L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage/06

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L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 581-626).
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L'ITALIE
ET LA VIE ITALIENNE
SOUVENIRS DE VOYAGE

VI.
PEROUSE, ASSISE, SIENNE ET PISE. - LES VIEILLES VILLES DU MOYEN-AGE.


2 avril 1864, de Rome à Pérouse.

Départ de Rome à cinq heures du soir ; je n’avais pas encore vu cette portion de la campagne romaine, et je ne la reverrai jamais pour mon plaisir[1].


Toujours la même impression : c’est un cimetière abandonné, Les longs tertres monotones se suivent en files interminables, pareils à ceux qu’on voit sur un champ de bataille quand on a recouvert les grandes tranchées où sont entassés les morts. Pas un arbre, pas un ruisseau, pas une cabane. En deux heures, je n’ai aperçu qu’une hutte ronde à toit pointu, comme on en trouve chez les sauvages. Même les ruines manquent ; de ce côté, il n’y a point d’aqueducs. De loin en loin, on rencontre un char à bœufs ; tous les quarts de lieue, un chêne-vert rabougri hérisse au bord du chemin son feuillage sombre ; c’est le seul être vivant, un traînard morne oublié dans la solitude. L’unique trace de l’homme, ce sont les barrières qui bordent la voie et de long en large traversent la verdure onduleuse pour contenir ; les troupeaux au temps du pâturage ; mais en ce moment tout est vide, et le ciel arrondit sa divine coupole avec une sérénité douloureuse et ironique au-dessus du champ funèbre. Le soleil se couche, et l’azur pâlissant devient si limpide qu’une teinte imperceptible d’émeraude verdit son cristal. Rien ne peut exprimer ce contraste entre l’éternelle beauté du ciel et la désolation irrémédiable de la terre ; Virgile le premier, au milieu de la pompe romaine, montrait déjà le miséricordieux regard des dieux qui, sous les toits de Jupiter, contemplent avec étonnement les misères et les combats des hommes[2].

Je ne puis m’ôter de l’esprit que c’est ici le tombeau de Rome et de toutes les nations qu’elle a détruites. Italiens, Carthaginois, Gaulois, Espagnols, Grecs, Asiatiques, peuples barbares et cités savantes, toute l’antiquité pêle-mêle, ils sont venus s’enterrer sous la cité monstrueuse qui les a dévorés et qui en est morte, et chaque ondulation verte est comme la fosse d’une nation distincte.

Le jour est tombé, et dans la nuit sans lune les misérables relais fangeux avec leur lampe fumeuse apparaissent tout d’un coup comme la demeure du veilleur des morts. Les pesans murs de pierre, les arcades salies, les profondeurs noirâtres où l’on démêle vaguement des formes de chevaux étiques, les étranges figures brûlées et jaunâtres qui se démènent au milieu des harnais avec un bruit de ferraille, les yeux luisans allumés par la fièvre, tout ce désordre fantastique et grimaçant au milieu des ténèbres et de l’humidité froide qui tombe comme un suaire laisse dans le cœur et dans les nerfs un long sentiment d’horreur. Ce qui achève le cauchemar, c’est le lugubre postillon en vieille cape déguenillée qui sautille éternellement dans la clarté jaunâtre. La lumière de la lanterne tombe tout entière sur son dos avec une teinte de spectre. A chaque instant, il se tortille pour bâtonner ses rosses, et on voit le rire fixe, la contraction machinale de ses mâchoires maigres.

Au réveil, dans les premières blancheurs de l’aube, apparaît un fleuve qui tourne sous ses fumées matinales, puis un enchevêtrement de ravins et de coteaux décharnés, lézardés par des cassures innombrables, avec des traînées de cailloux blancs écroulés dans les creux et sur les pentes ; dans le lointain, de hautes montagnes rayées ou noirâtres. La frontière est passée, c’est l’Apennin qui commence. Un soleil gai luit sur les arêtes vives des cimes ; la poitrine aspire un air sain ; on est sorti de la contrée empestée : voici enfin le pays maigre, mais propre à la vie, pays sévère, aux traits grands et tranchés, qui peut remplir l’esprit de ses nourrissons d’images nobles et précises, sans alourdir leur corps par l’abondance d’une nourriture grossière. Des landes, des rocs stériles, çà et là une bande de pâturage aromatique et dru, quelques champs pierreux, partout des oliviers : on se croirait dans notre Provence. Il n’y a pas jusqu’à ces pâles oliviers dont l’aspect n’ajoute à l’austérité du paysage. La plupart ont éclaté par le milieu, le tronc s’est effondré, l’arbre s’est séparé en morceaux, et ses membres ne tiennent entre eux que par une suture ; on dirait les damnés de Dante, tous suppliciés par l’épée, tous fendus à demi, en travers, de la tête aux pieds, des pieds à la tête. Les racines tordues s’accrochent entre les cailloux comme des pieds désespérés, et le corps torturé par la plaie se contourne et se renverse dans l’agonie ; béans ou ployés, ils s’obstinent à vivre, et ni la pente, ni la pierre, ni les eaux d’hiver ne triomphent de leur vitalité et de leur effort.

Vers Narni, l’aspect change ; la route court à mi-côte, et toute la montagne qui fait face est vêtue de chênes-verts : ils ont pullulé partout, jusque dans les creux et les cimes inaccessibles ; seuls, quelques murs de roche perpendiculaire se sont défendus contre leur invasion. La montagne ronde se lève ainsi, depuis le torrent jusqu’au ciel, comme un magnifique bouquet d’été intact au milieu de l’hiver. Au sortir de Narni, le paysage s’embellit encore ; c’est une plaine fertile ; des blés verts, des ormes mariés aux vignes, un grand jardin riant, tout à l’entour de hautes collines d’une teinte plus grave, au-delà un cercle de montagnes azurées et frangées de neiges. Soave austero, ce mot revient bien souvent devant les paysages de l’Italie ; les montagnes donnent la noblesse, mais elles ne sont point trop hautes ; elles n’accablent pas l’imagination ; elles forment des amphithéâtres, des fonds de tableau, elles ne sont qu’une architecture naturelle. Au-dessous d’elles, les cultures variées, les nombreux arbres à fruits, les champs étages composent une décoration riche et bien entendue qui fait promptement oublier nos monotones champs de blé, nos herbages plus monotones encore, et tous ces paysages du nord qui semblent une manufacture de pain et de viande.

On voit passer quantité de petites carrioles qui portent un jeune homme et une jeune fille ; la jeune fille est gaîment habillée de couleurs voyantes, tête nue ; elle a l’air d’être avec son amoureux. Il y a ici mille traces de bonheur voluptueux et pittoresque. Les jeunes filles relèvent leurs cheveux à la mode la plus nouvelle, avec des bouffantes sur le devant de la tête ; elles ont un fichu de soie, des pendeloques, un peigne doré. A Rome, des plus sales taudis sortaient des têtes superbes et riantes. Tout à l’heure, en traversant une petite ville, à je ne sais quelle fenêtre borgne, dans une rue triste et terne, j’ai vu un corsage de velours noir se pencher à demi au-dessus d’une fenêtre et de grands yeux noirs jeter un éclair. — Ailleurs elles relèvent leur châle sur leur tête, et se trouvent toutes drapées pour un peintre. — Nous croisons une charrette qui porte huit paysans entassés ; ils chantent en parties un air noble et grave comme un choral. — Les moindres objets, une forme de tête, un vêtement, les physionomies de cinq ou six jeunes gens qui dans une auberge de village disent des douceurs à une jolie fille, tout indique un monde nouveau et une race distincte. A mon avis, le trait marquant qui les distingue, c’est que pompeux la beauté idéale et le bonheur sensible sont la même chose.

La route monte, et la voiture avance lentement avec des chevaux de renfort sur les escarpemens de la montagne. Un torrent serpente ou dégringole, maigre et étouffé, sous la large grève de cailloux qu’il a roulés pendant l’hiver. Les ossemens blancs de la montagne percent à travers le manteau roux de forêts dépouillées : je n’ai pas vu de montagnes plus travaillées de soulèvemens ; parfois les couches redressées sont debout comme une muraille. Toute cette charpente minérale a été concassée et semble disloquée, tant chaque assise a de fentes et de crevasses. Au sommet, des plaques de neige marbrent le tapis des feuilles tombées. Le vent du nord souffle froid et triste ; le contraste est étrange quand on regarde la gloire du ciel, où le soleil luit dans sa force, et les délicieux azurs dans lesquels se perdent les teintes du lointain. L’Apennin est franchi, et les collines modérées, les riches plaines bien encadrées commencent à se déployer et à s’ordonner comme sur l’autre versant. Terni, en tas sur une montagne, sorte de môle arrondi, est un ornement du paysage, comme on en trouve dans les tableaux de Poussin et de Claude. C’est l’Apennin, avec ses bandes de contreforts allongés dans une péninsule étroite, qui donne à tout le paysage italien son caractère ; point de longs fleuves ni de grandes plaines : des vallées limitées, de nobles formes, beaucoup de roc et beaucoup de soleil, les alimens et les sensations correspondantes, et combien de traits de l’individu et de, l’histoire imprimés par ce caractère !


Pérouse, 3 avril.

C’est une vieille ville du moyen âge, ville de défense et de refuge posée sur un plateau escarpé, d’où toute la vallée se découvre. Des portions de mur sont antiques, plusieurs fondations de portes sont étrusques, l’âge féodal y a mis ses tours et ses bastions. La plupart des rues sont en pente, et des passages voûtés y font des défilés sombres. Souvent une maison enjambe la rue, et le premier étage va se continuer dans celui qui fait face. De grandes murailles de briques roussies, sans fenêtres, semblent des restes de forteresse.

Vingt débris y mettent devant l’imagination la cité féodale et républicaine : la noire porte San-Agostino, énorme donjon de pierres tellement ravagées et rongées qu’on dirait une caverne naturelle, et tout au sommet une terrasse soutenue par de jolies colonnettes encore romaines, délicates créations, premières idées d’élégance et d’art qui fleurissent au milieu des dangers et des haines du moyen âge ; — le palazzo del Governo, sévère et massif comme il en fallait pour les batailles et les séditions des rues, mais avec un gracieux portail où s’enroulent des torsades de pierre et des cordons de sincères et naïves figures sculptées ; — des formes gothiques et des réminiscences latines, des cloîtres d’arcades superposées et de hautes tours d’églises en briques noircies par le temps, des sculptures de la première renaissance, celle des XIIIe et XIVe siècles, la plus originale et la plus vivante de toutes, une fontaine d’Arnolfo di Lapo, de Nicolas et de Jean de Pise, un tombeau de Benoît XI, encore par Jean de Pise[3]. Rien de plus charmant que ce premier élan de la vive invention et de la pensée moderne à demi engagées dans la tradition gothique. Le pape est couché sur un lit, dans une alcôve de marbre dont deux petits anges tirent les rideaux. Au-dessus, dans une arcade ogivale, la Vierge et deux saints sont debout pour recueillir son âme. On ne peut rendre avec des paroles l’expression étonnée, enfantine et douloureuse de la Vierge ; le sculpteur avait vu quelque jeune fille en larmes au chevet de sa mère mourante, et, tout entier à son impression, librement, sans réminiscence de l’antique, sans contrainte d’école, il exprimait son sentiment. Ce sont ces paroles spontanées qui font d’une œuvre d’art une chose éternelle ; on les entend à travers cinq siècles aussi nettement qu’au premier jour ; enfin, à travers l’oppression féodale et monastique, l’homme parle, et l’on écoute le cri personnel d’une âme indépendante et complète. Les moindres œuvres de ce premier âge de la sculpture vous arrêtent sur vos pieds et vous tiennent en place ; il semble qu’on entende une voix réelle et vibrante. Après Michel-Ange, les types sont fixés, on ne fait plus qu’arranger ou purifier une forme arrêtée ou prescrite. Avant lui, et jusqu’au milieu du XVe siècle, chaque artiste, comme chaque citoyen, est lui-même ; la mode et la convention ne s’imposent ni aux génies ni aux caractères ; chacun est debout devant la nature avec son sentiment propre, et vous voyez surgir des figures, aussi diversifiées et aussi originales dans les arts que dans la vie.

On chantait la messe dans la cathédrale, et je n’ai pu regarder qu’un tombeau d’évêque à l’entrée. Sous l’évêque couché[4] sont quatre femmes qui tiennent deux vases, une épée, un livre, d’une simplicité et d’une largeur admirables, avec une ample figure et une magnifique abondance de cheveux, réelles pourtant, et qui ne sont qu’une empreinte plus noble d’un moule dont la vraie nature s’est servie. Être soi-même, par soi-même, par soi seul, sans réserve et jusqu’au bout, y a-t-il un autre précepte dans l’art et dans la vie ? C’est par ce précepte et cet instinct que l’homme moderne s’est fait et a défait le moyen-âge. Voilà les rêveries qu’on emporte avec soi en errant dans ces rues baroques, montueuses, bossuées, dans ces couloirs escarpés, dallés de briques, traversés d’arêtes pour retenir les pieds, parmi ces étranges bâtimens où l’imprévu et l’irrégularité de l’antique vie citadine et seigneuriale éclatent à peine atténués par les rares redressemens de la police moderne. Au XIVe siècle, Pérouse était une république démocratique et guerrière qui combattait et conquérait ses voisins. Les nobles étaient écartés des emplois, et cent quarante-cinq d’entre eux complotaient le massacre des magistrats : on les pendait ou on les chassait. Il y avait sur le territoire cent vingt châteaux et quatre-vingts villages fortifiés. Des gentilshommes condottieri s’y maintenaient indépendans et faisaient la guerre à la ville. A Pérouse, des gentilshommes citoyens étaient condottieri, le principal, Biordo de Michelotti, prenant trop d’autorité, était assassiné dans sa maison par l’abbé de Saint-Pierre. Assiégés par Braccio de Montone, les Pérousins sautaient du haut des murs ou se faisaient descendre avec des cordes pour combattre de près les soldats qui les défiaient. Parmi de pareilles mœurs, les âmes se maintiennent vivantes, et le sol est tout labouré pour faire germer les arts.


La peinture, Angelico, Pérugin.

Mais quel contraste entre ces arts et ces mœurs ! On a rassemblé à la pinacothèque les tableaux de l’école dont Pérouse est le centre : elle est toute mystique ; il semble qu’Assise et sa piété séraphique y aient pris le gouvernement des intelligences. Dans cette barbarie, c’était le seul centre de pensée, il n’y en avait pas beaucoup au moyen âge, et chacun d’eux étendait sa domination autour de lui. Fra Angelico de Fiesole, chassé de Florence, est venu vivre près d’ici pendant sept ans, et il a travaillé ici même. Il y était mieux que dans sa Florence païenne, et c’est lui qui attire les yeux d’abord. Il semble en le regardant qu’on lit l’Imitation de Jésus-Christ ; sur les fonds d’or, les pures et douces figures respirent avec une quiétude muette, comme des roses immaculées dans les jardins du paradis. Je me rappelle une Annonciation de lui en deux cadres[5]. La Vierge est la candeur, la douceur même, la physionomie est presque allemande, et les deux belles mains sont si religieusement jointes ! L’ange aux cheveux bouclés à genoux devant elle semble presque une jeune fille souriante, un peu bornée, et qui sort de la maison de sa mère. Tout à côté, dans la Nativité, devant le délicat petit Jésus aux yeux rêveurs, deux anges en longue robe apportent des fleurs ; ils sont si jeunes, et pourtant si graves ! Voilà des délicatesses que les peintres ultérieurs ne retrouveront pas. Un sentiment est une chose infinie et incommunicable, aucune érudition et aucun effort ne peuvent le reproduire tout entier. Il y a dans la vraie piété des réserves, des pudeurs, par suite des arrangemens de draperies, des choix d’accessoires que les plus savans maîtres, un siècle plus tard, ne connaîtront plus.

