L’Italie et la révolution italienne de 1848/03
La révolution de février a été comme la première scène d’un drame qui s’est continué depuis sur les théâtres les plus divers, et dont l’Europe entière attend encore le dénoûment. Aux événemens de Paris ont répondu d’abord ceux de Vienne et de Berlin, puis le réveil de l’Italie. La nouvelle de la révolution de Vienne n’a pu pénétrer dans les provinces soumises à l’Autriche sans faire éclater partout l’insurrection sur son passage. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, l’esprit d’imitation n’entrait pas seul dans ce soulèvement spontané des Italiens du nord : il s’agissait avant tout pour eux de devancer le moment où, par des concessions libérales, l’Autriche chercherait à combattre de nouveau l’élan des populations vers l’indépendance. Telle est la pensée qui détermina un soulèvement général du Tessin à l’Adriatique, et, provoquées par la même cause, les deux révolutions de la Vénétie et de la Lombardie éclatèrent presque simultanément.
On sait à travers quelle série de désastres la révolution lombarde, commencée sous de si nobles auspices, est venue aboutir à la plus douloureuse catastrophe[1]. Moins brillante dans ses débuts, moins régulière dans ses développemens, la révolution de la Vénétie ne mérite pas moins que celle de Milan l’attention sympathique des amis de la cause italienne. L’habileté a pu manquer aux chefs de ce mouvement, mais non la droiture, et, si leurs actes ont donné quelquefois prise à la critique, du moins leur fermeté n’a-t-elle jamais été en défaut. C’est peut-être à cette précieuse alliance de la fermeté et de la droiture que Venise, plus heureuse que Milan, doit d’avoir pu défendre jusqu’à ce jour, même après de cruels revers, le drapeau reconquis de son indépendance. Désormais il faudra renoncer aux lieux communs qui avaient cours depuis trop long-temps sur le caractère vénitien. Ce peuple, qui passait pour le type de l’insouciance, de la servilité, de la corruption souriante, donne à l’Europe un grand exemple. Depuis cinq mois, il soutient un blocus étouffant ; chaque jour, il entend gronder le canon, il voit les bombes raser la mer à quelques pas de ses maisons. Privé de toute ressource, puisque le sol qui le porte ne peut pas le nourrir, abandonné par des alliés auxquels, dans l’espoir d’un concours vainement attendu, il s’était soumis comme à des maîtres, le peuple vénitien ne perd pas courage, et se dépouille de sa dernière obole pour offrir à son gouvernement les moyens de soutenir l’état. Il a rompu avec toutes les habitudes, avec tous les souvenirs de la vie de luxe et de repos qui lui était familière. Il paraît résolu à tout souffrir, à tout sacrifier, plutôt que de perdre sa liberté. Un tel spectacle offert par Venise ne sera pas compté assurément parmi les faits les moins étranges et les moins curieux de notre époque.
Cette étrangeté même, à vrai dire, a contribué à égarer l’opinion sur le compte des Vénitiens. On les a jugés d’abord avec une sévérité qui prenait sa source dans des préventions surannées. La mauvaise réputation du peuple vénitien lui a porté malheur en cette circonstance. Lorsque la république fut proclamée à Venise, on ne vit là d’abord qu’une folle boutade d’orgueil national. On crut à une résurrection ridicule de la vieille république de Saint-Marc, avec son doge, ses inquisiteurs, ses gondoles à soupape et sa police invisible, Il n’y eut pas jusqu’à la ressemblance purement fortuite du nom du président du gouvernement provisoire avec celui du dernier doge de la sérénissime république qui ne fournît prétexte à des insinuations malveillantes. Quelques proclamations adressées par le gouvernement aux habitans des provinces ioniennes semblèrent dirigées contre la domination anglaise et tendre à recomposer l’ancienne maîtresse des mers aux dépens de la puissance incomparablement supérieure qui lui a succédé. Il n’y eut, dès-lors, ni assez de mépris ni assez de sarcasmes pour la pauvre Venise. Aujourd’hui pourtant les faits commencent à être mieux compris : l’attitude de Venise n’a justifié aucune des accusations dirigées prématurément contre elle. Le moment est donc venu d’apprécier sainement les principaux actes qui ont déterminé et suivi l’établissement de la nouvelle république vénitienne. L’exposé calme et fidèle de ces actes suffira, je l’espère, à faire juger avec plus de modération et d’équité la conduite de Venise dans les derniers événemens de l’Italie.
I.
Lorsque la république de Saint-Marc disparut devant la volonté victorieuse de la France, le peuple vénitien, surpris, ne se rendit pas bien compte de la transformation qui allait s’accomplir. Le sentiment de la nationalité n’était pas alors fortement développé en Italie ; rien ne rattachait le gouvernement au peuple, et la chute du premier n’émut que faiblement le second. Plus tard, Venise fut peut-être celui de tous les états italiens qui fut le plus facilement entraîné dans le piége que le cabinet autrichien tendit, en 1814, à l’Italie. Lorsque la combinaison d’un état indépendant, qui devait comprendre, sous le protectorat de l’Autriche, toute l’Italie du nord, fut proposée aux libéraux italiens de 1814, Venise et les provinces de la terre ferme crurent entrevoir pour elles-mêmes un avenir paisible et honorable. Jamais, si ce n’est pendant la trêve connue sous le nom de paix de Campo-Formio, cette ville n’avait connu par expérience le poids du joug autrichien, ni l’art exquis avec lequel la politique du cabinet de Vienne sait, au besoin, serrer les nœuds d’une alliance pour en faire une chaîne. Venise crut naïvement que la domination étrangère n’était représentée que par la conquête française, et qu’un gouvernement qui invoquait pour s’établir le concours de la nation soumise à son autorité ne pouvait s’arroger, vis-à-vis de cette nation, les droits d’un vainqueur sur des vaincus. C’est là le secret de la prompte adhésion donnée par Venise et la Vénétie aux traités de 1814 et 1815, ainsi que des démonstrations d’attachement que le peuple vénitien n’épargna pas à la famille impériale et à la nation autrichienne. Venise avait pris au sérieux les promesses de François Ier et de M. de Metternich. La France lui avait enlevé sa liberté, l’Autriche offrait de la lui rendre : Venise accueillit avec transport une protection qui ne semblait pas devoir se changer en tyrannie.
L’ancienne république de Venise n’avait pas accoutumé le peuple à s’ingérer dans les affaires de l’état, ni à se préoccuper des questions de liberté et d’indépendance. Un peuple élevé à pareille école était un héritage précieux pour l’Autriche. Aussi ne négligea-t-elle rien pour l’entretenir dans ces heureuses dispositions et y réussit-elle pendant plusieurs années. L’énergie du caractère national, brisée par un long et cauteleux despotisme, ne s’était pas encore ranimée. Le peuple ne souffrait guère. Sobre et pieux comme tous les peuples du midi, il avait peu de besoins, et les satisfaisait aisément par un travail modéré. Les grandes familles ne s’étaient pas d’ailleurs encore exilées de Venise. L’homme du peuple qui avait tous les jours l’honneur de conduire son excellence Zen ou son excellence Corner devant le perron de leur palais, dans la gondole qui avait porté leurs ancêtres, ne pouvait croire à la décadence de son pays. À ses yeux, Venise était encore la reine des mers chantée par les poètes et admirée par les voyageurs. Rien n’était changé pour elle, puisqu’aucun signe extérieur ne révélait son déclin.
Peu à peu cependant les signes de déclin se multiplièrent, et il fallut bien y croire. Les Zen, les Corner s’éloignèrent, et leur exemple fut suivi par d’autres descendans des plus nobles familles. Ils allaient, loin des lieux témoins de leur grandeur passée, chercher les moyens de soutenir une chétive existence. Leurs palais passèrent dans des mains étrangères ; des banquiers, des princes russes, des danseuses même se partagèrent ces demeures illustrées par de glorieux souvenirs, et les chefs-d’œuvre dont les artistes vénitiens les avaient parées. L’arsenal, où tant de milliers d’ouvriers gagnaient leur vie en construisant des vaisseaux, en préparant des armes à la sérénissime république, ne fut bientôt plus qu’un désert immense où, sous la surveillance des sentinelles autrichiennes, quelques matelots désœuvrés erraient à l’aventure. Non loin de la ville ainsi déchue, s’éleva une ville moderne spécialement protégée par le gouvernement autrichien, vers laquelle le commerce, le mouvement et la vie, qui abandonnaient Venise, se portèrent rapidement, encouragés par la qualité de port franc accordée à Trieste. Lorsque cette qualité de port franc fut étendue à Venise même, le courant vivificateur s’était déjà établi entre le commerce oriental et Trieste, et la concession arrachée par les réclamations des négocians vénitiens ne fit que retarder de quelques années la ruine inévitable et définitive de l’antique cité.
Je me trompe fort, ou ce qui blessa au cœur le peuple vénitien, ce fut surtout cet appauvrissement, qui eut pour première conséquence l’émigration des anciennes familles inscrites au livre d’or. Dans cette ville où la monotonie de l’existence livre les ames sans distraction au courant de leurs pensées ou de leurs sentimens, le peuple, errant devant les monumens de sa gloire, sur ses places ou dans ses ruelles désertes, commença à réfléchir sur la destinée singulière de sa belle patrie. Comment, se demandait-il, expliquer une chute aussi rapide ? À quelles mains coupables fallait-il l’imputer ? Il y avait encore des vieillards qui, nés sous la république de Saint-Marc, avaient grandi sous elle et assisté à sa ruine. Bientôt se réveilla chez les Vénitiens un amour profond pour cette mère méconnue dont trop long-temps on avait oublié l’histoire. Ceux qui se sont plu quelquefois à questionner les gens du peuple de Venise sur leur ancienne république savent avec quelle vivacité naïve s’exprimait leur sympathie pour le gouvernement des doges, avec quelle chaleur ils repoussaient les accusations portées contre lui. Je n’oublierai jamais, pour ma part, un curieux exemple de ce culte des Vénitiens pour leurs vieux souvenirs. Je visitais les prisons ducales nommées les Puits, conduite par un vénérable gardien qui avait entrepris de me démontrer que la calomnie seule avait pu décrire ces cachots comme des lieux malsains, obscurs et humides. Nous étions arrivés dans une des plus sombres cellules, je m’étais arrêtée devant une inscription gravée sur une muraille et conçue à peu près en ces termes : « Moi, prêtre de l’église, je languis ici depuis dix-sept années, et j’appelle la mort. » Mon guide s’aperçut de l’effet que cette inscription produisit sur moi ; mais il ne se déconcerta pas dans son étrange apologie : — « Vous croyez peut-être que ces lignes disent vrai, madame, s’écria-t-il ; détrompez-vous. Tout cela est pure fiction. Ce prêtre n’a jamais été enfermé ici. Le tribunal l’a fait partir et lui a donné de quoi vivre en pays étranger. On a écrit cela tout simplement pour faire croire à la sévérité du tribunal et pour effrayer le peuple. Telle était alors la politique de notre gouvernement. L’état n’avait d’autre force que l’opinion ; c’était par l’opinion qu’il se faisait respecter. Aujourd’hui, on range des canons sur la place Saint-Marc, et, derrière les canons, des soldats la mèche en main. Lequel des deux systèmes vaut le mieux ? » En écoutant cette sortie de mon guide, je ne pouvais m’empêcher de reconnaître qu’il exprimait avec une énergie pittoresque des sentimens qui lui étaient communs avec le peuple vénitien tout entier.
Les esprits étaient ainsi disposés, lorsque Pie IX monta sur le siège de saint Pierre et reconnut solennellement les droits des Italiens à l’indépendance. La police autrichienne se fiait sur la douceur et l’insouciance caractéristiques du peuple vénitien. Aussi laissa-t-on pénétrer jusqu’aux lagunes les récits des démonstrations enthousiastes qui saluaient à Rome l’avènement d’une politique nouvelle. Certains mots échappés au pontife circulèrent et furent répétés avec émotion. Quelques hommes entourés du respect de tous s’efforcèrent en même temps d’éclairer les Vénitiens sur la portée des événemens qui s’accomplissaient dans le reste de l’Italie. Les malheurs de Venise, son abaissement, la nécessité de s’élever à une existence plus digne, les moyens d’atteindre ce but encore lointain, tels furent les objets d’un enseignement qui s’adressa spécialement aux classes populaires. Cet enseignement porta ses fruits. Le peuple de Venise a l’intelligence vive et cultivée. Tout Vénitien sait lire, et lit de préférence les plus exquis, les plus sublimes de nos poètes. Quel est le matelot ou le colporteur des lagunes qui ne sache par cœur les plus beaux passages du Tasse et de l’Arioste, et qui n’essaie de les imiter dans ses naïves improvisations ? Quelques mots suffirent pour éclairer des hommes ainsi préparés sur leurs forces et leurs devoirs. Les Vénitiens comprirent vite pourquoi les familles qui avaient illustré la république traînaient dans l’exil une vie misérable, pourquoi leurs beaux palais étaient passés à des maîtres étrangers, pourquoi les voyageurs qui débarquaient dans la ville des lagunes s’arrêtaient étonnés devant les pauvres et chétives boutiques de mercieria et haussaient les épaules en souriant avec dédain, pourquoi l’arsenal ne renfermait plus qu’un Ou deux bateaux hors de service, pourquoi les négocians faisaient faillite ou allaient s’établir à Trieste. Le peuple embrassa toutes ces questions d’un seul regard, et la solution lui en parut facile ; elle se rattachait d’ailleurs à ses sentimens les plus chers, aux regrets qu’éveillait en lui le nom même de sa république : c’était la domination autrichienne qui devait porter la peine des malheurs de Venise.
