec la simplicité du dehors. Les Médicis, devenus princes absolus, l’ont achetée au XVIe siècle et l’ont décorée en princes. Cinq cents tableaux la remplissent, tous choisis entre les meilleurs, et plusieurs parmi les chefs-d’œuvre. Ils ne forment point un musée disposé par écoles ou par siècles, comme dans nos grandes collections modernes, pour servir à l’étude ou à l’histoire et fournir des documens à une démocratie qui reconnaît la science comme son guide et l’instruction comme son soutien. Ils ornent les salons d’un palais royal où le prince reçoit ses courtisans et étale son luxe par des fêtes. L’âge des inventeurs a été remplacé par l’âge des connaisseurs, et la pompe des habits dorés, le sérieux de l’étiquette espagnole, la galanterie du sigisbéisme nouveau, la diplomatie des conversations officielles, la licence et le raffinement des mœurs monarchiques vont se déployer devant les nobles formes et les chairs vivantes des peintures, devant les arabesques d’or des murailles, devant le somptueux étalage des meubles précieux par lesquels le prince fait figure et tient son rang. Pierre de Cortone, Fedi, Marini, les derniers peintres de la décadence couvrent les plafonds d’allégories en l’honneur de la famille régnante. Ici Minerve enlève Cosme Ier à Vénus et le conduit à Hercule, modèle des grands travaux et des exploits héroïques ; en effet, il a mis à mort ou proscrit les plus grands citoyens de Florence, et c’est lui qui disait d’une cité indocile : « J’aime mieux la dépeupler que de la perdre. » Ailleurs la Gloire et la Vertu le conduisent vers Apollon, patron des lettres et des arts ; en effet, il a pensionné les faiseurs de sonnets et meublé de beaux appartemens. Plus loin, Jupiter et tout l’Olympe se mettent en mouvement pour le recevoir dans les parvis célestes ; en effet, il a empoisonné sa fille, fait tuer l’amant de sa fille, tué son fils, qui avait tué son frère ; sa seconde fille a été poignardée par son mari, la mère en meurt ; à la génération suivante, ces opérations recommencent ; on s’assassine et on s’empoisonne héréditairement dans cette famille. Mais les tables de malachite et de pierre dure sont si belles ! Les cabinets d’ivoire, les meubles de mosaïque, les coupes à anses de dragons sont si bien choisies ! Quelle cour goûte mieux les œuvres d’art et entend mieux les fêtes ? Quoi de plus brillant et de plus ingénieux que les représentations mythologiques par lesquelles on y célèbre le mariage de François de Médicis avec la fameuse Bianca Capello, de Cosme de Médicis avec Marie-Madeleine d’Autriche ? Quel meilleur asile pour les académiciens qui épurent la langue et rédigent des dédicaces, pour les poètes qui arrondissent des complimens et aiguisent des concetti ? La politesse obséquieuse y fleurit avec ses emphases, le purisme littéraire avec ses scrupules, le dilettantisme dédaigneux avec ses raffinemens, la sensualité contente avec son indifférence, et le « très illustre, très accompli, très parfait » gentilhomme, devenu le cicérone de l’Europe, explique avec un Sourire complaisant aux barbares venus du nord[13] « la vertu » de ses peintres et la « bravoure » de ses sculpteurs.