Par exemple, dans une Annonciation du Pérugin, qui est tout près de là, le tableau représente non pas un petit oratoire secret, mais une grande cour. La Vierge est debout, effrayée, mais non pas seule : il y a deux anges derrière elle, et deux autres derrière Gabriel. Retrouvera-t-on cette chasteté plus tard ? — Un autre tableau du Pérugin montre saint Joseph et la Vierge à genoux devant l’enfant ; derrière eux, un portique grêle profile des colonnettes dans l’air libre, et trois bergers espacés prient ; ce grand vide est dans le sentiment, il semble qu’on entend le silence de la campagne.

Pareillement, chez le Pérugin, les figures et les attitudes expriment un sentiment inconnu et unique : les personnages sont des enfans mystiques, ou, si vous voulez, des âmes d’adultes retenues dans l’enfance par l’éducation du cloître. Aucun d’eux ne regarde l’autre, aucun d’eux n’agit, chacun est enfermé dans sa contemplation propre, tous ont l’air de rêver en Dieu ; chacun demeure fixe dans son geste et semble retenir son souffle de peur de déranger sa vision intérieure. Les anges surtout avec leurs yeux baissés, leur front penché, sont les vrais adorateurs, prosternés, persistans, immobiles ; ceux du Baptême de Jésus ont la modestie, l’innocence humble et virginale d’une religieuse qui communie. Jésus lui-même est un séminariste tendre qui pour la première fois sort de chez son oncle le bon curé, n’a jamais levé les yeux sur une femme et reçoit l’hostie tous les matins eh servant la messe. Les seules têtes qui puissent donner aujourd’hui l’idée de ce sentiment sont celles des paysannes élevées toutes petites dans un monastère. Plusieurs à quarante ans ont des joues roses sans une ride. A la placidité de leur regard, il semble qu’elles n’aient jamais vécu ; en revanche elles n’ont jamais souffert. Pareillement ces figures restent immobiles au seuil de la pensée sans le franchir, mais sans faire effort pour le franchir. L’homme n’est pas arrêté, il s’arrête ; le bouton n’est pas écrasé, mais il ne s’ouvre pas. Rien de semblable ici aux macérations, aux violences de l’ancien christianisme ou de la restauration catholique ; il ne s’agit pas de dompter la pensée ou de refréner le corps ; le corps est beau, la santé entière ; un jeune saint Sébastien, en bottes vertes et dorées, une bonne jeune Vierge presque flamande et grasse, vingt autres personnages du Pérugin, sont exempts du régime ascétique ; mais les jambes grêles et l’œil inerte annoncent qu’ils vivent encore dans le bois dormant. Moment singulier, le même chez le Pérugin et chez Van Dyck : les corps appartiennent à la renaissance, et les âmes au moyen-âge.

Cela est encore plus visible au Cambio, sorte de bourse ou de guildhall des marchands. Il fut chargé de le décorer en l’an 1500, et il y mit une Transfiguration, une Adoration des Bergers, les sibylles, les prophètes, Léonidas, Pittacus, Coclès, Socrate et autres héros ou philosophes païens, un saint Jean sur l’autel, Mars et Jupiter sur la voûte. Tout à côté, ou trouve une chapelle lambrissée de bois sculpté, dorée et peinte, le Père éternel au centre, diverses arabesques nues, d’élégantes femmes à croupes de lion. Peut-on mieux voir le confluent de deux âges, le mélange des idées, l’affleurement du paganisme nouveau à travers le christianisme vieillissant ? Les marchands en longue robe s’assemblaient sur les bancs de bois de cette salle étroite ; avant de délibérer, ils allaient s’agenouiller dans la petite chapelle voisine pour entendre une messe. — Là, Gian Nicola Manni, aux deux côtés du maître-autel, a peint les fières et délicates figures de son Annonciation, une ample Hérodiade, de charmantes femmes debout, gracieuses et fines, qui font sentir l’élan ou la richesse de la vitalité corporelle. Tout en suivant le bourdonnement des répons ou les gestes sacrés de l’officiant, plus d’un fidèle a laissé ses yeux remonter jusqu’au torse rose des petites chimères accroupies dans le plafond ; elles sont, à ce qu’on dit dans la ville, d’un jeune homme qui donne de belles espérances, élève favori du maître, Raphaël Sanzio d’Urbin. — L’office est fini, on rentre dans la salle du conseil, et on raisonne, je suppose, sur le paiement des trois cent cinquante écus d’or promis au Pérugin pour son travail ; ce n’est point trop, il y a mis sept ans, et ils comprennent par sympathie, par ressemblance d’esprit, les deux faces de son talent, l’ancienne et la nouvelle, l’une chrétienne, l’autre demi-païenne.

Voici d’abord une Nativité, sous un haut portique, avec un paysage, d’arbres légers, comme il les aime. C’est un tableau aéré et recueilli, propre à faire sentir la vie contemplative. On ne peut trop louer la gravité modeste, la noblesse silencieuse de la Vierge, agenouillée devant son enfant. Trois grands anges sérieux sur un nuage chantent d’après un cahier de musique, et cette naïveté reporte l’esprit jusqu’au temps des mystères ; mais on n’a qu’à tourner les yeux pour voir des figures d’un caractère tout autre. Le maître est allé à Florence, et les statues antiques, leurs nudités, les grands gestes et les fières cambrures des figurines nouvelles lui ont dévoilé un autre monde qu’il reproduit avec mesure, mais qui l’attire hors de son premier chemin. Six prophètes, cinq sibylles, cinq guerriers et autant de philosophes païens sont debout, et chacun d’eux, comme une statue antique, est un chef-d’œuvre de force et de noblesse corporelle. Ce n’est pas qu’il imite le costume ou les types grecs : les casques compliqués, les coiffures fantastiques, les réminiscences de la chevalerie, viennent bizarrement se mêler aux tuniques et aux nudités ; mais le sentiment est antique. Ce sont là des hommes forts et contens de la vie, et non des âmes pieuses qui pensent au paradis. Toutes les sibylles sont florissantes de beauté et de jeunesse. La première s’avance, et son geste, sa taille, ont une grandeur et une fierté royales. Aussi noble et aussi grand est le prophète-roi qui fait face. Le sérieux, l’élévation de toutes ces figures sont incomparables ; à cette aube de la pensée, le visage, encore intact, garde, comme celui des statues grecques, la simplicité et l’immobilité de l’expression primitive. L’ondulation de la physionomie n’efface pas le type, l’homme n’est pas dispersé en petites pensées nuancées et fugitives, et le caractère fait saillie par l’unité et par le repos.

Sur un pilastre à gauche est une figure assez vulgaire, avec de longs cheveux sous une calotte rouge ; on dirait un abbé de mauvaise humeur : il a l’air grognon et même sournois ; c’est le Pérugin peint par lui-même. Il était bien changé à ce moment. Ceux qui ont vu son autre portrait, fait aussi par lui-même quelques années auparavant à Florence, ont peine à le reconnaître. Il y a dans sa vie, comme dans ses œuvres, deux sentimens contraires et deux époques distinctes. Nul esprit n’a mieux témoigné, par ses contradictions et par ses harmonies, de la grande transformation qui s’accomplit autour de lui. Il est d’abord religieux, on n’en peut douter, quand on le voit si longtemps, et jusqu’au cœur de la Florence païenne, répéter et purifier des figures si religieuses, peindre gratuitement ou pour obtenir des prières l’oratoire d’une confrérie située vis-à-vis de sa maison, peindre et garder chez lui quatorze bannières pour les prêter aux processions, vivre et se développer dans les couvens de la pieuse Ombrie[6]. Il est inventeur dans la peinture sacrée, et un homme n’invente que d’après son propre cœur. Ce n’est pas non plus trop pousser les conjectures que de le représenter à Florence comme un admirateur de Savonarole. Savonarole est prieur du couvent qu’il décore ; Savonarole fait brûler les peintures païennes et emporte tout d’un coup Florence jusqu’au bout de l’enthousiasme ascétique et chrétien. Les premières paroles d’un sermon de Savonarole sont sur un papier dans la main du portrait que Pérugin fait alors de lui-même, et il achète un terrain pour se bâtir une maison dans la cité du réformateur. Tout d’un coup la scène change : Savonarole est brûlé vif, et il semble à ses disciples que la Providence, la justice et la puissance divine se soient englouties dans son tombeau. Plusieurs d’entre eux ont gardé jusqu’au bout dans leur mémoire, toute corporelle et toute colorée, l’image du martyr trahi, torturé et insulté sur son bûcher par ceux dont il faisait le salut. Est-ce cette grande secousse, jointe aux enseignemens épicuriens de Florence, qui a renversé les croyances du Pérugin ? Toujours est-il qu’au retour il n’est plus le même. Sa figure, ironiquement défiante, porte les marques de la concentration et de l’affaissement. Ses œuvres religieuses sont moins pures ; il finit par les expédier à la douzaine, en fabricant ; on va bientôt l’accuser de ne plus se soucier que de l’argent[7]. Il entame dans le Cambio des sujets païens et prend, pour les traiter, le style des orfèvres et des anatomistes de Florence. Il peint ailleurs des nudités allégoriques[8], l’Amour et la Chasteté, maigrement et froidement, en libertin tardif qui se dédommage mal des sévérités de sa jeunesse. Il semble être devenu un simple athée, aigri et endurci, comme tous ceux qui nient haineusement et railleusement, à force de déceptions et de chagrin. « Il ne put jamais, dit Vasari, se forcer à croire à l’immortalité de l’âme. Sa cervelle de fer ne put être amenée aux bonnes pratiques ; il mettait toute son espérance dans les biens de la fortune. » Et un annotateur contemporain ajoute : « Étant sur le point de mourir, on lui dit qu’il était nécessaire de se confesser. Il répondit : « Je veux voir comment sera là-bas Une âme qui ne se sera pas confessée. » Et toujours il refusa de faire autrement. » Une telle fin après une telle vie ne montre-t-elle pas comment l’âge de saint François devient l’âge d’Alexandre VI ?

D’autres ont été plus heureux, Raphaël par exemple. C’est ici, dans cet atelier, devant ces paysages, qu’il s’est formé, et bien des fois ici j’ai pensé à son pur et heureux génie, à ses paisibles paysages bien ouverts, à la netteté un peu sèche, à la simplicité exquise de ses premières œuvres. Ce ciel est d’une pureté parfaite ; l’air léger, transparent, laisse apercevoir à une lieue de là les formes fines des arbres. A cent pas de San-Pietro, une esplanade plantée de chênes-verts avance comme un promontoire ; au-dessous s’étale la campagne, vaste jardin parsemé d’arbres, où les feuillages des oliviers font des raies pâles sur la verdure des moissons nouvelles. La magnifique coupole bleue resplendit, peuplée par ce soleil, et les rayons jouent à plaisir dans ce grand cirque, qu’ils parcourent sans obstacle. Vers l’occident, les chaînes dotées s’étagent les unes au-dessus des autres, plus claires à mesure qu’elles s’approchent de l’horizon, et les dernières sont aussi riantes qu’un voile de soie. Cependant les croupes se rejoignent, mêlent leurs noirceurs et leurs clartés, jusqu’à ce qu’enfin, s’abaissant et s’allongeant, elles disparaissent une à une dans la plaine. Lumière, relief, ordonnances, les yeux s’étonnent et jouissent d’un si large espace, d’un si bel arrangement, d’une si parfaite netteté des formes ; mais l’air froid qui vient des montagnes empêche le corps de s’oublier dans un bien-être trop voluptueux : on sent que le roc infécond et l’hiver sont à la porte. Là-bas, une longue arête tranchée et cassée tourne en coupant le ciel, et le ciel pâlit avec des tons d’acier au-dessus des neiges qui semblent des plaques de marbre.


4 avril, Assise.

Course à pied, quatre heures de marche pour voir des paysans.

Pays bien cultivé et charmant ; le blé vert sort de terre à foison, les vignes bourgeonnent, et chaque cep grimpe à un orme ; des ruisseaux clairs courent dans les fossés. A l’horizon est une ceinture de montagnes, et les neiges éclatantes, immaculées, se confondent avec le satin des nuages.

Quantité de carrioles et de paysans qui chantent. C’est un grand signe de bien-être que ces petites voitures ; elles annoncent une classe d’hommes élevée au-dessus du travail accablant et du grossier besoin. Les madones sont nombreuses, et promettent pour trois ave quarante jours d’indulgence. C’est la religion de l’Italie. Du reste les villages ressemblent aux nôtres, et indiquent à peu près le même degré de culture. C’est dimanche, les habitans ont de gros souliers et des habits passables : point de guenilles. Ils sont fort gais, causent et rient sur la place ; quelques-uns jouent aux boules, d’autres au disque, d’autres à la morra. Les auberges et les maisons ne sont pas plus sales ni plus dégarnies qu’en France. De lourdes solives soutiennent le plafond ; il y a des chaises, des tables, des buffets en bois luisant, un dressoir à bouteilles muni de deux madones. Dans la salle d’entrée, deux tonneaux énormes, cerclés de planches massives, sont en permanence, et je vérifie que le vin n’est pas cher. Des quartiers de viande sont pendus à des crochets de fer. Dans un pays fertile qui consomme ses produits, le bien-être est naturel ; l’auberge s’emplit, et la fille de la maison arrive avec sa mère, en habits voyans, un voile noir sur la tête, un beau sourire aux lèvres. Gaîté brillante et coquette de la fille ; les jeunes gens commencent à tourner près d’elle avec cette complaisance tendre et cet air ravi, voluptueux, qui est propre aux Italiens. Au sommet d’une éminence abrupte, sur un double rang d’arcades superposées, apparaît le monastère ; à ses pieds, un torrent écorché le sol et tournoie au loin sous les grèves de cailloux roulés ; au-delà, le vieux bourg s’allonge sur la croupe de la montagne. On monte longuement, sous le soleil ardent, et tout d’un coup i au bout d’une cour bordée de fines colonnettes, on entre dans l’obscurité de l’édifice. Il n’a point d’égal. Avant de l’avoir vu, on n’a pas l’idée de l’art et du génie du moyen-âge. Joignez-y Dante et les Fioretti de saint François, c’est le chef-d’œuvre du christianisme mystique.

Il y a trois églises, l’une sur l’autre, toutes ordonnées autour du tombeau de saint François. Au-dessus de ce corps vénéré, que le peuple croyait toujours vivant et plongé dans la prière au fond d’une grotte inaccessible, l’édifice s’est exhaussé et a fleuronné glorieusement comme une châsse architecturale. La plus basse est une crypte noire comme une tombe, on y descend avec des torches ; les pèlerins se retiennent aux murs suintans et tâtonnent pour toucher la grille. Là est la tombe, dans un pâle jour éteint semblable à celui des limbes. Quelques lampes de cuivre, presque sans lumière, y brûlent éternellement, comme des étoiles perdues dans une profondeur morne. La fumée monte en rampant sur les voûtes, et l’épaisse odeur des cierges se mêle à l’odeur de cave. Le gardien avive sa torche, et ce flamboiement subit dans la noirceur horrible, au-dessus des os d’un mort, est une sorte de vision de Dante. C’est ici la fosse mystique d’un saint qui, du milieu de la pourriture et des vers, voit dans son cachot de terre gluante entrer le rayonnement surnaturel du Sauveur.