Cet ardent patriotisme du peuple vénitien ne se retrouvait malheureusement pas chez la classe moyenne, à laquelle appartenait la tâche de l’instruire et de le guider. Depuis la chute de la république de Saint-Marc, Venise, reléguée au fond de ses lagunes, avait été comme séquestrée de tout mouvement intellectuel, scientifique, commercial ou industriel ; aucune carrière ne s’offrait, par conséquent, à l’intelligence et à l’activité de ses enfans. Que devient la nombreuse cohorte des hommes de loi, là où la propriété s’est immobilisée faute du mouvement des capitaux, où aucune réforme ne peut être introduite dans la loi, où les procédures sont entièrement conduites par les juges, où le nombre des contrats diminue de jour en jour ? Que deviennent les savans et les hommes de lettres là où tout livre étranger est sévèrement proscrit, où tout écrit nouveau est soumis à l’interprétation d’un censeur ignorant même la langue dans laquelle il est rédigé, là enfin où la persécution, s’acharnant aux travaux de l’esprit, restreint aux plus étroites limites l’horizon de la vie ? Cette situation humiliante avait exercé sur la classe moyenne une fâcheuse influence. Ne pouvant s’élever aux honneurs par les travaux de la vie publique, elle chercha un dédommagement dans l’intrigue. La cour du vice-roi et du gouverneur fut son théâtre. Cette attitude d’une partie de la classe moyenne à Venise explique les faux jugemens qu’on portait, avant 1848, sur la population tout entière. Le moindre événement qui intéressait de près ou de loin la famille impériale, le mariage d’un archiduc, la naissance d’un prince, faisait épanouir sur le bord des lagunes toute une risible moisson d’odes et de sonnets. Les premiers écrits où l’on attaqua l’Autriche au nom de l’indépendance italienne étaient accueillis, en revanche, par un concert assourdissant de sarcasmes et d’imprécations. Enfin, pendant que la presse clandestine travaillait incessamment à répandre dans toute l’Italie les sentimens de patriotisme et de nationalité, Venise seule demeurait muette, et je ne sache pas que, ni en 1846 ni en 1847, un seul écrit inspiré par les idées nouvelles soit sorti de ses presses pour aller grossir le flot de publications politiques qui inondait, à cette époque, le reste de la péninsule. Ce n’est pas Venise néanmoins, nous le répétons, qu’il fallait, en cette circonstance, accuser de tiédeur, mais une partie de sa population, qui manquait nécessairement de l’indépendance du caractère, parce qu’elle n’avait pas l’indépendance de la position.
La noblesse résumait en elle les penchans, bien distincts pourtant, des deux classes dont je viens de parler. Quelques représentans des familles patriciennes avaient oublié leur passé et s’étaient courbés sans regrets devant la majesté de la puissance impériale. Aujourd’hui encore, plus d’un nom, jadis illustre dans les fastes de Venise, est inscrit sur les cadres de l’armée autrichienne ; mais aussi combien de nobles vénitiens ont préféré à des honneurs trop chèrement achetés le titre de maître d’école dans un village de France ou d’Amérique ! combien ont caché leur nom sous un nom plus obscur pour ne pas éveiller la curiosité des indifférens, et exercent d’humbles professions ! combien, mieux traités par la fortune, ont conservé de quoi vivre dans une mansarde de leur palais en ruine, et s’efforcent d’oublier, dans l’étude et l’espoir d’une vie meilleure, les douleurs de la vie présente !
Les Bandiera étaient de Venise, et ils appartenaient à une famille patricienne. Leur père portait le titre d’amiral au service de l’Autriche. Destinés à la même carrière, ses deux fils furent élevés dans le collége de la Marine, institution italienne dans un pays soumis à l’Autriche et restée complètement à l’abri des influences étrangères. Ce fut peut-être à cette éducation toute nationale que les jeunes Bandiera durent l’exaltation généreuse dont ils furent victimes. Entrés de bonne heure dans la marine autrichienne, ils s’enrôlèrent bientôt dans l’immense association connue sous le nom de la jeune Italie. La triste et courte histoire de leur expédition en Calabre a été souvent racontée ; ce qu’on sait moins, c’est que Mazzini, le chef de la jeune Italie, avait désapprouvé la tentative des jeunes Vénitiens, et les lettres qu’il leur écrivit sont là pour témoigner des efforts qu’il fit pour les en dissuader. Quoi qu’il en soit, les Bandiera persistèrent dans leur projet ; l’uniforme autrichien leur pesait, ils coururent au martyre. Les derniers détails de cette triste légende ne sont pas les moins émouvans. Le père des jeunes victimes envoya sa démission à l’empereur et devint aussitôt l’objet de la malveillance la plus active de la part du gouvernement. Quant à Mme Bandiera, elle ignora toujours l’affreux événement qui l’avait laissée sans famille. On lui dit que ses fils étaient morts pendant une tempête, un coup de vent les ayant jetés à la mer et la fureur des vagues ayant rendu toute recherche impossible. Hélas ! si le récit présentait quelque invraisemblance, ce n’était pas la pauvre mère qui eût pu le remarquer, car, en apprenant qu’elle n’avait plus de fils, elle avait perdu la raison.
Lorsque de pareilles catastrophes frappent une famille illustre ou du moins bien connue dans un pays, le peuple en éprouve un contre-coup violent, et quelque chose de grave, de respectable, de sacré, semble s’étendre sur tout ce qui touche ou ce qui approche la famille ainsi frappée. En effet, la mort des Bandiera parut dépouiller la noblesse vénitienne de ce je ne sais quoi de frivole qui la distinguait jusque-là. Le peuple la considéra avec plus de respect, et elle-même se sentit comme grandie de tout le malheur et l’héroïsme qui avaient été le partage d’un de ses membres. Deux nobles vénitiens venaient de jouer le premier rôle dans une scène tragique ; la noblesse de Venise endossait pour ainsi dire la robe virile.
Ce fut encore à Venise que se rassembla, en septembre 1847, le dernier congrès scientifique. Des symptômes menaçans montrèrent dès-lors combien l’esprit public avait fait de progrès à Venise en quelques années. Le renvoi subit et brutal du prince de Canino et de son secrétaire, M. Masi, qui s’étaient rendus au congrès à travers une suite d’ovations populaires, excita une indignation générale. Deux hommes, entre autres, se préparèrent dès ce moment à la lutte ; ces deux hommes, une fois entrés dans la voie de l’opposition, ne devaient plus reculer : c’étaient MM. Tommaseo et Manin.
M. Manin est un avocat distingué par son talent et sa probité. La première occasion où se révélèrent son éloquence et son patriotisme fut la mesure inouie en vertu de laquelle le chemin de fer de Venise à Milan, à moitié exécuté aux frais des Lombards-Vénitiens, allait passer entre les mains des Viennois et sous leur direction, sans qu’aucun dédommagement fût alloué aux anciens propriétaires dépouillés par le décret impérial. C’est devant l’assemblée générale des actionnaires que M. Manin défendit les intérêts italiens engagés dans cette question, et proposa d’organiser contre les prétentions de l’Autriche une résistance légale. Les actionnaires, convaincus d’avance de l’inutilité de toute opposition, ne se rangèrent pas à l’opinion du courageux orateur, mais tous gardèrent le souvenir de sa parole énergique et brillante. Venise avait écouté M. Manin avec une reconnaissance qu’elle se réservait de lui prouver plus tard.
Né en Dalmatie, M. Tommaseo n’est pas seulement, comme M. Manin, un ardent patriote : c’est un penseur et un écrivain d’élite. Une piété tolérante, une imagination vive et poétique, une vaste érudition, s’unissent, chez M. Tommaseo, à un noble caractère. M. Manin avait protesté contre l’Autriche au nom des intérêts matériels de l’Italie : il appartenait à M. Tommaseo de prendre en main la défense des intérêts intellectuels, et c’est ce qu’il fit en saisissant l’occasion qui lui était offerte par la réunion du congrès pour tenter une démarche dont la docte assemblée n’osa pas malheureusement partager avec lui la responsabilité glorieuse. Il s’agissait de la loi autrichienne de censure. Cette loi ne sanctionne aucune des vexations auxquelles la pensée est soumise dans l’empire, plusieurs de ses dispositions sont même assez conciliantes ; mais, ainsi que cela arrive pour toute chose en ce pays, les prescriptions libérales de la loi ne sont pas exécutées, et le magistrat se borne à en observer, avec un zèle exagéré, la partie restrictive[2]. M. Tommaseo demandait, dans le mémoire qu’il adressait au pouvoir central, la remise en vigueur des dispositions libérales de la loi de censure. Il avait sollicité en même temps des savans du congrès réuni à Venise l’appui de leur adhésion solennelle, dont leur signature, placée au bas du mémoire, eût été le gage ; mais le congrès rejeta cette proposition sans même la discuter. L’honneur de sa démarche courageuse resta donc tout entier à M. Tommaseo.
L’effort tenté par M. Tommaseo pour amener le congrès scientifique dans les voies de l’opposition légale, M. Manin le renouvela bientôt auprès d’une autre assemblée, que son caractère préparait mieux à un rôle politique. M. Nazzari, député de la province de Bergame à l’assemblée centrale de Milan, venait de présenter à ses collègues un projet de rapport et de pétition tendant à réclamer du gouvernement autrichien l’exécution des promesses de 1814 et de certaines lois libérales tombées en désuétude. M. Manin résolut de suivre au sein de la congrégation centrale de la Vénétie l’exemple donné à Milan par M. Nazzari. Il fit entendre à cette assemblée de mâles et sévères paroles, qui ne trouvèrent pas d’écho dans l’auditoire même, trop peu accoutumé encore à un pareil langage, mais qui furent accueillies avec reconnaissance par tous les amis éclairés de la cause italienne. Après cette double expérience tentée auprès du congrès scientifique et de la congrégation centrale, MM. Manin et Tommaseo comprirent qu’il fallait se mettre en rapports plus directs avec la population, et y chercher le point d’appui que les corps constitués leur refusaient ; mais cette population, la connaissait-on bien ? qui pouvait répondre de sa fermeté, de son énergie ? Ce fut encore M. Tommaseo qui se chargea de sonder le terrain à ses risques et périls.
L’enceinte de l’Athénée de Venise fut la nouvelle arène que M. Tommaseo choisit, comme un terrain plus favorable, pour y commencer sa lutte pacifique. L’Athénée de Venise est, comme tous les établissemens de même nom, un centre de réunions et de solennités littéraires. C’est là que M. Tommaseo se rendit, le 23 décembre 1847, pour y développer sa proposition sur la loi de censure dans un discours qui concluait à réclamer une application plus libérale de cette loi par une pétition rédigée et signée séance tenante. « L’honneur de la nation, dit-il en terminant, demande un acte, plusieurs actes de courage civil, au moyen desquels l’opinion publique soit manifestée clairement et unanimement. De pareils actes seront une source inépuisable de bienfaits. Le temps presse… nos gouvernans le savent. Loin de s’effrayer ou de s’indigner d’actes semblables, ils nous en estimeront davantage… Le silence, en pareil cas, serait une bien plus terrible menace… Nous sommes restés assez long-temps muets,… et il nous faut pour parler du courage, puisque, dans la Vénétie plus qu’en toute autre partie de l’Italie, il y a péril à élever la voix ; c’est pourquoi j’élève la voix et j’abandonne pour quelques instans ma solitude chérie, je fais violence à mon caractère et à mes habitudes, et je vous prie, ô Vénitiens, d’accueillir mes paroles fraternelles avec l’affection qui me les a dictées. Fatigué et humilié des cruels sarcasmes que certains Italiens osent lancer contre nous, j’ai répondu à nos détracteurs que les Vénitiens conservent le souvenir de leur glorieux passé, et qu’ils méritent un honorable avenir.
Pour comprendre l’effet de ces paroles, il faut bien se rappeler quel était celui qui les prononçait. Ce n’était ni un fougueux démagogue ni un conspirateur étourdi. C’était un homme grave, justement respecté, et dont le front avait pâli dans d’austères études. Tout portait, dans le discours de M. Tommaseo, l’empreinte du calcul et de la réflexion ; rien n’y sentait l’emportement et la colère. Aussi l’étonnement timide qui s’était d’abord emparé des auditeurs fit-il bientôt place à une bruyante sympathie. L’orateur put à peine achever, tant le public était impatient de lui témoigner son adhésion et de partager les dangers de son entreprise. Et lorsqu’après un court silence M. Tommaseo, étendant la main sur une feuille de papier blanc placée sur la table, dit à l’assemblée : « Je propose de signer sur-le-champ la pétition dont j’ai parlé, le voulez-vous ? » le cri d’assentiment fut unanime. Lecture de la pétition fut alors faite par M. Tommaseo, et les nombreuses signatures qui la couvrirent[3] dès ce jour même ainsi que les jours suivans prouvèrent que la population de Venise avait compris l’appel du patriote dalmate.
La série des échecs était épuisée, et de nouveaux succès devaient suivre celui-ci. La congrégation municipale (sorte de conseil-général) engagea la congrégation centrale (sorte de représentation nationale) à réclamer du pouvoir la révision ou tout au moins la fidèle exécution de la loi de censure dans toutes ses parties. La loi de censure devenait une arme puissante de résistance légale à l’Autriche. Demander la fidèle exécution de cette loi, c’était se renfermer dans des limites assez étroites pour ne laisser au pouvoir aucun motif valable de refus. Aussi la majorité de la population concentra-t-elle d’abord sa sollicitude sur cette question, non qu’elle fût la plus importante de toutes celles qu’il y avait à résoudre, mais parce qu’elle se prêtait le mieux à un débat pacifique.
Tandis que la question de la censure préoccupait exclusivement la foule, les chefs de l’opposition ne s’en tenaient pas à cette première manifestation. Déjà ils cherchaient à transporter la lutte sur un nouveau terrain. C’est ainsi que procèdent toujours les éclaireurs politiques, et ceux qui règlent leur marche sur leurs mouvemens les taxent parfois de témérité et de précipitation, lorsqu’ils devraient reconnaître que sans ces chefs audacieux ils ne feraient jamais un pas vers des horizons nouveaux. Les peuples oublient trop souvent que l’on ne peut être à la fois le guide et le gardien, la lumière du phare et la flamme du foyer. Au moment même où Venise tout entière, son conseil municipal en tête, demandait à grands cris l’exécution de la loi sur la censure, MM. Tommaseo et Manin mirent en avant les promesses de 1815, ils parlèrent de l’indépendance promise par l’Autriche et garantie par les autres puissances. Quelques jeunes gens s’unirent à eux ; Venise vit paraître un grand nombre d’écrits de tout genre, lettres, pétitions, projets d’adresses, sur la question de l’indépendance. L’opposition à l’Autriche se révélait sous un nouvel et plus redoutable aspect.