Il y en a trop. Cinq ou six tableaux de Raphaël se détachent : l’un est cette madone que le grand-duc emportait avec lui dans ses voyages ; elle est debout, en robe rouge avec un long voile vert, et la simplicité des couleurs ajoute à la simplicité de l’attitude. Un petit voile blanc diaphane avance, par-dessus les fins cheveux blonds, jusqu’au bord de son front. Les yeux sont baissés, le teint est d’une blancheur extrême ; un coloris léger, comme celui de la rose des buissons, s’est posé sur ses joues ; sa bouche toute petite est fermée, elle a le calme et la candeur d’une vierge allemande. Raphaël est encore à l’école du Pérugin. — Une autre peinture, la Madone à la chaise, fait contraste. C’est une belle sultane, Circassienne ou Grecque ; sur sa tête est une sorte de turban, et des étoffes orientales rayées de vives couleurs, bordées de franges d’or, tombent autour d’elle ; elle se courbe sur son enfant avec un beau geste d’animal sauvage, et ses yeux clairs, sans pensée, regardent librement en face. Raphaël est devenu païen et ne songe plus qu’à la beauté de la vie corporelle et à l’embellissement de la forme humaine. — On s’en aperçoit dans sa Vision d’Ézéchiel, petit tableau haut d’un pied, mais du plus grand caractère. Le Jévohah qui apparaît dans un tourbillon est un Jupiter à poitrine nue, aux bras bien musclés, à l’attitude royale, et les anges autour de lui ont de petits corps si bien portans qu’ils en sont gras. Rien ne subsiste ici de la fureur et du délire des voyans israélites ; les anges sont rians, le groupe est harmonieux, la couleur saine et belle ; l’apparition qui chez le prophète fait claquer les dents et frissonner la chair n’aboutit chez le peintre qu’à élever ou à fortifier l’âme. Ce qu’on retrouve partout chez lui, c’est la perfection dans la mesure. Tous les personnages chrétiens ou païens sont en équilibre et en paix avec eux-mêmes et avec le monde. Ils ont l’air de vivre dans l’azur comme il y a vécu lui-même, admiré dès l’abord, aimé de tous, exempt de traverses, amoureux sans folie, travaillant sans fièvre, et dans cette sérénité continue occupé à trouver un bras arrondi, une cuisse reployée pour un enfant, une oreille petite, un enroulement de cheveux pour une femme, cherchant, épurant, découvrant et souriant comme un homme qui écoute une musique intérieure. À cause de cela, il ne remue que faiblement les âmes qui manquent de calme. Voilà pourquoi les peintres raffinés ou passionnés, ceux qui manient leur art avec quelque grand parti-pris, d’après un instinct spécial et dominateur, leur plaisent davantage. À ce titre, les portraits me frappent plus que tout le reste, parce qu’ils font saillir la particularité de la personne individuelle. L’un d’eux, par Léonard de Vinci, s’appelle la Religieuse. Un voile blanc semblable à une guimpe est posé sur sa tête ; la poitrine nue jusqu’au milieu du sein se gonfle avec une froideur superbe au-dessus d’une robe de velours noir. Le visage est sans couleur, sauf les fortes et étranges lèvres rouges, et la physionomie tout entière est au repos avec une expression inquiétante. Ce n’est pas là une créature abstraite sortie du cerveau d’un peintre ; c’est une femme réelle qui a vécu, une sœur de la Monna aussi compliquée, aussi pleine de contrastes intérieurs, aussi indéchiffrable que l’autre. Est-ce une nonne, une princesse ou une courtisane ? Peut-être les trois à la fois, comme cette Virginie de Leyva dont on vient de déterrer l’histoire. Avec la pâleur mate du cloître, elle a la splendide nudité du monde, et l’incarnat des lèvres sur l’immobile figure blanche semble une fleur de pourpre éclose sur un sépulcre. Il y a une âme, une âme inconnue et dangereuse, qui dort ou veille sous cette poitrine de marbre.

Dans ce domaine, les plus grands maîtres sont les Vénitiens, Titien au premier rang. Les portraits de Raphaël (il y en a cinq ici) me disent moins de choses ; il donne simplement, sobrement, largement l’essentiel du type, mais non, comme l’autre, la profonde expression morale, la physionomie mouvante, l’originalité personnelle absolument infinie, tout le dedans de l’homme. On compte ici huit ou dix portraits de Titien, André Vesale l’anatomiste, l’Arétin, Luigi Cornaro, le cardinal Hippolyte de Médicis en costume de magnat hongrois, tous vivans avec un regard étrange, inquiétant, inquiété, quoique immobile, — Philippe II d’Espagne, debout en costume d’apparat, culottes bouffantes, bas montant jusqu’au milieu de la cuisse, être blafard, à sang froid, à mâchoire saillante, qui semble avorté, disproportionné, inachevé, figé de naissance et par l’étiquette, mais surtout un patricien de Venise dont on ne sait pas le nom, l’un des plus grands chefs-d’œuvre que je connaisse. C’est un homme de trente-cinq ans, tout en noir, blême, au regard fixe. Le visage est un peu amaigri, les yeux sont d’un bleu pâle ; une mince moustache rejoint la barbe rare. Il est de grande race et d’un haut rang, mais il a moins joui de la vie qu’un manœuvre ; les délations, les anxiétés, le sentiment du danger, l’ont creusé et miné par une usure incessante et sourde. Tête énergique, fatiguée et songeuse, qui connaît les résolutions soudaines aux noirs tournans de la vie ! Elle luit dans son entourage de tons sombres comme une lampe qui vacille dans un air funèbre.

Parfois la vérité est si vive que le portrait, sans que le peintre y songe, atteint le plus haut comique. Tel est celui que Véronèse a fait de sa femme. Elle a quarante-huit ans, l’air d’une douairière de cour, un double menton et une coiffure de caniche ; avec sa robe de velours noir qui se décolleté en carré dans un encadrement de dentelles, elle représente, elle a tous ses atours : ample personne, bien conservée, bien étalée, majestueuse et de bonne humeur, et dont la chair rouge, le contentement parfait, l’arrondissement universel rappellent vaguement les belles dindes prêtes pour la broche.

