L’Italie et la révolution italienne de 1848/04
Le mouvement révolutionnaire du Tyrol italien diffère quelque peu des grandes insurrections de Venise et de Milan[1]. Il y a eu là aussi des scènes dramatiques, des luttes acharnées suivies de tristes revers ; mais ces montagnes escarpées, ces vallées, ces défilés sauvages, en multipliant les centres d’action, ont imprimé aux événemens mêmes un peu de leur physionomie étrange et tourmentée. La révolution milanaise a pu se développer à l’aise dans les vastes plaines de la Lombardie ; la révolution vénitienne, après avoir rayonné sur plusieurs provinces, a fini par se concentrer dans une seule ville, héroïquement défendue ; la révolution tyrolienne n’a point eu cette fortune : elle n’a été, à proprement parler, qu’une guerre de partisans. On ne comprend bien de tels événemens, on ne s’intéresse à tant de bizarres péripéties, qu’à la condition de bien connaître le lieu de la scène, les intérêts mis en jeu, les antécédens historiques qui peuvent servir à éclairer les faits récens. Ces intérêts, ces antécédens sont malheureusement trop ignorés. Le nom même de Tyrol, donné communément aux vallées italiennes dont nous avons à parler, prouve combien peu l’on a de notions précises sur l’état passé comme sur les prétentions légitimes de la population italienne des Alpes méridionales. Exposer les causes historiques de l’insurrection tyrolienne de 1848, décrire le théâtre de la guerre avant de la raconter, c’est là une double nécessité qui trace le plan même de notre récit.
I.
L’Italie s’étend jusqu’au sommet des Alpes, et l’Allemagne commence sur ce même sommet ; le versant méridional de ces montagnes est italien, le versant septentrional est allemand. — Cette disposition des frontières italiennes ne varie que sur un seul point, le Saint-Gothard, dont les deux versans appartiennent tout entiers, non à l’Allemagne, mais à la Suisse. Le Tyrol proprement dit est un pays allemand, qui s’étend depuis le versant septentrional des Alpes jusqu’à la Styrie à l’est, et jusqu’au duché d’Autriche au nord. Quant au pays improprement nommé le Tyrol italien, il commence au versant méridional, et touche, par sa frontière occidentale, aux territoires de Brescia et de Bergame ; du côté du midi, il atteint le Véronais ; du côté de l’est, la Vénétie ; du côté du nord enfin, le Tyrol allemand. Avant de former une sorte d’état compacte, ce pays était partagé entre plusieurs maîtres. Les vallées dites Val Lagana, Val di Ledro, Val di Fieme, Val Lagarina, Giudicarie, Val delle Sarche, Val de l’Adige, Val di Sole, Val de Noun ou Nounia, dépendaient anciennement des états limitrophes, c’est-à-dire des villes de Bergame, Brescia, Vérone et Venise. D’autres parties de ce qu’on nomme aujourd’hui le Tyrol italien étaient enclavées dans le Tyrol allemand. Celui-ci relevait de l’empereur d’Autriche, depuis qu’en 1357 la comtesse de Tyrol, Mathilde, avait adopté les petits-fils d’Albert II de Habsbourg. Le prince-évêque de Trente et Bressanone, souverain de cette principauté, reconnaissait l’empereur d’Allemagne pour suzerain, et avait rang parmi les princes du saint-empire. Les prétentions de l’Autriche sur cette principauté et les vallées voisines, c’est-à-dire sur tout ce qui s’appelle aujourd’hui Tyrol italien, remontent à 1799, époque de la fameuse insurrection des Tyroliens contre les armées françaises. Les habitans de quelques-unes des vallées italiennes s’étant unis aux insurgés du Tyrol autrichien, cela suffit pour que l’Autriche les adjoignît définitivement à son territoire, et considérât les vallées italiennes du versant méridional des Alpes comme autant de dépendances de la principauté de Trente. La ville de Trente devint ainsi le noyau d’un petit état qui, sous le nom de Tyrol italien, fit d’abord partie de l’Autriche, puis, en vertu du traité de Presbourg, passa à la Bavière, et plus tard fut rendu à l’Autriche, dont il a cherché de nouveau à secouer le joug en 1848. — Il importe de montrer jusqu’à quel point les sentimens de nationalité italienne se sont conservés, à travers des fortunes si diverses, parmi des populations ainsi disputées.
Ce qui est certain d’abord, c’est qu’avant la révolution française, la principauté de Trente et le comté de Tyrol avaient leurs administrations distinctes. Ce qui est non moins certain, c’est que lors de l’insurrection de 1799, parmi les populations italiennes du versant méridional des Alpes, toutes ne s’unirent pas aux populations du Tyrol allemand contre la France. Ce pays, comme tout le reste de l’Italie, fut alors divisé en deux camps : les ennemis de la France et ses partisans. Nous ne nous arrêterons pas à ces deux époques, où l’on n’avait encore porté que des atteintes indirectes à l’indépendance du Tyrol italien. L’époque de la domination bavaroise fut marquée par des faits autrement graves et significatifs.
Quand les vallées méridionales des Alpes, y compris la principauté de Trente, passèrent au pouvoir de la Bavière, ce royaume était en quelque sorte dépendant de la France. Il fallut des troupes françaises pour protéger la domination bavaroise dans le Tyrol italien. La Bavière, à peine entrée en possession de ces vallées, voulut y établir tous les impôts qu’elle jugeait compatibles avec les ressources du pays. Rien n’était plus impolitique, car les sujets du prince-évêque de Trente ne payaient que l’impôt personnel, consistant en 12 carantani (12 sous à peu près) par tête. Le fisc trentin était signalé comme le plus débonnaire de l’Europe. Ignorant peut-être les étranges privilèges dont les montagnards italiens se croyaient autorisés à jouir, Bonaparte les soumit aux anciennes charges qui pesaient sur le reste de l’Italie septentrionale, charges par elles-mêmes assez lourdes, surtout pour un peuple accoutumé à l’impôt de 12 carantani. Bonaparte et ses conseillers ne prévoyaient pas sans doute la portée de la révolution économique que leurs décrets devaient opérer dans le Trentin. Quoi qu’il en soit, l’établissement de ce système régulier d’impôts fut la vraie cause de l’animosité des montagnards contre les Français. On a préféré, nous le savons, expliquer cette animosité par un dévouement chevaleresque à la maison d’Autriche ; c’était méconnaître complètement l’esprit qui anima de tout temps les Tridentins. La Bavière, qui ne faisait qu’appliquer les idées, exécuter les ordres de la France, hérita naturellement de la haine que cette puissance avait soulevée.
Les griefs des habitans des vallées alpestres contre la France et la Bavière ne pouvaient rester long-temps ignorés de l’Autriche. Le gouvernement de cet empire comprit quelles armes le mécontentement des populations italiennes du Tyrol, dont elle connaissait la fermeté inébranlable, lui offrait contre la France. Des émissaires autrichiens furent envoyés dans les environs de Trente : ils n’eurent pas de peine à y déterminer une insurrection générale. Le chef de cette propagande révolutionnaire était l’archiduc Jean. Ses principaux lieutenans furent le célèbre André Hofer et le capucin Haspinger. Des promesses d’indépendance furent prodiguées aux Italiens du Tyrol. L’Autriche les engageait à chasser les garnisons françaises et les autorités bavaroises ; elle devait prendre ensuite sous son égide la cause tyrolienne, former un état de l’ancienne principauté de Trente et des vallées annexes, et obtenir pour ce nouvel état, avec un prince indépendant, l’abolition de tous les impôts établis depuis l’arrivée des Français.
Le Tyrol crut à ces promesses ; il courut aux armes. En deux jours, du 11 au 13 avril 1809, le mouvement insurrectionnel se communiqua à toutes les vallées des Alpes. Le bruit du tocsin et de la fusillade troubla les échos des gorges les plus reculées. On fit prisonniers huit mille hommes des meilleures troupes françaises. Le général Baraguay-d’Hilliers se vit contraint de quitter le Tyrol. Des bandes nombreuses et résolues occupèrent tous les passages, toutes les positions importantes ; chaque Tyrolien était devenu un soldat. Quelle était pourtant la véritable cause de ce mouvement héroïque ? C’étaient, je le répète, les promesses d’indépendance faites par l’Autriche, et ceux qui ont vu dans les insurgés tyroliens de 1809 des partisans fanatiques de l’antique domination impériale se sont trompés grossièrement.
Cependant, à l’époque même où ces événemens se passaient dans le Tyrol, les armées coalisées fuyaient devant les soldats français, qui, après les victoires d’Eckmühl et de Ratisbonne, se présentaient aux portes de Vienne. Les troupes bavaroises, encouragées par ces succès, rentrèrent dans le Tyrol ; elles ne tardèrent pas à en sortir : le 25 et le 29 mai 1809, elles furent complètement défaites par les Tyroliens près du fleuve Brenner, et durent repasser en désordre les Alpes tyroliennes. Les montagnards les poursuivirent, les joignirent près d’Inspruck, et achevèrent de détruire ces corps déjà affaiblis. Une autre colonne, composée de paysans de la vallée de Noun et commandée par un médecin appelé Martinoli, se porta vers Trente, où le général autrichien Leiningen était assiégé par les troupes françaises. Elle dégagea le général et la ville de Trente. Le projet de ces braves montagnards était de marcher sans retard vers Klagenfurt, pour faire lever le siége de cette forteresse et rétablir les communications entre l’Autriche et le Tyrol ; mais la bataille de Wagram et l’armistice de Znaïn vinrent changer complètement la situation. L’Autriche se vit contrainte d’abandonner les malheureux Tyroliens à leurs anciens seigneurs et ennemis les Bavarois.