Mais ce qu’on ne peut représenter avec des paroles, c’est l’église moyenne, long soupirail bas, soutenu d’arceaux ronds qui se courbent dans une demi-ombre, et dont l’écrasement volontaire fait plier instinctivement les genoux. Un revêtement d’azur sombre et de bandes rougeâtres étoilées d’or, une merveilleuse broderie d’ornemens, de torsades, d’enroulemens délicats, de feuillages et de figurines peintes, couvrent les arcs et les plafonds de leur multitude harmonieuse ; le regard s’en remplit ; un peuple de formes et de teintes vit sur ses voûtes ; je donnerais pour ce caveau toutes les églises de Rome. Ni l’antiquité ni la renaissance n’ont compris cette puissance de l’innombrable ; l’art classique agit par la simplicité, l’art gothique par la richesse ; l’un prend pour type le tronc de l’arbre, l’autre l’arbre entier avec tout l’épanouissement de son feuillage. Il y a ici un monde comme dans une forêt vivante, et chaque objet est complexe, complet comme une chose vivante ; ici les stalles du chœur, chargées et couturées de sculptures, là-bas un riche escalier tournant, des grilles ouvragées, une fine chaire de marbre, des monumens funéraires dont le marbre fouillé et travaillé semble le plus élégant coffret d’orfèvrerie ; çà et là, au hasard, une gerbe élancée des plus sveltes colonnettes, un amas de joyaux de pierre dont l’ordonnance semble une fantaisie, et dans ce labyrinthe de feuillages colorés une profusion de peintures ascétiques avec leur auréole de vieil or terni, tout cela vaguement entrevu parmi les reflets noirs des boiseries, dans un jour de pourpre éteinte, tandis qu’à l’entrée le soleil baissant tombe, par cent mille flèches d’or, comme un paon qui s’étale.

Au sommet, l’église supérieure s’élance aussi brillante, aussi aérée, aussi triomphante que celle-ci est basse et grave. Véritablement, si on se laissait aller aux conjectures, on croirait que dans les trois sanctuaires l’architecte a voulu représenter les trois mondes : tout en bas, l’ombre de la mort et l’horreur du sépulcre infernal ; au milieu, l’anxiété passionnée du chrétien qui prie, lutte, et attend dans notre terre d’épreuves ; en haut, la joie et la gloire éblouissante du paradis. Celle-ci, tout exhaussée dans l’air et dans la lumière, effile ses colonnettes, aiguise ses ogives, amincit ses arceaux, monte et monte encore, illuminée par le plein jour de ses hautes fenêtres, par le rayonnement de ses rosaces, de ses vitraux, des filets d’or, des étoiles qui luisent sur ses arceaux et sur ses voûtes, enserrant les glorieux personnages et les histoires sacrées dont elle est peinte du pied jusqu’au sommet. Le temps les a lézardés, plusieurs sont tombés, l’azur dont elle était revêtue s’est terni ; mais l’esprit refait à l’instant ce qui a disparu pour l’œil, et revoit la pompe angélique telle qu’il y a six siècles elle éclatait pour la première fois. Une cathédrale n’a point cela ; il faut une chapelle distincte pour figurer à l’homme la dernière station de la vie chrétienne. Comme dans la Sainte-Chapelle de notre Louis IX, les hommes trouvaient ici un tabernacle ; la gravité et les terreurs de la religion étaient effacées ; on n’apercevait autour de soi que les splendeurs du ciel et le ravissement de l’extase. Sous cette voûte qui, comme un dais aérien, semble ne point s’appuyer sur la terre, parmi les scintillemens de l’or et les effluves de la clarté transfigurée par les vitraux, dans cette infinie broderie de formes élancées et entre-croisées qui s’enchevêtrent comme une parure de fiancée, l’homme se sentait transporté vivant dans le paradis. Nous ne retrouverons pas, nous n’écrirons pas ces fêtes. On les a écrites pour nous, et je me répétais tout bas ces vers de Dante :


« Et voici qu’une lueur subite parcourut la grande forêt dans toutes ses parties, si brillante que je doutai si ce n’était pas un éclair… Et une douce mélodie courut dans l’air lumineux. « Tandis qu’à travers ces prémices de l’éternel plaisir je m’en allais tout interdit et désireux encore de plus d’allégresse.

« Devant nous, l’air, pareil à un grand feu, se montra tout embrasé sous les verts rameaux, et le doux son que nous avions déjà entendu devint un chant clair et distinct ;

« Sept candélabres d’or flamboyaient au-dessus d’eux-mêmes, plus clairs par un ciel serein que la lune à minuit et au milieu de son mois ;

« Et derrière ces candélabres je vis venir des personnages vêtus de blanc. Jamais telle blancheur n’a brillé ici-bas. »


Tout se tient ici ; l’ami de Dante, Giotto, a peint dans la seconde église des visions semblables. Ce sont ses élèves et ses successeurs, tous imbus de son style, qui ont tapissé de leurs œuvres les autres parois de l’édifice. Il n’y a point de monument chrétien où les pures idées du moyen-âge arrivent à l’esprit sous tant de formes et s’expliquent les unes les autres par tant de chefs-d’œuvre contemporains. Au-dessus de l’autel gardé par une grille ouvragée de fer et de bronze, Giotto a couvert la voûte surbaissée de grands personnages calmes et d’allégories mystiques. C’est saint François recevant des mains du Christ la Pauvreté comme épouse ; c’est la Chasteté assiégée en vain dans une forteresse à créneaux et honorée par les anges ; c’est l’Obéissance sous un dais entourée de saints et d’anges agenouillés ; c’est saint François glorifié, en habit doré de diacre et sur un trône, entouré de vertus célestes, de séraphins qui chantent. Ce Giotto, qui au-delà des monts ne nous semble qu’un maladroit et un barbare, est déjà un peintre complet ; il fait des groupes, il sait les airs de tête : ce qui lui reste de roideur ne fait qu’ajouter à la sévérité religieuse de ses figures. Un relief trop fort, un mouvement trop humain dérangerait notre émotion ; il ne faut pas des expressions trop variées ni trop vives pour des anges et des vertus symboliques ; ce sont toutes des âmes dans une extase immobile. Les fortes et splendides vierges, les archanges bien musclés qu’on fera dans deux siècles nous ramènent sur la terre ; leur chair est si visible que nous ne croyons pas à leur divinité. Ici les personnages, les grandes femmes nobles rangées en processions hiératiques, ressemblent aux Mathilde, aux Lucie de Dante ; ce sont les sublimes et flottantes apparitions du rêve. Leurs beaux cheveux blonds sont chastement et uniformément relevés autour de leur front, et, pressés les uns contre les autres, ils contemplent. De grandes tuniques à longs plis, blanches où bleues, ou d’un rose pâle, tombent autour de leur corps ; ils se pressent autour du saint, autour du Christ, silencieusement, comme un troupeau d’oiseaux fidèles, et leurs têtes un peu tristes ont la langueur grave du bonheur céleste.

Ce moment est unique. Le XIIIe siècle est le terme et la fleur du christianisme vivant ; il n’y a plus après lui que scolastique, décadence et tâtonnemens infructueux vers un autre âge et un autre esprit. Un sentiment qui auparavant n’était qu’ébauché, l’amour, éclata alors avec une force extraordinaire, et saint François en fut le héraut. Il appelait l’eau, le feu, la lune, le soleil ses frères ; il prêchait les oiseaux, il rachetait en donnant son manteau les agneaux qu’on portait au marché. On conte que les lièvres et les faisans se réfugiaient dans les plis de sa robe. Son cœur débordait sur toutes les créatures ; ses premiers disciples vécurent comme lui dans une sorte d’ivresse, « en sorte que quelquefois, pendant vingt jours et parfois pendant trente jours, ils se tenaient seuls sur la cime des monts élevés, contemplant les choses célestes. » Leurs écrits sont des effusions. « Que nul ne me reprenne, si l’amour me fait aller semblable à un fou ! Il n’y a plus de cœur qui se défende, qui échappe à un tel amour,… car le ciel et la terre me crient et me répètent hautement, et tous les êtres que je dois aimer me disent : Aime l’amour qui nous a faits pour t’attirer à lui… O Christ, souvent tu cheminas sur la terre comme un homme enivré ! L’amour te menait comme un homme vendu. En toutes choses, tu ne montras qu’amour, ne te souvenant jamais de toi… Les traits pleuvaient si serrés que j’en étais tout agonisant. Il les dardait si fortement que je désespérais de les parer, trépassé non par mort véritable, mais par excès de joie. » Ce n’était pas seulement dans les cloîtres qu’on rencontrait ces transports. L’amour était devenu le souverain de la vie laïque aussi bien que de la vie religieuse. A Florence, des compagnies de mille personnes vêtues de blanc parcouraient les rues avec des trompettes sous la conduite d’un chef qu’on nommait le seigneur d’amour. La langue nouvelle qui naît, la poésie, la pensée qui s’éveillent, ne s’occupent qu’à décrire l’amour et à l’exalter. Je viens de relire la Vita Nuova et quelques chants du Paradis, le sentiment est si intense qu’il fait peur : ces hommes habitent dans la région brûlante où la raison se fond. Le récit de Dante, comme son poème, témoigne d’une hallucination continue : il s’évanouit, les visions l’assaillent, son corps devient malade, et toute sa force de pensée s’emploie à rappeler et à commenter les spectacles déchirans ou divins sous lesquels il a fléchi[9]. Il consulte plusieurs amis sur ses extases, et ils lui répondent par des vers aussi mystérieux et aussi violens que les siens. Il est clair qu’à ce moment toute la culture supérieure de l’esprit se rassemble autour du rêve maladif et sublime. Les initiés ont une langue apocalyptique, volontairement obscure ; ils mettent un double et triple sens sous leurs paroles ; Dante lui-même pose comme règle qu’il y en a quatre dans un sujet. Dans cet état extrême, tout devient symbole ; une couleur comme le vert ou le rouge, un nombre, une heure de la journée ou de la nuit prend une importance étrange : c’est le sang du Christ, ce sont les prairies d’émeraude du paradis, c’est l’azur virginal du ciel, ou le chiffre sacré des personnes divines, qui devient ainsi présent à l’esprit. Par les catalepsies et les transports, la tête travaille, et la sensibilité surmenée tressaille en secousses qui l’emportent dans les suprêmes délices ou la précipitent dans le désespoir infini. Alors les frontières naturelles qui séparent les différens royaumes de la pensée s’effacent et disparaissent. La maîtresse adorée se transfigure jusqu’à devenir une vertu céleste. Les abstractions scolastiques se transforment en apparitions idéales. Les âmes s’assemblent en roses éthérées, « fleurs perpétuelles de l’éternelle joie qui, comme un seul parfum, font sentir à la fois toutes leurs odeurs. » La pesante matière sensible et l’échafaudage des formules sèches se confondent et s’évaporent au sommet de la contemplation mystique jusqu’à ne laisser subsister d’elles-mêmes qu’une mélodie, un parfum, une clarté, un emblème, sans que ce débris des images terrestres ait un prix par lui-même ou serve autrement que pour figurer l’insondable et ineffable au-delà.

Comment ont-ils supporté les angoisses et l’excès continu d’un pareil état, le cauchemar de l’enfer et du paradis, les larmes, les tremblemens, les évanouissemens et les alternatives d’une telle tempête[10] ? Quels nerfs y ont résisté ? Quelle fécondité d’âme et d’imagination y a fourni ? Tout a baissé depuis ; l’homme alors était bien plus fort et restait plus longtemps jeune. Je feuilletais ces jours-ci la vie de Pétrarque par lui-même ; il a aimé Laure quatorze ans. Aujourd’hui la jeunesse du cœur, l’âge des grands mécontentemens et des grands rêves dure cinq ou six ans ; ensuite on souhaite une maison comfortable et une bonne place. Je crois que le corps trempé par la vie guerrière était plus résistant et que le rude régime demi-barbare, tuant les faibles, ne laissait subsister que les forts ; mais il faut considérer surtout que la tristesse, le danger, la monotonie d’une vie sans distractions, sans lectures, toujours menacée, accroissaient la capacité d’enthousiasme, la sublimité et l’intensité des sentimens. La sécurité, la commodité, les élégances de notre civilisation, nous éparpillent et nous réduisent ; d’une cascade elles font un étang. Nous jouissons et nous souffrons par mille petites sensations journalières ; alors, au lieu de se disperser, la sensibilité s’engorgeait, et la passion accumulée débordait par des irruptions. Dans un roman russe, Tarass-Boulba, un jeune chef cosaque, au sortir du camp, les sens obstrués par la sale vie sauvage et nomade, par l’odeur de l’eau-de-vie et de l’écurie, par la vue journalière des figures brutales ou féroces, aperçoit une belle jeune fille délicate et parée ; il en est comme renversé, s’agenouille, oublie son père, sa patrie, et combat désormais contre les siens. Une secousse pareille a dû prosterner Dante devant une enfant de neuf ans.

Représentons-nous un instant les mœurs environnantes. C’était le temps des guerres sans pitié et des inimitiés, mortelles. On se proscrivait, on se battait de maison à maison, de quartier à quartier dans Florence. Dante lui-même fut condamné à être brûlé vif. Les supplices inventés par les Romano restaient vivans dans les imaginations des hommes, et un régime pire que notre Terreur s’était établi à demeure de famille à famille, de caste à caste et de cité à cité. Du milieu de cette enceinte hérissée, la pensée se dégageait pour la première fois après tant de siècles, et c’est dans un chemin inexploré qu’elle entrait. Elle ne suivait pas sa pente naturelle, comme autrefois à un moment pareil dans les petites républiques de la Grèce ; une puissante religion la saisissait à sa naissance et la détournait. On lui présentait pour but suprême non l’équilibre des sensations modérées et la santé des facultés actives, mais les transports de l’adoration infinie et les élancemens de l’imagination surexcitée. Le bonheur ne consistait plus à se sentir fort, sage et beau, citoyen honoré d’une ville glorieuse, à danser et, à chanter de belles hymnes, à causer avec un ami sous un arbre par, un jour serein. On déclarait ces plaisirs insuffisans, vulgaires et coupables ; on faisait appel aux sentimens féminins et à la sensibilité nerveuse, et l’on proposait à l’homme la contemplation extatique, les ravissemens inexprimables et des délices que les sens, la parole et l’imagination n’atteignent pas. Plus la vie était dure, plus ces promesses étaient hautes. L’énormité du contraste multipliait l’attrait de la félicité offerte, et de toute la force de sa jeunesse le cœur s’élançait par l’issue qu’on lui ouvrait. Alors on vit cette disparate étrange d’une vie laïque semblable à celle des républiques grecques et d’une vie religieuse semblable à celle des soufis de la Perse : d’un côté des citoyens libres, des hommes d’affaires, des combattans, des artistes, de l’autre des ascètes cloîtrés, des prédicans qui allaient demi-nus, des pénitens qui s’offraient aux coups de fouet, — bien plus les deux extrêmes réunis dans le même personnage, une même âme contenant les énergies les plus viriles et les douceurs les plus féminines, le même homme magistrat et mystique, des politiques haineux et pratiques qui correspondaient en énigmes sur les alanguissemens et les hallucinations de l’amour, un chef de parti père de famille poursuivant de ses adorations une enfant morte et répandant sur des paysages réels, sur des figures contemporaines, sur des intérêts positifs, sur des ressentimens locaux, sur la science technique de son pays et de son siècle, les illuminations monstrueuses ou divines de l’extase ou du cauchemar.

Un moine m’a conduit au réfectoire, puis à travers une quantité de salles jusqu’à une cour intérieure carrée, où un portique à deux étages porté par des colonnettes fines fait le plus élégant promenoir. Dalles, colonnes, murs, citernes, tout est pierre ; au-dessus, comme un encadrement, règne une toiture de tuiles rougeâtres. Le ciel bleu, comme un dôme rond, se pose sur ce carré blanc ; on ne peut imaginer l’effet de ces formes si simples et de ces couleurs si simples. Tout autour du couvent tourne un second promenoir sous des arcades ogivales de rudes pierres roussies par le soleil ; de là le regard embrasse la belle vallée et son diadème de montagnes neigeuses. Les pauvres moines des Fioretti, à force de réduire leur vie, l’ennoblissaient ; deux ou trois sensations faisaient toute leur vie, mais elles étaient sublimes. Quiconque parmi eux sortait du troupeau des brutes était forcé d’être un grand poète ; quand on ne devenait pas une machine à génuflexions, on finissait par sentir la sérénité et la grandeur d’un pareil paysage. « Frère Bernardo vivait en contemplation dans les hauteurs comme l’hirondelle : à cause de cela frère Egidio disait qu’il était le seul à qui fût donné le don de se nourrir en volant comme l’hirondelle… Et frère Currado ayant fait son oraison, voici qu’apparut la reine du ciel avec son enfantelet béni dans ses bras, avec une très grande splendeur de lumière, et, s’approchant de frère Currado, elle lui mit dans les bras son enfantelet béni, lequel Currado, l’ayant reçu et le baisant très dévotement et l’embrassant et le pressant contre sa poitrine, se fondait et se dissolvait tout entier dans l’amour divin, avec une consolation inexprimable. »

Il y a en bas dans la plaine une grande église, qui contient la maison du saint ; mais elle est moderne, à coupole païenne et pompeuse. Les fresques d’Overbeck sont des pastiches ; pour rester gothique, il se fait maladroit et donne aux anges un cou tors, à Dieu l’air piteux d’un homme à qui son dîner ne réussit pas. On s’en va vite, rien de plus désagréable après la dévotion vraie que la dévotion factice.