On ne peut pas quitter ces Vénitiens, le bleu profond de leurs paysages, les nudités lumineuses dans une ombre chaude, les rondeurs des épaules enveloppées dans un air palpable, la pulpe frémissante des chairs épanouies comme des fleurs de serre, les plis chatoyans des étoffes lustrées, les fières tournures des vieillards allongés dans leurs simarres, la voluptueuse élégance des visages de femmes, la force de regard, de structure et d’étreinte avec laquelle les corps tordus ou dressés étalent l’opulence de leur sève et la vitalité de leur sang. Un Giorgione représente une nymphe poursuivie par un satyre ; avec quels mots peut-on rendre la jouissance de l’œil et la puissance du ton ? Tout est noyé dans l’ombre, mais l’ardente figure immobile, la belle épaule, le sein en jaillissent comme une vision. Il faut voir la chair vivante émergeant de la noirceur profonde et la splendeur intense des tons pourprés qui vont se dégradant ou s’avivant depuis la noirceur de la nuit jusqu’à la flamme du plein jour ; en face, une Cléopâtre du Guide, gris de perle sur fond d’ardoise claire, n’est qu’un fade fantôme, l’ombre déteinte d’une demoiselle sentimentale. — De même encore une femme qu’on nomme la maîtresse de Titien, en robe bleue brochée d’or, avec des crevés de velours violacé. Ses tresses d’un blond clair luisent parmi de petits cheveux follets crêpelés ; ses mains adorables, d’une finesse et d’un ton de chair exquise, sont au repos parce que sa toilette est faite ; sa petite tête de très jeune fille gaie, contente dans ses grands atours, s’anime imperceptiblement par un demi-sourire de malice. Elle ressemble à la Vénus au petit chien ; si c’est la même, habillée ici, déshabillée là-bas, on conçoit le peintre, le patricien, l’écrivain qui s’enterrait tout entier dans une pareille félicité ; cœur et sens, tout était pris ; dans une telle femme, selon les attitudes et la toilette, il y avait cinquante femmes. En effet, on ne lui demandait point d’âme ; on lui demandait seulement de la joie, de la beauté, de la parure : voyez dans les lettres de l’Arétin son ménage et les autres intérieurs de Venise.

J’ai eu tort de me laisser entraîner par mon goût ; j’aurais dû ne parler que des peintres de Florence. Il y en a deux, André del Sarto, Fra Bartolomeo, que nous ne connaissons presque point chez nous, et qui ont atteint le faîte de leur art par l’élévation de leurs types, par la beauté de leurs ordonnances, par la simplicité de leurs procédés, par l’harmonie de leurs draperies, par le calme de leurs expressions. Il y a seize grands tableaux du premier au palais Pitti, d’autres au palais Corsini et aux Uffizi, et des fresques encore plus belles au portique des Servites. Il y a cinq grands tableaux de Fra Bartolomeo au palais Pitti, surtout un Saint Marc colossal, moins fier et moins emporté, mais aussi grave et aussi grand que les Prophètes de Michel-Ange, d’autres aux Uffizi, enfin un admirable Saint Vincent à l’Académie. Ce moine est le plus religieux des peintres qui ont été complètement maîtres de la forme ; nul n’a si bien accompli l’alliance de la pureté chrétienne et de la beauté païenne. Le même homme dessinait ses madones nues avant de les peindre, afin de placer un corps véritable et parfait sous les draperies tombantes[14], et s’était fait dominicain, après la mort de Savonarole, afin d’obtenir le salut : assemblage étrange d’actions qui semblent se contredire et qui indiquent un moment unique dans l’histoire, celui où le paganisme nouveau et le christianisme ancien, se rencontrant sans se combattre et s’unissant sans se détruire, permettent à l’art d’adorer la beauté sensible et de relever la vie corporelle, mais à la condition qu’il n’en aimera que la noblesse et n’en représentera que la gravité. Avec leur coloris modéré, atténué et toujours sobre, avec leur goût dominant pour le pur dessin, avec la mesure, l’équilibre et la finesse exquise de leurs facultés et de leurs instincts, les Florentins se sont montrés plus propres que les autres à remplir cette tâche. Comme jadis l’art grec dans Athènes, l’art italien a trouvé son centre dans Florence. Comme jadis en Grèce, les autres villes étaient insuffisantes ou excentriques. Comme jadis en Grèce, les autres développemens sont restés locaux ou temporaires. Comme jadis Athènes, Florence les a guidés ou ralliés autour d’elle ; comme jadis Athènes, elle a gardé sa primauté jusque dans la décadence. Par Bronzino, Pontormo, les Allori, Cigoli, Dolci, Pietro de Cortone, par sa langue et ses académies, par Galilée et Filicaja, par ses savans et ses poètes, plus tard enfin par la tolérance de ses maîtres et la vivacité de son réveil, elle est demeurée en Italie la capitale de l’esprit.


H. TAINE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1865.
  2. Voyez le premier acte de Roméo et Juliette dans Shakspeare, qui a deviné et peint ces mœurs avec une exactitude admirable.
  3. Otho de Freysingen.
  4. Le premier né en 1377, le second en 1386, le troisième en 1381.
  5. Analogie de cet état d’esprit et de celui des Allemands modernes, ce qui explique l’admiration des critiques allemands pour ces peintures.
  6. Disputationes camaldulenses, 1468.
  7. Le Christ et dix-sept saints, au couvent de Saint-Marc.
  8. Imitation, III, 26.
  9. Couronnement de la Vierge, musée du Louvre. Douze anges autour de l’enfant Jésus, Uffizi.
  10. Jugement Dernier, Académie des Beaux-Arts à Florence.
  11. Couronnement de la Vierge, Saint-Marc.
  12. On l’appelle la Fornarina ; ce n’est point la Fornarina, et il n’est pas certain qu’elle soit de Raphaël.
  13. Voyage de Milton en Italie.
  14. Dessins originaux aux Uffizi.