Cet abandon de l’Autriche ne pouvait manquer de blesser profondément les montagnards qui avaient si énergiquement servi sa cause. Ces naïves populations n’oublient facilement ni un bienfait ni une offense. Les Tyroliens étaient dès 1806 mécontens des Bavarois, mais ils pouvaient espérer alors d’alléger un joug trop lourd par une résistance calme et digne. C’était l’Autriche qui, par ses promesses trompeuses, leur avait mis les armes à la main, et c’était elle maintenant qui signait la paix avec les ennemis du Tyrol, sans stipuler aucune garantie en faveur de ses anciens alliés. Au moment où cette triste nouvelle se répandit dans les montagnes, les troupes autrichiennes que les habitans venaient de délivrer n’avaient pas encore quitté le pays. Cet André Hofer, que l’on a représenté jusqu’ici comme la victime de son dévouement romanesque à l’empereur d’Autriche, conçut la pensée hardie de retenir le général Leiningen et le reste des troupes autrichiennes en otages, et d’entreprendre à ses risques et périls la guerre contre la France, contre la Bavière, au besoin contre l’Autriche elle-même. Ce n’était pas la crainte qui pouvait détourner les Tyroliens de l’exécution d’un pareil projet ; mais il était encore possible de les tromper. Le général autrichien baron de Hosmayer, émissaire viennois, se chargea de ce soin en prodiguant aux Tyroliens les plus flatteuses assurances. Du départ des troupes autrichiennes dépendaient, à l’entendre, le salut et l’indépendance du Tyrol. Jamais l’Autriche n’avait eu la pensée d’abandonner ses intéressans alliés ; mais, pour qu’il lui fût possible d’insister efficacement en leur faveur auprès des Français, il était nécessaire que l’accord de l’empereur et des Tyroliens ne parût pas troublé. Les paysans du Tyrol n’étaient pas de force à lutter de finesse avec les courtisans autrichiens. Craignant, après tout, d’être injustes en voulant éviter d’être dupes, ils relâchèrent les Autrichiens et leur permirent de retourner dans leur pays. Les adieux que fit aux Autrichiens un chef tyrolien au nom de ses camarades méritent d’être rapportés. « Allez, leur dit-il ; vous êtes entrés en amis dans nos vallées, sortez-en de même ; seulement, si vous en sortez pour nous trahir et nous abandonner, évitez d’y rentrer, car vous ne savez pas combien est terrible la vengeance du Tyrolien. Si vous nous trahissez, craignez désormais deux choses, le Tyrolien dans cette vie et Dieu dans l’autre. » Ainsi parlait, dans les premiers jours d’août 1809, debout devant le général Leiningen, le bras tendu vers les montagnes qui séparent le Tyrol italien du Tyrol autrichien, et le visage enflammé d’une sainte indignation, l’un des amis d’André Hofer, un de ces paysans guerriers qui chassent ou qui combattent, selon que leur patrie est libre ou esclave. Les soupçons d’André Hofer et des siens n’étaient que trop fondés. L’Autriche ne tint nullement ses promesses, et le Tyrol se trouva seul aux prises avec la puissance presque surhumaine de Napoléon.
Qu’allait faire cette nation de sept cent mille hommes, sans alliés, sans autres forteresses que les pics escarpés de ses rochers, sans armées régulières, sans artillerie (car les Autrichiens avaient tout emporté, canons et munitions) ? Cette nation se défendit, et elle sut même prolonger vaillamment la résistance. André Hofer repoussa les troupes qui occupaient le Tyrol, et pendant quelques jours le sang coula à flots dans toutes les vallées. Un moment, le Tyrol put se croire affranchi. Hofer le gouvernait sous le titre de vicaire de l’empire[2]. Cependant la paix de Vienne avait été signée ; des injonctions précises furent envoyées au Tyrol, de la part de l’Autriche, pour que l’on y déposât immédiatement les armes. La France et la Bavière accompagnèrent ces injonctions de menaces. Ni les unes ni les autres ne produisirent d’abord le moindre effet ; mais les hommes prudens finirent par se faire écouter : ils conjurèrent les combattans de réfléchir à l’inégalité des forces. Leur rôle était facile : du moment que l’on discutait, le parti de la soumission devait l’emporter, et il l’emporta. On promit le désarmement, et André Hofer se soumit.
Les autorités françaises de Milan ne regardèrent pas la soumission de l’héroïque partisan comme sincère ; elles procédèrent à sa capture. Hofer s’était retiré dans un chalet situé au milieu des rochers, à peu de distance de la rivière Possayer[3]. Sa tête avait été mise à prix. Tranquille et confiant dans la loyauté de ses compatriotes, Hofer ne s’inquiétait point. Malheureusement le Tyrol comptait un traître parmi ses enfans. Le prêtre Donaï avait toujours libre accès auprès d’André, qui avait foi en sa vieille amitié. C’est Donaï pourtant qui dénonça et livra Hofer. On sait comment mourut le chef tyrolien. Le gouvernement de la Lombardie voulut peut-être épargner à l’Autriche l’embarras de réclamations inutiles, car l’ordre d’exécuter Hofer dans les vingt-quatre heures parvint de Milan aux autorités de Trente par la voie télégraphique. André Hofer ne témoigna dans ses derniers momens qu’une émotion douce et triste. Il marcha à la mort d’un pas ferme, la tête haute et le front serein. Seulement, arrivé sur le lieu désigné pour l’exécution, il promena un long regard sur le pays pour lequel il allait mourir. Sa poitrine se gonfla, et il secoua la tête ; mais, ses yeux s’étant portés sur le crucifix qu’on lui présentait, ses traits reprirent promptement leur expression calme et grave. Le 3 septembre, le Tyrol perdit son héros ; sa mort fut une tache pour le gouvernement qui tira de lui cette vengeance cruelle, la honte de la nation qui l’abandonna et du peuple parmi lequel on trouva un traître pour le livrer.
Le Tyrol passa dès-lors, par le traité de Vienne, à la France, qui l’incorpora à la Lombardie ou au royaume d’Italie, sous le nom de département du Haut-Adige. En 1815, l’Autriche essaya de nouveau d’attirer à elle les Tyroliens par les vieilles promesses d’indépendance, d’abolition des impôts, de formation d’un état séparé. Elle ne réussit pas ; mais elle pouvait se passer de réussir. Le congrès de Vienne et la paix de Paris lui donnèrent le Tyrol, ainsi que tout le nord de l’Italie. On comprit désormais sous le même nom les vallées italiennes des Alpes, la principauté de Trente et les pays allemands qui s’étendent entre les Alpes et la Styrie. On donna seulement le nom de Tyrol italien aux vallées méridionales, pour les distinguer des vallées septentrionales. Quant aux impôts, le système appliqué au royaume lombardo-vénitien devint celui du Tyrol italien. Ce système, déjà fort lourd pour la Lombardie, était complètement ruineux pour un pays agreste, dont la population est peu nombreuse et l’industrie nulle. L’agriculture, qui est la seule ressource de ces vallées, y est entravée par la nature même du sol ; les terres du Tyrol ne rendent guère que 2 pour 100. On comprend quelle misère dut résulter de cette assimilation tentée par le fisc autrichien entre le Tyrol et la Lombardie.
Tout concourait d’ailleurs à entraver une tentative de fusion également condamnée par l’histoire et par la nature. J’ai dit que, sur toute la ligne des Alpes, le versant méridional appartient à l’Italie, et le versant septentrional à l’Allemagne. J’ajouterai que les deux langues, rapprochées sur cette étroite limite, ne se sont jamais confondues. Point de dialecte italo-germain sur les cimes ou dans le sein de nos Alpes ; l’italien est parlé sur le versant méridional, l’allemand sur le versant septentrional. Le rapprochement ne s’est pas opéré mieux entre les caractères qu’entre les langues. Le Tyrolien italien est le plus intelligent et le plus fin des montagnards, le Tyrolien allemand le plus grossier et le plus simple. Brun, svelte, les traits saillans et aigus, les yeux enfoncés, le nez aquilin, les lèvres minces, le menton en avant, le front carré, tel est l’habitant des vallées alpestres italiennes ; blond, lourd, le visage long, les lèvres épaisses, le menton fuyant, la taille puissante et élevée, mais sans élégance, tel est l’habitant du versant opposé.
Les intérêts mêmes des deux populations sont tout-à-fait différens. Quoique peu nombreuse, la population du Tyrol italien ne récolte pas de quoi se nourrir pendant la moitié de l’année. Le peuple des campagnes vit presque exclusivement de riz et de polenta (sorte de bouillie de farine de maïs). Le pays ne supplée pas seulement à cette pénurie de céréales par l’achat de grains italiens, mais aussi par l’émigration annuelle d’une partie de ses habitans, qui vont travailler pendant quelques mois en Lombardie. Le commerce du bétail est l’une des principales sources de l’aisance dont, après tout, ces vallées jouissent dans de certaines limites. Les Tyroliens italiens exportent chaque année en Allemagne trente mille porcs ; ils élèvent à peu près cent mille moutons, qui passent six mois de l’année dans les pâturages de la Lombardie. Pour les bêtes à cornes, le Tyrol italien les fournit à la Lombardie, en les tirant des provinces méridionales de l’Allemagne. La Lombardie, dont les laitages sont partout renommés, est peut-être, de tous les pays d’Europe, celui qui emploie le plus grand nombre de bêtes à cornes. C’est dans le Tyrol italien et la Suisse que la Lombardie cherche ses troupeaux. La Suisse produit elle-même les animaux que lui emprunte la Lombardie ; quant au Tyrol italien, il n’est que l’intermédiaire entre ce pays et l’Allemagne, riche en bestiaux.
La soie, le vin et le bois sont autant de ressources pour ces montagnards. Le vin est le seul produit qui pourrait gagner à la séparation du Tyrol italien d’avec l’Italie et à son incorporation dans la confédération germanique et dans l’union douanière allemande, car les vins du Tyrol auraient toujours un débit assuré dans les provinces septentrionales de l’Allemagne, tandis que les vins de l’Italie leur feront toujours une concurrence ruineuse. C’est dans la Lombardie en revanche que le Tyrol italien trouve un débouché pour ses forêts. Tous les torrens qui transportent dans les plaines habitées les bois coupés sur le sommet des montagnes descendent du Tyrol dans les plaines lombardes. L’industrie de la soie étant commune à la Lombardie et au Tyrol, il est évident que la législation lombarde doit lui être plus favorable que la législation allemande. Les producteurs de la soie habitent l’Italie ; les manufacturiers en soierie habitent l’Allemagne ; le Tyrol n’est qu’une petite fraction du pays producteur. Réuni à la masse des producteurs, il sera protégé ; réuni au pays manufacturier, il verra ses intérêts sacrifiés. La nature du pays, l’histoire, le caractère des habitans et leurs intérêts, tout conspire à réunir le Tyrol à l’état lombard-vénitien Aussi long-temps que la question des nationalités sembla sommeiller en Autriche, le Tyrol italien resta livré à une insouciance, à une immobilité dont les Lombards-Vénitiens lui surent mauvais gré. Pauvres, adroits et ambitieux, les Tyroliens italiens s’appliquaient à faire fortune par tous les moyens qui se présentaient à eux, et même par l’intrigue. Ce n’est que dans le Tyrol que le gouvernement autrichien trouvait la ruse et la souplesse italiennes prêtes à ne reculer devant aucune fonction publique. C’est dans le Tyrol méridional que le gouvernement autrichien recruta les membres de ces commissions extraordinaires qui signèrent les condamnations des Pellico et des Confalonieri, et qui inventèrent de nouvelles tortures, ignorées même des inquisiteurs espagnols. Cependant ces hommes, les Salvotti, les Zajotti, les Menghini, n’étaient ni dévoués à la maison d’Autriche, ni partisans convaincus du pouvoir absolu ; leurs victimes les entendirent plus d’une fois s’excuser auprès d’elles du rôle odieux qu’ils étaient forcés de jouer. Les libéraux étaient les plus faibles, et la liberté telle que l’entendent les peuples civilisés, et qui n’est après tout que l’exercice de certains droits politiques, n’inspirait aux Tyroliens aucun attachement sincère : ils trouvaient tout simple de se ranger du côté des oppresseurs.