Sienne, 6 avril.

Quantité de conversations tous ces jours-ci avec des gens de toute classe et de toute opinion, mais les libéraux dominent.

Les diplomates, dit-on, sont mal disposés pour l’unité de l’Italie ; ils ne la croient pas solide. Selon les deux hommes d’esprit avec qui j’ai voyagé, l’un officier, l’autre attaché d’ambassade, le trait capital des Italiens, c’est le manque de caractère et la plénitude de l’intelligence, tout au rebours l’Espagnol, tête dure et bornée, mais qui sait vouloir. On dispute sur le nombre des volontaires de Garibaldi en 1859 ; les uns le portent à deux mille cinq cents, les autres à sept mille : en tout cas, il est ridiculement petit. L’empereur Napoléon avait amené la légion étrangère presque vide, avec de simples cadres ; personne ne s’est présenté pour les remplir. Il semble très dur à l’Italien de quitter sa maîtresse ou sa femme, de s’enrôler, de subir une discipline ; l’esprit militaire est éteint dans ce pays depuis trop longtemps. Selon mon officier, qui assistait à la dernière campagne, Milan n’a fourni en tout que quatre-vingts volontaires, et les paysans étaient plutôt pour les Autrichiens. Pour les gens de la classe moyenne ou noble, ils faisaient de grandes acclamations, des discours ; mais leur enthousiasme s’évaporait en phrases, et ils n’en avaient plus pour risquer leur peau. La générosité, la passion vraie, le patriotisme emporté, ne se rencontraient que chez les femmes. Après la paix de Villafranca, des Français logés près de Peschiera disent à leurs hôtes : « Eh bien ! vous restez Autrichiens, c’est dommage ! » La jeune fille de la maison ne comprend pas au premier instant ; puis, quand elle a compris, elle lève les deux mains, et avec des yeux enflammés demande à ses frères s’ils ont des fusils, s’ils sont des hommes. « Jamais, disait l’officier, je n’ai vu une expression si ardente et si sublime. » Ses frères secouent la tête, et répondent avec la patience discrète de l’Italien : « Qu’y a-t-il à faire ? »

Ce manque d’énergie a contribué beaucoup à précipiter la paix. L’empereur Napoléon disait à M. de Cavour : « Vous m’aviez promis deux cent mille hommes, soixante mille Piémontais et cent quarante mille Italiens. Vous me donnez trente-sept mille soldats, je vais être obligé de faire venir cent mille Français de plus. » Quand le protégé ne s’aide pas, le protecteur s’inquiète, se dégoûte, et la guerre est enrayée tout d’un coup. A force de plier, l’Italien a perdu la faculté de résister à la force ; sitôt que vous vous mettez en colère, il s’étonne, il s’alarme, il cède, il vous croit fou (matto). C’est par ce procédé que le fougueux M. de Mérode a gagné son ascendant dans le sacré-collège. Or, quand un peuple ne sait pas se battre, son indépendance n’est que provisoire ; il vit par grâce ou par accident.

C’est pourquoi, disent-ils, le Piémont a eu grand tort de céder à l’opinion, de prendre Naples ; il s’est affaibli d’autant ; il y gâte son armée à force de recevoir de mauvais soldats dans ses cadres. Aujourd’hui, s’il est maître là-bas, c’est comme Championnet, Ferdinand, Murat, et tous ses prédécesseurs : avec dix mille soldats, on est toujours maître de Naples ; mais à la moindre secousse le gouvernement tombe par terre, et celui-ci court les mêmes risques que ses prédécesseurs. Il vient de faire une sottise grave en livrant les couvens aux haines municipales ; il chasse de pauvres diables de moines, des religieuses, ce qui fait scandale et provoque des ressentimens comme en Vendée. Or la religion n’est pas ici abstraite, rationnelle comme en France, elle est fondée sur l’imagination, et d’autant plus vive et vivace ; infailliblement elle se retournera un jour contre le libéralisme et le Piémont. D’ailleurs l’unité de ce pays est contre nature ; par sa géographie, ses races, son passé, l’Italie est divisée en trois morceaux, elle peut tout au plus faire une fédération. Si elle se tient ensemble aujourd’hui, c’est par une force artificielle, et parce que la France fait sentinelle sur les Alpes contre l’Autriche. Vienne une guerre sur le Rhin, l’empereur ne s’amusera pas à diviser ses forces, et l’Italie alors se cassera en ses morceaux naturels.

Je réponds qu’ici la révolution n’est pas une affaire de races, mais d’intérêts et d’idées. Elle a commencé à la fin du siècle dernier, avec Beccaria par exemple, par la propagation de la littérature et de la philosophie françaises. C’est la classe moyenne, ce sont les gens éclairés qui la propagent, traînant le peuple après eux, comme jadis aux États-Unis pendant la guerre de l’indépendance. Il y a là une force nouvelle, supérieure aux antipathies provinciales, inconnue il y a cent ans, située non dans les nerfs, le sang et les habitudes, mais dans la cervelle, les lectures et le raisonnement, d’une grandeur énorme, puisqu’elle a fait la révolution d’Amérique et la dévolution française, d’une grandeur croissante, puisque les découvertes incessantes de l’esprit humain et les améliorations multipliées de la condition humaine contribuent chaque jour à l’augmenter. Suffira-t-elle à soutenir l’Italie ? C’est une question de mécanique morale, et nous ne pouvons la résoudre faute de moyens pour comparer la puissance du levier et la résistance du poids. En attendant, regardons les petits faits qui nous entourent, c’est la seule façon d’arriver à quelque évaluation approximative des forces que nous voyons, mais que nous ne mesurons pas.

Sur la route passent des conscrits en veste grise, des soldats en uniforme, parfois de jolis officiers en costume bleu, l’air élégant et brillant. Chaque petite ville a sa garde nationale : l’on voit ces gardes sur un banc de pierre, au soleil, à l’entrée de la mairie ; les rues portent les noms de Victor-Emmanuel, de Garibaldi, de Solferino. Les gens s’enivrent de leur indépendance nouvelle et parlent d’eux-mêmes avec une gloriole emphatique. Un Romain qui va en Suisse me dit : « Nous avons quatre cent mille soldats, six cent mille gardes nationaux ; dans deux ans, l’Italie sera faite, et nous serons en état de battre les Autrichiens. » Les exagérations du patriotisme et de l’espérance sont des aiguillons utiles.

A la frontière, le douanier en chef, Piémontais, ancien soldat de Grimée, déclamait et tempêtait au milieu de la nuit dans sa baraque de planches contre Antonelli, Mérode, « ces brigands, ces assassins. » Il parlait des droits des nations, des devoirs du citoyen. « L’air est mauvais ici pendant quatre mois, le pays est triste, la vie est chère, on y vit seul ; mais je sers l’Italie, je l’ai déjà servie à l’armée, et j’espère bien que l’an prochain il n’y aura plus de frontière. » Remarquez que les camarades de Hoche, sergent en 89 aux gardes-françaises, avaient le même l’on et tenaient des discours pareils.

A Foligno, dans un petit café, je veux payer avec des baïoques ; le cafetier n’en veut pas. « Non, signor, cette monnaie-là ne vaut plus rien ici ; nous ne voulons rien de Rome. Que tous les prêtres s’en aillent, que le pape aille en paradis ! Cela sera mieux pour nous. Il est malade, eh bien ! qu’il finisse vite ! » Tout cela rudement, parmi les rires de la femme et de cinq ou six ouvriers qui étaient là. — Un véritable intérieur de jacobins comme en 90.

Hier, en voiturin, trois heures de conversation avec mes deux voisins, l’un ferblantier-lampiste à Pérouse, l’autre paysan et fabricant de tuiles. Le premier est un industriel aisé ; il est allé en députation à Turin auprès de Victor-Emmanuel ; c’est un partisan passionné de l’Italie. Son fils, qui avait fait ses études et apprenait la peinture, s’est engagé, et sert avec le grade de sergent contre les brigands de Calabre. Le fabricant de tuiles a dix neveux dans l’armée. Ils ne tarissaient pas, et m’ont donné des détails infinis.

Selon eux, tout va bien. Sur vingt personnes, il y en a quinze pour le gouvernement, quatre pour le pape et un républicain. Les républicains ont tout à fait perdu pied, on les regarde comme des chimériques (fantastici). De jour en jour, les paysans se rapprochent du gouvernement ; déjà ils font la chasse aux conscrits réfractaires (renitenti) et les ramènent. Ils ont eu de la peine à s’habituer à la conscription, mais ils s’y habituent. A l’armée, les jeunes gens mangent bien, reviennent forts, allègres, avec une tournure martiale ; l’effet est étonnant sur les jeunes filles, par suite sur les jeunes gens, par suite encore sur les parens et les voisins. Sans doute aussi les impôts sont plus forts ; mais chacun travaille et profite au double. On bâtit, on répare. Spolète est toute renouvelée, on établit le gaz à Pérouse, le chemin de fer d’Ancône avance ; il y a un grand élan partout. « Tous les liards travaillent ! » (Tutti i quatrini lavorano.)

Toute la bourgeoisie est passionnée dans ce sens. Sur vingt-deux mille habitans à Pérouse, il y a quatorze cents gardes nationaux commerçans, chefs de boutique, gens bien établis et honorables. Ils font patrouille avec les soldats s’exercent, prennent de la peine et sont contens de prendre de la peine. « J’ai fait des sacrifices à mon pays, disait mon négociant, et je suis prêt à en faire encore. » Plus de rivalités provinciales ou municipales, Florence a renvoyé à Pise en signe de fraternité les chaînes de son port que jadis elle lui avait prises. J’indique un officier qui passe, et je demande si ce n’est pas là un Piémontais. — « Plus de Piémontais, nous sommes tous mêlés dans l’armée, il n’y a plus que des Italiens. »

Ils ont la confiance et les illusions de 89. Sur cette remarque que l’armée italienne n’a pas encore fait ses preuves : « Nous avons combattu à Milan en 1848 ; la ville, à elle seule, en trois jours a chassé les Autrichiens. Nous avons combattu aussi à Pérouse contre les Suisses, qui massacraient les femmes et les enfans ; j’étais à cheval alors. Il y avait une forteresse contre la ville : regardez, voici ce qui en reste, nous en faisons un musée. Non, non, nous ne craignons pas les Autrichiens. Nous avions soixante-dix mille volontaires contre eux en 1859. Encore deux ans, les paysans eux-mêmes se lèveront en masse, et nous les chasserons de Venise. » (Les sept mille volontaires sont donc soixante-dix mille ; mais le peuple est poète : plus il se gonfle, plus il s’élève.)

Même roideur anti-ecclésiastique que dans notre révolution. Selon mes deux compagnons, « les prêtres sont des coquins (birbanti) ; le gouvernement a raison de confisquer les biens des moines ; il devrait chasser tous ces gueux qui ouvertement font de la propagande contre lui. Avant 1859, ils étaient tout puissans, entraient dans les affaires domestiqués ; ils étaient jugés par un tribunal spécial et n’étaient jamais punis. A présent ils baissent la tête ; il y en a deux qui dernièrement ont été condamnés pour délits, et tout le monde a applaudi. Ils ne faisaient que du mal. Les mendians, enfans et adultes, qui nous assiégeaient à Assise, sont de leur provenance, au physique comme au moral. Ils corrompaient les femmes, entretenaient l’oisiveté par leurs aumônes, maintenaient l’ignorance ; mais aujourd’hui on répand l’instruction partout, chaque commune a son école : il y en a treize dans Assise, qui n’a que trois mille âmes. » — Un mendiant s’accrochait à notre voiture. « Va-t’en, coquin, demander aux moines ; tu as ton père parmi eux. » — L’autre, avec son sourire italien, obséquieux et fin, répondait : « Signor, no ; je ne suis pas du pays, donnez-moi quelque petite chose. »

Quantité de petits faits manifestent ce ressentiment contre le clergé. Dernièrement, à Foligno, dans une mascarade, ils ont représenté dans les rues le pape et les cardinaux ; c’étaient des sifflets, des rires, un enthousiasme bruyant et universel. — A Pérouse, à côté de San-Domenico, est un couvent de minimes dont on a fait une caserne. Les soldats, en entrant, ont percé de leurs baïonnettes les fresques du promenoir intérieur. Aujourd’hui les figures lacérées tombent en lambeaux ; c’est tout au plus si çà et là on distingue encore la forme de quelques personnages ; la fumée d’une cuisine de soldats achève de détruire le meilleur groupe. — Un quart d’heure après, à San-Pietro, un prêtre me disait d’un air triste qu’en entrant ils avaient là aussi déchiré les peintures d’une autre chapelle ; il répétait cela d’un air malheureux, humilié ; les ecclésiastiques n’ont pas ici le même ton qu’à Rome. — Ce sont là des violences comme celles de notre révolution : le laïque et la caserne remplacent sans transition l’ecclésiastique et le monastère. Cette opposition donne à penser ; elle ne cessera guère, elle n’a jamais cessé en France ; toujours la révolution et le catholicisme demeurent armés, debout et face à face. Les peuples protestans, les Anglais par exemple, sont plus heureux : Luther a réconcilié chez eux l’église et le monde. Marier le prêtre, faire de lui par l’éducation et les mœurs une sorte de laïque plus grave, élever le laïque jusqu’à la réflexion et la critique en lui livrant la Bible et l’exégèse, supprimer dans la religion la partie ascétique, imposer dans le monde la conscience morale, c’est la plus grande des révolutions modernes. Les deux esprits sont d’accord en pays protestant ; ils restent hostiles en pays catholique, et par malheur à cette hostilité on n’aperçoit pas de terme.

Un autre marchand, un officier, mon cameriere avec qui je cause, me tiennent des propos semblables. Quelle vive et complète intelligence dans ces Italiens ! Ce cameriere qui me conte son histoire, son mariage, ses réflexions sur la vie, parle, juge et raisonne comme un homme cultivé. — Un misérable guide, demi-mendiant dans une échoppe d’Assise, avait des opinions bien liées et m’expliquait en sceptique l’état du pays. « Les paysans font la chasse aux conscrits, disait-il, mais c’est par jalousie ; leurs fils ont été pris, ils veulent faire prendre les fils des autres. Allez, le riche mange toujours le pauvre, et le pauvre ne mange jamais le riche. » Facilité de conception et promptitude d’expression, un pareil peuple est tout prêt pour le raisonnement politique ; on s’en aperçoit aux cafés ; la verve et l’abondance de la discussion sont étonnantes, et le bon sens est égal. Dans cette débâcle d’une révolution générale et d’un gouvernement incertain, chaque ville s’est administrée et maintenue par elle-même.

