L’Oblat (Reybaud)/Partie 3

La bibliothèque libre.



L’OBLAT.

TROISIÈME PARTIE.[1]

V.

Onze heures du soir sonnaient à l’horloge de l’abbaye de Châalis ; toutes les lumières s’étaient successivement éteintes derrière les fenêtres qui donnaient sur le grand cloître ; les moines dormaient dans leurs cellules, et le plus profond silence, le silence d’une nuit d’hiver sombre et pluvieuse régnait sous les voûtes du monastère. Pourtant un religieux n’avait pas regagné le dortoir avec le reste de la communauté, et veillait encore assis devant la cheminée du chauffoir. Cette immense salle, lambrissée jusqu’à la voûte de boiseries auxquelles le temps avait donné des tons obscurs approchant de ceux de l’ébène, était faiblement éclairée. La seule lampe qui fût restée allumée sur la longue table autour de laquelle s’asseyaient les moines jetait une lueur vacillante qui laissait dans une demi-obscurité les détails de l’ameublement et faisait ressortir seulement les angles luisans et polis des bois sculptés en relief ; mais parfois de soudaines lueurs, jaillissant du foyer, effaçaient pour un moment ces clartés débiles et projetaient sur les murs des effets bizarres d’ombre et de lumière. Un des chiens familiers de la maison était accroupi près de l’âtre et reposait sa tête intelligente sur les genoux du religieux, qui le caressait d’une main distraite et restait courbé devant le feu dans l’attitude d’une pénible méditation.

C’était Estève qui veillait ainsi seul et abîmé dans ses réflexions ; c’était le pauvre oblat, maintenant religieux profès à l’abbaye de Châalis. Quelques années seulement s’étaient écoulées ; il était dans tout l’éclat, dans toute la force de sa jeunesse, et pourtant sa mère elle-même eût hésité à le reconnaître. Il ne ressemblait plus au bel adolescent dont les traits purs et calmes avaient les contours arrondis, l’expression douce et sereine d’une tête d’ange. Son front semblait s’être agrandi sous l’effort continuel d’une pensée ardente ; ses yeux, d’un bleu plus foncé, étaient couronnés de sourcils saillans entre lesquels des habitudes d’esprit méditatives avaient déjà laissé une ride profonde. La nuance dorée de ses cheveux s’était assombrie, et son teint avait cette pâleur unie et suave qui décèle, non un affaiblissement physique, mais l’exaltation des facultés morales et la prédominance des puissances de l’ame sur les forces du corps. Cette transformation donnait à son visage un caractère de beauté grave et sévère qui rappelait les admirables têtes de saints de l’école espagnole, les sublimes martyrs, les célèbres fondateurs peints par Zurbaran ou Ribera.

Peut-être ce soir-là avait-il eu l’intention de consacrer sa veillée à quelque occupation studieuse, car il avait posé sur une petite table, dans l’angle de la cheminée, des livres et une lampe qu’il oubliait d’allumer. Son imagination l’avait entraîné dans les espaces défendus qu’il ne pouvait aborder que par la pensée ; il songeait à l’immensité de l’univers, au monde, qu’il avait découvert du fond de sa retraite, à tout ce qu’il avait appris pendant ses heures d’études, pendant les heures douces et fatales qui s’étaient si rapidement écoulées pour lui dans la riche bibliothèque de l’abbaye. Puis, revenant à des images plus tristes, plus présentes, il soupirait, s’agitait, et prêtait au moindre bruit une oreille inquiète.

Le léger grincement de la clé qui tournait dans la serrure fit retourner Estève ; la porte s’ouvrit brusquement, et un vieux moine entra en grommelant et en criant : — Niger, es-tu par là ? Niger ! ici, Niger !

À cette voix, le chien secoua ses longues soies et bondit au-devant du moine, qui le flatta et dit à Estève d’un ton courroucé : — Ah ! c’est donc vous qui gardiez Niger ? c’est vous qui voulez me priver de mon seul ami !

— Pardonnez, mon révérend père, répondit Estève avec douceur, ce chien est resté près de moi quand vous avez quitté le chauffoir ; je n’ai pas songé à le retenir, et si j’eusse pensé que vous le cherchiez, je l’aurais conduit moi-même à la porte de votre cellule.

— Vous m’auriez rendu service, père Estève, dit le moine d’un air radouci, car depuis une demi-heure je cherche dans la maison cet ingrat auquel je donne un gîte toutes les nuits, et que je croyais trouver dehors, mouillé et morfondu comme je le suis en ce moment.