Les promesses de 1815 n’avaient pas été faites seulement aux chefs du parti appelé à cette époque le parti libéral, et qui invoquait le protectorat de l’Autriche uniquement par haine de la France. Elles avaient été faites aux représentans de tous les souverains de l’Europe, et inscrites, après de mûres délibérations, dans des traités solennels. Cependant le peuple vénitien avait ignoré long-temps quel était le vrai caractère, quelle était la portée de ces promesses. La politique autrichienne n’avait rien négligé pour persuader aux Lombards-Vénitiens que les droits de l’empire sur leur royaume avaient leur source et leur sanction dans la conquête. Elle présentait la domination française comme un accident, comme une tempête passagère après laquelle tout était rentré dans l’état normal. A l’entendre, les provinces lombardes et vénitiennes appartenaient de temps immémorial à la dynastie de Hapsbourg. Il importait donc beaucoup à l’Autriche qu’on ne divulguât point l’histoire des stipulations passées entre elle et les envoyés des Lombards-Vénitiens devant les représentans des puissances alliées. L’existence seule de ces stipulations suffisait en effet à ruiner toutes les prétentions de l’Autriche. Pourquoi faire et accorder des conditions, quand on a pour soi des droits imprescriptibles ? pourquoi acheter par des concessions ce qu’on possède déjà ? — Apprendre aux Vénitiens que la cause de leur indépendance était aussi celle du droit, c’était ébranler profondément la puissance autrichienne, car c’était lui enlever, aux yeux des plus timorés, son dernier prestige. Lorsque les populations apprirent que la cession du royaume lombard-vénitien à l’Autriche n’avait été faite que sous de certaines conditions que l’Autriche n’avait jamais remplies, il s’ouvrit devant elles comme un nouvel horizon, et ceux qui s’étaient crus long-temps condamnés à l’esclavage par une loi mystérieuse se sentirent tout d’un coup élevés au même rang que leurs maîtres.
L’influence de ces discussions brûlantes sur l’esprit des populations de la Vénétie se révéla bientôt par un fait significatif. Une circonstance peu importante en elle-même mit en présence les habitans de Trévise et la force armée. L’état des esprits était tel qu’une démonstration hostile devait entraîner nécessairement l’effusion du sang. Le peuple et les soldats se regardèrent, et cela suffit. On croisa les baïonnettes, des pierres furent lancées ; plusieurs coups partirent, quelques citoyens tombèrent, mais quelques soldats tombèrent aussi, et la lutte dura jusqu’au soir. A peine la nouvelle de ce déplorable conflit se fut-elle répandue, que M. Tommaseo adressa à tous les évêques des états vénitiens une circulaire, qui les invitait à intervenir entre le pouvoir et les populations. La circulaire n’avait pas encore été distribuée, que M. Tommaseo et M. Manin étaient arrêtés et conduits en prison. Ce fut le 20 janvier 1848 que s’accomplit cet acte arbitraire, protégé par un déploiement de forces considérable. Deux mois plus tard, Venise se soulevait contre l’Autriche. Ces deux mois avaient été employés par les libéraux vénitiens à préparer un mouvement dont les conséquences, hâtées par la révolution de février, dépassèrent bien leurs prévisions.
A partir de l’arrestation de MM. Tommaseo et Manin, l’ère de la résistance légale était close. On marchait à une lutte plus sérieuse, et tout fut disposé dans cette vue. Le peuple eut ses chefs, son gouvernement occulte, sa discipline. Dix à douze hommes, répartis dans chaque quartier, s’appliquaient exclusivement à éclairer, à diriger leurs concitoyens. Ces hommes, réunis en comité central, exercèrent bientôt sur la population tout entière une autorité souveraine. La moindre détermination du comité central était transmise en quelques instans aux quartiers les plus reculés de la ville, et cette détermination, si bizarre qu’elle fût, était fidèlement exécutée. Bien que puériles en apparence, ces démonstrations prenaient un caractère plus grave par l’unanimité qu’on y voyait régner. Le gouverneur allait-il le dimanche se promener dans un lieu public habituellement fréquenté, le dimanche suivant, cette promenade était déserte, et la ville entière se donnait rendez-vous sur un autre point jusqu’alors abandonné. Des officiers autrichiens paraissaient-ils dans une salle de spectacle, la foule s’écoulait aussitôt, comme obéissant à un signal mystérieux, et la salle restait vide. Quelques dames vénitiennes recevaient encore dans leurs salons des Autrichiens, et se rendaient aux bals du gouverneur. Des couplets injurieux, des lettres anonymes les poursuivirent sans relâche, et, dans la rue même, d’implacables huées les accueillirent. Ces scènes étranges pouvaient passer pour un prélude quelque peu grotesque à une révolution ; pourtant l’amertume ne tarda pas à prendre la place de la gaieté, et un accord aussi parfait, obtenu par des moyens presque inexplicables, ne laissait pas d’inquiéter sérieusement les autorités autrichiennes.
La tension des esprits était grande, lorsqu’arriva à Venise, le 17 mars 1848, la nouvelle de la révolution de Vienne et de la constitution accordée par l’empereur d’Autriche à tous ses sujets. Le soir même, au théâtre, le gouverneur, comte Palfy, proclama solennellement cette nouvelle. Une voix fit entendre alors le cri de : Vive Ferdinand, roi constitutionnel ! -,_Vive l’Italie ! répondit la foule. La question était nettement posée par ces deux cris.
Dès le lendemain matin, le peuple s’attroupa sur la place Saint-Marc, le quai des Esclavons et dans les rues voisines. Il demandait la mise en liberté de Manin et de Tommaseo. Bientôt la foule grossit menaçante, et on put reconnaître qu’elle était résolue à employer la force pour délivrer les prisonniers. Des bras puissans ébranlèrent les portes massives de ces prisons séculaires dans lesquelles ont péri tant de victimes. Le portail s’écroula sous l’effort des démolisseurs, aux cris de vive Manin ! vive Tommaseo ! La prison était ouverte. Le peuple, irrité par la résistance, exalté par le succès, se précipita dans le labyrinthe des couloirs. Il n’eut pas à chercher long-temps les prisonniers, que les geôliers tremblans suppliaient de se montrer pour apaiser et contenir la foule enivrée de son triomphe. MM. Manin et Tommaseo, à peine aperçus, furent enlevés sur la place Saint-Marc et transportés sur une estrade, d’où ils adressèrent au peuple quelques paroles accueillies par des applaudissemens enthousiastes. Ainsi se termina cette première journée de la révolution vénitienne. Le peuple avait retrouvé ses chefs, et il s’arrêtait satisfait d’avoir préludé à la lutte par une victoire, mais décidé à marcher plus loin.
Deux jours se passèrent sans que la constitution eût été publiée ou seulement communiquée aux autorités municipales. Les hommes qui avaient dirigé l’agitation pacifique à Venise se demandaient ce qu’ils avaient à faire pour continuer et mener à bonne fin le mouvement commencé. Les obstacles que rencontrait ce mouvement dans les autorités autrichiennes étaient-ils bien redoutables ? C’est ici le lieu de dire quelques mots des trois hommes. qui personnifiaient à Venise la puissance de l’Autriche : le gouverneur comte Palfy, le général comte Zichy, commandant militaire, et le colonel Marinowich, gouverneur de l’arsenal et chef de la marine.
C’est ce dernier, il faut le dire d’abord, qui assumait en quelque sorte sur sa personne tout le fardeau de l’impopularité attachée au nom et aux actes de l’Autriche. Jadis officier d’ordonnance de l’amiral Paolucci, M. Marinowich avait été promu au commandement en second de la marine vénitienne sous la suprématie nominale de l’archiduc Frédéric. De tristes et sombres histoires circulaient à Venise sur les rapports de Marinowich avec ce prince, dont la mort prématurée avait vivement ému la population. Quoique archiduc et quoique Autrichien, l’amiral Frédéric avait su conquérir la sympathie des Vénitiens. Il était fort jeune et semblait fort malheureux. On parlait vaguement de son amour pour la fille d’un simple comte et de la colère de la cour de Vienne, qui non-seulement s’était opposée au mariage du prince, mais l’avait forcé à prononcer les vœux des chevaliers de Malte. On disait aussi que Marinowich avait été placé auprès de l’archiduc moins comme un conseiller que comme un gardien. On ajoutait qu’il n’avait que trop bien rempli sa triste mission. En effet, réduit à vivre sous la surveillance de cet inflexible geôlier, il n’avait pas tardé à s’affaisser sous le poids d’une maladie de langueur qui avait fait craindre pour ses jours. Le médecin du prince avait alors écrit à Vienne, sollicitant pour lui un changement de séjour ; mais il était trop tard. L’archiduc était mort quand arriva la réponse impériale. Il était mort à vingt ans. Du jour de son premier chagrin à celui de son agonie, six mois s’étaient à peine écoulés. On enferma les restes du jeune prince dans l’or et dans la soie, on prononça sur sa tombe des discours emphatiques dans lesquels on le plaçait au-dessus des plus grands marins et des plus hardis navigateurs ; mais le peuple ne fut point dupe de ces pompeux témoignages de la douleur officielle. Dans le pâle et silencieux jeune homme si rapidement enlevé à la vie, il avait vu, avec cet instinct poétique qui lui est propre, un cœur tendre dont les aspirations, généreuses peut-être, avaient été sacrifiées à d’étroits préjugés de cour, et il avait plaint cette jeune victime, qui, placée sous la garde de l’inflexible Marinowich, n’avait pas su lutter, mais avait fui la vie comme on fuit la souffrance. La mort du jeune archiduc laissait au colonel Marinowich le commandement en chef de la marine vénitienne. Dans ce poste élevé, Marinowich ne se distingua que par sa rudesse intraitable. Le peuple détestait cet homme, qu’il rendait responsable de la mort prématurée de l’archiduc. Une mesure prise par Marinowich, et dictée par un zèle d’économie poussé chez lui jusqu’à l’avarice, acheva de lui aliéner la population. Le colonel admit les forçats à travailler dans l’arsenal à la place des ouvriers, qui avaient hérité de leurs pères et de leurs aïeux le privilége du travail dans les ateliers de la marine. Ce dernier grief avait porté jusqu’à l’exaspération la haine populaire dont Marinowich était l’objet.
La même désaffection ne planait pas sur le gouverneur comte Palfy. D’une famille hongroise attachée à la maison d’Autriche, M. le comte Palfy était un partisan sincère du pouvoir absolu, mais il était l’ennemi non moins déclaré des moyens violens et des mesures de rigueur. La comtesse, femme d’une grande piété, maintenait sans peine son mari dans les voies d’une politique de conciliation. Venise n’était donc pas sérieusement menacée de ce côté ; elle l’était encore moins du côté du général commandant comte Zichy. Établi depuis plus de vingt années dans la Lombardie, le comte Zichy avait adopté les habitudes et appris le langage des vaincus. On n’ignorait pas à Venise comment s’était opérée cette conversion singulière. Une jeune fille du peuple de Milan, belle de cette beauté qui inspira jadis Léonard et Luini, avait été remarquée par le comte, qui, après l’avoir courtisée long-temps avec les mêmes égards respectueux qu’il eût prodigués à une femme du monde, avait fini par l’enlever à ses parens. Telle avait été l’origine d’une liaison qui se continuait depuis vingt ans, et qui attachait le comte à l’Italie comme à une seconde patrie.
C’est devant le comte Palfy qu’il convenait de porter d’abord les réclamations du peuple. Deux jours après la libération de MM. Manin et Tommaseo, la foule se rendit sous les fenêtres du palais du gouverneur pour demander la constitution promise. Les membres du conseil municipal et quelques délégués du peuple montèrent chez le comte ; d’autres chefs populaires restèrent sur la place pour diriger, pour contenir au besoin les mouvemens des masses. Un signal donné du balcon devait leur apprendre s’il fallait espérer ou craindre. Ces hommes étaient d’ailleurs ceux qui avaient organisé la résistance légale, et leurs demandes n’avaient rien d’excessif. Ils voulaient la constitution et la garde civique. Tels étaient les mots d’ordre qu’ils jetaient à la foule ; mais ces mots, il faut bien le dire, ne pouvaient suffire, dans une ville comme Venise, pour échauffer les imaginations populaires. Le peuple les répétait un peu comme on répète une leçon, sans y attacher ni une pensée ni un désir ; il se croyait à une fête publique, et offrait de crier ce qu’on voudrait. C’est alors que les chefs du mouvement imaginèrent de lancer quelques poignées de menue monnaie au milieu des groupes. Aussitôt les cris de vive la constitution ! vive la garde civique ! retentirent de toutes parts. Ces cris arrivèrent aux oreilles du gouverneur, et une nouvelle députation pénétra chez lui, donnant à entendre que le peuple ne pouvait plus être contenu. Le gouverneur, déconcerté, balbutia quelques vagues promesses. Il n’en fallut pas davantage : ces promesses furent présentées à la foule qui entourait le palais comme un consentement formel. On cria de nouveau vive la constitution ! vive la garde civique ! Le peuple cria surtout vive Manin ! vive Tommaseo ! Les chefs de ce mouvement, qui ressemblait fort à une comédie, se croyaient au dénoûment ; ils n’avaient plus rien à demander et se félicitaient déjà du succès de leurs efforts, quand tout à coup là scène, commencée d’une façon presque plaisante, prit un caractère plus sérieux. Ceux qui avaient pensé conduire le peuple se virent dépassés par lui. Ce mouvement, qui semblait le dernier effort de la résistance légale, allait aboutir à une grande surprise : l’émeute allait se transformer en révolution.