Ils s’accordent à dire que le parti libéral fait des progrès. Selon mon jeune officier, chaque année le nombre des réfractaires diminue ; cette année, tel bourg près d’Orvieto où il tient garnison n’en a plus un seul. A Foligno, où il a vécu, on ne compte que deux ou trois vieilles familles papales ; elles sont avares, arriérées, l’une est parente d’un cardinal. Le reste de la ville est pour Victor-Emmanuel. On loue à bon marché les biens ecclésiastiques aux paysans, ce qui les réconcilie avec le gouvernement ; on finira par les leur vendre, et alors ils seront franchement patriotes. En somme, l’ennemi du nouvel établissement, c’est le clergé ; ce sont les moines réduits à quinze sous par jour, ce sont les prêtres qui conseillent aux jeunes gens de fuir la conscription et de passer la frontière romaine. — Du reste, comme presque tous les Italiens que j’ai vus, il est catholique et croyant, blâme le Diritto, journal jacobin et excessif, pense que la religion peut s’accommoder avec le gouvernement civil. Ce qu’il désapprouve, c’est l’autorité temporelle du clergé ; que les prêtres se réduisent à leurs fonctions de prêtres, administrent les sacremens et donnent l’exemple des bonnes mœurs ; une fois contenus, ils deviendront meilleurs. A Orvieto, où il vit, on attribue aux moines beaucoup d’enfans de la ville, et c’est un mal. Il admire notre clergé, qui est si décent, qui ne donne jamais de scandales ; il approuve le costume spécial que portent nos prêtres (en Italie ils ne sont tenus qu’à s’habiller de noir) ; il raille ces monsignors romains préposés aux mœurs, surveillans des théâtres, qui vont dans la loge de la première danseuse lui défendre d’avoir des caprices. Selon lui, un tel état de choses provoque les gens contre la religion elle-même. A Sienne, aux vitres des boutiques, nous venons de voir la traduction du Maudit, de la Vie de Jésus, du dernier livre de Strauss ; une gravure représentait la Vérité qui foudroie les prêtres entêtés et les hypocrites.

Mon impression de Pérouse à Sienne est que ce pays est semblable à la France. Les villageois sont à peu près aussi bien vêtus que les nôtres, ils ont plus de chevaux ; beaucoup d’entre eux sont propriétaires. L’aspect des villages et des petites villes reporte l’esprit vers notre midi. La contrée a la même structure, petites vallées et montagnes médiocres ; le sol semble aussi bien cultivé. Les anecdotes de garnison que me conte mon jeune officier, les intérieurs d’auberge et de petite bourgeoisie où je jette un regard me rappellent trait pour trait un voyage que l’an dernier j’ai fait dans le centre et le sud de la France. Pour achever la ressemblance, on voit partout sur la route des soldats en congé ou qui rejoignent leur corps ; les gens ont l’air gai, leur conversation est vive comme chez nous. Les bourgs et les petites villes ont cet aspect provincial, un peu terne, assez propre, que nous connaissons si bien. On dirait une France arriérée, sœur cadette qui grandit et se rapproche de son aînée. Si on considère ces partis qui s’y combattent, d’un côté les vieux nobles et le clergé, de l’autre les bourgeois, les commerçans, tous les gens d’éducation et de profession libérale, entre les deux les paysans que la révolution tâche d’enlever à la tradition, la ressemblance devient frappante. Pour comble, on voit par leurs discours que leur modèle est la France ; ils répètent nos anciennes idées, ils ne lisent que nos livres. Les personnes un peu cultivées savent le français, presque jamais l’anglais ou l’allemand ; notre langue seule est voisine de la leur ; d’ailleurs ils ont besoin comme nous de gaîté, d’esprit, d’agrément et même de licence ; on trouve entre leurs mains non-seulement nos bons écrits, mais nos romans de second ordre, nos petits journaux, notre basse littérature. Toutes leurs grandes réformes vont dans le même sens, ils ont imité nos monnaies et nos mesures, ils organisent une église salariée, sans biens propres, des écoles primaires, une garde nationale, et le reste.

Je sais les inconvéniens de notre système, — la suppression des grandes vies supérieures, la réduction de toute ambition et de tout esprit aux idées et aux entreprises viagères, l’abolition des fiers et hauts sentimens de l’homme élevé dans le commandement, protecteur et représentant naturel de ceux qui l’entourent, la multiplication universelle du bourgeois envieux, borné et plat, que décrit Henri Monnier, tous les tiraillemens, les vilenies, les appauvrissemens de cœur et d’intelligence, dont les pays aristocratiques sont exempts. Pourtant, telle qu’elle est, cette forme de civilisation est passable, préférable à beaucoup d’autres, assez naturelle aux peuples latins, et la France, qui est aujourd’hui la première des nations latines, l’importe avec la révolution et le code civil chez ses voisins.

Cette structure sociale consiste en ceci : un grand gouvernement central avec une forte armée, d’assez forts impôts, et un vaste cortège de fonctionnaires qui sont maintenus par l’honneur et ne volent pas ; — un morceau de terre à chaque paysan, en outre des écoles et autres facilités pour qu’il monte dans la classe supérieure, s’il en est capable ; — une hiérarchie de fonctions publiques offerte comme carrière à toute la classe moyenne, les injustices étant limitées par l’établissement des examens et des concours, les ambitions étant contenues et contentées par l’avancement, qui est lent, mais qui est sûr : — bref, le partage à peu près égal de toutes les bonnes choses, de telle façon que chacun ait son morceau, personne un très gros morceau et presque tous un petit ou médiocre, par-dessus tout cela la sécurité intérieure, une justice suffisante, la gloire et la gloriole nationales. Cela fait des bourgeois médiocrement instruits, fort bien protégés, assez bien administrés, fort inertes, dont toute la pensée est de passer de 2,000 francs à 6,000 francs de rente. En un mot, une quantité de demi-cultures et de demi-bien-êtres, vingt ou trente millions d’individus passablement heureux, soigneusement parqués, disciplinés, rétrécis, et qu’au besoin on peut lancer en corps. A prendre les choses en gros, c’est à peu près ce que les hommes ont encore trouvé de meilleur ; néanmoins il faudra voir dans un siècle l’Angleterre, l’Australie et l’Amérique.


Sienne, 8 avril.

De Chiusi à Sienne, le pays s’aplatit ; on est entré dans la Toscane : des marécages étendent dans le lointain leur verdure sale et malade. Un peu plus loin sont des collines basses, puis des coteaux grisâtres, où la vigne tord ses sarmens noirs : c’est un maigre et plat paysage de France. Une vieille cité, entourée de murailles rousses, apparaît à gauche sur une colline, et l’on entre à Sienne.

C’est une ancienne république du moyen âge, et bien souvent, dans les cartes du XVIe siècle, j’avais contemplé sa silhouette abrupte, hérissée de bastions, peuplée de forteresses, toute remplie des témoignages des guerres publiques et des guerres privées. Guerres publiques contre Pise, Florence et Pérouse, guerres privées entre les bourgeois, les nobles et le peuple, combats des rues, massacres d’hôtel de ville, bouleversemens de la constitution, exil de tous les nobles en état de porter les armes, exil de quatre mille artisans, proscriptions, confiscations, pendaisons en masse, ligues des exilés contre la ville, coups de main populaires, désespoir porté jusqu’à l’abdication de la liberté et à la soumission aux mains d’un étranger, révoltes soudaines et furieuses, clubs semblables à ceux des jacobins, associations pareilles à celles des carbonari, siège désespéré semblable à celui de Varsovie, dépopulation systématique pareille à celle de la Pologne, — nulle part la vie n’a été si tragique. De deux cent mille habitans, la cité tomba à six mille. Ce qu’il avait fallu de haines pour épuiser un peuple si vivace ne peut se dire. L’Italien féodal fut de toutes les créatures humaines la plus richement munie de volonté active et de passions concentrées, et il s’est saigné, on l’a saigné jusqu’au dernier sang de ses veines avant de le coucher dans la tranquillité monarchique. Cosme II, pour rester maître, détruisit par la faim, la guerre et les supplices cinquante mille paysans. Alors on voit dans les gravures se déployer sur la piazza républicaine les cavalcades pompeuses, les chars mythologiques, les parades et la livrée du nouveau prince. L’artiste, au bas de son dessin, se répand en adulations infinies. Les mœurs résignées, puis somnolentes, la galanterie fade, l’inertie universelle, vont s’établir. Sienne devient une ville de province, visitée par les touristes. Un ecclésiastique que je rencontre me dit que, lorsqu’il vint ici en 1821, l’immobilité et l’ignorance étaient parfaites. On mettait deux jours en vetturino pour aller de Sienne à Florence. Un noble, avant d’entreprendre ce voyage, se confessait et faisait son testament. Point de bibliothèque, aucun livre. Un jour, mon ecclésiastique, qui est savant et libéral, s’abonne à deux journaux français ; quelqu’un lui fait visite. « Comment, vous avez un journal français ! » Le visiteur touche des mains le journal français, cette chose tombée du ciel, miraculeuse. Un quart d’heure après, l’ecclésiastique va se promener ; la première personne qu’il rencontre lui dit : « C’est donc vrai ? vous avez un journal français ? » La seconde personne fait de même. Le bruit s’était répandu en un instant, comme un rayon de lumière dans une chambre de cloportes.

Une ville ainsi conservée est comme un Pompéi du moyen-âge. On monte et l’on descend dans de hautes rues étroites, pavées de dalles, bordées de maisons monumentales. Quelques-unes ont encore leur tour. Aux environs de la Piazza, elles se suivent en files, alignant leurs énormes bossages, leurs porches bas, leurs étonnantes masses de briques percées de rares fenêtres. Plusieurs palais semblent des bastions. La Piazza en est bordée, et nul spectacle n’est plus propre à mettre devant l’imagination les mœurs municipales et violentes des anciens temps ; elle est irrégulière de forme et de niveau, étrange et frappante comme toutes les choses naturelles que n’a point déformées ou réformées la discipline administrative. En face s’étale le Palazzo-Publico, massif hôtel de ville, bon pour résister aux coups de main et jeter les proclamations à la foule assemblée sur la place. On en a lancé bien des fois par ces fenêtres ogivales, et aussi des corps d’hommes tués dans les séditions, Une bordure de créneaux le hérisse ; la défense en ce temps-là se rencontre sous l’ornement. A sa gauche, une tour gigantesque élève à une hauteur prodigieuse sa forme svelte et son double renflement de créneaux ; c’est la tour de la cité qui plante à la cime son saint, son drapeau, et parle de loin aux cités voisines. Au pied, la fontaine Gaja, qui pour la première fois au XIVe siècle, parmi les cris de joie universels, apporta de l’eau sur la place publique, s’encadre sous le plus élégant baldaquin de marbre.

Le soir baissait, je ne suis entré qu’un instant dans la cathédrale. L’impression est incomparable ; celle que laisse Saint-Pierre de, Rome n’en approche point ; une richesse et une sincérité d’invention étonnantes, la plus admirable fleur gothique, mais d’un gothique nouveau, épanoui dans un meilleur climat et parmi des génies cultivés, plus serein et plus beau, religieux et pourtant sain, et : qui est à nos cathédrales ce que les poèmes de Dante et de Pétrarque sont aux chansons de nos trouvères ; un pavé et des piliers de marbre où s’étagent des assises tour à tour noires et blanches, une légion de statues vivantes, un mélange naturel de formes gothiques et de formes romaines, des chapiteaux corinthiens, des caissons et des médaillons qui portent un labyrinthe d’arceaux dorés, des voûtes plafonnées d’azur et d’étoiles. Le soleil couchant entre par les portes, et l’énorme vaisseau, avec sa forêt de colonnes, poudroie dans l’ombre au-dessus de la foule agenouillée dans les nefs, dans les chapelles, autour des piliers, La multitude fourmille indistinctement dans la noirceur profonde jusqu’au pied de l’autel, qui tout d’un coup, avec ses candélabres, ses figures de bronze, les chapes damasquinées de ses prêtres et toute la prodigue magnificence de son orfèvrerie et de ses lumières, se lève comme un bouquet de splendeurs magiques.


Sienne, 8 avril.

J’ai passé dans cette église la moitié de la journée ; on y passerait aisément la journée entière. Pour la première fois, ailleurs que dans les estampes, je vois le gothique italien, la première des deux renaissances, moins pure que l’autre, mais plus spontanée.

Au plus beau moment de leur gloire, en 1225, ils voulurent avoir une cathédrale qui fût le plus grand monument de l’Italie, et commencèrent à bâtir autour de l’ancienne en élargissant la colline qui la portait. Des craquemens se firent, et on s’inquiéta. Un concile d’architectes et de maçons ayant conseillé d’avancer, on continua ; mais des craquemens plus forts ébranlèrent les constructions nouvelles, et après un siècle de tâtonnemens et de travail[11] on en revint à la première église, qu’on se contenta d’agrandir ; on élargit la nef, et l’on bâtit le grand hexagone qui porte le dôme. A tant de hasards et de raccords joignez les disparates de style. Le portail brodé de statues hérisse au-dessus de ses trois portes trois frontons aigus, au-dessus de ses frontons trois pignons aigus, autour de ses pignons quatre clochers aigus, et toutes ces pointes sont crénelées de dentelures ; mais les portes sont des cintres romains ; la façade, malgré ses angles allongés, a des réminiscences latines ; les ornemens ne sont point un filigrane, les statues ne sont point une multitude. L’architecte aime les formes élancées qui lui viennent d’outre-mont, mais il aime aussi les formes solides que lui a léguées la tradition antique. Si à l’intérieur il assemble ses colonnes en piliers, s’il effile et contourne aux fenêtres les meneaux et les trèfles, s’il courbe la nef en ogives, il porte en haut dans l’air la rondeur aérée du dôme, il fleuronne les chapiteaux d’acanthes corinthiennes, il répand dans toute son œuvre un air de joie et de force par la bonne assiette des formes, par l’ouverture mesurée des jours, par la bigarrure luisante des marbres. Son église est chrétienne, mais d’un christianisme autre que celui du nord, moins grandiose et moins passionné, mais moins maladif et moins violent, comme si l’allégresse innée au génie italien et l’essor précoce de la culture laïque avaient tempéré la sublime folie du moyen-âge et gardaient à l’âme un espoir sur la terre en lui laissant son issue vers le ciel. À quoi bon les règles ? et comme les barrières d’écoles sont peu de chose ! Voilà des hommes qui avaient un pied dans la renaissance et un pied dans le moyen-âge, tiraillés des deux côtés, en sorte que leur œuvre ne pouvait manquer d’avorter et de se contredire. Elle n’avorte pas, et ses contradictions s’harmonisent. C’est que dans leur cœur ces deux sentimens vivaient énergiques et sincères ; cela suffit pour bien faire : la vie produit la vie.

On entre ; le même mariage d’idées reparaît dans tous les détails. Aux deux côtés de la porte, ils ont posé debout deux admirables colonnes corinthiennes ; mais ils se sont approprié la forme grecque en revêtant le fût d’une profusion de figurines nues, d’hippogriffes, d’oiseaux, de feuilles d’acanthes qui s’entrelacent en serpentant jusqu’au sommet. — Trois pas plus loin sont deux bénitiers charmans, — deux petites colonnes ornées de raisins, de figures, de guirlandes, portant chacune au sommet une coupe de marbre blanc. L’une est antique, dit-on ; l’autre doit être du commencement du XVe siècle. Les têtes et les torsions des figurines rappellent Albert Durer, les pieds et les genoux sont un peu saillans, ce sont des femmes nues les mains liées derrière le dos ; l’artiste, pour atteindre au mouvement vrai, ne craint pas de gâter un peu le sein. Ainsi se développe de Nicolas de Pise à Jacopo della Quercia toute une sculpture, art formé, déjà complet comme un enfant sain et vivant qui s’agite dans sa gaîne catholique.