À ces mots, il se rapprocha du feu et promena sur la flamme ses mains ridées. Ce religieux était le même qu’Estève, le jour de son arrivée à Châalis, avait vu avec tant de compassion accomplir une pénitence humiliante, et prendre son repas à genoux au milieu du réfectoire. On l’appelait le père Timothée. C’était un vieillard taciturne et morose qui se tenait toujours à l’écart et séparé de tous par son silence et son attitude dans la communauté. Ceux qui se souvenaient de sa profession, dont la date remontait à une quarantaine d’années, disaient qu’il avait été dans les commencemens de sa vie religieuse un exemple de ferveur, un sujet d’édification, mais qu’après un certain temps il était tombé dans l’indifférence, dans le dégoût des devoirs de son état et peut-être dans de secrètes hérésies, de coupables révoltes et une haine intérieure contre l’autorité de ses chefs spirituels. Par suite de ces bruits, sans doute, le prieur était d’une inexorable sévérité à son égard, et lui imposait, sous le moindre prétexte, des pénitences rigoureuses. Le moine avait long-temps soutenu une lutte sourde contre cette autorité despotique à laquelle le vœu d’obéissance le soumettait corps et ame ; mais, las enfin d’une résistance inutile, il s’était amendé, du moins en apparence, et depuis long-temps il ne donnait plus prise contre lui par d’imprudentes manifestations. Il remplissait exactement ses devoirs religieux et s’isolait autant que possible dans tous les exercices de la vie monacale. À la promenade il marchait toujours seul, au chauffoir sa place était dans un coin, et pendant les repas il gardait un silence absolu. Les seuls êtres auxquels il témoignât quelque affection étaient ce bel épagneul à robe noire qu’il appelait Niger, et une autre pauvre créature aussi dépourvue de raison que le chien, une espèce d’idiot qui venait mendier sa subsistance à la porte de l’abbaye. Les jeunes profès se divertissaient aux dépens du vieux moine ; ils riaient entre eux de sa figure hâve et distraite, de ses yeux hagards, de ses manières sauvages, et ils l’avaient surnommé l’ermite. Estève seul ne s’était pas moqué de ses bizarreries ; il n’avait jamais témoigné ni aversion ni sympathie au père Timothée, et, depuis plus de cinq ans qu’il le voyait chaque jour, il ne lui avait pas adressé deux fois la parole. Ce soir-là il se serait tenu dans la même réserve si le vieux moine n’eût repris l’entretien.

— Que faites-vous donc ici, père Estève ? dit-il brusquement ; accomplissez-vous quelque pénitence ?

— Non, mon révérend père, répondit tristement Estève, c’est le chagrin et l’inquiétude qui me tiennent éveillé cette nuit : vous savez que le maître des novices, le bon père Bruno, est fort mal.

— Oui, j’ai entendu dire cela aujourd’hui.

— La nuit dernière j’ai veillé près de lui, et je ne l’ai pas quitté de la journée ; mais ce soir il a exigé que je vinsse prendre un peu de repos, il a fallu lui obéir ; je me suis retiré l’ame navrée. Depuis hier le père Bruno s’affaiblit de moment en moment. Qui sait, grand Dieu ! le malheur qui pourrait arriver cette nuit ? Un funeste pressentiment me tient éveillé. Je suis venu ici pour être plus à portée de savoir ce qui se passe dans le quartier des novices et pour accourir au premier bruit.

— Vous êtes donc sincèrement attaché au père Bruno ? demanda le moine.

— Oui, mon père ; c’est un homme que je révère et que j’aime, un ami que Dieu m’avait donné.

— Vous avez trouvé ici un ami ? interrompit le père Timothée d’une voix amère et avec un sourire incrédule.

— J’avais trouvé plus qu’un ami, répondit Estève avec l’expression d’une affliction profonde ; celui qui va mourir était pour moi un père indulgent et tendre auquel j’osais confier mes fautes, mes faiblesses, mes tourmens, toutes les agitations de mon ame.

— C’était un confesseur indulgent, dit froidement le père Timothée ; il vous passait volontiers les petites fautes dont s’effraie votre conscience, il compatissait à la fragilité humaine, et vous soutenait dans les tiédeurs passagères, dans les langueurs de votre dévotion. Mais si une seule fois votre esprit s’était laissé aller à certains doutes, si votre ame, au lieu d’être tourmentée par des scrupules puérils, se fût révoltée contre ce joug pesant et continuel qu’on appelle la règle, vous auriez vu ce que serait devenue l’indulgence de votre père spirituel.