Les cris de vive la constitution ! retentissaient encore, quand tout à coup une voix formidable, qui cette fois était bien la voix du peuple, jeta dans l’air ce cri inattendu : Abasso il governo ! Mille voix aussitôt le répétèrent. Dès-lors, l’attitude jusque-là insouciante et railleuse de la foule fit place à une sombre exaltation. Le cri qu’on venait d’entendre répondait à toutes ses passions, réveillait toutes ses colères. Ce n’était plus de quelques concessions illusoires qu’il s’agissait : c’était de l’indépendance même ; c’était la grande lutte de l’Italie contre l’Autriche, de l’opprimé contre l’oppresseur, qui recommençait, et qui prenait Venise pour théâtre. Une foule immense et compacte occupait toutes les rues voisines du palais et escaladait même les piliers des Procuratie, répétant, avec un ensemble de plus en plus menaçant : Abasso il governo ! La constitution, la garde civique, étaient oubliées. Les meneurs demeuraient interdits devant une manifestation qu’ils n’avaient pas prévue. Quant au gouverneur, il cherchait en vain à comprendre les motifs de cette subite colère. Cependant il devenait urgent de se préparer à la résistance. Des soldats croates descendirent silencieusement le grand escalier du palais et se rangèrent sous le portique devant la foule, qu’ils touchaient presque de leurs baïonnettes. Les cris de abasso il governo ! redoublèrent. La foule fut sommée de se retirer ; elle ne répondit que par de nouvelles clameurs. Un dernier avertissement lui fut donné, après quoi les soldats firent feu sur le peuple presque à bout portant. Un moment de silence suivit la décharge ; il ne fut pas long, et, cette fois, ce fut un cri de joie qui s’éleva. Un homme et trois enfans étaient seuls tombés, et trois cents balles avaient été lancées en pleine foule par des tireurs exercés. Un fait si étrange ne pouvait manquer d’agir puissamment sur des imaginations vénitiennes ; on cria au miracle : précisément l’exposition de la Vierge de la Victoire avait lieu ce jour-là. Dieu se déclarait pour Venise, le peuple n’en doutait plus, et son exaltation fut poussée jusqu’à l’héroïsme. De jeunes enfans, de frêles petites filles, se mirent à détacher de leurs mains délicates les lourdes pierres qui forment le pavé de la place. Ces pierres étaient les seules armes du peuple. On les lança sur les Croates. Une seconde décharge ne fit qu’exaspérer la foule, qui, se ruant sur les soldats, les força de rentrer dans le palais. Après ce premier succès, on se dispersa, et bientôt la place resta vide.
On s’était dispersé, mais pour se préparer à un nouveau combat La nuit étant venue, de nombreuses gondoles se dirigèrent vers le canal de la Giudecca. C’étaient les chefs populaires, effrayés du développement imprévu de l’insurrection, qui s’étaient donné rendez-vous pour se consulter sur les nouvelles mesures à prendre. Venus de divers côtés, débarqués sur la même plage déserte, arrivés par différens détours à une petite maison, théâtre ordinaire de leurs conciliabules, ces hommes semblaient jouer un de ces drames mystérieux dont la vieille Venise a été si souvent le théâtre. Rien ne manquait à la mise en scène, ni les longs manteaux et les chapeaux rabattus, ni les meubles gothiques, ni la salle basse à demi éclairée par une de ces lampes bizarrement ornées qu’on ne retrouve qu’à Venise. Le programme de la journée du lendemain fut arrêté dans cette discussion, et la conclusion de l’entretien fut que tout dépendait de l’arsenal. C’est presque une ville en effet que l’arsenal de Venise, et c’est une ville inexpugnable. Rien n’était à craindre si on s’en emparait, tout si l’ennemi s’y fortifiait. Quelqu’un avait offert de s’y introduire pour s’assurer des dispositions des ouvriers, et, le résultat de cette reconnaissance ayant été satisfaisant, on décida qu’on marcherait le lendemain sur l’arsenal.
Dès le matin, une foule immense, docile au mot d’ordre reçu de ses chefs, s’était portée devant cet édifice. Les portes avaient été fermées devant elle, mais, au cri de abasso il governo ! elles s’ouvrirent. L’arsenal était pris sans coup férir, et le peuple s’y précipita. Ce facile triomphe malheureusement ne lui suffisait pas. L’arsenal était la résidence du colonel Marinowich, et nous avons dit combien le successeur de l’archiduc Frédéric dans le commandement de la marine vénitienne était détesté. Marinowich apprit avec terreur l’envahissement de son dernier asile. Il ne lui restait d’autre moyen de salut que la fuite. Connaissant tous les détours, tous les passages secrets de l’étrange bâtiment que Venise nomme l’arsenal, le pâle et tremblant amiral se précipita dans ce labyrinthe, cherchant avec angoisse des issues qui partout se trouvaient fermées devant lui. Enfin il allait atteindre une porte de sortie, lorsqu’un ouvrier le reconnut, le saisit par le bras, et, l’ayant regardé en face, lui enfonça dans le ventre un outil de serrurerie qu’il tenait à la main. La blessure était mortelle ; cependant Marinowich ne tomba pas sur-le-champ. Deux de ses officiers purent l’entraîner, par un effort désespéré, vers une tour au sommet de laquelle ils espéraient trouver une retraite inaccessible ; mais là encore la fureur populaire les poursuivit : les ouvriers du dehors étaient accourus avec les ouvriers de l’arsenal à l’appel du meurtrier de Marinowich, et la retraite de l’amiral fut découverte. Cette fois, le peuple vénitien donna un démenti à sa réputation de douceur, et toutes les haines qui s’étaient amassées sur la tête du malheureux Marinowich éclatèrent dans une horrible explosion. Les marches sanglantes de l’escalier le long duquel Marinowich s’était traîné guidèrent une troupe furieuse vers le fugitif, que ses deux compagnons s’efforcèrent en vain de défendre. Affaibli par la perte de son sang, par la mort qui s’approchait, Marinowich fut arraché des bras de ses amis, traîné au bas de l’escalier, puis dans la cour. Ses meurtriers s’aperçurent enfin qu’ils ne tenaient plus qu’un cadavre. Cette scène tragique révélait trop bien à quels excès pouvait se porter la fureur populaire, si des chefs courageux ne la modéraient pas : ces chefs heureusement se présentèrent. A peine le meurtre de Marinowich était-il consommé, que M. Manin entrait à l’arsenal. C’était lui qui avait donné le signal de la résistance à l’Autriche, c’était à lui aussi qu’il appartenait de retenir le peuple sur une pente funeste.
Quelques paroles sévères de M. Manin suffirent pour ramener la foule qui remplissait l’arsenal à des sentimens de modération et de justice. Un cri qu’on n’avait pas entendu la veille venait de retentir et marquait un nouveau pas de la révolution vénitienne : c’était le cri de vive la république ! La ville entière répéta ce cri, et le sort en fut jeté. Pendant que trente à quarante jeunes gens se jettent dans des bateaux et vont surprendre les forts, qui se rendent après une courte fusillade, le peuple se presse devant le palais du gouverneur et exige qu’il quitte la ville. Le corps municipal, les hommes les plus influens et les amis personnels du gouverneur le supplient de céder aux exigences populaires et de ne point tenter le sort des armes. La comtesse Palfy elle-même joint ses instances à celles des représentans de Venise. Après avoir long-temps hésité, le comte répond enfin : « Je n’ai pas le droit de faire ce que vous me demandez et je ne le ferai pas ; mais ce qui m’est permis, c’est de remettre mes pouvoirs au commandant militaire. A partir de cet instant, je lui cède toute mon autorité. Adressez-vous à lui. »
La foule se porta aussitôt devant le palais du général Zichy, et les mêmes instances lui furent adressées. Le général comte Zichy resta un moment sans pouvoir répondre. Une vive émotion l’oppressait ; mais son visage avait pris une expression solennelle et douce qui révélait d’avance quelle serait sa réponse. Le souvenir des années heureuses passées dans cette Italie qui attendait maintenant de sa bouche une parole de paix ou de guerre, ce souvenir venait de parler dans l’ame du comte plus haut que le devoir militaire. « Je pourrais, répondit-il aux députés de Venise très pâle et d’une voix émue, je pourrais laver vos rues dans le sang, je ne le ferai pas. Vous me demandez d’abandonner Venise ; c’est peut-être ma sentence de mort que je signe. Soit. Que l’Italie se souvienne que je lui ai payé ma dette de reconnaissance, et, lorsqu’elle amassera les malédictions sur la tête des soldats de l’Autriche, qu’elle en excepte mon nom. » Quelques momens après, le général signait l’acte qui éloignait les troupes autrichiennes[4]. Le même jour, la république de Venise était proclamée ; Manin en était le président, Tommaseo figurait parmi ses ministres.
Pendant que Venise voyait les Autrichiens se retirer devant ses premières injonctions, la Lombardie remportait presqu’à la même heure, mais en l’achetant beaucoup plus cher, la même victoire, et elle se bornait à créer un gouvernement provisoire. On doit regretter que Venise ait agi avec moins de réserve ; mais le mot de république avait été prononcé dans l’ardeur de la mêlée, et l’effet produit par ce mot sur le peuple ne permettait guère d’adopter brusquement tout autre signe de ralliement. Quel drapeau d’ailleurs eût parlé plus énergiquement à l’imagination, à la mémoire des Vénitiens ? On l’adopta donc : on crut que l’essentiel était de ne pas se priver, dès l’abord, de la force qu’on puisait dans l’exaltation populaire, on oublia peut-être que cette concession ne pouvait manquer de compliquer gravement les rapports de Venise avec le reste de l’Italie.
Pour bien comprendre la difficulté de la tâche qu’acceptaient MM. Manin et Tommaseo, il faut se rappeler combien Venise, jusqu’à la veille des événemens de mars, avait vécu isolée du reste de l’Italie. Placée à l’abri des influences étrangères, Venise, jusqu’à ces derniers jours, n’avait pas suivi, pour revenir aux idées d’indépendance et de liberté, la voie où marchaient, depuis 1815, les autres villes italiennes. Ce n’était pas l’influence étrangère qui avait déterminé le mouvement libéral de Venise. Ce mouvement s’était développé spontanément sur le sol même où avait grandi autrefois la république de Saint-Marc. Depuis 1815, Venise vivait intérieurement d’une vie originale et profonde qui devait tôt ou tard se substituer à la vie factice péniblement entretenue par l’Autriche. Elle vivait les yeux tournés vers son passé plutôt que vers l’Europe contemporaine.
Les hommes éclairés qui marchaient à la tête de l’opposition contre l’Autriche étaient les seuls qui s’élevassent au-dessus de ce patriotisme local pour envisager d’un point de vue plus large l’avenir de Venise. A leurs yeux, la liberté pouvait exister sous une autre forme que la république ; à leurs yeux, le premier but à poursuivre, c’était le renversement définitif de la domination étrangère, et le moyen d’atteindre ce but était l’union ou l’unité des diverses provinces italiennes dans une même alliance, dans une même pensée et dans un intérêt commun. Dès-lors, tout ce qui pouvait relâcher ce lien, troubler cet accord, était au moins inopportun ou dangereux. Toutefois, s’il était impossible de mener à bon terme l’entreprise de l’affranchissement de la Vénétie sans le concours de l’Italie tout entière, cette entreprise ne pouvait même être commencée sans la participation du peuple vénitien. Il s’agissait donc pour le gouvernement de Venise de mettre d’accord deux impulsions différentes et en quelque sorte opposées, d’éviter, en se prononçant pour la république, et surtout pour la république de Saint-Marc, de mécontenter les états italiens et de devenir la risée de l’Europe, comme aussi de ne pas rompre entièrement, ni surtout trop vite, avec des souvenirs profondément chéris du peuple. Reste à se demander si les hommes auxquels cette tâche malaisée était échue avaient l’habileté, la sagacité, la prudence et la fermeté nécessaires pour la bien remplir.
L’avocat Manin se trouvait placé à la tête du gouvernement. Il avait de plus que l’autorité inséparable du pouvoir l’influence d’un chef de parti ; mais aux qualités qui commandent le respect, il n’unissait pas celles qui attirent la sympathie. La classe moyenne, à Venise, n’a ni les manières raffinées de l’aristocratie, ni la grace naturelle du peuple, qu’elle a perdue dans la vie tourmentée des affaires. Ces défauts de la classe moyenne se retrouvaient chez M. Manin, exagérés encore par une humeur inégale. Son esprit manque peut-être d’étendue, et son jugement ne mesure pas toujours avec une sûreté parfaite l’importance des faits et des événemens. Il a malheureusement aussi cette soif d’une autorité autorité sans contrôle, cette impatience et cette aversion de toute résistance qui s’emparent ordinairement des hommes parvenus tard et inopinément à une position élevée. Une probité à toute épreuve, un grand courage, une facilité d’élocution toute vénitienne, un amour aussi sincère qu’ardent pour son pays, pour l’indépendance et pour la liberté, sont des qualités qui rachètent, il est vrai, bien des défauts, et qui ont fait de l’avocat Manin le chef naturel, et je dirais presque nécessaire, du gouvernement républicain de Venise.
À peine arrivés au pouvoir, MM. Manin et Tommaseo se divisèrent sur un point important. Il s’agissait des bases mêmes du gouvernement qu’on venait de proclamer. M. Tommaseo insistait pour que les provinces dont l’adhésion à la république de Venise avait été spontanément offerte fussent invitées à envoyer des députés à la capitale pour y former une assemblée législative ou constituante et y créer le pouvoir exécutif. Ce projet trouva dans M. Manin un adversaire inflexible. M. Manin redoutait, dans un moment qui réclamait surtout l’énergie et la promptitude des mouvemens, cette tendance à discourir, ces allures lentes et timides qui sont le propre des assemblées inexpérimentées. Il était d’avis de concentrer autant que possible le pouvoir dans une seule main, et c’était, selon lui, le seul moyen de tenir tête aux difficultés de la situation. M. Manin oubliait qu’il n’appartient qu’aux hommes de génie de raisonner ainsi, et de s’en rapporter à leur énergie, à leur décision, plutôt qu’aux salutaires tâtonnemens de la discussion. En refusant de s’appuyer sur le concours d’une assemblée, il acceptait résolûment une responsabilité écrasante, sans que personne dût lui savoir gré d’une détermination dictée par une erreur de patriotisme, et qui fut injustement attribuée à l’ambition. Tout ce que put obtenir M. Tommaseo se réduisit à la formation d’une consulte d’état où devaient figurer, avec les trois députés de Venise, trois représentans envoyés par chaque province. L’édit de formation de cette consulte fut rendu le 1er avril, et sa nomination fixée pour le 10 du même mois. Le gouvernement de la république de Saint-Marc (ce nom fut conservé pour ne pas blesser les sentimens populaires) se trouva ainsi constitué.