Toutefois, si la liberté n’était pour les Tyroliens qu’une idée abstraite, un prétexte à factions et à combats, il en était autrement de la nationalité. Pendant les guerres de l’empire, les montagnards du Tyrol méridional s’étaient déclarés contre les Français, qui avaient détruit leur existence politique et institué un vice-roi à Milan, tandis que l’Autriche leur promettait une existence indépendante. La question de l’indépendance, qui demeura comme abandonnée pendant tant d’années en Europe, fut reprise dernièrement en Italie ; elle émut douloureusement les Tyroliens. La confédération germanique s’occupait de constituer son union douanière, et l’Italie parlait de l’imiter, impatiente qu’elle était de saisir toutes les occasions de prononcer les mots si chers de nationalité et d’Italie. Ce fut alors que le Tyrol méridional s’agita. Du moment que l’opposition de l’Italie contre l’Autriche se transportait sur le terrain des nationalités, du moment qu’on les mettait en mesure de choisir entre la nationalité allemande et la nationalité italienne, les habitans des vallées alpestres ne pouvaient demeurer froids et indifférens. Devant eux s’étendaient les plaines de cette Italie dont ils parlaient la langue ; les hommes nés dans cette plaine leur ressemblaient comme des frères ressemblent à des frères, leurs souvenirs se confondaient dans un passé commun ; enfin leurs intérêts étaient les mêmes. Réuni à l’Allemagne, le Tyrol apporterait à sa nouvelle patrie des besoins, des tendances, des coutumes étrangères, qu’il lui faudrait bientôt sacrifier ; réuni à l’Italie, ses besoins, ses tendances et ses mœurs seraient ceux de la population entière. Les lois, les institutions, auraient pour objet la satisfaction de ces besoins, de ces tendances, le développement de ces mœurs. La question fort simple était ainsi posée : Le Tyrol s’appartiendrait-il, où appartiendrait-il à l’étranger ?
L’Autriche possède à un degré supérieur l’art de déraciner les peuples du sol où ils ont pris naissance, d’égarer les nationalités par la création de nationalités factices, n’ayant de base ni de cause que le caprice, ou, ce qui est encore pis, la politique du souverain. C’est ainsi qu’une partie des Grisons, ayant été séparée de la Suisse, a été façonnée à l’image des vallées de Bergame, de Brescia et de Lecco ; c’est ainsi que l’Illyrie vénitienne s’est vue rattachée au Tyrol autrichien, et a aujourd’hui Trieste pour chef-lieu. Je pourrais rappeler bien d’autres faits, mais je me bornerai à citer ici l’exemple de ces vallées qui avaient appartenu de toute antiquité aux provinces italiennes limitrophes, et qu’on essaya de confondre avec le Tyrol. L’Autriche fut bien près de voir avorter ses projets, et Trieste même fut à plusieurs reprises sur le point de s’associer au mouvement italien.
Quoi qu’il en soit, le cri de vive la nationalité italienne ! avait trouvé de l’écho dans les vallées qui entourent la ville de Trente et se prolongent derrière les montagnes qui bornent les lacs d’Idro, de Garda et d’Iseo, jusqu’au Stelvio. La nouvelle de l’insurrection lombarde détermina un soulèvement qui commença dans la vallée de Condino, derrière le lac de Garda, et s’étendit sur la gauche jusqu’au Stelvio, sur la droite jusque sous les murs de Trente même. Les vicissitudes de cette révolution, à laquelle des glaciers servent d’arène, et dont les héros sont des chefs de guérillas, méritent d’être racontées en détail ; mais d’abord un mot encore sur le pays qui a été le théâtre de ces événemens, et dont la structure naturelle a été pour beaucoup dans les péripéties de la guerre.
Le Tyrol est comme un petit monde enfermé dans la chaîne des Alpes. Coupé en deux par une ligne de montagnes, la partie italienne du Tyrol incline à travers mille pentes insensibles vers la plaine lombarde où méridionale, tandis que la partie allemande se prolonge, au nord par une pente encore moins sensible et va rejoindre les montagnes de la Styrie et de la Gorice. C’est du Tyrol italien seulement que j’ai à parler.
Bergame et Brescia, ces villes de la Lombardie, sont situées à mi-côte des riantes collines qui forment le premier échelon de la chaîne des Alpes tyroliennes. Ces collines, qui atteignent l’extrémité sud du lac de Garda, tournent brusquement vers le nord, en longeant le lac, et prennent de moment en moment des proportions plus imposantes. Le rivage oriental du lac est également bordé de montagnes élevées. Ces montagnes se prolongent au-delà du lac, qui finit à Peschiera, et, se retirant un peu plus en arrière de la ligne parallèle au lac, elles passent derrière la ville de Vérone, se rapprochent de Vicence, et, non loin de Padoue, remontent vers le nord-est, en traçant, avec la ligne qu’elles ont suivie depuis le lac de Garda, les deux côtés d’un angle obtus. C’est derrière cette espèce de paravent que s’étend le Tyrol italien et sa capitale la ville de Trente. La largeur de ce pays, depuis les territoires de Bergame et de Brescia jusqu’à ses frontières du côté de Trente, peut être de vingt-cinq lieues. Trente s’élève sur l’Adige et à peu de distance de la frontière vénitienne. Le centre du Tyrol italien est occupé par une grande et riche vallée qui est aussi la partie la plus importante du pays. Elle se déploie obliquement du sud-est au nord-ouest, et forme avec la grande route qui va de Brescia à Vérone, où de l’ouest à l’est, les deux côtés d’un angle aigu.
Cette vallée oblongue, dite la vallée de Non (Noun), est traversée dans toute sa longueur par le fleuve Noce. Deux routes parallèles partent de l’extrémité sud-est de la vallée, et longent le fleuve jusqu’à l’extrémité opposée, où se trouve le gros bourg de Clés, qui, dans ce pauvre pays, est considéré comme une assez grande ville. En cet endroit, les montagnes se resserrent tellement, qu’elles ne laissent au fleuve qu’un étroit passage, puis elles s’écartent de nouveau et forment une seconde vallée dite la Val del Sole ou la Vallée du Soleil ; qui est en quelque sorte la continuation ou le prolongement de la Val de Non. Cette vallée va rejoindre au sud-ouest la Val Gabbia et les montagnes qui s’étendent des territoires de Brescia et de Bergame jusqu’à la Valteline et aux Grisons. Le val de Non est le centre du Tyrol, et c’est de là que partent les principales routes qui sillonnent la contrée. Malgré l’inégalité du terrain, ces communications sont assez faciles ; une route mène de Clés à Tione ; une autre route part de la Vallée du Soleil et s’arrête au lac d’Idro, dans le territoire de Bergame. Une troisième commence à Clés, et, se divisant à Saint-Michel, aboutit d’un côté à Riva, près du lac de Garda, de l’autre à Trente et à Roveredo. À part ces routes principales, il n’y a guère que des sentiers ; tout le pays qui s’étend au nord et à l’ouest de la Vallée du Soleil n’est qu’un labyrinthe de montagnes et de vallons séparés par d’étroits défilés, dont le plus célèbre est une sorte de tunnel à ciel ouvert appelé le Tonale. Nous avons indiqué la disposition des vallées principales ; les montagnes ne se groupent pas d’une façon moins bizarre. Non loin du Tonale se dresse le pic du Montocio ou Mont de l’OEil, ainsi nommé parce que l’un de ses versans présente une excavation bizarre, ressemblant plutôt à une selle qu’à autre chose, mais que l’on est convenu de comparer à un œil. Trois rangs ou chaînes de montagnes se détachent du Montocio, côtoient sur la gauche la Vallée du Soleil, et se rejoignent aux environs du ravin qui sépare les deux vallées de Non et du Soleil. Deux autres chaînes croisent ces ramifications, et complètent un formidable système de défense, qui permet à des bandes peu nombreuses de garder aisément l’entrée du Tyrol italien du côté de l’Allemagne. En effet, placez quelques hommes résolus sur les hauteurs qui dominent l’étroit passage par lequel le fleuve Noce se jette de la vallée de Non dans celle du Soleil, ou bien sur les sommets suspendus au-dessus des défilés qui terminent la Vallée du Soleil et qui vont toujours se rétrécissant jusqu’au lac d’Idro : aucune armée, si nombreuse qu’elle soit, ne pourra se risquer dans un défilé où deux hommes seuls peuvent passer de front, et où le feu des bandes abritées derrière les rochers la menacerait d’une complète destruction. Et, en supposant même que des troupes régulières aient franchi ces passages redoutables, comment des hommes, lourdement équipés, ignorant les détours des vallées tyroliennes, pourraient-ils poursuivre dans les gorges et sur les pentes des Alpes des montagnards agiles et légèrement armés, connaissant chaque sentier, chaque retraite de ce pays sauvage, et pouvant entraîner dans mille embuscades les soldats surpris ?
Tel est le pays où pendant quelques mois les armées autrichiennes et les volontaires italiens se sont trouvés en présence. On a peine à comprendre comment là aussi, sur un terrain si bien préparé par la nature, ont échoué les courageux efforts des soldats de l’indépendance italienne. Il a fallu, pour annuler tant d’avantages assurés à nos troupes par la configuration du Tyrol italien, il a fallu un enchaînement de fautes bien graves, une impéritie, une imprévoyance bien coupables. C’est cette triste série de mécomptes et de revers qu’il me reste à raconter.
II.
Les habitans des vallées tyroliennes comprenaient bien tout l’avantage de leur situation et se promettaient d’en tirer parti avec le concours des corps francs lombardo-vénitiens. Ils avaient raison de compter sur l’appui des Italiens, car sans la possession du Tyrol, le succès de la guerre de l’indépendance était compromis. Le Tyrol italien faisant cause commune avec l’Italie contre l’Autriche, l’armée autrichienne ne pouvait plus recevoir ni renforts, ni munitions, ni secours d’aucun genre. La retraite même lui était coupée, et l’on sait le découragement qu’éprouvent, en pareille occasion, les meilleurs soldats. Si au contraire le Tyrol italien appartenait à l’Autriche, l’Italie perdait son meilleur rempart. Le Lombardo-Vénitien demeurait constamment ouvert à l’ennemi ; les belles et riches villes qui, de Milan jusqu’à Venise, s’élèvent au pied des montagnes tyroliennes étaient placées nuit et jour sous le coup d’une surprise. À quoi servirait-il de battre et de mettre en déroute les troupes autrichiennes, si à quelques pas du champ de bataille elles possédaient un abri inattaquable, où elles pussent se retirer pour se rallier et se réorganiser à loisir, si l’Allemagne entière était libre de verser sur les plaines lombardes ses soldats et ses canons ? À quoi bon chasser l’ennemi si les clés de notre pays demeuraient entre ses mains, et s’il pouvait y rentrer selon son plaisir ?