Enfin voici cette célèbre chaire de Nicolas de Pise, le rénovateur de la sculpture[12]. Quoi de plus précieux que ces premières œuvres de la pensée moderne ? Ce sont là nos vrais ancêtres, et l’on veut savoir de quelle façon à cette aurore ils ont compris l’homme que nous continuons aujourd’hui ; car lorsqu’un artiste invente un type, c’est comme s’il exprimait avec des chairs et des os son idée de la nature humaine, et, cette idée une fois populaire, tout le reste suit, — Je n’ai pas de paroles pour dire l’originalité et l’abondance de l’invention qui éclatent dans cette chaire ; elle est étrange autant que belle. Les piédestaux sont des lionnes qui tiennent chacune un agneau dans leur gueule ou que leurs petits tettent : on reconnaît le fond symbolique et bizarre du moyen-âge ; mais du corps de ces lionnes partent huit petites colonnes blanches et pures qui s’épanouissent en un riche bouquet de fleurons du goût le plus neuf, et qui se rejoignent par dès trèfles portant ensemble une sorte d’arche ou de coffre à huit pans de la forme la plus simple et a plus naturelle. Sur l’entablement de chaque colonne, une femme est assise ; plusieurs ont sur la tête une couronne d’impératrice, toutes tiennent de petits enfans qui leur parlent à l’oreille. On oublie qu’elles sont de pierre, tant leur expression est vive ; elle est plus marquée que dans les antiques. Dans cette joie de l’invention primitive, on est si ravi des idées subitement entrevues qu’on y insiste avec excès ; c’est un tel plaisir que d’apercevoir pour la première fois une âme et l’attitude qui manifeste cette âme ! On n’avait pas encore beaucoup d’idées en ce temps-là, et on en étreignait plus fortement celles qu’on avait saisies. Par une nouveauté frappante, le corps, le col, la tête, un peu gros, ont une sorte de lourdeur dorique ; mais cela ne fait qu’ajouter à leur force. Au sortir des saints ascétiques et maigres, l’artiste, imitant-les bas-reliefs antiques, construit déjà la ferme charpente osseuse, les beaux membres proportionnés, la chair saine des corps de la renaissance. Dans le pays d’outre-mont, rien de pensif, de délicat, de frémissant, de finement personnel comme les physionomies et les attitudes que les artistes du nord découvriront lorsque leur génie éclora au XVe siècle[13]. Au contraire celles-ci ont la simplicité, la largeur, le sérieux des anciennes têtes païennes ; il semble que l’Italien, en ce moment où pour la première fois il ouvre la bouche, recommence le discours mâle et grave arrêté, il y a douze cents ans, sur les lèvres de ses frères de la Grèce et de ses ancêtres de Rome.

Sur les parois de la chaire, un labyrinthe de figures pressées, une longue procession octogonale, la Nativité, la Passion ; le Jugement, enveloppent le marbre de leur revêtement de marbre. Des apôtres et des vierges, assis ou debout aux encoignures, unissent et tout ensemble séparent les divers momens de la légende. Sur les rebords s’entrelace une délicate et florissante végétation de marbre, arabesques, feuillages, tout un luxe d’ornemens fins et multipliés. On se recule, étonné de cette abondance, et l’on s’aperçoit que l’on marche sur des figures. Le pavé tout entier de l’église en est incrusté ; c’est une mosaïque de personnages qui semblent tracés au crayon sur les larges dalles. Il y en a de tous les âges, depuis la naissance de l’art jusqu’à son achèvement. Personnages, processions, combats, châteaux, paysages, les pieds foulent les scènes et les hommes du XIVe siècle et des deux siècles qui ont suivi. Sans doute les plus anciennes sont raides comme des tapisseries féodales : Samson et sa mâchoire d’âne, Absalon pendu par sa chevelure, et qui ouvre de grands yeux niais, les innocens égorgés, rappellent les mannequins des missels ; mais, à mesure qu’on avance, on voit la vie pénétrer dans les membres ; Les grandes sibylles blanches sur le pavé noir ont une noblesse et une gravité de déesses. Quantité d’autres têtes frappent par leur caractère grand et ferme. L’artiste ne voit encore dans la créature humaine que la charpente générale ; il n’est pas distrait, comme nous le sommes, par la multitude des nuances, par la connaissance des infinies inflexions de l’âme et des innombrables ; brisures de la physionomie. À cause de cela, il peut faire des créatures qui par leur calme semblent supérieures aux agitations de la vie. C’est une âme primitive qui fait des âmes primitives. Au temps de Raphaël, cet art est complet, et le plus grand de ces nielleurs sur pierre, Beccafumi, a couvert de ses dessins les environs du maître-autel et le parvis de la coupole. Son Eve demi-nue, ses Israélites massacrés pour avoir épousé des Madianites, son Abraham sacrificateur, sont de superbes figures, d’une conception toute païenne, souvent avec des torses et des poses à la Michel-Ange, et encore simples. Ce n’est qu’en ce temps-là qu’on a su faire des corps[14].

Le grand homme lui-même a travaillé ici : on lui attribue une admirable petite chapelle où les figurines s’étagent, dans des nefs à coquilles, parmi de fines arabesques qui serpentent sur le marbre blanc. Ses prédécesseurs, les plus glorieux restaurateurs de l’art, l’accompagnent : au-dessous de l’autel, dans une chapelle basse, un saint Jean de Donatello, de vigoureuses figures au col tordu, aux muscles noueux, impriment dans l’esprit leur énergie et leur jeunesse. À voir ce pavé, ces murs, ces autels ainsi remplis et chargés, ces files de figures et de têtes qui montent sur les efflorescences des chapiteaux, qui s’alignent sur les frises, qui couvrent tout le champ de la vue, il est visible que les arts du dessin sont le langage spontané de cette époque, que les hommes le parlent sans effort, qu’il est le moule naturel de leur pensée, que cette pensée et cette imagination, fécondes pour la première fois, pullulent au dehors avec un enfantement inépuisable de formes, qu’elles sont comme des adolescens dont la langue se dénoue, et qui parlent trop parce qu’ils n’ont pas encore parlé.

Trop de choses belles ou curieuses, c’est un mot qui revient ici : par exemple la Libraria attenant à la cathédrale, bâtie à la fin du XVe siècle. Là sont dix fresques du Pinturicchio, l’histoire de Pie II, plusieurs figures de femmes bien chastes et bien élégantes ; mais l’œuvre est encore littérale, et sèche. Le peintre garde les costumes du temps : il représente l’empereur en robe dorée avec le luxe exagéré du moyen-âge. Pinturicchio employait Raphaël pour ses cartons. On touche ici le passage de l’ancienne école à la nouvelle : du maître à l’élève, la distance est infinie, et des yeux qui viennent de quitter le Vatican sentent cette distance.


Sienne, 8 avril.

Cette Sienne si tombée a été la première institutrice et maîtresse en matière de beau. C’est chez elle et à Pise qu’on trouve la plus ancienne école. Nicolas de Pise est Siennois par son père. Le restaurateur de la mosaïque au XIIIe siècle est Jaccopo da Turrita, un moine franciscain de Sienne. La plus vieille peinture italienne que l’on connaisse est un Jésus crucifié, aux membres effilés, à la tête penchée, dans l’église d’Assise, par Guinta, un Pisan[15]. Ici même, à San-Domenico, Guido de Sienne a peint en 1271 un doux et pur visage de madone qui dépasse déjà de beaucoup l’art mécanique de Byzance. Ce coin de la Toscane s’était dégagé avant tout le reste de l’Italie de la barbarie féodale. En 1100 déjà, Pise, la première des républiques maritimes, commerçait et guerroyait dans tout le Levant, inventait une architecture, bâtissait sa cathédrale. Un siècle plus tard, Sienne était dans sa force, accablait Florence en 1260 à la bataille de Montaperto. C’étaient de nouvelles Athènes, commerçantes et guerrières, comme l’ancienne, et le génie, le sentiment du beau, naissaient chez elles, comme chez l’ancienne, au contact des entreprises et des dangers. Enfermés dans nos grandes monarchies administratives, retenus par la longue tradition littéraire et scientifique dont nous portons la chaîne, nous ne trouvons plus en nous la force et l’audace créatrice qui alors animaient les hommes. Nous sommes opprimés par notre œuvre elle-même, nous limitons de nos propres mains notre champ d’action ; nous n’aspirons qu’à ajouter une pierre au bâtiment énorme que les générations successives construisent depuis tant de siècles. Nous ne savons pas ce que le cœur et l’esprit humains peuvent faire épanouir d’énergies actives, tout ce que la plante humaine peut pousser à la fois de racines, de branches et de fleurs sitôt qu’elle rencontre le sol et la saison dont elle a besoin. Quand l’état n’était pas une grosse machine composée de ressorts bureaucratiques et intelligible seulement pour la raison pure, mais une cité perceptible aux sens et proportionnée aux capacités ordinaires de l’individu, l’homme l’aimait non par secousses comme aujourd’hui, mais tous les jours, par toutes ses pensées, et la part qu’il prenait aux affaires publiques, élevant son cœur et son intelligence, mettait en lui les sentimens et les idées d’un citoyen, non d’un bourgeois. Un cordonnier donnait de l’argent pour que l’église de sa ville fût la plus belle ; un tisserand fourbissait le soir son épée en décidant qu’il serait non le sujet, mais un des seigneurs de la cité rivale. A un certain degré de tension, toute âme est, une corde vibrante ; il suffit de la toucher pour lui faire rendre de beaux sons. Représentons-nous cette noblesse et cette énergie répandues du haut en bas d’une cité ; dans toutes les couches ; ajoutons-y une prospérité établie et croissante, cette confiance en soi, ce sentiment de joie que l’homme éprouve en se sentant fort ; ôtons de nos yeux cet encombrement de traditions et d’acquisitions qui sont aujourd’hui notre embarras aussi bien que notre richesse ; considérons l’homme libre et livré à lui-même dans ce désert que la décadence avait fait, — et nous comprendrons pourquoi ici comme au temps d’Eschyle les arts sont nés au milieu des affaires, pourquoi un sol en friche hérissé de toutes les épines politiques a plus produit que, notre champ si bien nettoya et cadastré, pourquoi des hommes de parti, des combattans, des navigateurs, au plus fort de leurs périls, de leurs préoccupations et de leur ignorance, ont inventé et renouvelé les belles formes avec une sûreté d’instinct, une fécondité de génie que notre loisir et notre érudition ne peuvent plus atteindre aujourd’hui.

Lentement, péniblement, au-dessous de la sculpture et, de l’architecture, la peinture se développe ; c’est un art plus compliqué que les autres, il fallait du temps pour découvrir la perspective, et un paganisme plus sensuel pour sentir le coloris. À cette époque, l’homme est encore tout chrétien. Sienne est la cité de la Vierge, et se met sous sa protection, comme Athènes sous celle de Pallas ; parmi des morales et des légendes différentes, le sentiment est le même, et le saint local correspond au dieu local. Quand Duccio, en 1311, eut achevé sa madone, le peuple, dans sa joie, vint la prendre à son atelier et la porta en procession à l’église ; les cloches sonnaient, et beaucoup d’assistans tenaient des cierges dans leur main. Le peintre écrivit sous son tableau : « Mère sainte de Dieu, donne la paix aux Siennois ; donne la vie à Duccio, puisqu’il t’a peinte comme voici[16]. » Sa Vierge témoigne d’une main encore maladroite et ressemble aux peintures de missel ; mais autour d’elle et de l’enfant qu’elle tient dans ses bras, plusieurs têtes de saintes sont déjà singulièrement belles et calmes. Vingt-sept compartimens, toute l’histoire du Christ placée dans la chapelle qui fait face, les accompagnaient. Le ciel est d’or, et des auréoles d’or enveloppent toutes les figurines. Dans cette lumière, les personnages presque noirs semblent une vision lointaine, et quand autrefois ils étaient sur l’autel, le peuple agenouillé, qui entrevoyait de loin leur grave ordonnance, devait ressentir le trouble mystérieux, la sublime anxiété de la foi chrétienne devant ces ombres humaines profilées par multitudes sur la clarté du jour éternel.

A l’Institut des Beaux-Arts sont lest tableaux de Duccio, des contemporains, des successeurs de l’école, toute la suite des vieux maîtres de Sienne, presque tous tirés des couvens. Avec leurs ongles et leurs ciseaux, les nonnes ont dans ces peintures arraché les yeux des démons, déchiré le visage des persécuteurs. Peu de progrès ; le tableau est encore un objet de religion plutôt que d’art : on le comprend de reste par ces mutilations naïves. C’est à l’hôtel de ville de Sienne que cette peinture est le plus parlante. Un musée n’est jamais qu’un muséum, et les œuvres de l’art comme les œuvres de la nature perdent la moitié de leur vie quand on les tire de leur milieu. Il faut les voir avec leurs alentours dans le grand mur dont ils peuplaient la nudité ; devant la fenêtre ogivale qui les éclairait, dans les salles où siégeaient des magistrats habillés comme leurs personnages. On passerait deux mois dans ce palais à étudier les mœurs féodales sans épuiser toutes les idées qu’il peut fournir : figures et costumes, jeunes chevaliers et vieux sergens d’armes, ordonnances de batailles et processions religieuses. Terne, sérieux et même sombre, raide et raidi, voilà les mots qui viennent à la pensée. C’est le XIVe siècle qui s’est fixé ici dans les peintures, et l’on y sent la présence continue de la lutte, l’arrêt force au sein du danger, l’effort infructueux vers une beauté plus épanouie et vers une harmonie plus libre. C’est l’âge des horribles guerres intestines, des condottieri et des Visconti, des supplices calculés et des tyrannies atroces, de la foi chancelante et du mysticisme croulant, de la renaissance entrevue, essayée et avortée. Avec ses contes tragiques, sceptiques, sensuels, recouverts de périodes cicéroniennes, Boccace en donne l’image vraie[17].

Là sont les personnages et les aspirations du temps. Simone Memmi, le peintre de Laure et l’ami de Pétrarque, a peint dans la salle du grand conseil la Vierge sous un baldaquin, entourée de saints ; têtes gravés et nobles dans le goût de Giotto, et in peu plus loin Guido Ricci, un capitaine du temps, sur son cheval caparaçonné, figure réelle. La peinture devient laïque[18]. Un des Lorenzetti a entassé près de là des chocs d’armures, des batailles de peuples, et Spinella Spinelli, dans la salle des prieurs, a représenté la victoire d’Alexandre II sur Frédéric Barberousse, l’empereur étendu sur le dos devant le pape[19], des combats de vaisseaux, des processions de troupes. La peinture devient historique et réaliste. — Ambrogio Lorenzetti, dans la salle des archives, a figuré le bon et le mauvais gouvernement[20], défilé de grands personnages au-dessous d’une femme couchée, déjà belle, drapée dans une robe blanche, avec une branche de laurier sur ses cheveux blonds, tout cela d’après cet Aristote si maudit par Pétrarque, si cher aux libres penseurs qui se multipliaient. La peinture devient philosophique. — J’en passe quantité d’autres où le goût de la vie réelle, de l’histoire locale, de la science antique, toutes les approches de renaissance sont visibles ; mais ils ont beau faire, ils n’y arrivent point, ils restent à la porte. Une sainte Barbe par Mattéo de Sienne en 1478, à l’église Saint-Dominique, suave et pure, mais sans relief et entourée d’or, n’est encore qu’une figure hiératique. Et Léonard de Vinci a déjà vingt-six ans ! Comment comprendre un si long arrêt ? D’où vient que depuis Giotto, parmi tant de tâtonnemens, les peintres ne parviennent pas à mettre sur leur toile un corps solide, de chair vivante ? Qui a pu les retenir à mi-chemin, malgré tant d’efforts, après un premier élan si universel et si heureux ? La question devient irrésistible lorsqu’on regarde dans ce même palais, à l’Institut des Beaux-Arts, à San-Domenico, les fresques d’un peintre complet, Sodoma, un contemporain de Raphaël, le principal maître du pays. Son Christ flagellé est un superbe torse nu, vivant et souffrant de gladiateur antique ; sa Sainte Catherine en extase, sa Sainte entre deux saints sous un portique clair, toute sa peinture rejette à l’instant l’autre dans la région indéterminée des êtres inachevés, insuffisans, non viables. Encore une fois, pourquoi les hommes, ayant trouvé la peinture, ont-ils passé cent cinquante ans les yeux fermés sans apercevoir le corps ? Il faut voir Florence et Pise.