L’organisation de ce gouvernement répondait assez mal aux exigences de la situation difficile où il était placé. Un ministère dont M. Manin était le président et une consulte d’état, tels en étaient les seuls rouages. M. Manin, outre la présidence du conseil, avait le portefeuille des affaires étrangères ; M. Tommaseo était ministre de l’instruction publique ; M. Camerata, des finances ; M. Pincherle, du commerce. MM. Solera, Paolucci, Paleocopa, s’étaient partagé la guerre, la marine, l’intérieur et les travaux publics. Enfin, un artisan, M. Toffoli, était ministre sans portefeuille. En instituant ces divers ministères, on ne changea rien à l’édifice administratif dont ils formaient le faîte, M. Manin ayant jugé que le caractère provisoire du gouvernement lui interdisait toute réforme dans les institutions. Les ministères eurent donc à fonctionner en présence de l’administration telle que le gouvernement autrichien l’avait laissée. Quant à la consulte d’état, elle rencontra tout d’abord dans les prétentions dictatoriales du président de la république un obstacle à son influence. M. Manin écoutait à peine les propositions ou les réflexions des représentans des provinces. Il leur lançait souvent des mots d’une brusquerie toute napoléonienne ; quelquefois même il refusait de recevoir les membres de la consulte ou leur adressait en public des reproches amers. C’étaient autant de blessures que les députés n’étaient pas seuls à ressentir, et qui eurent pour effet de détacher de plus en plus les provinces de la capitale.
Jamais cependant l’union n’avait été plus nécessaire à la Vénétie. En proclamant la république, Venise avait éveillé les soupçons et les susceptibilités des états monarchiques de l’Italie et de l’Europe. Le Piémont voyait dans cette proclamation le refus anticipé de faire partie de ce royaume de l’Italie septentrionale dont la création le préoccupait si vivement. Les partisans de l’unité italienne reprochaient à Venise de déployer un drapeau qui, n’étant pas celui des autres états de la péninsule, semblait, en présence de l’étranger, un dangereux appel à la discorde. La Lombardie, ou, pour parler plus exactement, la majorité des Lombards, déjà résolus à s’unir au Piémont, craignaient d’être appelés à choisir entre l’union avec le Piémont et l’union avec Venise. Les Lombards sentaient que leur intérêt leur conseillait le premier parti, tandis que leurs sympathies les entraînaient vers le second. Ils en voulaient à Venise de les avoir placés dans cette alternative.
L’attitude de l’Italie était donc froide et embarrassée à l’égard de la nouvelle république. La France aussi se bornait vis-à-vis de Venise à des assurances peu significatives, et semblait réserver sa bienveillance pour le futur grand royaume de l’Italie du nord. Quant aux autres puissances européennes, elles ne cachaient pas leur mauvaise humeur, qui fut encore aigrie par les articles peu bienveillans des feuilles piémontaises. Les populations de la rive gauche de l’Adriatique s’étaient souvenues des liens qui les unissaient à leur ancienne capitale, et la vie nouvelle qui circulait dans la cité des lagunes réveillait en elles des sympathies qui se manifestaient par des démonstrations bruyantes. Ces démonstrations servaient de prétexte à ceux qui accusaient Venise de projets ambitieux et qui lui prêtaient des rêves de conquête. Il y avait dans le Piémont un parti qui ne pardonnait pas à Venise de ne s’être point réunie, aussitôt après l’expulsion des Autrichiens, à la monarchie piémontaise. Aussi ne négligeait-on rien pour faire sentir à Venise les difficultés qu’elle s’était créées et pour mettre en relief les fautes de ses gouvernans ; ces fautes, on ne se contentait pas de les relever, on les exagérait, et, comme on va s’en convaincre, on les supposait quelquefois. Je ne citerai à ce propos que deux exemples, mais qui me semblent très concluans. Le ministre des affaires étrangères.de la république vénitienne avait adressé, après son installation, une circulaire à plusieurs souverains d’Europe, entre autres au roi de Grèce et à la reine Victoria. Dans la première de ces lettres, le ministre rappelait au roi Othon les anciens liens qui unissaient jadis certaines provinces du royaume de Grèce à la république de Venise ; il exprimait le vœu que de nouveaux liens fussent substitués aux anciens, et que l’amitié de deux nations libres et indépendantes succédât aux rapports moins équitables des anciennes colonies et de la mère-patrie. Le roi de Grèce répondit par une lettre aimable, et le ministre vénitien put penser que la correspondance n’aurait pas d’autres suites. Il ne devait pas en être ainsi. Un mouvement eut lieu dans les îles Ioniennes soumises à la Grèce, et le cri de vive Venise ! se fit entendre dans les rassemblemens, non comme regret de la domination vénitienne, mais comme témoignage de sympathie pour les idées qui venaient de triompher au bord de l’Adriatique. Un journal de Milan raconta le fait, et demanda à ce propos si Venise avait quelque envie de revendiquer ses anciennes conquêtes. Un journal vénitien reproduisit l’article du journal de Milan. Le ministre des affaires étrangères crut qu’il suffi de protester dans l’intimité contre des insinuations aussi absurdes. Aux questions qui lui furent adressées à ce sujet, il se contenta de répondre qu’aucun Vénitien, à moins d’avoir perdu l’esprit, ne pouvait rêver le retour d’un état de choses complètement et irrévocablement détruit. Il serait aussi déraisonnable à Venise, ajoutait-il, de prétendre conquérir les îles Ioniennes que de vouloir planter son drapeau sur les minarets de Constantinople. Malgré cette réponse, la république de Venise resta convaincue, faute d’une rectification officielle, d’avoir voulu disputer à l’Angleterre la possession des îles Ioniennes. On alla même jusqu’à citer une prétendue proclamation que le gouvernement de la république aurait adressée aux populations de ces îles pour les engager à secouer le joug et à se replacer sous la tutelle toute paternelle et bienfaisante du lion de Saint-Marc. Il va sans dire que cette proclamation n’avait jamais existé.
Une accusation de même force fut aussi portée contre Venise au sujet de l’Istrie. Dès le XIIIe siècle, en effet, une partie de l’Istrie s’était donnée à Venise, et n’avait cessé de lui appartenir qu’à la chute de la sérénissime république ; l’autre partie était sous la dépendance de l’Autriche. En 1817, des motifs de convenance administrative amenèrent la réunion des deux parties de l’Istrie en une seule province autrichienne, ayant Trieste pour chef-lieu. Or, Trieste et son territoire font partie de la confédération germanique ; mais l’Istrie vénitienne, quoique réunie à l’Istrie autrichienne par les liens de l’administration intérieure, quoique subordonnée à Trieste, comme la province l’est au chef-lieu, n’a jamais été reçue dans le sein de la confédération germanique, ne jouit d’aucun des privilèges attachés aux membres de cette association, et n’a jamais envoyé de députés à la diète allemande. Cette partie de l’Istrie parut ressentir le contre-coup de la révolution vénitienne ; plusieurs districts se soulevèrent, chassèrent les garnisons autrichiennes, et déclarèrent vouloir se réunir à la république, dont ils n’avaient été séparés que par la force. De là un concert de reproches et d’invectives contre Venise, que l’on accusait d’attirer sur l’Italie tout entière par sa folle propagande la colère et la vengeance de l’Europe, en commençant par l’Angleterre et en terminant par la confédération germanique. Une autre accusation vint encore frapper, non pas Venise, mais l’un des membres les plus distingués de son gouvernement. La Croatie avait pris récemment les armes contre la domination des Magyars. M. Tommaseo, né en Dalmatie, dans un pays slave, avait qualité pour adresser aux Croates des paroles fraternelles et pour les détourner d’une lutte dont il ne croyait pas l’issue favorable à la cause italienne. C’est ce qu’il fit. Aussitôt les journaux hostiles à la république vénitienne rapportèrent, en la commentant, l’adresse de M. Tommaseo aux Croates, et il n’y eut pas, pour ce ministre, assez de sarcasmes et d’injures. Le gouvernement républicain, déjà accusé de vouloir conquérir les îles Ioniennes et l’Istrie, fut signalé à l’indignation d’un certain nombre d’italiens comme le futur allié des Croates.
Toutes ces accusations ridicules ne mériteraient pas d’être rappelées, si elles n’étaient de sûrs indices du ressentiment causé dans la plupart des états italiens par la proclamation de la république de Venise. Cette proclamation avait été interprétée, nous l’avons dit, comme l’expression d’une tendance séparatiste. Au fond cependant, ni Venise ni son gouvernement ne voulaient demeurer en dehors du royaume projeté de l’Italie septentrionale. La proclamation émanée du quartier-général piémontais, lors de l’entrée de Charles-Albert et de son armée sur le territoire lombard, était conçue en termes qui laissaient aux Vénitiens la faculté de faire cause commune avec l’Italie du nord sans sacrifier immédiatement leurs sympathies républicaines. Le gouvernement vénitien saisit avec empressement l’occasion qui lui était offerte par la déclaration du roi de Piémont. « Unissons-nous pour l’expulsion de l’étranger, dit-il dans sa réponse à Charles-Albert ; formons dans ces belles plaines, encore foulées par l’étranger, une alliance que nous cimenterons plus tard dans les villes délivrées de l’oppression autrichienne ; combattons aujourd’hui, et, lorsque nous serons libres, nous convoquerons la nation et nous l’inviterons à décider de son avenir. » La preuve que ce langage était sérieux est dans les démarches amicales que fit aussitôt le gouvernement vénitien auprès du gouvernement lombard, auquel il envoya un représentant. Milan, Parme, Modène et toutes les villes affranchies répondirent d’ailleurs à Charles-Albert dans le même sens. Ce qui était clair dans les adresses de ces villes ne l’était pas moins dans l’adresse de Venise. Seulement, dans les duchés et en Lombardie, on s’était abstenu de toute démonstration en faveur de telle ou telle forme de gouvernement. La faute de Venise était d’avoir proclamé la république.
Venise s’était donc attiré la malveillance de la Haute-Italie. Pouvait-elle se soutenir par elle-même ? Le lendemain d’une révolution ; à la veille d’une guerre acharnée comme le sont d’ordinaire les guerres dites d’indépendance, Venise devait porter tous ses soins sur une bonne organisation de ses finances et de son armée. La garde nationale fut créée comme par enchantement, et les riches collections de l’arsenal furent employées en partie à armer le peuple vénitien. L’effectif qu’on obtint ainsi ne fut que de six mille hommes, les ouvriers du port et les pêcheurs n’ayant pu être astreints au service régulier de la milice citoyenne. D’un autre côté, le départ des Autrichiens avait laissé dans la ville à peu près quinze cents soldats italiens qui servaient dans les armées impériales, et que leurs chefs avaient congédiés en quittant Venise. Ces quinze cents soldats pouvaient suffire au service intérieur de la ville, pendant que la garde nationale recevait un certain degré d’instruction militaire. Ils formaient le noyau autour duquel on se promettait de grouper les nouvelles recrues, volontaires ou autres, pour les plier à la discipline et aux privations de la vie militaire. Deux causes firent malheureusement échouer ce sage projet : d’abord l’esprit d’insubordination des soldats congédiés par l’Autriche, puis les tendances séparatistes des villes de la terre ferme où la plupart des soldats avaient leurs foyers. La terre ferme commençait à se prononcer vivement contre Venise, dont elle se disait condamnée à payer les folies. Ces plaintes arrivèrent aux oreilles des soldats, qui, fatigués d’une carrière acceptée contre leur gré, se montraient de plus en plus impatiens de quitter Venise pour aller veiller au salut de leurs familles. Les provinces ayant envoyé des députations à Venise pour exprimer leur adhésion à la république, les membres de ces députations contribuèrent encore, par des discours imprudens, à irriter dans les corps licenciés ce sentiment d’impatience. Ils pressèrent même les soldats de les accompagner sur la terre ferme et de ne pas demeurer plus long-temps à Venise. On put prévoir dès-lors que les projets du gouvernement relatifs à l’organisation de la force militaire rencontreraient une vive opposition.
Venise ne tarda point, en effet, à être le théâtre de scènes affligeantes. Mis journellement en contact avec les nouveaux gardes nationaux, les soldats, prêts à la révolte, cherchaient à se créer des auxiliaires parmi les citoyens armés. C’étaient tous les jours de nouveaux scandales. Des gardes nationaux et des soldats échangeaient, en témoignage de fraternité, quelques pièces de leur uniforme, et se promenaient ensuite, bizarrement affublés d’insignes disparates, dans les rues de la ville, en proférant des menaces séditieuses. La démoralisation était grande, et l’influence de ces tristes exemples sur la garde nationale tout entière pouvait avoir les suites les plus déplorables. Le gouvernement allait-il être forcé de congédier les seules troupes dont il pût disposer à Venise, dans un moment où deux ou trois jours de marche seulement séparaient l’armée autrichienne de la capitale ? C’est ce qu’on se demandait quand de nouveaux excès de la soldatesque vinrent presser les déterminations du pouvoir.
La révolte militaire que Venise prévoyait depuis quelques jours finit par éclater dans la caserne des Tolentini. Les soldats qui s’y trouvaient envoyèrent à M. Manin une sorte de sommation pour qu’il vînt prendre connaissance de leurs griefs dans leur propre domicile. M. Manin était absent de Venise, et ce fut un des ministres ses collègues, M. Toffoli, qui consentit à se rendre au foyer de la révolte. La foule attroupée sur le chemin de la caserne, et craignant pour la vie du ministre, chercha en vain à le retenir : M. Toffoli persista dans l’exécution de son projet. L’aspect des insurgés n’était rien moins que rassurant. Le désordre de leurs vêtemens, le feu sinistre de leurs regards, leurs pas incertains, leurs paroles incohérentes, tout dénotait chez eux une ivresse qui pouvait se porter aux excès les plus coupables. M. Toffoli s’avança pourtant sans hésiter ; il parla avec fermeté, avec douceur ; il fut écouté avec respect d’abord, puis avec enthousiasme. Ce qu’il demandait aux soldats, ce n’étaient que quelques jours de dévouement à la république de Saint-Marc : les refuseraient-ils ? La question ainsi posée ne permettait qu’une seule réponse. Des acclamations de vive Toffoli ! vive Manin ! saluèrent le ministre, qui fut porté en triomphe à sa gondole. Le soir même, la population apprit avec joie l’heureuse et pacifique solution de la difficulté.