Ce fut sous l’empire de ce sentiment que les Tyroliens s’insurgèrent. Ces vallées et ces montagnes ne sont guère peuplées que de paysans vivant dans des villages ou des fermes isolées. La noblesse, très peu influente et peu riche en Tyrol, est concentrée dans les petites villes de Trente et de Roveredo. Quelques familles titrées vivent seules dans la campagne. Les hommes qui jouissent de quelque influence sur la population sont les médecins, les avocats, les magistrats de second ordre, les membres du clergé et les petits propriétaires. Ces hommes eux-mêmes n’ont pour la plupart jamais quitté leurs vallées ; ils ne peuvent par conséquent avoir d’idées bien arrêtées sur ce qui ne touche directement leur pays. En politique, ils ont moins des opinions que des sentimens. L’Autriche les a trompés, donc ils détestent l’Autriche. Leurs intérêts commerciaux et industriels, ainsi que leurs sympathies, les attirent vers l’Italie ou vers la Suisse. Pour se séparer de l’Autriche, ils sont prêts aux plus grands sacrifices. Ce sont les médecins, les avocats, les prêtres, qui donnèrent le signal de l’insurrection de 1848. Leur plan était simple. Il s’agissait, en premier lieu, de chasser les garnisons et les autorités autrichiennes. Il fallait ensuite garder les passages des montagnes et empêcher l’ennemi d’y rentrer. Pour les seconder dans cette dernière partie de leur tâche, les Tyroliens comptaient sur l’appui de la Lombardie, de la Vénétie et du Piémont.
À peine la nouvelle des événemens de Milan fut-elle parvenue dans le Tyrol, que les montagnards se rangèrent autour des hommes les plus éminens de cette classe moyenne. Des bandes de cinquante et cent hommes se formèrent ainsi spontanément, commandées par les médecins, les avocats, les prêtres, dont l’influence sur la population était le mieux établie. Une terreur panique s’était emparée des troupes autrichiennes. Les soldats se retirèrent sans résistance devant la population soulevée, les uns pour rejoindre les troupes qui se concentraient dans les forteresses de la Vénétie, les autres pour aller à la rencontre des renforts qui arrivaient de l’Allemagne. Une seule ville fit exception, par sa tranquillité, au milieu du mouvement général. Tandis que le drapeau tricolore flottait sur tous les clochers du Tyrol, Trente ne s’émut pas. Les Tridentins étaient cependant renommés pour leur énergie et leur patriotisme. La garnison autrichienne de Trente ne dépassait pas d’ailleurs deux ou trois cents hommes. Ce fut un premier mécompte. On a pu s’expliquer depuis l’inaction des habitans de Trente. Il est certain qu’une population ardente et résolue se serait autrement conduite ; toutefois il y a loin de la mollesse à la lâcheté, à la trahison surtout. Les Tridentins n’étaient coupables que d’avoir attendu, pour s’insurger, l’arrivée des montagnards des vallées voisines, et d’avoir cru inutile d’agir contre une garnison de deux cents hommes, paralysés par la retraite des troupes autrichiennes dans tout le reste du pays.
Quoi qu’il en soit, l’insurrection avait triomphé dans tout le Tyrol, excepté à Trente. La première préoccupation des montagnards fut de s’assurer le concours du nouveau gouvernement de la Lombardie. Malheureusement ils avaient commis une première faute, la même qui attira sur Venise tant d’embarras et de désastres. Le drapeau tricolore qui flottait sur les églises des hameaux tyroliens était surmonté du bonnet phrygien : le Tyrol avait proclamé du même coup son indépendance et sa foi républicaine. Pour les Vénitiens, la république était un glorieux souvenir ; pour les Tyroliens, qui ignoraient le mouvement des idées modernes et le savant mécanisme du régime constitutionnel, c’était la seule forme de gouvernement possible en dehors de l’absolutisme autrichien. Au moment où le Tyrol se prononçait si nettement, la Lombardie était sous l’influence toute-puissante du Piémont, et le Piémont ne pouvait consentir à l’établissement, dans les vallées tyroliennes, d’une forme de gouvernement qui ne leur eût pas permis de s’unir à un pays monarchique. Il était évident que la Lombardie ne prêterait aux républicains du Tyrol qu’une assistance fort tiède, d’autant plus que les seuls auxiliaires qu’elle pût leur envoyer étaient précisément les volontaires des corps francs, presque tous inscrits dans les rangs de la jeune Italie et disciples de Joseph Mazzini. L’ignorance où l’on était sur l’esprit de ces populations les protégea, il est vrai, dans le premier moment, et la députation tyrolienne, qui, conduite par le prêtre Meneghelli, vint à Milan solliciter le concours des Lombards, fut d’abord favorablement accueillie. Le plan de défense que Meneghelli proposait au gouvernement fut accepté. Ce plan se réduisait à quelques dispositions que le général en chef des troupes lombardes approuva complétement.
Les Tyroliens demandaient 2,000 hommes pour défendre l’entrée de leur pays. Ces 2,000 hommes devaient pénétrer dans le Tyrol par Brescia et s’emparer du Limarò, montagne située à droite de la Vallée du Soleil, et dominant l’un des étroits passages qu’il faut nécessairement traverser pour se rendre du Tyrol à Brescia. Après avoir laissé un détachement à la garde du Limarò, le reste du corps franc poursuivrait sa route en longeant le bord des deux vallées jusqu’au chemin qui conduit de la vallée de Non à l’extrémité du lac de Garda. Là, un second détachement serait demeuré ; il aurait occupé Riva, bourg situé à l’extrémité du lac, tandis que le gros du corps serait entré dans la vallée de Non, aurait longé le fleuve qui la traverse, serait descendu jusqu’à l’extrémité sud-est de la vallée, et en serait sorti en passant entre les deux villages appelés Mezzo-Lombardo et Mezzo-Tedesco, placés, comme deux sentinelles, des deux côtés du passage par où le fleuve Noce s’échappe de la vallée, et se jette dans l’Adige à quelques lieues au-dessus de Trente. — Les Tridentins, disait l’abbé Meneghelli, tiennent leurs regards sans cesse tournés vers ce point, d’où doit leur venir le secours qu’ils attendent. — La population est prête à agir : il n’y a donc pas de temps à perdre. L’armée piémontaise devait appuyer cette démonstration, ne fût-ce que par la présence d’un corps peu considérable, car les Autrichiens devaient savoir que nos jeunes volontaires, loin d’être abandonnés, pouvaient, au besoin, compter sur le secours d’une puissante armée. Les circonstances facilitaient cette démonstration des Piémontais, puisqu’à cette époque leur armée se trouvait engagée dans le blocus de Peschiera, forteresse placée aux portes du Tyrol et à fort peu de distance de la ville même de Trente. Était-il donc si difficile pour le général piémontais chargé de ce siége de détacher de son armée quelques centaines de soldats, et de les poster durant un certain nombre d’heures sur le sommet des montagnes qui séparent Peschiera ou Vérone de Trente ?
Déjà plusieurs vallées tyroliennes étaient occupées par les insurgés indigènes. Les détachemens lombards stationnés à Limarò, à Riva et à Trente auraient complété l’occupation militaire du Tyrol, le poste de Riva ayant surtout l’avantage de rendre le transport d’hommes et de munitions prompt et facile par le lac. En suivant la route tracée par le prêtre Meneghelli, les deux mille volontaires qu’il réclamait pouvaient être ramenés sur le théâtre de la guerre et reprendre, en peu de temps, leur rôle dans l’action principale. Nous allons voir comment le plan de Meneghelli fut exécuté.
Les volontaires partirent, le 24 mars, de Milan pour Brescia ; d’autres se mirent en route quelques jours plus tard. Les premiers, ayant pris un chemin détourné, passèrent par la ville de Crême, que les Autrichiens évacuèrent à leur approche ; les seconds se dirigèrent directement sur Brescia, et de là passèrent à Salò, petite ville située non loin de l’extrémité du lac de Garda, sur le rivage oriental du lac, dans une position enchanteresse, et qui rivalise avec les beaux rivages de Baia ou de Sorrente.
Le prêtre Meneghelli avait obtenu du gouvernement provisoire et du général en chef les ordres nécessaires pour exécuter son plan ; mais, arrivé à Brescia, il rencontra dans le général Allemandi, choisi pour commander tous les corps de volontaires, une résistance opiniâtre et imprévue. Les instructions signées par le gouvernement provisoire et par le général en chef étaient pour le général Allemandi comme non-avenues. Enfin, et après une longue et pénible discussion, après que M. Meneghelli lui eut expliqué dans tous ses détails le plan qu’il se proposait d’exécuter, le général céda, quoiqu’à regret et de mauvaise grace, c’est-à-dire qu’il confirma par sa signature l’ordre donné par le général en chef au capitaine Scotti. Le prêtre Meneghelli et sa petite colonne, qui n’était composée que de cent et quelques individus, poursuivirent donc leur route vers le Tyrol ; mais ils venaient à peine de surmonter ce premier obstacle, qu’ils se virent arrêtés de nouveau par un capitaine de la colonne des volontaires de Brescia et de Bergame, nommé Longhena.
La colonne de Meneghelli était alors arrivée sur le mont Caffaro, haute montagne placée à l’extrémité du lac d’Idro, et qui commence, pour ainsi dire, le labyrinthe de monts et de rochers compris entre lac d’Idro et la Vallée du Soleil. Le capitaine Longhena fut plus inflexible que ne l’avait été le général Allemandi, et, jugeant que le mont Caffaro était trop rapproché de ce Tyrol dont il voulait interdire l’entrée aux légionnaires de l’abbé Meneghelli, il les força de rétrograder jusqu’à Bagolino, lieu situé sur une montagne moins haute et moins avancée que la première ; puis, revenant sur sa décision, lorsque déjà la colonne de Meneghelli était à Bagolino, il lui fit connaître qu’il levait la consigne, et consentait à l’expédition du Tyrol.
Que devaient-ils penser, ces Tyroliens partis de Trente pour implorer le secours des Lombards, ces Tyroliens si joyeux d’avoir obtenu les promesses d’appui du gouvernement de Lombardie et du général en chef des troupes lombardes ? Quelle anarchie dans ces corps, dont chaque officier contrôlait les ordres de ses supérieurs et ne les exécutait qu’après en avoir lui-même constaté l’urgence ! Quelle sympathie pouvait-on attendre d’hommes qui ne semblaient d’accord que pour entraver de leur mieux une expédition dont le but évident était la délivrance d’une province italienne, de celle sans laquelle il était impossible de garder les autres ? Nul doute que les braves et dévoués montagnards qui accompagnaient l’abbé Meneghelli n’aient été plus d’une fois saisis de tristes pressentimens ; mais ils n’avaient pas fini de lutter contre les mauvaises passions de ceux qu’ils regardaient comme des frères.