Florence, 10 avril.

J’ai passé ma première journée aux Uffizi ; mais tu n’exiges point que je t’en parle maintenant. Il ne faut pas que j’éparpille mon impression ; j’ai déjà bien assez de peine à la rendre. Quelle tâche tu m’as donnée, et quelle tâche j’ai entreprise ! Voilà vingt fois que je perds courage, et pourtant je t’écris toujours. Essaie, et tu verras si avec des paroles on peut représenter les formes corporelles. L’écriture est une chose morte, bonne au plus pour le raisonnement et le récit ; quand il faut décrire, elle faiblit, tâtonne et n’atteint que le vague. Je sors d’un musée ou d’un monument les yeux pleins de couleurs et de formes, et le soir, en écrivant, j’en ai encore la mémoire comblée et assiégée ; mais quand je me relis !… Il ne faut pas se relire.

Dès le lendemain, je suis donc allé à Pise tout rempli de la question sur laquelle j’avais quitté Sienne. Il n’y a que ces sortes de choses qui occupent en voyage. On marche enveloppé de son idée, et on ne s’inquiète pas du restée. Il me semble qu’on fait deux parts de soi : d’un côté, un animal inférieur, une espèce de domestique machinal et nécessaire qui mange pour vous, boit pour vous, marche sans que vous le sachiez, s’arrange à l’auberge et dans les voitures, supporte, sans que vous les sentiez, les désagrémens, les petits tiraillemens, les platitudes de la vie, et fait tout ce qui concerne son état ; de l’autre côté, un esprit qui se hausse et se tend tout le jour avec une curiosité véhémente, remué, traversé d’idées ébauchées, renversées, renaissantes, pour comprendre les sentimens des grands hommes et des vieilles époques. Pourquoi ont-ils senti de cette façon ? Est-il vrai qu’ils aient senti de cette façon ? Et de questions en questions, au bout d’une semaine, on les entend, on les voit face à face, oubliant le domestique qui devient maladroit et fait négligemment son service. Cela m’est bien égal alors, et à toi aussi ; mais je bavarde ; nous allons à Pise.

Paysage toscan, agréable et noble. Les blés en herbe sont éblouissans de fraîcheur ; au-dessus d’eux s’ordonnent des files d’ormeaux chargés de vignes, bordant la rigole qui les arrose. La campagne est un verger que les eaux aménagées viennent fertiliser, On voit ces eaux venir abondamment des montagnes et se tordre bleues et limpides sur leur lit trop large de cailloux blancs. Partout des traces de prospérité. Le versant des montagnes est piqué de mille petits points blancs ; ce sont des maisons de campagne et de plaisance ; elles sont là dans leur bouquet de châtaigniers, d’oliviers et de pins. On voit des marques de goût, de bien-être dans celles qu’on aperçoit en passant ; les fermes elles-mêmes ont un portique au rez-de-chaussée ou au premier étage pour prendre le frais le soir. Tout produit ; la culture monte haut dans la montagne, et se continue çà et là par la forêt primitive. L’homme n’a point réduit la terre à un squelette décharné ; il lui a conservé ou renouvelé son revêtement de verdure. Quand le train s’éloigne, ces étages de terrains chacun avec sa culture et sa teinte, plus loin la bordure pâle et vaporeuse des montagnes, entourent la plaine comme d’une guirlande. L’effet n’est point celui du grandiose, mais d’une beauté harmonieuse, mesurée et heureuse.

Pour la première fois en Italie je vois un vrai fleuve dans une vraie plaine ; l’Arno, jaune, et troublé, roule entre deux longues rangées de maisons ternes. Triste ville, négligée, maigrement peuplée, inerte, qui rappelle une de nos villes tombées ou laissées de côté par la civilisation qui se déplace, Aix, Poitiers, Rennes : c’est Pise.

Il y a deux Pise : l’une où l’on s’est ennuyé et où l’on a vivote provincialement depuis la décadence, c’est toute la ville, moins un coin écarté, l’autre est ce coin, sépulcre de marbre, où le Dôme, le Baptistère, la Tour penchée, le Campo-Santo, reposent silencieusement comme de belles créatures mortes. La véritable Pise est là, et dans ces reliques d’une vie éteinte on aperçoit un monde.

Une renaissance avant la renaissance, une seconde pousse presque antique de la civilisation antique, un précoce et complet sentiment de la beauté saine et heureuse, une primevère après une neige de six siècles, voilà les idées et les paroles qui se pressent dans l’esprit Tout est marbre et marbre blanc dont la blancheur immaculée luit dans l’azur. Partout de grandes formes solides, le Dôme, le mur plein, les étages équilibrés, la ferme assiette du massif rond, ou carré ; mais par-dessus ces formes renouvelées de l’antique, comme un feuillage délicat sur un vieux tronc qui reverdit, ils étendent leur invention propre, un revêtement de colonnettes sur montées d’arcades, et l’originalité, la grâce de cette architecture ainsi renouvelée ne peuvent s’exprimer.

Ce qu’il y a de rare et de plus difficile dans les arts, c’est la découverte d’un type d’architecture ; les Grecs, le moyen-âge, en ont trouvé un complet ; la Rome impériale, le XVIe siècle, le XVIIe, en ont produit chacun un demi. Pour rencontrer d’autres types, il faut sortir de notre Europe et de notre histoire, considérer l’Égypte, la Perse, l’Inde ou la Chine. D’ordinaire ils témoignent d’une civilisation complète, d’une transformation profonde de tous les instincts et de toutes les habitudes. En effet, pour changer l’idée d’une chose aussi générale que la forme, quel changement doit s’opérer dans la tête humaine ! Les révolutions en peinture, et en littérature sont bien plus fréquentes, bien plus aisées, bien moins significatives. Les figures tracées sur la toile et les caractères représentés dans un livre changeront cinq ou six fois chez un peuple avant que son architecture se renouvelle. La masse à remuer est trop grosse, et au XIe siècle, au temps, de nos premiers rois capétiens, Pise la remue sans effort.

Il y eut alors une aurore, comme en Grèce au VIe siècle, Tout jaillit d’un élan comme la lumière à la première heure. « Les Pisans, dit Vasari, étant au sommet de leur grandeur et de leur avancement, seigneurs de la Sardaigne, de la Corse et de l’île d’Elbe, et leur cité étant pleine de grands et puissans citoyens, rapportaient des lieux les plus éloignés des trophées et dépouilles infinies. », A Byzance, en Orient, dans les vieilles cités encore remplies de ruines de l’élégance grecque et de la magnificence romaine, parmi les Juifs et les Arabes, leurs visiteurs et leurs chalands, au contact des idées étrangères, le jeune peuple surgissait et démêlait sa pensée propre, comme autrefois les cités grecques au contact de la Phénicie, de Carthage, des Lydiens et de l’Égypte. En 1063, pour honorer la Vierge qui leur avait donné la victoire sur les Sarrasins de Sardaigne, ils commencèrent à bâtir le Dôme.

C’est une basilique presque romaine, je veux dire un temple surmonté d’un autre temple, ou, si vous l’aimez mieux, une maison ayant son pignon pour façade, et ce pignon coupé à la cime pour porter une autre maison plus petite. Cinq étages de colonnes revêtent toute la façade de leurs portiques superposés. Deux à deux, elles s’accouplent pour porter de petites arcades ; toutes ces jolies créatures de marbre blanc sous leur arcade noire forment le peuple aérien le plus gracieux et le plus inattendu. Nulle part ici on ne sent percer la douloureuse rêverie du moyen-âge septentrional ; c’est la fête d’une jeune nation qui s’éveille, et, dans la joie de sa richesse récente, célèbre ses dieux. Elle a ramassé des chapiteaux, des ornemens, des colonnettes entières, sur les côtes lointaines où ses guerres et son commerce l’ont conduite, et ces fragmens anciens entrent dans son œuvre sans disparate, car elle la coule instinctivement dans l’ancien moule et ne la développe que par un grain de fantaisie, du côté de la finesse et de l’agrément. Toutes les formes antiques reparaissent, mais remaniées dans le même sens par la vive originalité nouvelle. Les colonnes extérieures du temple grec se sont réduites, multipliées, élevées en l’air, et du soutien ont passé à l’ornement. Le dôme romain ou byzantin s’est effilé, et sa pesanteur, naturelle s’allège sous sa couronne de fines colonnettes à mitre ornementée qui le ceignent par le milieu de leur délicat promenoir. Aux deux côtés de la grande porte, deux colonnes corinthiennes se recouvrent d’un luxe de feuillages, de calices, d’acanthes épanouies ou tordues, et du seuil on voit l’église avec ses files de colonnes croisées, avec ses entre-croisemens de marbres blanc et noir, avec sa multitude de formes sveltes, et brillantes, monter comme un autel de candélabres. Une âme nouvelle apparaît ici, une sensibilité plus fine, non pas excessive, bouleversée, comme dans le nord, et qui pourtant ne se contente point de la simplicité grave de la robuste nudité de l’architecture antique. C’est une fille de la madone païenne bien portante et gaie, mais plus femme que sa mère.

Elle n’est pas encore adulte, sûre de toutes ses démarches ; elle commet des gaucheries. Au dehors, les façades latérales sont monotones. Au dedans, la coupole est un entonnoir renversé, de forme étrange et désagréable. La liaison des deux bras de la croix est déplaisante, et quantité de chapelles modernisées empêchent le plaisir d’être pur comme à Sienne. Au second regard cependant, tout cela s’oublie, et l’ensemble reparaît. Quatre rangs de colonnes corinthiennes surmontées d’arcades partagent l’église en cinq nefs et font une forêt. Une seconde allée, aussi richement peuplée, traverse en croix la première, et au-dessus de cette belle futaie des files de colonnes plus petites, se prolongent et s’entre-croisent pour porter en l’air le prolongement et l’entre-croisement de la quadruple galerie. Le plafond est plat ; les fenêtres sont petites, sans vitraux pour la plupart ; elles laissent aux murs la grandeur de leur masse et la solidité de leur assiette, et parmi ces longues lignes droites et simples, dans ce jour naturel, les innombrables fûts luisent avec la sérénité d’un temple antique.

Non pas un temple antique tout à fait, et c’est là le charme étrange : au fond du chœur, un grand Christ en robe dorée, avec la Vierge et un autre saint plus petit, occupe tout le creux de l’abside[21]. Sa figure est triste et douce : sur ce fond d’or, dans la pâleur du jour affaibli, il apparaît comme une vision. Certainement quantité de peintures et de constructions au moyen-âge correspondaient au besoin d’extase, D’autres débris indiquent la décadence et la barbarie profonde d’où l’on sortait. Il reste une des anciennes portes de bronze couverte de bas-reliefs en bronze informes et horribles. Voilà, ce que les descendans des statuaires gardaient de la tradition antique, ce que l’esprit humain était devenu dans le chaos du Xe siècle, au temps des invasions hongroises, de Marozzia et de Theodora : figures tristes, mornes, étriquées, cassées, mécaniques, Dieu le père et six anges, trois d’un côté, trois de l’autre, penchés avec le même angle comme des capucins de cartes ; les douze apôtres rangés en file, six par devant, six dans les vides intermédiaires, comme ces ronds munis de trous figurant les yeux et d’appendices figurant les bras que les enfans barbouillent sur leurs cahiers d’orthographe. Par contre, les portes d’entrée, sculptées par Jean de Bologne[22], sont pleines de vie : des feuilles de rosier, de vigne, de néflier, d’oranger, de laurier, avec leurs baies, leurs fruits et leurs fleurs, parmi des oiseaux, des animaux, serpentent, encadrant des groupes, des figures animées, élancées, d’une grande tournure. Cette abondance de formes vraies et vivantes est propre au XVIe siècle ; il a découvert la nature en même temps que l’homme. Entre ces deux portes, il y a le travail de cinq siècles.

Rien à dire sur le Baptistère et la Tour penchée ; c’est la même idée, le même goût, le même style. L’un est un simple dôme isolé, l’autre un cylindre, chacun avec un revêtement de colonnettes. Et pourtant chacun a sa physionomie parlante et distincte ; mais la parole et l’écriture emploient trop de temps, et il faudrait trop de termes techniques pour marquer les nuances. Je note seulement cette inclinaison de la tour. On suppose qu’à demi construite, elle s’est infléchie, et que les architectes ont continué, puisqu’ils ont continué, cette inclinaison ne les choquait qu’à demi. En tout cas, il y a d’autres tours penchées en Italie, à Bologne par exemple ; volontaire ou demi-volontaire, cette bizarrerie, cette recherche du paradoxe, cet abandon à la fantaisie, sont un des traits du moyen-âge.

Au centre du Baptistère est un superbe bassin à huit pans ; chacun de ces pans est incrusté d’une riche fleur compliquée, tout épanouie, et chaque fleur est différente. Alentour, de grandes colonnes corinthiennes font cercle, portant des arcades à plein-cintre ; la plupart sont antiques et ornées de bas-reliefs antiques ; Méléagre, avec ses chiens aboyans et les torses nus de ses compagnons, assiste aux mystères chrétiens. — Sur la gauche s’élève une chaire pareille à celle de Sienne, premier ouvrage de Nicolas de Pise[23], simple coffre de marbre posé sur des colonnes de marbre et revêtu de sculptures. Le sentiment de la force et de la nudité antique s’y déploie en traits éclatans. Le sculpteur a compris l’assiette et les torsions des corps. Ses figures, un peu massives, sont grandes et simples, souvent il retrouve les tuniques et la forme plissée du costume romain ; lin des personnages nus, une sorte d’Hercule qui porte un lionceau sur ses épaules, à la poitrine large et les muscles agissans qu’aimaient les sculpteurs du XVIe siècle. Quel changement dans la civilisation humaine, quelle accélération, si ces restaurateurs de l’ancienne beauté, si ces jeunes républiques du XIIe et du XIIIe siècle, si ces inventeurs précoces de la pensée moderne avaient été livrés à eux-mêmes comme les anciens Grecs, s’ils avaient suivi leur pente naturelle, si la tradition mystique ne s’était point rencontrée pour borner et faire dévier leur effort, si le génie laïque s’était développé chez eux, comme jadis en Grèce, parmi des mœurs libres, rudes et saines, et non pas, comme deux, cents ans plus tard, au milieu de l’asservissement et des corruptions de la décadence !

Le dernier de ces édifices, le Campo-Santo, est un cimetière dont la terre, rapportée de Palestine, est sainte. Quatre grands murs de marbre poli l’entourent de leur paroi blanche et pleine. Au dedans, une galerie carrée fait promenoir et ouvré sur la cour par des arcades treillissées de fenêtres ogivales. Elle est remplie de monumens funèbres, bustes, inscriptions, statues de toute forme et de tout âge. Rien de plus noble et de plus simple. Une charpente de bois sombre soutient la voûte. En face monte un dôme, et l’arête nue des toits coupe le cristal du ciel. Aux angles, quatre cyprès remuent, paisiblement effleurés par la brise. L’herbe pousse dans la cour avec une fraîcheur et un luxe sauvages. Çà et là une fleur grimpante enlacée autour d’une colonne, un petit rosier, un buisson, luisent sous une ondée de soleil. Nul bruit, le quartier est désert ; seulement de loin en loin l’on entend la voix d’un promeneur qui retentit comme sous une voûte d’église. C’est le vrai cimetière d’une cité libre et chrétienne ; on était bien ici devant les tombes des grands hommes pour penser à la mort et à la chose publique.