Ce fut autre chose le lendemain. Cette fois c’étaient les dragons qui, au nombre de huit cents, sommaient M. Manin de se rendre en personne à la caserne de San-Salvator pour leur apporter leur congé. M. Manin était de retour à Venise, mais ce fut encore M. Toffoli qui se résigna à jouer le rôle de parlementaire. La sédition de la caserne San-Salvator était plus sérieuse que celle de la caserne des Tolentini. Les dragons avaient établi dans la rue une sorte de marché où ils vendaient à une foule avide tous leurs effets d’ameublement et d’équipement. À cette vue, M. Toffoli ne put contenir son indignation. L’Italien est naturellement éloquent, et le Vénitien est éloquent entre tous les Italiens. La colère inspira heureusement M. Toffoli ; il parla d’abondance et les larmes dans les yeux. Bientôt les fusils chargés s’abaissèrent devant lui ; les soldats reprirent leurs effets, leurs armes des mains des acheteurs, et toute la caserne rentra dans l’ordre. M. Toffoli put, en revenant auprès de ses collègues, leur annoncer un nouveau succès.
Toutefois cette double victoire sur la révolte était au fond peu significative et peu rassurante. La mobilité de ces troupes, leur insubordination, restaient un fait acquis, et auquel il importait de parer promptement. Il était évident que les soldats vénitiens ne pouvaient être retenus plus long-temps loin de leurs foyers, et on les rendit aux provinces qui les réclamaient. Ce n’est pas sans intention que j’ai exposé avec quelque détail les circonstances qui ont précédé cette mesure du licenciement de la petite armée vénitienne. Cet acte du gouvernement républicain est un de ceux qu’on a le plus amèrement blâmés ; on voit cependant quelle pressante nécessité le lui a imposé.
La question que Venise avait cru un moment pouvoir résoudre par ses propres forces se représentait donc de nouveau : où trouver des soldats ? La Lombardie comptait sur l’armée piémontaise pour se donner le temps de créer une armée lombarde ; mais la distance ne permettait pas aux Vénitiens de tirer des troupes stationnées sur la rive gauche du Mincio les mêmes avantages que les Milanais, et d’ailleurs la constitution républicaine de Venise rendait l’intervention du roi Charles-Albert en sa faveur pour le moins douteuse. Quant à la formation d’une armée régulière, c’était un effort que la république ne pouvait s’imposer, et ses ressources financières le lui eussent-elles permis, le temps lui eût manqué. Il ne lui restait qu’à chercher son point d’appui dans les corps de volontaires. C’est à eux qu’elle s’adressa.
Les volontaires lombards et les premières colonnes arrivées de Naples gardaient les passages des Alpes suisses et tyroliennes depuis la ligne des lacs de Como et de Lecco jusqu’à celle des lacs d’Idro et de Garda. Les troisième et quatrième colonnes de volontaires napolitains avaient été embarquées sur le Pô à Pavie pour être dirigées sur Mantoue ou sur Ferrare, et y rencontrer la grande armée napolitaine qui accourait au secours des Vénitiens. Les volontaires toscans avaient pris par Plaisance et rejoint l’armée piémontaise aux environs de Mantoue. Quant aux volontaires romains, ils formaient, avec deux beaux régimens de Suisses pontificaux et quelques régimens de la ligne romaine, un corps d’armée considérable par le nombre des soldats comme par leur bravoure. L’excellente discipline des Suisses, la beauté virile de l’ardeur patriotique des volontaires, les talens bien connus du général Durando, tout se réunissait pour appeler sur le contingent romain la confiance et les sympathies de tous les patriotes italiens. C’était aussi sur cette armée que Venise avait concentré toutes ses espérances ; mais à peine le général Durando eut-il passé le Pô, qu’un ordre de Charles-Albert vint l’informer de la nécessité, pour toutes les troupes engagées dans la guerre de l’indépendance italienne, de reconnaître un seul maître. Durando était donc invité à prendre les ordres du roi de Piémont et à les exécuter comme tout officier ceux de son chef. Dès-lors s’évanouissait le dernier espoir des Vénitiens. L’armée de Durando, c’était encore l’armée piémontaise, et, si on s’adressait à lui, on pouvait prévoir qu’il répondrait comme Charles-Albert avait déjà répondu aux députés de Venise : « L’envoi de troupes sur le territoire vénitien, avait dit le roi, n’est pas une question militaire ; c’est une question politique. »
Privée de l’appui du contingent romain, Venise pouvait se tourner vers le contingent napolitain ; mais la désertion des troupes commandées par le général Pepe lui enleva bientôt cette dernière espérance. Ainsi de trente mille hommes à peu près, qui se dirigeaient sur Venise et qui paraissaient destinés à être pour elle ce que Charles-Albert et les soldats piémontais étaient pour la Lombardie, pas un ne traversa les lagunes. La première armée, commandée par Durando, passa sous les ordres du roi de Piémont, et chacun sait quel secours elle apporta à la malheureuse Vicence ; la seconde, commandée par le général Pepe, rebroussa chemin avant d’avoir traversé le grand fleuve qui sépare l’Italie du nord de l’Italie centrale, et le vieux général, illustre par ses malheurs, qui était sorti de l’exil dans l’espoir de conduire, un jour au moins, les cohortes napolitaines au combat, était resté seul, plus tôt encore cette fois que de coutume, et seul il se rendait à Venise pour lui offrir, à défaut d’une armée, son bras et sa vieille expérience. Venise accueillit avec reconnaissance le malheureux général, et le plaça à la tête de la petite armée dont elle pouvait disposer. Il y avait quelque chose de noble et de touchant dans la résolution du général Pepe, de cet homme dont la vie avait été une suite de généreux projets toujours déjoués par la fortune, et qui, près de descendre dans le tombeau, s’était relevé par un élan suprême pour retomber victime d’une dernière illusion.
Tous les efforts de Venise pour organiser une force militaire capable d’une résistance sérieuse avaient donc échoué. Cependant les provinces ne lui tenaient pas compte de son zèle malheureux : elles ne cessaient de demander des soldats et de l’argent. Les membres de la consulte siégeant à Venise adressaient à leurs commettans des plaintes incessantes sur le peu de cas que le gouvernement central faisait des provinces, sur les manières brusques et dédaigneuses du président. Les demandes d’argent se croisaient de Venise aux provinces et des provinces à Venise. Celle-ci, en sa qualité de capitale et de siége du pouvoir central, était dans son droit lorsqu’elle prétendait que les provinces devaient lui fournir les moyens de pourvoir à la défense commune. Cependant les provinces se croyaient autorisées à garder leurs ressources pour elles-mêmes, et, lorsqu’elles prirent la détermination de refuser le paiement de l’impôt, Venise, privée de toute arme coërcitive, ne put que réclamer. Cette violation flagrante du pacte solennel qui unissait les provinces à la capitale n’apporta aucune amélioration dans la situation matérielle des provinces, qui ne pouvaient se suffire à elles-mêmes et qui ne possédaient pas d’ailleurs tous les rouages administratifs nécessaires pour se gouverner seules. Aussi, même après avoir cessé d’envoyer de l’argent à Venise, continuèrent-elles à lui demander des soldats, des munitions, et des secours pécuniaires. Elles faisaient peser sur Venise la responsabilité des malheurs qui les menaçaient. En proclamant la république, répétaient-elles par l’organe de leurs journaux et de leurs représentans, en proclamant la république, vous avez éloigné de nous le défenseur de la Lombardie. Mettez-vous donc en quête d’autres alliés, d’autres troupes. Serons-nous les victimes de votre imprudence d’abord, et de votre maladresse ensuite ? Nugent et ses soldats approchent : qui nous aidera à les repousser ?
A ces plaintes réitérées Venise n’avait qu’une réponse à faire. La proclamation de la république n’avait pas été un acte prémédité ; la défiance inspirée par la république vénitienne au Piémont et à la Lombardie n’avait pas non plus été prévue. Venise était-elle coupable de la disparition des troupes romaines et napolitaines ? ne souffrait-elle pas autant et plus que les provinces ? ne manquait-elle pas aussi de défenseurs, n’ayant pour garnison que quelques corps détachés de volontaires ? Mais à quoi bon se défendre et se justifier ? Les provinces voulaient des troupes, et Venise ne pouvait pas leur en fournir. Le dénoûment de ce pénible conflit ne devait pas se faire attendre.
La Lombardie avait opéré sa fusion avec le Piémont dans les premiers jours de juin. Sans prévenir ni consulter la capitale qu’elles-mêmes s’étaient donnée, Vicence, Padoue, Rovigo et Trévise, envoyèrent des députés au quartier-général de Charles-Albert pour lui offrir la souveraineté de leur pays et lui demander de les considérer dorénavant comme faisant partie de ses états. Elles ouvrirent ensuite les registres des paroisses, à l’imitation de Milan. Ce ne fut qu’après le retour des députés et le dépouillement des registres des paroisses que les quatre provinces se souvinrent de Venise. Elles lui adressèrent un message pour lui communiquer leur résolution et l’engager à suivre leur exemple. Toute population a sans doute le droit de prononcer sur son sort, et, dans le cas spécial dont il s’agit, l’usage de ce droit n’avait rien que de très sage ; mais Venise méritait aussi quelques égards, et l’acte de fusion des quatre provinces avec le Piémont n’eût rien perdu de son importance pour avoir été précédé plutôt que suivi d’une communication officieuse à la capitale. Venise était en droit d’attendre que les provinces s’adresseraient à elle avant de prendre aucune détermination grave et lui diraient : « Nous ne pouvons plus demeurer dans l’abandon où vous nous laissez ; unissons-nous toutes ensemble au Piémont ; ou bien, si cette démarche vous répugne pour votre compte, ne trouvez pas mauvais que nous l’exécutions pour le nôtre. »
Venise ne fit entendre ni plaintes ni récriminations. Sa position, fâcheuse quant au présent, n’offrait aucune sécurité pour l’avenir. L’abandon des provinces la privait subitement de toute ressource. En effet, Venise ne pourvoyait à ses besoins que par le Levant et l’Adriatique, ou par les provinces de la terre ferme. Les bâtimens autrichiens, qui préludaient au blocus en croisant dans les eaux de Venise, avaient presque détruit son commerce maritime. La terre ferme lui manquait tout à coup, et c’était pour satisfaire aux exigences de celle-ci que Venise s’était dépouillée des meilleures armes de son arsenal et de la plus grande partie des sommes versées au trésor. Pour subvenir aux besoins toujours croissans des provinces, Venise avait ouvert un emprunt sous la forme d’une augmentation d’impôt, dont elle-même avait payé sa part : quand le tour des provinces arriva, elles s’étaient contentées de déclarer que, l’objet de cet emprunt étant de subvenir à leurs propres besoins, il était plus court et plus simple de garder le montant de l’impôt et de l’employer directement au but indiqué par Venise même. Cet acte d’indépendance n’ayant pas entraîné la séparation financière immédiate et complète des provinces d’avec la capitale, Venise avait continué à les défrayer, tandis que les revenus provinciaux n’arrivaient plus au trésor.
Dans la nouvelle situation où la plaçait la brusque résolution des provinces, Venise se vit forcée d’ouvrir un second emprunt et de délivrer à ses créanciers des obligations payables au porteur. Les manifestations de la terre ferme eurent d’ailleurs pour effet d’amener dans ses lagunes un plus grand nombre de volontaires, que le sort de la malheureuse ville touchait vivement. On vit accourir des Siciliens, commandés par le jeune et vaillant La Masa, l’un des héros de Palerme, des Napolitains groupés autour du général Pepe, des Romains fatigués des lenteurs étranges du général Durando, des Toscans, des Milanais appartenant à la garde nationale de Milan, et qui aimaient mieux se battre autour de Venise que monter la garde devant le palais du gouvernement provisoire. Tous ces corps formaient une garnison de quinze à vingt mille hommes, qui suffisaient à la défense de la ville.
La situation de Venise n’était pas désespérée, mais elle était fort grave. A la communication que lui firent les provinces, elle répondit par la convocation d’une assemblée générale pour le 18 du mois de juin. C’était cette assemblée qui devait décider de l’avenir de Venise.