Le 9 avril, la petite troupe s’arrêtait quelques heures à Condino pour y installer un gouvernement provisoire, et arrivait à Tione, où elle apprenait que, peu d’heures avant, les Autrichiens s’étaient emparés du Limarò, passage d’une extrême importance, et qu’il eût été si facile d’atteindre avant les troupes fatiguées qui arrivaient du fond du Vorarlberg. L’occupation réalisée par les Autrichiens du Limarò et du village de Stenico, situé à mi-côte, était, pour le moment, un insurmontable obstacle à l’exécution du plan de Meneghelli ; mais ce n’était pas tout. Les volontaires, arrêtés à Tione, village dominé de tous côtés par les montagnes, allaient être attaqués par les troupes stationnées à Limarò. Il fallait se préparer à soutenir un siége. Telle était l’extrémité à laquelle les retards causés par le mauvais vouloir du général Allemandi et du capitaine Longhena réduisaient les braves Tyroliens. Les jeunes volontaires firent leur devoir. Cent des leurs furent laissés à la garde du pont de Storo, sous lequel coule un torrent qui se dirige des montagnes vers le lac de Garda. Cent autres gardèrent un passage assez étroit à quelque distance de Tione, passage que les Autrichiens ne pouvaient éviter en venant du Limarò. Il ne restait donc dans le village de Tione que trois cent cinquante hommes, avec lesquels il fallait tenir tête à quelques milliers de soldats du Tyrol autrichien, soutenus peut-être par de l’artillerie. On plaça des vedettes tout le long du chemin de Stenico à Tione, pour ne pas être surpris, et on barricada le pont de Storo, ainsi que plusieurs points alentour du village. Ainsi préparés, ces volontaires attendirent les événemens. La fortune les favorisa. Au lieu des soldats autrichiens, ce furent des colonnes attardées et amies qui arrivèrent au secours des assiégés : les colonnes Arcioni, Tibaldi, Thanberg, Mannara, qui formaient en tout près de deux mille hommes.
Ces auxiliaires, qui arrivaient fort à propos, étaient partis le 24 de Milan, tandis que l’abbé Meneghelli n’en était parti que le 28. D’où venait ce retard ? La colonne Mannara, qui se composait des membres les plus distingués de la jeunesse milanaise, s’était dirigée, en quittant Crême, vers Brescia, et de là sur Salò, où se tenait le général Allemandi. S’étant emparée du bateau à vapeur qui fait le service du lac, cette légion, composée de quatre cents hommes, forma le projet de descendre au village de Desenzano et de l’occuper. Cette expédition entraîna quelques retards qui en assurèrent le succès. De retour à Salò, la colonne Mannara reçut du général Allemandi l’ordre de se porter sur le rivage opposé du lac, entre Vérone et Peschiera, pour observer les mouvemens de l’ennemi. La colonne obéit ; mais, mécontente du rôle peu glorieux d’explorateur qui lui était assigné, elle employa ses loisirs à l’attaque de la poudrière de Peschiera, dont elle s’empara en faisant prisonniers les Croates qui la gardaient. Les volontaires se trouvèrent, par ce fait, disposer de cinq cent barils de poudre, qu’ils firent embarquer sur-le-champ pour Salò, tandis qu’eux-mêmes occupaient le village de Castel-Nuovo, pour protéger l’embarquement. Le général Allemandi reçut, avec les cinq cents barils de poudre, une demande de renfort du commandant Mannara, qui déclarait ne pouvoir suffire, avec sa petite troupe, à conserver la position de Castel-Nuovo. Il discutait avec ses aides-de-camp la convenance de l’envoi demandé, lorsque Castel-Nuovo fut attaqué par un corps de deux mille Croates. Les volontaires postés sur la rive du lac opposée à celle où est située le village de Castel-Nuovo s’empressèrent de courir aux armes ; mais une trahison, que j’ai racontée ailleurs, prolongea leur navigation sur le lac pendant toute une nuit, et ne leur permit d’aborder qu’après l’incendie du village et le massacre du plus grand nombre des jeunes compagnons du capitaine Mannara. Les Croates avaient pu se retirer en laissant des traces sanglantes de leur passage. Sans insister sur ce triste épisode de la guerre du Tyrol, il est impossible de ne pas témoigner une pénible surprise de l’attitude étrange du général Allemandi, qui avait dissipé pendant plusieurs jours, en des expéditions inutiles et dangereuses, le temps que les volontaires lombards, conformément au plan de Meneghelli, n’auraient dû consacrer qu’à l’expédition du Tyrol. Sur des troupes peu habituées à la discipline, le défaut d’unité et de prévoyance, que trahissaient tant d’ordres contradictoires, devait produire et produisit en effet la plus fâcheuse impression.
Ce ne fut qu’après le retour des débris de la colonne Mannara que le général Allemandi se souvint de l’expédition du Tyrol et des volontaires perdus dans les neiges depuis plusieurs jours en présence d’un ennemi dont les forces n’étaient pas connues. Toutes les légions réunies à Salò ou dans les environs, et près de cinq cents déserteurs de l’armée autrichienne, passèrent la frontière tyrolienne et se dirigèrent à grands pas vers Tione, dans l’intention de tenter un coup de main sur Riva. Le général Allemandi avait donc complètement oublié le plan de l’abbé Meneghelli, que le gouvernement provisoire et le général en chef avaient non-seulement approuvé, mais dont ils avaient ordonné l’exécution, le plan auquel lui-même avait acquiescé ! La colonne Scotti et Meneghelli attendaient à Tione le renfort promis pour se diriger vers Trente ; le renfort arrivait, mais porteur d’instructions qui ne parlaient de Trente qu’en termes vagues, et signalaient Riva comme le but principal de la campagne.
Cependant les Autrichiens postés sur le Limarò et prêts à attaquer la colonne Scotti changèrent d’avis, lorsque les deux mille hommes de renforts furent arrivés. Ils évacuèrent le château de Stenico et se retirèrent au-delà du Limaro, dans les montagnes voisines du Tyrol autrichien ; mais, avant d’effectuer leur retraite, ils eurent recours à un subterfuge dont les exemples ne manquent pas dans l’histoire de cette campagne, qui nous reporte souvent aux plus tristes jours du moyen-âge. Les volontaires venaient de prendre possession du château de Stenico, lorsqu’ils virent un corps assez nombreux d’hommes armés sortir du château de Tublin (situé au-delà de Stenico, dans la direction du Tyrol autrichien) et se diriger en toute hâte vers eux. L’habit noir ou brun serré sur les hanches par une large ceinture en cuir, le chapeau à large bord et à fond pointu surmonté d’une plume noire, tout le costume enfin des nouveaux venus annonçait une bande italienne. Le drapeau tricolore flottait à la tête de la petite colonne, et des écharpes aux mêmes couleurs se croisaient sur la poitrine des officiers. Le premier mouvement des volontaires postés à Stenico fut de se porter au devant de ceux qu’ils regardaient comme des frères ; mais le costume, le drapeau italiens ne cachaient, cette fois, qu’un odieux stratagème. Quand les deux troupes ne furent plus qu’à quelques pas l’une de l’autre, la première jeta le masque, en poussant un cri de rage, et les volontaires de Stenico, à peine armés, se virent attaqués par un détachement autrichien. En quelques minutes, une mêlée s’engagea dans laquelle les Autrichiens eurent d’abord facilement le dessus. De nombreuses victimes tombèrent sous leurs coups. Bientôt pourtant les jeunes volontaires, à force de courage et de sang-froid, firent reculer l’ennemi, mais ce ne fut qu’après avoir laissé plusieurs de leurs vaillans compagnons entre les mains des Autrichiens ou sur le champ de bataille.
Toutefois les Autrichiens s’étaient retirés de Stenico. Il s’agissait de marcher en avant. C’est alors que la discorde se mit au camp des volontaires. La colonne commandée par l’abbé Meneghelli et le capitaine Scotti voulait se diriger sur Trente, et un grand nombre des jeunes soldats de la colonne Mannara s’étaient ralliés à ce parti ; mais d’autres, surtout les officiers des différens corps, faisaient valoir les difficultés du chemin (il n’y avait guère que pour dix ou douze heures de marche), les instructions du général Allemandi et tous les avantages qui résulteraient pour eux de la possession de Riva, poste important situé sur le lac de Garda, clé des communications entre le Tyrol et la Lombardie. Ce fut au milieu de ces débats que l’un des messagers envoyés par Meneghelli dans l’intérieur du pays, pour observer les mouvemens de l’ennemi, arriva le 12 avril au camp des volontaires. Riva, disait-il, n’était occupé que par trois cents Autrichiens environ, et il serait très facile de s’en emparer. Meneghelli se rangea dès ce moment à l’avis de ceux qui réclamaient avant tout l’occupation de Riva.
On pouvait croire que cette résolution de Meneghelli allait rétablir l’accord, si malencontreusement troublé entre les chefs des volontaires. Il n’en fut pas ainsi. L’expédition sur Riva une fois décidée, ce fut sur le plan même de cette expédition qu’on discuta. Meneghelli proposait la marche nocturne de deux corps, dont l’un, commandé par lui-même et traversant les villages de Prando, Demo, Saint-Jean, attaquerait la ville par le nord, y pénétrerait, et s’y installerait de concert avec les habitans ; dont l’autre ferait la même manœuvre, mais du côté de l’orient, tandis qu’un détachement se porterait sur le mont Brione pour couper la retraite à l’ennemi. Ce plan ne fut pas agréé. Les capitaines Arcioni et Longhena objectèrent que l’ordre du général Allemandi était bien, en effet, de marcher sur Riva, mais sans partager le corps des volontaires, et en suivant une route fort différente de celle indiquée par Meneghelli. L’itinéraire tracé par le général Allemandi ne prouvait que trop combien il connaissait peu le pays, puisqu’il nécessitait un détour que Meneghelli proposait d’éviter. Meneghelli, d’ailleurs, n’avait-il pas reçu du gouvernement provisoire de Milan l’autorisation d’exécuter son plan et de diriger la colonne des volontaires à travers ces vallées, dont il connaissait tous les passages ? Quoi qu’il en soit, le débat qui s’éleva entre Meneghelli et les chefs des volontaires lombards eut pour résultat définitif de faire rejeter complètement l’idée d’une expédition sur Riva, qui, exécutée d’après les instructions du général Allemandi, ne pouvait aboutir qu’à une défaite. Meneghelli comprit qu’il fallait modifier ses projets pour les faire accepter : il imagina un autre plan de campagne, qui, sans rappeler la marche sur Trente et sur Riva, pouvait conduire les volontaires au même but, c’est-à-dire à se rapprocher de Trente. Voici ce qu’il proposa :
Un détachement de volontaires aurait franchi la montagne de Campiglio, qui longe le côté sud-ouest de la vallée du Soleil ; il aurait pénétré ainsi dans la partie supérieure de la vallée de Non, et aurait marché sur les petites villes de Malés et de Clés, chef-lieu de la vallée et l’un des points les plus importans du Tyrol. Si la vallée de Non et les montagnes qui l’enferment étaient au pouvoir des Italiens, la ville même de Trente n’offrirait plus à l’ennemi un asile assuré, puisque la route de la Lombardie à Trente serait entièrement ouverte aux troupes italiennes. Un seul obstacle pouvait s’opposer à l’exécution de ce projet ; les neiges, qui couvraient encore à cette saison la montagne de Campiglio, permettraient-elles aux volontaires de la franchir, et ne les enseveliraient-elles pas sous leurs masses amollies par l’approche du printemps ?