— Je l’ai vu, mon père, répondit Estève ; j’ai éprouvé cette sainte indulgence d’une ame croyante, ferme dans sa foi, pour les souffrances d’un esprit tourmenté par le doute, accablé de dégoût et épouvanté de son propre endurcissement.

Une espèce de sourire dérida le visage du vieux moine, il hocha la tête et dit, en rapprochant son siége de celui d’Estève, comme s’il se sentait disposé à une plus intime causerie : — Jeune homme, vous avez trouvé ce que je cherche inutilement ici depuis quarante ans : quelqu’un à qui vous avez pu, sans péril et sans crainte, dévoiler toute votre pensée.

— Pourtant, mon père, vous avez connu bien avant moi celui près duquel j’ai trouvé de si grandes consolations.

— Oui, il est entré dans cette maison quelques mois après ma profession ; je l’ai toujours tenu pour un homme simple et animé de bonnes intentions, mais il me semblait trop pieux ; trop orthodoxe pour être tolérant. Je pensais qu’il n’y avait personne ici avec qui l’on pût s’expliquer sans danger sur certaines questions, et j’ai renfermé en moi-même mes opinions, mes sentimens, les irrésolutions de mon esprit, les troubles de mon ame, enfin tout ce que j’ai pensé et souffert pendant plus de quarante années.

— Je comprends, mon père ; vous avez redouté la stupide indignation des uns, les interprétations perfides, la commisération hypocrite des autres, et peut-être quelque lâche délation.

— Oui, voilà ce que j’ai craint. Pour me soustraire aux trahisons, à la persécution de ceux qui m’entouraient, je me suis isolé de tous, j’ai tracé autour de moi comme un cercle fatal où je roule éternellement seul, et pourtant on ne m’a pas toujours laissé tranquille dans cette affreuse solitude morale où je me suis réfugié. J’ai subi plus d’un châtiment, j’ai été puni pour mon silence, pour des fautes purement négatives, et j’ai scandalisé, sans le vouloir, ces hommes qui n’ont rien à me reprocher que ma persistance à me taire. — Grand Dieu ! qu’eût-ce été si j’eusse une seule fois dit devant eux ce que je viens de dire devant vous !

— Combien je suis touché de votre confiance, mon père ! s’écria Estève avec sympathie. Hélas ! ces peines qui vous affligent depuis si long-temps, je commence à les éprouver ; moi aussi j’ai souffert, j’ai désespéré dans les horreurs du doute.

— Des doutes, je n’en ai plus, répondit froidement le vieux moine. Quelque jour je vous ferai ma profession de foi, et je vous dirai ma vie dans le monde, cette vie qui a fini ici lorsque j’avais à peine vingt-cinq ans !

— La mienne a été plus courte encore, murmura Estève.

— Mon fils, — permettez-moi de vous donner ce nom entre nous, — mon fils, pourquoi êtes-vous ici ? reprit le père Timothée en arrêtant sur le jeune profès des yeux caves et expressifs ; comment vous êtes-vous enseveli, comme moi, à la fleur de votre âge, dans cet horrible tombeau ? Est-ce volontairement que vous avez fait ce sacrifice insensé ?

Estève raconta brièvement le vœu de sa mère, les premières années de sa vie, les dispositions avec lesquelles il était entré à l’abbaye de Châalis, les sentimens où il était encore en prononçant ses vœux, et ce qu’il avait éprouvé à mesure qu’une lumière nouvelle avait graduellement pénétré les ténèbres de son esprit. Le vieux moine l’écouta, recueilli dans un vif sentiment d’intérêt, en faisant parfois un geste d’assentiment, comme s’il reconnaissait quelqu’une de ses propres impressions dans le récit d’Estève. Ensuite, il lui dit en soupirant : — Lorsque je me séparai autrefois du monde, mon cher fils, j’en emportai des souvenirs plus vifs ; j’y avais laissé des objets d’amour et de haine… Vous n’éprouvez pas, vous, ces retours, ces regrets ?

— Je songe souvent à ma mère, répondit Estève ému de ce souvenir. Je songe à ma pauvre mère, qu’un affreux malheur a frappée. Elle avait donné un de ses fils à Dieu, et Dieu lui a retiré l’autre. Mon frère, le comte Armand de Blanquefort, est mort l’année dernière, et mon père transmet son nom et sa fortune à un parent qu’il vient d’appeler près de lui. Je tiens ces détails du digne prêtre qui m’a élevé et qui n’a plus quitté ma mère.

— Ainsi vous êtes mort pour votre famille ?