Il ne restait plus qu’à attendre le 18 juin, et Venise appelait ce jour de tous ses voeux, quand des désastres imprévus vinrent modifier gravement la situation sur laquelle allait avoir à se prononcer l’assemblée nationale. On apprit d’abord la capitulation du général Durando, qui livrait à l’Autriche les clés de la Vénétie. Un homme qu’il faut plaindre et qu’on voudrait n’avoir point à blâmer, le général Zucchi, ajouta, de son côté, un nouveau chiffre à la liste déjà trop nombreuse de ses capitulations[5]. Vicence, Padoue, Trévise, Rovigo, tombèrent successivement au pouvoir des Autrichiens. A la nouvelle de ces désastres si nombreux, si imprévus, Venise, un moment interdite, crut devoir ajourner la convocation de l’assemblée nationale, fixée d’abord au 18 juin. La reddition de Vicence avait eu lieu le 12 juin, celle de Padoue le 14. Le moment où ces revers se succédaient n’était guère favorable à la réunion d’une assemblée délibérante. On remit donc l’ouverture des délibérations au 3 juillet. Ce jour-là, cent trente-trois députés de Venise et des territoires non encore occupés par l’ennemi se rendirent au palais ducal. La question qu’ils avaient à discuter était double et se formulait ainsi : « Fallait-il se prononcer immédiatement sur le sort de Venise, ou attendre la fin de la guerre ? Fallait-il ou non se donner au Piémont ? »
La discussion ne tint guère que trois ou quatre séances. Les députés vénitiens, il faut le reconnaître, montrèrent un tact politique dont les assemblées nationales des autres états de l’Italie avaient rarement donné l’exemple. Ils ne firent point étalage de rhétorique, et ne parurent soucieux que de porter une égale lumière sur tous les points du débat. M. Tommaseo fut le seul qui se prononça contre la réunion au Piémont ; il blâma cette mesure tardive comme aussi inutile que blessante pour la fierté nationale. Quant à M. Manin, il se montra réellement digne du rôle que la confiance du peuple lui avait assigné. Venise put admirer en lui plus que l’orateur, plus que l’homme d’état ; elle put reconnaître le citoyen dévoué qui tremblait pour l’avenir de son pays. M. Manin porta presque seul tout le poids de la discussion, qui ne fut, pour ainsi dire, qu’un long dialogue entre le président du conseil et l’assemblée. Les opinions républicaines du chef du gouvernement vénitien étaient assez connues, et, loin de les cacher, M. Manin s’en faisait gloire ; ces opinions lui interdisaient d’entrer dans une administration monarchique, et cependant il venait conseiller, supplier Venise de renoncer à la république pour se réunir au royaume de la Haute-Italie. A ceux qui voulaient poser des restrictions, des conditions, à ceux qui demandaient des garanties et des promesses, il répondait qu’un acte d’union pur et simple présentait moins d’inconvéniens, moins de dangers qu’une adhésion limitée, qui, pour peu qu’elle fût incomplète, pourrait tourner contre les libertés qu’elle était destinée à sauvegarder. L’opinion de M. Manin prévalut sur les deux questions, et l’assemblée décida, à la majorité de 127 voix contre 6, que l’union pure et simple au Piémont, aux conditions stipulées par les Lombards, aurait immédiatement lieu. L’on s’occupa ensuite de la formation du gouvernement provisoire qui devait conduire les affaires en attendant l’arrivée des commissaires piémontais. Cette fois encore, une lutte touchante s’engagea entre M. Manin et l’assemblée, qui ne voulait pas d’autre gouvernement que le sien. M. Manin dut monter plusieurs fois à la tribune pour combattre la détermination de ses collègues. Un député ayant demandé qu’on prévît le cas où Venise serait sacrifiée par le Piémont dans quelque nouveau traité de Campo-Formio, et que le président s’engageât, si une telle occurrence se produisait, à reprendre son poste : — « Il est inutile, répondit M. Manin, de prévoir de semblables éventualités ; il est inutile que je prenne de pareils engagemens. Est-il parmi vous quelqu’un qui doute de mon dévouement ? (Ces derniers mots soulevèrent dans l’assemblée une explosion d’applaudissemens.) N’attristons pas ce jour et cette délibération par des paroles de mauvais augure. Nous ferons tous et toujours notre devoir, et ce devoir nous impose aujourd’hui de nous unir franchement et simplement au Piémont. Nommez un gouvernement qui ne soit pas l’expression d’un sentiment de défiance envers l’état dont vous allez faire partie. » Ces mâles paroles entraînèrent l’assemblée, qui choisit les membres du nouveau gouvernement dans la fraction la moins républicaine de l’ancien cabinet. M. l’avocat Castelli fut élu président, et s’adjoignit comme ministres MM. Paleocopa, Camerata, Paolucci et Cavedalis.
Avant de prendre congé de l’assemblée et de leur pays, les ministres démissionnaires voulurent rendre compte de leur administration, et les discours qu’ils prononcèrent à cette occasion, resteront comme de curieux documens sur l’histoire contemporaine de Venise. M. Manin raconta les démarches que le gouvernement vénitien avait tentées auprès de plusieurs états de l’Italie, particulièrement depuis la jonction des deux corps d’armée de Radetzky et de Nugent, pour les décider à invoquer de concert avec lui l’intervention armée de la France. À cette circulaire du gouvernement vénitien, le roi de Piémont n’avait fait aucune réponse ; la Toscane et les états pontificaux avaient tenu un langage amical, mais sans se prononcer nettement sur la question. En somme, le résultat de cette démarche avait fait ressortir le défaut d’accord qui existait entre Venise et le reste de l’Italie. Le rapport du ministre des finances ne fut guère plus rassurant que celui du ministre des affaires étrangères. La conclusion était que le budget actif de la république de Venise, grace aux réductions récemment adoptées, ne dépassait pas 190,000 livres par mois. Ses dépenses les plus indispensables ne pouvaient être évaluées à moins de 2,200,000 livres par mois. On s’était adressé à toutes les villes d’Italie, en les conjurant de ne pas laisser périr Venise faute d’argent ; mais jusqu’à ce moment aucun secours n’avait été offert.
L’assemblée s’était réunie, nous l’avons dit, dans les premiers jours de juillet. Quelques envoyés secrets du Piémont s’étaient efforcés de préparer Venise au grave changement qui allait s’opérer. Pendant que l’assemblée délibérait, des cris de vive le Piémont ! à bas la république ! se firent entendre. Quand le résultat de la délibération fut connu, Venise ne laissa voir aucune émotion. La croix de la maison de Savoie remplaça sur tous les édifices le drapeau de Saint-Marc au milieu d’un morne silence. Les cris de vive le Piémont ! avaient cessé de retentir dès que les démonstrations royalistes avaient atteint leur but. Venise ne s’était unie au Piémont qu’avec défiance. Hâtons-nous de le dire, cette défiance était injuste ; elle pouvait conduire à un abîme. Les Piémontais n’étaient-ils pas les compatriotes, les frères des Vénitiens ? Oui, sans doute, mais le peuple n’achève pas son éducation en un jour. Des préjugés fâcheux le séparaient du Piémont. Pour en triompher, il eût fallu s’adresser franchement à son intelligence, à son patriotisme, plutôt que de le placer dans une cruelle alternative où la nécessité lui ôtait la liberté de son choix. La défiance de Venise s’expliquait moins encore par l’erreur de ses habitans que par la maladresse des imprudens amis de la maison de Savoie.
Deux faits qui semblaient se contredire suivirent l’adhésion de Venise au royaume de l’Italie du nord. Venise reçut de Charles-Albert deux mille hommes et 800,000 francs, mais, d’autre part, le blocus de Trieste fut levé. La population de Venise apprit avec peine la levée de ce blocus, qui pouvait à la longue déterminer un soulèvement des habitans de Trieste contre l’Autriche. Cependant le Piémont n’avait rien à se reprocher en cette occasion. Le mouvement de la flotte sarde s’expliquait par la retraite de l’escadre napolitaine, qui devait, conjointement avec elle, bloquer Trieste. La mollesse avec laquelle les opérations du blocus avaient été conduites dans l’origine pouvait seule mériter un blâme sérieux. Quoi qu’il en soit, Venise accueillit avec un profond mécontentement la déclaration de l’amiral piémontais Albini, annonçant qu’il se bornerait dorénavant à empêcher le blocus de Venise et la capture des bâtimens appartenant à la république.
Les commissaires piémontais, MM. Colli et Cibrario, n’arrivèrent à Venise que vers la fin du mois de juillet, et ils obtinrent du président Castelli qu’il partagerait avec eux le pouvoir. On touchait à une nouvelle crise. Je n’ai point à rappeler ici les événemens dont la Lombardie fut bientôt après le théâtre. Le contre-coup de la retraite de l’armée piémontaise au-delà du Tessin ne tarda pas à se faire sentir à Venise. Une lettre du maréchal Welden informa les habitans que l’armée sarde avait été complètement détruite, et que Venise pouvait une dernière fois mériter son pardon en invoquant la clémence de l’empereur Ferdinand. Le gouvernement vénitien remercia le maréchal de ses intentions bienveillantes aussi bien que de ses informations, qu’il se plaisait à croire exactes. Il ajouta qu’il se regardait comme incompétent pour prendre l’initiative d’une décision dans une question qui intéressait toute l’Italie.
La première lettre du maréchal Welden fut bientôt suivie d’une seconde missive, datée du 9 août, et dans laquelle il annonçait à Venise l’armistice conclu entre le maréchal Radetzky et le roi de Sardaigne. On sait que d’après cet armistice, désigné sous le nom d’armistice Salasco, tout le pays compris entre le Pô, le Tessin et les Alpes était replacé sous la domination des Autrichiens. Le général insinuait que la cession de Venise était stipulée dans l’armistice et insistait auprès des autorités de cette ville pour que les hostilités entre les troupes à la solde de Venise et les troupes autrichiennes fussent immédiatement suspendues. La réponse du gouvernement vénitien fut brève et digne. Il repoussait toute proposition d’accommodement et toute communication ultérieure.
Après cette réponse, il importait de prendre un parti relativement au Piémont. L’armistice conclu par cette puissance avec le maréchal Radetzky rompait les liens qui avaient un moment existé entre elle et Venise. M. Castelli se rendit en toute hâte auprès de M. Manin pour le prier de l’accompagner chez les commissaires piémontais, M. Manin le suivit à l’instant ; dans la rue, la foule éplorée, ivre de colère et de douleur, l’arrête et lui crie : « Nous voulons savoir ce que l’on prétend faire de nous ; nous ne voulons pas être livrés aux Autrichiens ; plus d’Autrichiens, plutôt la mort ! » Et, à mesure que ces cris étaient poussés, l’exaltation populaire allait croissant et devenait de plus en plus menaçante. Le peuple voulait rompre sur-le-champ avec toute autorité piémontaise, parce que le Piémont venait de signer un traité avec l’Autriche, et que Venise ne pouvait répondre de son indépendance qu’en redevenant l’arbitre de ses destinées. Ce ne fut pas sans de grands efforts que M. Manin obtint qu’on le laissât poursuivre sa route. Parvenu en présence des commissaires piémontais, il les trouva presque aussi agités que le peuple. Les mêmes craintes remplissaient toutes les ames.
Le peuple pourtant s’était attroupé devant la maison des commissaires, et demandait qu’on lui communiquât le texte complet des dernières dépêches. On lui lut un article d’un journal de Gênes (il Pensiero italiano), qui rendait compte de l’armistice et de ses conditions ; mais ce journal ne faisait aucune mention de l’escadre ni de la garnison piémontaise de Venise. On demanda des explications sur ce dernier point. Les commissaires répondirent, les larmes aux yeux et d’une voix émue, qu’eux-mêmes ignoraient complètement ce qu’on avait décidé au sujet de Venise. Cette assurance n’était pas faite pour calmer le peuple. Voyant le tumulte augmenter, les commissaires supplièrent M. Manin de partager avec eux le pouvoir. M. Manin répondit qu’il ne pouvait accepter une autorité émanant de celui-là même qui avait peut-être déjà signé la reddition de Venise. Enfin, après une longue discussion, interrompue sans cesse par les cris de la foule attroupée devant le palais, les commissaires convinrent de conserver leurs pouvoirs jusqu’à l’arrivée de nouveaux ordres du roi, mais de n’en pas faire usage et de ne plus intervenir dans l’administration du pays. Quelque étrange que fût ce moyen-terme, il fut adopté, parce qu’il calmait les craintes populaires ; mais le pays demeurait de fait sans gouvernement.
Ce fut encore M. Manin qui tira Venise de cette position anormale. « Nous allons, dit-il, convoquer immédiatement l’assemblée qui a décrété, il n’y a guère plus d’un mois, la fusion avec le Piémont, et nous lui demanderons de nommer un gouvernement provisoire ; mais, d’ici là, Venise ne peut rester livrée au désordre. L’ennemi est à nos portes, et le soin de défendre la ville ne pèserait sur personne ! Il faut se procurer de l’argent, nouer des relations diplomatiques. Ajouterons-nous l’anarchie à nos autres malheurs ? La situation exige le dévouement d’un honnête homme, qui se charge de tout jusqu’à la réunion de l’assemblée nationale. Je serai cet honnête homme. » Ces mots, adressés du haut du balcon au peuple, étaient prononcés avec un accent de franchise qui ne permettait pas d’hésiter. Le calme se rétablit aussitôt, et la foule se retira, pleine de confiance dans l’énergique citoyen qui se chargeait une fois encore des destinées du pays.
Il ne fallait que deux jours pour réunir l’assemblée, dont les membres étaient presque tous présens à Venise. Le 13 août, M. Manin put exposer devant les représentans du pays les motifs qui l’avaient déterminé à prendre en main le pouvoir. « La Haute-Italie est en ce moment dans une situation des plus tristes et des plus extraordinaires, dit M. Manin. Dans les ténèbres où nous sommes, nous ne devons nous en rapporter qu’à nous-mêmes du soin de notre salut. Si les malheurs de la maison de Savoie sont plus grands que nous ne le savons, si elle se voit forcée à accomplir de douloureux sacrifices, elle-même nous saura gré de ne pas lui laisser consommer notre ruine. Conservons-nous à ce prince qui ne nous céderait pas à l’ennemi sans d’amers regrets. Plus tard et lorsque le soleil du succès brillera de nouveau sur le royaume de la Haute-Italie, Venise assemblera encore une fois les députés, et disposera d’autant mieux de sa souveraineté qu’elle l’aura mieux défendue contre les barbares. C’est la guerre qu’il nous faut ; c’est à la paix que la partie occidentale de l’Italie du nord aspire en ce moment. Nous devons donc nous séparer pour le moment, de peur de nous nuire réciproquement par nos tendances opposées. »
Le discours de M. Manin obtint l’approbation de l’assemblée, qui nomma un gouvernement provisoire composé de trois membres, dont M. Manin était le président ; M. Graziani et M. Cavedalis complétaient ce triumvirat. Le nouveau gouvernement se hâta de vider la question soulevée par l’armistice conclu avec l’Autriche. Interpellé par le chef de la marine vénitienne au sujet de la partie de ses instructions qui pouvait intéresser la Vénétie, l’amiral piémontais Albini déclara, sur son honneur, n’avoir reçu aucun ordre nouveau relativement à la flotte qu’il commandait. Les officiers commandant les deux mille hommes de troupes piémontaises affirmèrent aussi qu’aucune instruction nouvelle ne leur était parvenue. Venise n’avait donc point été comprise dans l’armistice. Aucune question ne s’agitait plus entre elle et le gouvernement piémontais. Celui-ci s’était même remboursé des 800,000 francs prêtés à Venise par la saisie opérée à Gênes d’un convoi de fusils venant de Paris et destinés à la Vénétie. Il est juste de reconnaître que le séquestre mis sur ces fusils fut levé au bout d’un mois.
Presque aussitôt après l’installation du nouveau gouvernement vénitien, M. Tommaseo partait pour Paris, chargé par la république d’implorer le secours de la France. Venise prenait vis-à-vis d’elle-même, de la patrie italienne et de l’ennemi, l’engagement de persévérer jusqu’à la fin dans sa noble résistance.