L’entreprise obtint néanmoins l’approbation des commandans et fut décidée ; seulement on n’accorda à Meneghelli, chargé de la mener à bien, que des forces insuffisantes. La compagnie Scotti et le contingent du district de Tione furent mis à la disposition du prêtre tyrolien, en tout cent quatre-vingt-cinq hommes. On lui promit un renfort de deux cents tirailleurs, puis on le lui refusa. Or, l’état du pays où ces cent quatre-vingt-cinq hommes allaient s’aventurer n’était connu de personne. Le messager de Meneghelli n’avait rien appris concernant la vallée de Non, qui, étant dégarnie de troupes italiennes, pouvait être envahie d’une heure à l’autre par les troupes autrichiennes. On a peine à comprendre comment l’abbé Meneghelli et le capitaine Scotti acceptèrent la mission de diriger l’expédition de Clés dans les conditions qui leur étaient faites. Il est vraisemblable même que ces conditions leur furent offertes plutôt pour les dégoûter de l’entreprise que pour les y décider, et qu’ils les acceptèrent pour se soustraire à une direction dont ils étaient las. — Meneghelli, Scotti et leurs cent quatre-vingt-cinq hommes partirent le 13 avril, victimes dévouées des bizarres contradictions de leurs chefs. La montagne de Campiglio ne les arrêta pas ; ils la franchirent, soutenus, contre les rigueurs d’un froid cruel et les mille obstacles de la route, par l’espoir d’ouvrir bientôt à leurs compagnons le chemin de Trente. En effet, si les bourgs de Malés et de Clés n’avaient qu’une faible garnison, ils pouvaient s’en emparer. Ils ignoraient, il est vrai, combien de troupes gardaient les vallées voisines ; mais la population, exaltée par leur présence, allait leur venir en aide, et qui sait ? Peut-être leur marche victorieuse ne s’arrêterait-elle qu’à Trente.
Les débuts de l’expédition justifièrent cette confiance. Malgré le misérable aspect des volontaires, ils furent salués sur toute la route par de sympathiques acclamations. Les montagnards du Tyrol avaient demandé avec tant d’instance un secours aux Lombards ! Ce secours arrivait enfin. Cette première colonne n’était que l’avant-garde d’un corps bien plus considérable. Leur cause était désormais confondue avec celle des Lombards, qui consentaient à les traiter en frères, à les considérer comme des enfans de la même patrie. L’accueil qu’ils firent aux compagnons de Meneghelli fut des plus affectueux. Toutefois la joyeuse confiance des volontaires fit bientôt place à l’inquiétude. Ils visitèrent leurs munitions et s’aperçurent que ni cartouches ni balles ne pouvaient servir. Il fallut fabriquer, avec l’aide des montagnards, de nouvelles cartouches. Deux jours furent ainsi perdus, et on ne put se procurer que douze cartouches pour chaque soldat. C’est avec pareilles munitions que cent quatre-vingt-cinq hommes pénétraient dans un pays occupé en grande partie par l’ennemi, et se préparaient à combattre des forces qu’il était impossible d’évaluer à l’avance.
La catastrophe qu’il était dès-lors facile de prévoir ne se fit pas attendre. Le 19 avril, la colonne Scotti-Meneghelli, qui était parvenue dans la vallée de Non, se vit tout à coup entourée par mille hommes d’infanterie ennemie, soixante chevau-légers et quatre pièces d’artillerie. Ces forces étaient descendues sans obstacles des montagnes qui séparent la vallée de Non du Tyrol autrichien. Profitant de la nuit, une partie de ces troupes avait traversé l’étroit défilé qui sépare les deux vallées et avait occupé les montagnes du côté sud-ouest, afin d’envelopper complétement les volontaires. Que pouvaient de mauvais fusils contre des pièces de canon ? Les volontaires se décidèrent à s’ouvrir un passage à la baïonnette. Sortis, après des prodiges de valeur, du cercle où ils s’étaient vus renfermés, ils se retirèrent sur une montagne où ils se croyaient en sûreté, mais d’où il leur était difficile de regagner les lieux occupés par leurs frères d’armes. Ils comptaient maintenir leur position jusqu’à ce que l’ennemi fût appelé ailleurs soit par des ordres supérieurs, soit par l’approche des autres corps de volontaires. Leur espoir fut trompé. Dès la matinée du 20, la colonne Scotti-Meneghelli aperçut devant elle, à peu de distance du sommet de la montagne, l’ennemi rangé en ordre de bataille. Cette fois il ne s’agissait pas de s’ouvrir un passage à la baïonnette, puisque les Autrichiens ne se présentaient que d’un seul côté, et que, de l’autre, la retraite, quoique difficile à cause des accidens du terrain, était libre. Les mêmes hommes qui, la veille, n’avaient pas songé un seul instant à se rendre et s’étaient jetés bravement au milieu des rangs ennemis, sentant que la route était ouverte derrière eux, ne prolongèrent pas le combat au-delà de trois heures, et s’élancèrent au hasard et en désordre dans les sentiers qui sillonnaient la montagne. Pendant ces trois heures, l’artillerie autrichienne décima la petite troupe, dont quelques débris seuls purent rejoindre le gros de l’armée. Le résultat de cette malheureuse expédition fut de donner raison en apparence aux chefs qui avaient entravé jusqu’alors toutes les opérations des volontaires. Ils pouvaient s’appuyer d’un tel exemple pour justifier toutes leurs lenteurs, et désormais la cause de la guerre énergique, de la guerre active, était perdue.
La mesure qu’on adopta après la funeste issue de l’expédition de Clés témoigna du triomphe complet de l’esprit de défiance et d’indécision qui avait présidé aux premières opérations de la guerre. Elle dépassa même de fort loin les prévisions de ceux qui croyaient bien connaître les dispositions du gouvernement provisoire de la Lombardie. Au moment où il eût fallu redoubler d’efforts, tenter un coup décisif en concentrant sur un seul point tous les corps imprudemment séparés, à ce moment, un ordre expédié de Milan enjoignit au général Allemandi de ramener ses volontaires à Brescia, pour les soumettre à une nouvelle organisation. Cette résolution est une de celles qu’on a le plus vivement reprochées au gouvernement provisoire. Ce qui est certain, malgré les nombreuses justifications présentées à ce sujet par les amis de ce gouvernement, c’est que le rappel des volontaires, après l’expédition de Clés, devait avoir pour le Tyrol les suites les plus funestes. Le Tyrol s’était prononcé hautement pour la patrie italienne : le drapeau tricolore flottait sur toutes ses montagnes ; des gouvernemens provisoires étaient installés dans la plupart de ses villages, plusieurs vallées étaient occupées par les montagnards armés ; Trente même, après avoir montré d’abord une inaction regrettable, avait envoyé des députés à Milan pour demander du secours. Le mouvement n’attendait, pour se continuer et réussir, que la présence des armées lombardes. Ces armées s’étaient montrées sur le seuil du territoire tyrolien, et les Alpes italiennes avaient retenti de cris d’allégresse. Maintenant on les retirait, on les éloignait après le premier revers. La consternation, le désespoir, se répandirent dans toutes les vallées avec la nouvelle de cette mesure. Les Autrichiens, redevenus les maîtres, déclarèrent Trente en état de siége ; les arrestations, les confiscations, les exécutions se succédèrent. Les bourgs, les villages, les chaumières, furent livrés au pillage, et le gouvernement qui abandonnait ainsi le Tyrol aux rigueurs d’un ennemi victorieux presque sans coup férir, ce gouvernement alléguait, pour motif à un acte si déplorable, la prétendue nécessité d’organiser sur des bases nouvelles l’armée des volontaires. L’organisation de cette armée ne laissait rien à désirer cependant. Rien n’avait été oublié dans la constitution des divers régimens pas plus que dans celle des états-majors. Ce qui manquait, c’était la discipline, et, pour discipliner cette armée, fallait-il donc la rappeler à Brescia ? La rude école de la guerre ne valait-elle pas, pour atteindre ce but, les loisirs d’une garnison ? Le public se posa toutes ces questions, et il en conclut que la mesure prise par le gouvernement provisoire avait moins des motifs militaires que des motifs politiques. On se souvint des manifestations républicaines de plusieurs vallées du Tyrol, on reprocha au gouvernement provisoire, instrument de la cour de Turin, d’abandonner ces malheureux montagnards, tout simplement parce qu’ils n’avaient pas été élevés dans le respect des fictions et des libertés constitutionnelles. Ceux qui formulaient si vivement leurs reproches allaient peut-être trop loin. Le gouvernement provisoire avait été, dans tout cela, plus léger que coupable. La conduite du général Allemandi lui inspirait quelques doutes, et il pensa qu’une réorganisation du corps des volontaires lui permettrait de déplacer ce chef sans trop de bruit. Il était d’ailleurs très préoccupé de sa situation financière, et la comptabilité des corps francs lui paraissait à ce point de vue exiger un complet remaniement. L’administration de la guerre ne se faisait pas faute des plus honteuses dilapidations, et, tandis que les volontaires, comme les troupes, étaient laissés dans le plus affreux dénûment, des sommes énormes figuraient chaque jour au budget de la guerre sous cette rubrique : « Dépenses des corps francs. » Il fallait obtenir à tout prix des économies dans un service si coûteux. Ce fut à de telles considérations que l’indépendance du Tyrol et la sécurité des frontières italiennes furent sacrifiées. Les volontaires qu’on ramenait à Brescia, sous prétexte de les discipliner, donnaient l’exemple d’un profond respect pour la discipline, car ils obéirent sans résistance aux injonctions du gouvernement provisoire. Il est si vrai, d’ailleurs, que leur organisation ne demandait aucune réforme, que, quinze jours après leur départ pour Brescia, ils rentrèrent en campagne avec les mêmes officiers. Seulement le général Allemandi avait été remplacé par le frère du général Durando. Avant toutefois de reprendre les armes, ils durent résister à de vives instances qu’on leur fit pour entrer dans des corps privilégiés qu’on promettait de former. On espérait ainsi dissoudre une armée que le roi Charles-Albert voyait depuis long-temps d’assez mauvais œil. Presque tous les volontaires refusèrent obstinément d’échanger contre le service des troupes régulières la vie de partisan à laquelle Ils étaient habitués. On leur déclara alors qu’on n’accepterait plus de volontaires, s’ils ne consentaient à servir jusqu’à la fin de la guerre. Ils s’engagèrent sur-le-champ à ne déposer les armes qu’après l’expulsion des Autrichiens. Quinze jours donc après l’abandon du Tyrol, on dirigea de nouveau les corps de volontaires vers Salò. Ni les dispositions, ni l’organisation de ces corps n’étaient changées ; mais l’esprit des populations au milieu desquelles ils retournaient était loin d’être le même.