Tout le pourtour intérieur est couvert de fresques ; la peinture du XIVe siècle n’a pas d’ossuaire plus complet. Les deux écoles de Florence et de Sienne s’y sont réunies, et c’est un spectacle étrange que celui de leur art incertain entre deux tendances, arrêté dans son impuissance comme une chrysalide immobile qui n’est plus chenille et n’est pas encore papillon. L’ancien sentiment du monde divin s’est affaibli, et le sentiment nouveau du monde naturel est encore faible, A droite de la porte d’entrée, Pietro d’Orvieto a peint un Christ énorme qui, sauf les pieds et la tête, disparaît presque entier sous un disque immense représentant la figure du monde et sous l’enroulement des sphères ; c’est l’esprit de la symbolique primitive. Tout à côté, dans son histoire de la création et du premier couple, Adam et Eve sont des corps bien nourris et pleins, gros, patauds, réels, visiblement copiés d’après le nu. Un peu plus loin, Abel et Caïn dans leurs peaux de bêtes ont des figures vulgaires prises sur le vif dans une rue et dans une rixe. Les pieds, les jambes, l’ordonnance, restent barbares, et ce réalisme ébauché n’aboutit pas. — De l’autre côté, et avec les mêmes disparates, une grande fresque de Pietro Lorenzetti représente la vie ascétique. Ce sont quarante ou cinquante scènes dans le même tableau : un ermite lisant, un autre dans un rocher creux, un autre juché dans un arbre, celui-ci qui prêche vêtu de ses cheveux, celui-là tenté par une femme, battu par le diable. Quelques grosses têtes à barbe grise ou blanche ont bien la lourdeur rustique de campagnards froqués ; mais les paysages, les accessoires, même la plupart des figures, sont grotesques ; les arbres sont des plumeaux, les rochers et les lions semblent sortir d’une ménagerie à cinq francs. — Plus loin, Spinello d’Arezzo a peint l’histoire de saint Éphèse. Ses païens, demi-Romains et demi-chevaliers, ont des armures antiques arrangées et coloriées dans le goût du moyen-âge. Beaucoup de gestes sont vrais dans ses batailles, tel homme renversé sur la face, tel autre empoigné par la barbe. Plusieurs figures sont du temps : tel joli page vêtu de vert et tenant l’épée, tel fin damoiseau au justaucorps bleu, aux souliers pointus, aux mollets bien dessinés : l’observation, l’agencement, la recherche de l’intérêt et de la variété dramatique, commencent, mais ne font que commencer, et les terrains sont en carton-pierre. Le relief, la flexibilité, le mouvement, la riche vitalité de la chair ferme, le sentiment de la structure équilibrée et des innombrables lois qui soutiennent les choses naturelles est encore loin : c’est de l’imagerie qui veut devenir et ne devient pas de la peinture.

Rien de plus net pour montrer cet état ambigu des esprits qu’une fresque placée près d’un angle, le Triomphe de la Mort par Orcagna[24]. Au pied d’une montagne arrive une cavalcade de seigneurs et de dames ; ce sont des contemporains de Froissard : ils ont les chaperons, les hermines, les robes voyantes et bariolées du temps, les faucons, les petits chiens, tout l’appareil que Valentine Visconti allait trouver chez Louis d’Orléans. Les têtes ne sont pas moins réelles : telle fine et délicate châtelaine à cheval, sous son voile, est une vraie dame du moyen-âge, mélancolique et pensive. Ces puissans et ces heureux du siècle aperçoivent tout d’un coup les cadavres de trois rois, aux trois degrés de la pourriture, chacun dans sa tombe ouverte, l’un enflé, l’autre fourmillant de vers et de serpens, l’autre montrant déjà ses os de squelette. Ils s’arrêtent et tressaillent : un d’eux se penche sur le col de son cheval pour mieux voir, un autre se bouche le nez ; c’est une moralité, comme celles qu’on jouait alors sur les théâtres. L’artiste veut donner une instruction au public, et à cet effet, autour du groupe principal, il entasse tous les commentaires possibles. Au sommet de la montagne sont des moines dans leurs ermitages, l’un lisant, l’autre trayant une biche ; — parmi les bêtes du désert, une grue, une belette. Bonnes gens qui regardez, voici la vie contemplative et chrétienne, la sainte vie dédaignée par les puissans du monde ; mais la mort est là qui rétablit l’équilibre : on la voit venir, la vieille camarde en cheveux gris ; une faux dans la main, elle s’avance pour frapper les heureux, les voluptueux, des dames, de jeunes seigneurs gras et frisés qui se divertissent dans un bosquet. Par une ironie cruelle, elle fauche ceux qui la craignent et délaisse ceux qui l’implorent ; une troupe de manchots, de boiteux, d’aveugles, de mendians, l’appelle en vain ; sa faux n’est pas pour eux. Ainsi va ce misérable monde, tout caduc et lugubre, et le terme vers lequel il roule est plus lugubre encore. C’est la destruction universelle, la fosse béante où chacun à son tour et tous pêle-mêle vont s’engloutir. Reines, rois, papes, archevêques, avec leurs mitres et leurs couronnes, gisent amoncelés, et leurs âmes, de petits enfans nus, sortent des corps pour entrer dans l’éternité terrible. Quelques-unes sont recueillies par les anges, mais la plupart sont saisies par les démons, hideuses et ignobles figures, corps de chèvres et de chenilles, oreilles de chauves-souris, gueules et griffes de chats, meute grotesque qui gambade autour de sa curée : singulier mélange de passion dramatique, de philosophie douloureuse, d’observation exacte, de trivialité maladroite et d’impuissance pittoresque !

La fresque voisine, le Jugement dernier, est pareille. Plusieurs figures ont une expression de désespoir et de stupeur extraordinaire ; tel ange accroupi au centre, les yeux grands ouverts, qui, raidi d’horreur, regarde les justices éternelles, tel solitaire velu qui se rejette violemment en arrière, les bras tendus, pour se rappeler au Christ intercesseur, une femme damnée qui s’accroche convulsivement a une autre. Mais tous ces personnages ne sont que des figures de papier découpé, les corps sont posés en raies d’oignons, mécaniquement, sur cinq rangs de hauteur, les âmes sortent d’un plancher d’opéra à trous carrés ; l’art est aussi insuffisant que le sentiment est profond, et, sitôt que le sentiment fait défaut, l’insuffisance devient platitude et barbarie.

On s’en aperçoit tout à côté, dans l’Enfer de Bernardo Orcagna, qui complète l’œuvre de son frère. André. C’est une fosse à compartimens, arrangée pour faire peur aux petits enfans. Au centre, un grand Satan vert de cuivre ardent, avec une tête de bouc, rôtit les âmes dans sa fournaise intérieure ; on les voit sortir par les fissures. Tout alentour, dans un pêle-mêle de flammes et de serpens, des poupées nues sont aux mains de petits diables velus qui les écorchent, leur dévident les entrailles, les démembrent, leur arrachent la langue, les mettent à la broche comme des volailles ; c’est une marmite de tripier. — Un monde poétique d’où la poésie s’est retirée, une tragédie sublime qui devient une parade, de bourreaux et un atelier de tortures, voilà ce que tous ces Dante sans talent fabriquent sur les murailles. Avec les scandales des papes d’Avignon et les tiraillemens du schisme, le grand âge de la foi chrétienne a fini ; la scolastique meurt, et Pétrarque la raille. Tout au plus quelques accès de ferveur maladive, les flagellans en France, les pénitens blancs en Italie, les visions de sainte Catherine et l’autorité de saint Bernardin à Sienne, plus tard la dictature évangélique de Savonarole à Florence, indiquent les palpitations rares et violentes d’une vie qui s’en va. Les hérétiques d’Allemagne et d’Angleterre ébranlent l’église ; les averrhoïstes d’Italie ébranlent la religion, et de toutes parts le mysticisme, qui avait soutenu la religion et ennobli l’église, se décrépit et tombe. Pétrarque, le dernier des adorateurs platoniques, traite ses sonnets comme un amusement, s’emploie à restaurer l’antiquité, à découvrir des manuscrits, à écrire des vers et de la prose latine, et l’on voit commencer avec lui la longue suite des humanistes qui vont importer en Italie la culture païenne. Cependant la littérature populaire change de ton : les historiens hommes d’affaires, les conteurs prosaïques et amusans, les Villani, Sacchetti, le Pecorone, Boccace, mettent la conversation gaie ou pratique à la place de la poésie sublime et rêveuse. Le sérieux baisse, on veut s’amuser ; les poèmes de Boccace sont des romans d’aventures descriptifs et galans, et autour de lui, en France et en Angleterre, s’étale dans les chroniqueurs et dans les poètes le défilé interminable des cavalcades chevaleresques, des somptuosités princières, des bavardages d’amour. Il n’y a plus de grande idée sévère qui puisse soulever l’enthousiasme des hommes. Au milieu des guerres et des dislocations désastreuses qui entre-choquent ou démantellent les états, ceux qui portent leurs regards au-delà des bombances et des pompes seigneuriales n’aperçoivent, pour maîtriser les hommes, que la Fortune, « monstrueuse image, la face cruelle et terrible, avec cent mains, les unes qui élèvent les hommes en de hauts rangs de dignité mondaine, les autres qui les empoignent durement pour les précipiter ; » à côté d’elle, la Mort aveugle, « qui brise tout en poussière, rois et chevaliers, empereurs et papes, maint seigneur qui vivait pour le plaisir, mainte aimable dame et maîtresse de chevalier qui crie haut et défaille dolente[25]. » Ces paroles d’un contemporain semblent une description de la fresque d’Orcagna. En effet, la même impression s’enfonce alors dans toutes les âmes : amer sentiment de l’instabilité et de la misère humaines, observation ironique de la vie courante et des sentimens mondains, émancipation du jugement laïque enfin dégagé de l’illusion mystique et des sens longtemps refrénés qui cherchent le plaisir, qu’y a-t-il autre chose dans Boccace ? Il met la mort à côté de la volupté, les détails atroces de la peste à côté des gaillardises d’alcôve. C’est bien là l’esprit du temps, et je crois enfin toucher ici la cause qui si longtemps en Italie barra la voie à la peinture, pendant cent cinquante ans elle demeura, comme la littérature, si immobile après le vif élan de ses premiers pas ; c’est que l’esprit public était arrêté comme elle. Les sentimens mystiques s’attiédissant, elle n’était plus assez soutenue pour exprimer la pure vie mystique. Les sentimens païens n’étant qu’ébauchés, elle n’était pas assez développée pour représenter la large vie païenne. Elle quittait son premier chemin et restait encore au seuil du second. Elle abandonnait les figures idéales, les physionomies innocentes ou ravies, les glorieuses processions d’âmes incorporelles rangées comme des ombres sur la splendeur du jour divin. Elle descendait sur la terre, esquissait des portraits, des costumes contemporains, des scènes intéressantes, exprimait des sentimens dramatiques ou usuels ; elle parlait non plus à des moines, mais à des laïques. Ces laïques, il est vrai, avaient encore un pied dans le cloître, et il fallait de longues années pour que leurs admirations et leurs sympathies, suspendues autour du monde surnaturel, vinssent rallier autour du monde naturel leur faisceau et leur effort. Il fallait que par degrés la vie terrestre s’ennoblît à leurs propres yeux jusqu’à leur sembler la seule importante et la seule véritable. Il fallait qu’une transformation universelle et insensible les intéressât aux lois et aux proportions réelles des choses ; à la structure anatomique du corps, à la vitalité des membres nus, à l’épanouissement de la joie animale, au triomphe de la force virile. Alors seulement ils pouvaient comprendre, suggérer et réclamer la perspective exacte, le modelé solide, la couleur brillante et fondue, la forme harmonieuse et hardie, toutes les parties de la peinture complète, et cette glorification de la beauté physique qui a besoin d’âmes appropriées pour atteindre son achèvement et rencontrer son écho.

Ils mirent un siècle et demi à faire ce grand pas, et la peinture, comme une ombre qui accompagne le corps, imita fidèlement les incertitudes de leur démarche par la lenteur de ses progrès. Au milieu du XVe siècle, Parro Spinelli, Lorenzo Bicci, répètent fidèlement le style grotesque ; Fra Angelico, conservé dans le cloître comme une fleur précieuse dans une serre, atteint encore les plus pures visions mystiques ; même chez son élève Gozzoli, qui a revêtu ici de ses fresques tout un pan de muraille, on aperçoit comme un confluent de deux âges, les dernières eaux du courant chrétien sous le débordement du fleuve païen. Pendant ces deux cents années, des peintures innombrables sont venues peupler la nudité des églises et des monastères ; ce temps écoulé, on les a dédaignées ; elles sont tombées avec les crépis ; des maçons les ont grattées, elles ont disparu sous le badigeon, des restaurateurs les ont refaites. Ce qui en demeure n’est qu’un débris, et c’est de nos jours seulement que l’attention et l’intérêt se sont reportés sur elles ; les antiquaires ont creusé jusqu’à la couche géologique qui les a portées, et nous voyons en elles aujourd’hui les restes d’une flore insuffisante étouffée par l’envahissement d’une végétation plus forte. — Les yeux se relèvent alors et retrouvent devant eux les quatre édifices de la vieille Pise solitaires sur une place où l’herbe pousse et la pâleur mate des marbres profilés sur le divin azur. Que de ruines, et quel cimetière que l’histoire ! Que de palpitations humaines dont il ne reste d’autre trace qu’une forme imprimée dans un morceau de pierre ! Quel sourire indifférent que celui du ciel pacifique, et quelle cruelle beauté dans cette coupole lumineuse étendue tour à tour sur les générations qui tombent, comme le dais d’un enterrement banal ! On a lu ces idées-là dans les livres, et avec la superbe de la jeunesse on les a traitées de phrases ; mais quand l’homme a parcouru la moitié de sa carrière, et que, rentrant en lui-même, il compte ce qu’il a étouffé de ses ambitions, ce qu’il a arraché de ses espérances, et tous les morts qu’il porte enterrés dans son cœur, la magnificence et la dureté de la nature lui apparaissent ensemble, et le sourd sanglot de ses funérailles intérieures lui fait entendre une lamentation plus haute, celle de la tragédie humaine qui se déploie de siècle en siècle pour coucher tant de combattans dans le même cercueil. Il s’arrête, sentant sur sa tête, comme sur celle des autres, la main des puissances fatales, et comprend sa condition. Cette humanité dont il est un membre a son image dans la Niobé de Florence ; autour d’elle, ses filles et ses fils, tous ceux qu’elle aime, tombent incessamment sous les flèches des archers invisibles. Un d’eux s’est abattu sur le dos, et sa poitrine transpercée tressaille ; une autre, encore vivante, lève des mains inutiles vers les meurtriers célestes ; la plus jeune cache sa tête dans la robe de sa mère. Elle cependant, froide et fixe, se redresse sans espérance, et, les yeux levés au ciel, contemple avec admiration et avec horreur le nimbe éblouissant et mortuaire, les bras tendus, les flèches inévitables et l’implacable sérénité des dieux.


H. TAINE.

  1. Voyez sur Rome la Revue du 15 Janvier, 15 avril et 15 mai 1865. Voyez aussi pour le commencement de la série la Revue du 15 décembre 1864 et du 1er janvier 1865.
  2. Di Jovis in tectis iram mirantur inanem
    Amborum et tantos mortalibus esse labores.
  3. 1304.
  4. 1451.
  5. Numéros 221, 222.
  6. Rio, Histoire de l’Art chrétien, t.II, p. 218.
  7. Vasari.
  8. Musée du Louvre.
  9. Comparer Aurélia de Gérard de Nerval et l’Intermezzo de Heine.
  10. E caddi, come corpo morto cadde. Il y a vingt secousses presque égales dans la Divine Comédie.
  11. 1339.
  12. 1260.
  13. Sculptures de Brou, de Strasbourg, du tombeau du duc de Bretagne à Nantes.
  14. Voyez ses cartons à l’Institut des Beaux-Arts de Sienne.
  15. 1236. — Il avait appris entièrement son art vers 1210.
  16. Mater sancta Dei, sis causa Senis requiei,
    Sis Ducio vita, te quia pinxit ita.
  17. Comparer sa Fiancée du roi de Garbe et celle de La Fontaine.
  18. 1316-1328.
  19. 1400.
  20. 1340.
  21. Par Jacopo Turrita, le restaurateur de la mosaïque.
  22. 1602.
  23. 1200.
  24. Mort vers 1376.
  25. Pierre Plowman.