Près de quatre mois se sont écoulés depuis que Venise, la seule ennemie que l’Autriche n’ait pas comprise dans l’armistice, a été abandonnée à elle-même. Pendant ces quatre mois, l’espoir prochain d’une intervention française s’est évanoui, la flotte et la garnison sardes ont été retirées conformément aux conditions de l’armistice, le blocus a enfermé la malheureuse et forte ville dans un cercle étroit ; l’escadre française est venue rompre cette chaîne, puis elle s’est retirée, et la flotte autrichienne a reparu ; enfin, la flotte sarde, toujours commandée par l’amiral Albini, a paru une seconde fois devant Venise, et les bâtimens autrichiens sont rentrés à Trieste. Les volontaires de toutes les parties de l’Italie, que la suspension d’armes fatigue et indigne, se sont donné rendez-vous dans les lagunes vénitiennes, et chaque jour voit arriver de nouveaux défenseurs autour de ce dernier boulevard de notre indépendance.
Depuis l’occupation de la terre ferme par les Autrichiens, depuis les croisières de leurs bâtimens dans l’Adriatique, tout commerce a cessé à Venise, et pas un florin ne lui est venu du dehors. Les dépenses ordinaires mensuelles, que le ministre des finances évaluait, au mois de juillet dernier, à 2,200,000 francs, ont été augmentées depuis par l’arrivée de nouvelles colonnes de volontaires. Venise a commencé par s’adresser à toutes les villes italiennes, et même aux villes étrangères, pour obtenir un emprunt ; on a ouvert partout des souscriptions mensuelles. Il nous en coûterait trop pour l’honneur de l’Italie de dire ce que ces démarches ont produit. Il a été question ensuite de donner pour garantie à l’emprunt quelques-uns des magnifiques objets d’art qui abondent à Venise ; mais les scrupules de l’administration n’ont jamais fléchi sur ce point. Ces trésors n’appartiennent pas seulement à la génération actuelle, a-t-on dit ; nos ancêtres nous ont légué, dans ces chefs-d’œuvre, quelque chose de leur génie et de leur ame que nous devons transmettre à nos enfans. Nous saurons défendre et sauver la patrie sans la dépouiller. — On se demande avec effroi comment une telle situation peut durer. Un dévouement, une patience à toute épreuve, peuvent seuls l’expliquer. La stagnation absolue de tout commerce, de toute industrie et de tout travail, a forcé l’état de prendre des mesures extrêmes pour secourir les classes pauvres. Les riches capitalistes vénitiens se sont empressés de lui venir en aide. Des bons ont été émis par le gouvernement pour la somme de quatre millions, et vingt des principaux propriétaires de Venise se sont engagés à rembourser les détenteurs de ces bons. La parole de ces généreux citoyens inspire une telle confiance, que le papier-monnaie de Venise, attaquée en ce moment par mer et par terre, a été accepté au pair dans toute l’Italie. D’après un calcul fait récemment, les citoyens de Venise auraient à cette heure livré à la république ou répondu en son nom pour la somme de trente millions. Cet argent est exporté par la voie de mer en échange de vivres dont la ville ne peut se passer, et qu’elle est absolument forcée de tirer du dehors.
Au milieu de tant de misères, privé de toute ressource, menacé de la mort ou de l’esclavage, le doux peuple vénitien déploie toute la fermeté des anciennes populations du midi de l’Italie ou de la Grèce. Il peut voir du haut de ses murailles les uniformes blancs s’étaler sur les vertes prairies de Mestre et de Fusine, et le bruit du canon ennemi le poursuit jusque dans son sommeil. Jamais pourtant, depuis que ce terrible état de choses dure sans interruption, jamais le courage, la constance, l’humeur gaie et sereine de ce peuple, n’ont reçu de démenti. L’émission du papier-monnaie, mesure si effrayante d’ordinaire pour les capitalistes et pour le petit comme pour le grand commerce, n’a pas excité le moindre murmure à Venise.
Toute ville assiégée est nécessairement soumise à des épreuves cruelles, mais il est des privations qu’il était réservé à Venise seule de connaître. L’habitant de Paris comprendra-t-il bien ce que peut être le blocus d’une ville bâtie entièrement dans les flots de la mer, dont les rues sont des canaux, les jardins des étangs, où tout arrive du dehors, depuis le moindre herbage jusqu’à l’eau potable ? Pour prolonger la résistance dans des conditions semblables, il faut des hommes doués du calme et de la patience qui ont de tout temps distingué les Vénitiens. Ce ne sont pas des plaintes que ces hommes font entendre, et on peut voir les plus pauvres discourir gaiement sur les marches des perrons et des églises, sur les quais ou dans les gondoles. Les riches souffrent plus que nous, répètent-ils, ou plutôt il n’y a plus de riches. Et ils disent vrai. La famille Papadopoli, les Rothschilds vénitiens, dont les beaux palais occupent seuls tout un côté d’un des principaux canaux de Venise, a rompu aujourd’hui avec les habitudes fastueuses qui rappelaient son origine orientale. Aux heures des repas, elle s’assied devant des couverts en bois et un service en terre cuite dans ses vastes salons dépouillés de leurs riches tentures et de leurs meubles splendides. Il n’est pas une Vénitienne qui possède un bracelet, une chaîne en or, un bijou, un cachemire ; le costume de la plus grande dame est le même que celui de la fille du peuple. « Je regrette, disait il y a quelques jours une dame vénitienne, je regrette de ne plus rien avoir, parce que je ne puis plus rien donner. » Personne ne parle à Venise de se rendre et de quitter la partie. Le vieux général Pepe, à la tête de quinze cents jeunes volontaires minés par la fièvre, vient de faire une sortie contre les troupes autrichiennes fortifiées à Mestre et à Fusine. Il leur a pris des canons et les a repoussés jusqu’à Padoue. Le peuple, qui avait entendu la canonnade, s’est rassemblé sur la place Saint-Marc, et c’est là qu’un membre du gouvernement, paraissant à la fenêtre du palais, lui a donné la nouvelle de la victoire, terminant son discours par ces mots que la piété naïve de l’auditoire a vite compris : « La Vierge protectrice de Venise est exposée dans Saint-Marc. » En un instant, la place était déserte et l’église envahie. On reconnaît à de telles scènes cette poétique exaltation qui, au milieu des plus cruelles épreuves, n’abandonne pas le peuple italien.
Nous avons dit les moyens de défense que Venise puise dans le caractère même de ses habitans ; il nous reste à parler des moyens matériels que lui offre sa position au milieu des mers, et à montrer comment elle sait en tirer parti. Le point de la ville le plus rapproché de la terre ferme en est à trois mille quatre cents mètres : telle est en effet la longueur du pont du chemin de fer qui unit Venise à la côte. La partie du rivage qui fait face à la ville est garnie, sur une ligne de soixante milles d’Italie, de trente-six fortins tous en parfait état de conservation, bien gardés et défendus par quatorze cents pièces d’artillerie. La garde des côtes est confiée à une petite garnison dont le service est des plus pénibles. Une centaine de péniches ou embarcations de guerre, montées chacune par quinze soldats de marine, côtoient incessamment le rivage. C’est sur ces légers navires, exposés jour et nuit aux intempéries de l’air et aux boulets autrichiens, que ces braves soldats ont passé tout l’été de 1848. Du côté de la mer, le blocus de Venise est en ce moment rendu impraticable par la présence de six bâtimens français, seize bâtimens sardes et treize vénitiens[6]. L’armée de terre qui défend Venise est d’à peu près vingt mille hommes. Il n’y a là presque pas de troupes régulières, et seulement des corps de volontaires siciliens, napolitains, toscans, romains, lombards, tyroliens et vénitiens. Des officiers français commandent plusieurs de ces légions, dont la tenue est admirable. De vieux soldats toléreraient difficilement les privations que supportent depuis six mois ces hommes qui ont renoncé à des habitudes douces et oisives pour vivre, à peine vêtus, à peine nourris, dans des forts baignés par une eau stagnante. Depuis six mois pourtant, on n’a eu aucune désertion à signaler.
Venise ne perd pas confiance, et à l’entrée de l’hiver son conseil municipal s’est réuni pour aviser aux moyens de traverser la saison rigoureuse. La proposition d’hypothéquer quelques-uns des chefs-d’œuvre de l’école vénitienne a été faite de nouveau et de nouveau repoussée. D’accord avec les principaux propriétaires, le conseil s’est décidé à ouvrir un nouvel emprunt de douze millions, dont il s’est constitué garant. Du papier-monnaie pour cette somme sera émis successivement, et la commune en garantit le remboursement sur son cens foncier. L’on compte, avec ces douze millions, faire face aux dépenses de l’hiver et atteindre le mois d’avril. D’ici là il faut croire que la souscription mensuelle d’un franc qui a été ouverte dans toutes les villes et bourgades italiennes et dans plusieurs capitales de l’Europe se sera développée suffisamment pour être d’un véritable secours à la république.
L’assemblée nationale vénitienne a eu dernièrement à se réunir pour procéder à la réélection du pouvoir exécutif : elle a maintenu ses premiers choix. Elle ne pouvait pas mieux faire, puisque M. Manin est l’ami fidèle de Venise, à laquelle il a tout donné chaque fois qu’elle a eu besoin de ses services. Il est à désirer pourtant que M. Manin s’applique davantage à lutter contre les défauts regrettables qui chez lui s’unissent à de brillantes qualités. Qu’il se défie surtout de cette humeur impérieuse, de cette tendance à dédaigner la discussion qui pourrait l’entraîner à de fâcheux écarts. A Venise plus qu’ailleurs peut-être, le pouvoir a des traditions et des prestiges qui peuvent égarer à la longue l’ame la mieux trempée. Ce n’est pas dans les archives du conseil des Dix, nous l’espérons, que M. Manin cherchera ses inspirations politiques. Entre les procédés d’une dictature surannée et les principes féconds de la liberté moderne, il ne pourra long-temps hésiter.
Quel que soit le sort réservé à Venise, quelles qu’aient été les fautes de son gouvernement, personne ne contestera aujourd’hui à cette malheureuse ville le mérite d’une constance qui touche à l’héroïsme. Nous n’ignorons pas les reproches sévères qu’on peut en ce moment même adresser à l’Italie. Dissimuler ses torts, ce n’est pas les effacer, et ce serait un pauvre patriotisme que celui qui porterait aujourd’hui un Italien à ne reconnaître aucune différence pour la gloire de son pays entre le printemps et l’automne de 1848. Non, ce patriotisme n’est pas le mien. Nous avons commis des fautes, à quoi bon le nier, puisque nos malheurs l’attestent et portent de ces fautes mêmes le plus irrécusable témoignage ? Mais la conduite de Venise nous dédommage de bien des humiliations, et au milieu de tant d’amertumes nous nous souviendrons que la gloire vénitienne est venue jeter quelque douceur. L’Europe, l’Italie même, semblaient avoir oublié Venise et ne plus se soucier de cette ville perdue dans les mers. On la disait impuissante aussi bien à reconquérir qu’à garder son indépendance. Aujourd’hui Venise donne à ces injustes accusations un démenti solennel. L’Europe lui a rendu ses sympathies, et l’honneur italien trouve en elle un dernier rempart. Un jour viendra, nous l’espérons, où la réparation sera plus complète encore. Ce jour-là, l’Italie aura reconquis son indépendance, et Venise sera célébrée, entre toutes les villes libres italiennes, comme n’ayant jamais ni désespéré de la patrie ni hésité dans ses sacrifices à la sainte cause de notre affranchissement.
CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.
- ↑ Voyez dans les livraisons du 15 septembre et du 1er octobre, les articles sur la révolution lombarde.
- ↑ Il en est de même pour la loi organique des communes en Autriche. On se demande comment cette loi, la plus libérale et la plus démocratique de l’Europe, a pu être dénaturée par l’interprétation des magistrats au point de consacrer l’asservissement presque complet des populations rurales. Ces abus d’interprétation se reproduisent au reste toutes les fois qu’il s’agit d’appliquer en Autriche une des lois libérales de Léopold Ier ou de Joseph II.
- ↑ M. Tommaseo envoya le manuscrit de son discours à un fonctionnaire autrichien le baron de Rubeck, en y joignant une lettre dont voici un curieux passage : « Je présente mon discours et en demande l’impression à Vienne même. La défendre serait inutile, puisque plusieurs copies en sont répandues à cette heure en Italie ; la permettre serait à la fois digne et prudent, puisque cela prouverait que l’Autriche nous écoute et nous comprend. D’autres instances suivront bientôt cette demande. Il nous faut un gouvernement conforme au génie de la nation, des députés qui représentent efficacement la volonté de cette nation, la faculté pour tous les citoyens de manifester leurs désirs au moyen de la presse. Dans ces trois choses, ce pays trouvera la paix, et l’Autriche le salut. Sans elles, le déshonneur et la ruine augmenteront de jour en jour ; les revenus ne suffiront pas aux dépenses, le gouvernement fera double faillite… Il faut ou reconnaître nos droits ou périr après une agonie d’autant plus maudite, qu’elle sera plus longue. »
- ↑ Il a été plusieurs fois question de condamner à mort le comte Zichy. Aujourd’hui encore il n’est pas rendu à la liberté.
- ↑ Déjà, vers la fin d’avril, le général Zucchi avait été au moment d’abandonner furtivement la forteresse de Palma-Nova, alors menacée par les Autrichiens, pour se rendre, sous un déguisement, au quartier-général de Charles-Albert. Ce fut la femme du plus grand tragédien dont s’honore aujourd’hui la scène italienne, Mme Modena, qui fit renoncer le général à ce plan aventureux. L’envahissement de la Vénétie par les Autrichiens, après la capitulation de Durando, parut enfin au général Zucchi une occasion favorable pour exécuter son projet de retraite, auquel s’étaient associés les artilleurs piémontais placés sous ses ordres. Les volontaires vénitiens qui faisaient partie du corps de Zucchi durent, en cette occasion, se soumettre, non sans regret, aux volontés du général.
- ↑ L’escadrille vénitienne compte quatre corvettes, six bricks, dont trois de premier et trois de second rang, deux goélettes, puis un bateau à vapeur de guerre, portant le titre de vaisseau amiral, et appelé la Lombardie. Ce bateau à vapeur, ainsi qu’un grand nombre de péniches, pirogues, etc., a été construit depuis la révolution de mars à l’arsenal de Venise. Dans la flotte sarde, on remarque aussi le Pie IX, magnifique bateau à vapeur de guerre plus considérable que le fameux Vésuve dont la marine autrichienne est si fière.