Le départ des volontaires avait indisposé profondément les paysans tyroliens contre les Lombards et les Piémontais. La consternation était grande dans toutes les vallées. Des créatures de l’Autriche, dont le nom a acquis dans le Tyrol une triste célébrité, les Salvotti, les Torresani, les De Bette, s’abattirent sur la ville de Trente, et y déterminèrent une nombreuse émigration. Une partie de ces émigrés se constitua en comité à Milan et entreprit de défendre les intérêts du Tyrol auprès du gouvernement lombard et du roi de Piémont. Quelques-uns se rendirent au camp pour implorer les secours de Charles-Albert ; d’autres formèrent une légion qui prit le nom de légion tridentine et se joignit aux autres corps francs. Une seconde légion se porta dans la Vénétie et se conduisit héroïquement dans l’affaire de Vicence. Là ne s’arrêtèrent pas les efforts des Tridentins. L’assemblée des états germaniques était déjà établie à Francfort, et elle avait protesté contre l’invasion du Tyrol italien par les troupes lombardes, sous prétexte que, le Tyrol appartenant à la nation germanique, cette invasion n’était rien moins qu’une attaque à main armée, et sans aucune déclaration préalable, contre un pays neutre. Les Tyroliens envoyèrent de leur côté des députés à la diète de Francfort pour repousser, au nom du pays même, la dénomination de province allemande que la diète avait appliquée au Tyrol. « Nous sommes Italiens, dirent ces députés, parce que la nature du pays et des hommes l’a voulu ainsi ; mais nous le sommes aussi non pas seulement à cause des lois de la nature, mais par l’invincible impulsion de notre cœur. Nous sommes Italiens d’abord, nous voulons l’être ensuite ; nous avons le droit et nous tâcherons d’avoir la force de le devenir. Ne vous donnez pas la peine de nous défendre contre les Italiens. Entre les Italiens et nous il n’est aucun besoin d’un médiateur. L’intégrité de votre territoire ne saurait être violée par le fait que les Italiens d’une province vont visiter ou secourir les Italiens d’une autre province. »
Arrivés à Salò, les volontaires furent laissés pendant plus de deux mois dans une inaction absolue et dans le dénûment le plus complet. Quand ils rappelaient la promesse et le projet de l’expédition sur Trente, on leur répondait que le roi de Piémont refusait les secours nécessaires, et que d’ailleurs les protestations de la diète germanique devaient être prises en considération. Les diverses colonnes de volontaires avaient été échelonnées dans l’ordre suivant : Mannara, avec cinq cents hommes, au poste avancé de Monte-Suelo et du pont de Caffaro, à l’extrémité du lac d’Idro ; le commandant Cresia, avec mille hommes, dans le village de Bagolino ; le colonel Thanberg et ses mille volontaires un peu plus en arrière, sur la rive droite du lac d’Idro ; les Polonais à l’arrière-garde, et le général Durando, avec un corps de mille hommes, dans la forteresse de Rocca d’Anfo, position réputée imprenable, et qui domine un défilé si étroit, que deux hommes à peine peuvent passer de front. Ces divers corps formaient une petite armée de quatre mille combattans, pleins d’ardeur, et qui attendaient avec impatience le moment de rentrer en campagne. Quelques excursions sur le territoire occupé par les avant-postes autrichiens n’interrompirent que bien rarement la monotonie de leurs tristes loisirs. Elles procuraient aux volontaires l’occasion de se mesurer avec l’ennemi, de remporter quelques avantages insignifians ; mais elles leur révélaient en même temps l’implacable rancune de ces montagnards, qui ne pardonnaient pas aux Lombards de les avoir abandonnés au moment du danger. Les mêmes villages qui s’étaient ouverts avec empressement pour recevoir les légions lombardes se fermaient devant elles, ou ne leur accordaient qu’une hospitalité dérisoire. Le drapeau jaune et noir avait partout remplacé le drapeau tricolore. Les montagnards cachaient leurs provisions, s’ils n’aimaient mieux les vendre au poids de l’or. Leur mauvais vouloir fut quelquefois poussé jusqu’à la trahison. C’est ainsi qu’un corps de volontaires napolitains, poursuivant près de Storo un détachement autrichien, se laissa entraîner, par de perfides indications, dans un guet-apens où il essuya des pertes cruelles. Également suspects aux gouvernemens italiens et aux populations qu’ils venaient défendre, traités avec dédain par leurs propres chefs, ne recevant aucune nouvelle ni de leur patrie ni de leurs familles, couchant sur la dure, minés par la fièvre, sans même avoir de tentes pour s’abriter, les volontaires italiens purent se demander plus d’une fois quelle faute ils expiaient par de si rudes épreuves, quel sort étrange on réservait à leur patriotisme.
Dans les derniers jours de juillet, un ordre de marche vint enfin, mais c’était pour abandonner la frontière du Tyrol que les colonnes devaient se mettre en mouvement. Une grande surprise accueillit la notification de cet ordre. Pourquoi donc ouvrir aux Autrichiens un passage important et jusqu’alors gardé avec tant de sollicitude ? La paix était-elle signée ? Le général Durando ne répondit à ces questions qu’en recommandant l’obéissance, et il dispersa ses quatre mille hommes le long du lac de Garda, dans la direction de Brescia. C’est dans ces nouvelles positions que les volontaires passèrent les quelques jours qui s’écoulèrent de la fin de juillet au 5 août. Ce jour-là, le bruit du mouvement rétrograde de l’armée piémontaise et de sa marche sur Milan se répandit dans le camp des volontaires. Ceux-ci, presque tous Milanais, supplièrent qu’on les ramenât vers la capitale, si gravement menacée. Le général Durando résista à ces nouvelles instances. Le rôle des volontaires allait finir. La Lombardie touchait à une crise dernière et décisive. Les jours qui précédèrent la dissolution de l’armée des volontaires furent marqués toutefois par un glorieux combat, qui montra ce qu’on aurait pu attendre de cette brave jeunesse, si on avait su mieux diriger sa fougue. Le colonel Kaminsky, chef de la légion polonaise, ayant appris qu’un corps d’Autrichiens stationnait dans le bourg de Lonate, à peu de distance du camp, obtint du général Durando la permission de marcher contre l’ennemi. Il appela aussitôt autour de lui les jeunes volontaires de la colonne Mannara, ses propres Polonais et quelques volontaires de la colonne Borra. On devine si l’annonce d’un prochain combat les réjouit. Dès le soir même, la petite troupe couchait à Curzago, sur la route de Lonate, et le lendemain matin elle rencontrait un détachement d’infanterie autrichienne, précédé par un nombreux corps de cavalerie. Une première charge des volontaires disperse la cavalerie ; l’infanterie résiste plus long-temps, mais elle finit par plier. Soutenus par l’émotion du succès et plus encore par l’idée qu’à cette heure même Milan est peut-être livrée aux horreurs du pillage, les Lombards poursuivent les Autrichiens jusqu’au-delà de Lonate et les atteignent dans leurs retranchemens. Un combat acharné s’engage. Cette fois encore les Autrichiens ont le dessus ; mais, avant de se retirer, ils ont enlevé aux assaillans leur chef intrépide : une balle a frappé le colonel Kaminsky, qui est tombé au milieu de leurs rangs, et que l’on a cru mort[4]. Les volontaires s’arrêtent alors ; de nombreux renforts demandés par les Autrichiens se dirigent vers le lieu du combat. Une plus longue poursuite compromettrait la victoire. Polonais et Lombards retournent porter la nouvelle de leur succès au camp du général Durando. Là une autre nouvelle les attend, terrible, accablante : Milan a capitulé. Le gouvernement auquel ils obéissaient, celui de la Lombardie indépendante, n’existe plus. L’ordre leur est donné de se séparer, de quitter la frontière, où toute opération militaire doit cesser. La stupeur empêcha dans ce moment tout désordre, et, parmi les jeunes soldats licenciés après tant d’inutiles fatigues, il n’y eut ni menaces ni révolte. Les uns allèrent grossir les bandes qui se maintenaient avec Garibaldi sur un autre point de la frontière ; les autres passèrent en Suisse, espérant s’unir aux réfugiés lombards de toutes les classes qui se portaient sur ce territoire, et former ainsi le noyau d’une nouvelle armée de l’indépendance ; mais la Suisse désarma les débris de nos bandes fugitives et ainsi s’évanouit le dernier espoir de ces infatigables partisans.
Si j’ai insisté sur cette triste histoire de l’armée des volontaires du Tyrol, c’est que jamais on ne l’a présentée sous son véritable jour. Les reproches les plus contradictoires ont été prodigués à ces jeunes soldats : on les a tour à tour taxés de lâcheté et de témérité, d’indiscipline et de mollesse ; ce qu’il y a de vrai, c’est que leur patience a été soumise aux plus pénibles épreuves, et que, s’ils ont péché par l’inexpérience des devoirs militaires, il n’a pas tenu à eux de faire moins suspecter leur courage en se mesurant plus souvent avec l’ennemi. On se tromperait toutefois si on résumait toute l’histoire de l’insurrection du Tyrol dans les mouvemens des corps de volontaires. D’autres bandes, composées de montagnards indigènes, s’étaient maintenues après l’ordre qui avait éloigné de la frontière les colonnes du général Allemandi. Les désastres du mois d’août ont été là, comme ailleurs, le dénoûment de la guerre. Les incidens de cette lutte soutenue dans les montagnes et au cœur même du Tyrol, ont été ignorés jusqu’à ce jour. Il nous a été donné de les connaître, et c’est de la bouche même du principal acteur de ces événemens que nous en tenons le récit.
Des bandes de volontaires indigènes occupaient plusieurs vallées tyroliennes au moment du départ des colonnes lombardes. Ces bandes étaient commandées par des membres de cette classe moyenne dont nous avons signalé l’influence dans le Tyrol. Des avocats, des médecins, tels étaient les hommes qui partageaient avec les montagnards les rudes fatigues de la vie du guerillero. Le formidable défilé du Tonale, qui termine la Vallée du Soleil du côté du territoire de Bergame, était occupé depuis le mois de mai par les docteurs Taddei et Martinoli avec quatre cents hommes. Ce fut à cette petite troupe que revint l’honneur de livrer les derniers combats dont les montagnes du Tyrol furent le théâtre en 1848. La physionomie des chefs n’était pas moins étrange que celle des soldats. Rien, par exemple, ne révélait chez le docteur Martinoli le partisan appelé à diriger une guerre de montagnes à travers mille fatigues et mille dangers. Dans cet homme calme et grave, qui ne quittait jamais ses lunettes, et dont les cheveux grisonnaient sur un front ridé par l’étude, personne assurément n’eût deviné à première vue un intrépide guerillero. La vie de M. Martinoli, avant les événemens si inattendus de 1848, avait été consacrée tout entière à la science. Après avoir exercé la médecine à Vienne avec un grand succès, il était revenu, dans son pays natal, jouir paisiblement d’une fortune considérable. C’est au milieu de ces loisirs achetés par une vie laborieuse que la révolution tyrolienne était venue le surprendre et lui imposer des devoirs dont il avait promptement saisi toute la portée.
Le caractère étrange du pays et des hommes se retrouve dans tous les accidens de la petite guerre qui se continua pendant quelques mois au sein des vallées tyroliennes. Un des combats les plus importans fut celui qui amena la bande des docteurs Taddei et Martinoli à occuper les plateaux élevés du Montocio (Mont de l’Œil). C’est le docteur Taddei qui en conçut le plan. Un corps nombreux de chasseurs du Tyrol autrichien étaient prêts à descendre dans le Tonale du côté de la vallée d’Ulter. M. Taddei confia deux cents hommes à son ami, le docteur Martinoli, en l’engageant à prendre position sur le Montocio, qui, s’élevant au nord du Tyrol, dominait précisément les vallées menacées par l’invasion des chasseurs autrichiens. Le docteur Martinoli se rendit au poste qui lui était indiqué. Il y était depuis quelques jours à peine, lorsque ses vedettes l’avertirent de l’approche de cinq cents chasseurs ennemis. Cette nouvelle n’inquiéta nullement le docteur, qui avait mis à profit les quelques jours passés sur le Montocio pour organiser un système de défense digne des temps homériques. Par ses ordres, d’énormes quartiers de granit avaient été réunis en plusieurs tas, et dix hommes avaient été placés auprès de chaque tas avec mission de faire pleuvoir, au premier signal, ces redoutables projectiles sur les assaillans. Le moment d’exécuter cette manœuvre arriva bientôt, et l’expédient du docteur eut un plein succès. Les quartiers de rocher, roulant sur les pentes de la montagne, culbutèrent les soldats autrichiens et mirent le désordre dans tous les rangs. Profitant du retard que cette surprise avait causé dans la marche des Autrichiens, le docteur et ses montagnards purent atteindre une position des plus favorables à un combat de tirailleurs ; sur la limite même où toute végétation cesse, près des plus hauts sommets de la montagne, quelques bouquets d’arbustes leur offraient un abri derrière lequel ils pouvaient attendre avec confiance le choc de l’ennemi. Quand celui-ci revint à la charge, il fut chaudement reçu par les carabines de ces chasseurs, habitués à tirer le chamois en dépit de sa course et de ses bonds agiles. Ce feu meurtrier déconcerta les Autrichiens, qui prirent la fuite, et laissèrent aux vaillans compagnons du docteur Martinoli la libre possession de la montagne.
Le Montocio offrit dès ce moment une sûre retraite à ce petit corps de volontaires. Tandis que M. Taddei gardait le Tonale, M. Martinoli se réserva la défense du Mont de l’Œil. Sur cette montagne, comme sur la plupart des Alpes, de vertes prairies s’étendent entre les cimes rocheuses, et derrière les pentes les plus arides se déroulent les richesses ignorées d’une végétation luxuriante. Au milieu de ces plaines cachées dans les replis de la montagne serpentent avec un doux murmure des sources qui plus loin se transforment en torrens et en cascades bruyantes. C’est dans une de ces oasis alpestres que les volontaires du docteur Martinoli se tinrent pendant deux mois après leur combat contre les chasseurs autrichiens. Durant ces deux mois, ils furent cinq fois attaqués et cinq fois vainqueurs. Cette vie étrange d’une poignée de montagnards entourés d’ennemis dans les solitudes des Alpes est un de ces épisodes que la guerre du Tyrol seule pouvait offrir. On devait cependant prévoir le moment où il serait impossible de prolonger la résistance. Vers la fin de juillet, les inquiétudes qui commençaient à agiter les populations lombardes pénétrèrent dans le Tyrol, et le docteur Taddei reçut des rapports alarmans sur les progrès des armées autrichiennes. Un corps de chasseurs du Tyrol allemand descendait par la vallée d’Ulter vers le Tonale, et menaçait de prendre la bande du docteur en flanc, tandis qu’un autre corps de soldats autrichiens, descendant vers le mont Stelvio, la prendrait par derrière. Il n’y avait qu’un moyen pour les volontaires tyroliens de continuer la guerre : c’était de pénétrer dans la vallée de Non, où on pouvait occuper des positions plus sûres et résister plus long-temps ; mais, pour exécuter avec succès ce mouvement en présence des Autrichiens, qui approchaient de toutes parts, il fallait autant d’habileté que de courage. M. Taddei s’entendit encore une fois à ce sujet avec son ami Martinoli. Les deux chefs se partagèrent la conduite de la périlleuse entreprise. M. Taddei devait passer du Tonale dans la vallée du Soleil, et de là dans la vallée de Non. M. Martinoli, avec trois cents hommes, devait marcher vers la même vallée en traversant le Saint-Bernard, le Rabbi, la vallée de Bressinone, en longeant la vallée d’Ulter, puis en tournant brusquement à droite par Ocagno. Le lieu du rendez-vous pour les deux troupes était le bourg de Clés.
Cette marche sur Clés fut fatale aux volontaires tyroliens et amena leurs derniers combats. À peine le docteur Martinoli avait-il quitté avec sa petite bande les verdoyantes retraites du Montocio, qu’il se voyait menacé de tous côtés par des corps nombreux d’Autrichiens. L’un venait du nord-ouest, l’autre arrivait par le nord, un troisième par le sud-est. Un seul côté demeurait libre ; mais M. Martinoli savait bien que cette route ne resterait pas long-temps ouverte, et que les Autrichiens partis du mont Stelvio allaient l’intercepter. En somme, deux mille soldats aguerris cernaient presque entièrement les trois cents montagnards. M. Martinoli comprit qu’il ne lui restait qu’un moyen de salut : c’était de s’ouvrir un passage à la baïonnette du côté du nord-ouest, afin de gagner quelque gorge écartée du Stelvio. L’intrépide docteur fit appel au courage de ses compagnons, et ceux-ci lui répondirent comme il s’y attendait. On se précipita sur les Autrichiens, et on réussit à fendre les rangs ennemis ; toutefois cette héroïque retraite ne s’opéra point sans faire de nombreuses victimes. Le docteur Martinoli lui-même, perdant son sang par trois blessures et laissé pour mort sur le champ de bataille, ne revint à lui que long-temps après la fin du combat. Les ennemis l’avaient dépouillé de ses vêtemens ; mais le cadavre d’un officier autrichien, près duquel il était tombé, lui fournit les moyens de se compléter un costume qui était en même temps un excellent déguisement. Revêtu des habits de l’officier ennemi, le docteur put se traîner jusqu’à une chaumière voisine, et les habitans, qui reconnurent l’uniforme redouté de l’Autriche, n’osèrent pas lui refuser l’hospitalité. Retenu pendant plusieurs jours par ses blessures dans cet humble asile, le docteur Martinoli put enfin quitter ses hôtes, non pour courir à de nouveaux combats, mais pour s’éloigner d’une patrie où la lutte armée contre l’Autriche avait complètement cessé. Aujourd’hui, le dernier chef des partisans du Tyrol mène dans l’exil une vie obscure. Ceux des volontaires commandés par MM. Martinoli et Taddei qui ont pu échapper aux soldats de l’Autriche se sont pour la plupart retirés en Suisse. Ainsi a fini une guerre qui semblait ne promettre à l’Italie que des triomphes, et que le mauvais vouloir, l’impéritie où la mésintelligence de quelques chefs a transformée en un déplorable enchaînement de revers.
Les vallées du Tyrol italien sont retombées sous la domination autrichienne. La police impériale y sévit avec une rigueur impitoyable. Le Tyrol, jusque dans ses vallons les plus reculés, est transformé en un vaste camp soumis à la loi militaire, et sur plusieurs points on a vu des soldats autrichiens commettre des violences qui rappellent les plus tristes scènes de la Gallicie. S’ensuit-il que le mouvement du Tyrol italien vers l’indépendance soit arrêté ? Non sans doute ; mais ce mouvement se poursuit sous une nouvelle forme. Il ne met plus les armes aux mains de quelques partisans aventureux, il ne place plus même son avenir dans une armée généreuse et indisciplinée ; il se continue par des protestations et par des négociations. À la diète de Francfort, l’attitude des députés tyroliens n’a pas changé, et, si une conférence européenne s’ouvre sur les affaires d’Italie, le Tyrol y aura des mandataires qui défendront énergiquement sa cause. La communauté d’origine, de langue, d’intérêts, le droit des populations, leurs vœux manifestés à diverses reprises, tout fait à l’Europe un devoir de la reconnaissance de la nationalité italienne du Tyrol méridional. Les destinées de l’Italie et de cette partie du Tyrol ont été trop étroitement unies durant la guerre de 1848, pour qu’elles puissent rester long-temps séparées. L’indépendance de la Lombardie a pour conséquence naturelle l’indépendance du Tyrol, on le comprendra de plus en plus. Les deux pays ont été associés dans le même désastre ; le même jour aussi devra éclairer leur affranchissement.
- ↑ Voyez les livraisons du 15 septembre, du 1er octobre et du 1er décembre 1848.
- ↑ Il y a quelques années, l’on trouvait encore dans le Tyrol des pièces de monnaie fondues à l’effigie de André Hofer.
- ↑ Aujourd’hui encore ce chalet existe, ou plutôt il a été transformé en une hôtellerie où les étrangers de tout rang et de tout pays affluent pour voir le toit qui servit d’abri au grand partisan tyrolien.
- ↑ Le colonel Kaminsky n’était que grièvement blessé ; emmené comme prisonnier à la suite de ce combat, il a été échangé depuis et rendu à la liberté.