— Pour ma famille comme pour le reste du monde, répondit Estève avec une amère tristesse ; la sœur de ma mère, une digne femme, habite cependant Paris. Je reçois une ou deux fois l’année de ses nouvelles ; elle m’envoie de petits cadeaux qu’elle suppose sans doute devoir plaire à un religieux, mais elle ne vient jamais ici. Je ne l’ai revue qu’une seule fois, la première année de mon noviciat.

— Oui, on nous oublie comme si nous étions réellement retranchés du nombre des vivans, murmura le vieux moine en appuyant son front sur sa main blême et desséchée. Y a-t-il encore quelqu’un au monde qui se souvienne du comte de Baiville ?

Un triste silence suivit ces paroles. Les deux religieux, assis devant le foyer où il n’y avait plus que des cendres tièdes, étaient pensifs et immobiles. Dehors, le vent mugissait, et de larges ondées de pluie battaient les fenêtres du chauffoir. Tout à coup le chien qui sommeillait aux pieds du père Timothée se dressa en poussant un hurlement plaintif et prolongé. Estève frémit. — Mon père, dit-il, lorsqu’un chien fait entendre ce cri lamentable, c’est que quelqu’un va mourir… Certainement le père Bruno est plus mal… Je cours au quartier des novices.

— Je vous accompagne, dit le père Timothée.

Ils descendirent. Tandis qu’ils traversaient le grand cloître, la cloche de l’église sonna. — Ce sont les prières des agonisans, dit le vieillard ; combien de fois, grand Dieu ! j’ai entendu ces sons funèbres !

Quelques novices priaient, agenouillés dans leur dortoir, devant la cellule du père Bruno ; la porte était ouverte, et l’on voyait le mourant sur son lit, entouré de plusieurs frères convers. Il s’éteignait paisiblement, avec une physionomie sereine, comme il avait vécu.

Estève entra tremblant et suffoqué par ses sanglots. Le père Timothée resta dehors, appuyé contre le mur, les mains sous son scapulaire, et la tête couverte de son capuchon.

— Sa révérence le père Bruno semblait sommeiller, dit un des convers à Estève ; tout à coup il lui a pris une convulsion, et il est tombé en agonie. D’un moment à l’autre il peut passer. J’ai pris sur moi de faire avertir sa paternité.

Estève vint s’agenouiller près du lit ; il n’espérait pas que son vieil ami pût le voir ou l’entendre, et, prenant dans ses mains la main déjà froide qui pendait sur la couverture, il la couvrit de larmes. Mais le mourant reconnut encore son enfant de prédilection, et, faisant un suprême effort, il se souleva en murmurant : — Estève, écoute-moi…

Le jeune profès se pencha sur lui éperdu.

— Estève, reprit le moribond, ne va pas au-delà des vœux que tu as prononcés… Quoi qu’on fasse, n’entre jamais dans les ordres sacrés… Refuse la prêtrise… On te persécutera peut-être… Sache résister… Il y va de ton salut.

— Oh mon père ! je n’oublierai jamais vos paroles, répondit Estève en pressant de ses lèvres la main qui essayait de serrer une dernière fois la sienne.

En ce moment le prieur entra, suivi de deux autres religieux, et commença les prières des agonisans. Vers le matin, au premier rayon qui pénétra dans la cellule, le père Bruno cessa de vivre.

Lorsque tout fut fini, le prieur et ses deux acolytes se retirèrent lentement ; Estève sortit le dernier de la chambre mortuaire. Alors seulement il s’aperçut que le père Timothée avait veillé toute la nuit dans le dortoir. Le prieur avait aussi reconnu le vieux moine, et, arrêtant sur lui un regard sévère, il dit durement :

— Votre révérence a voulu voir comment on meurt chrétiennement ; qu’elle se souvienne à sa dernière heure de la fin édifiante du père Bruno.

Le vieillard écouta ces paroles d’un air impassible, et, lorsque le prieur et sa suite se furent éloignés, il se rapprocha d’Estève, qui s’en allait seul, la tête baissée sur sa poitrine, et il l’accompagna silencieusement jusqu’à sa cellule. Cette marque de sympathie et d’intérêt toucha l’ame affligée d’Estève, et acheva de vaincre le secret éloignement qu’il avait ressenti si long-temps pour le père Timothée.

— Oh mon père ! dit-il, vous comprenez ma détresse, mon désespoir, et vous venez à mon secours ; que votre charité soit bénie !

De ce moment datèrent de nouvelles relations entre le jeune profès et le père Timothée ; mais il fallut apporter dans cette intimité, qui s’accroissait de jour en jour, beaucoup de prudence et d’apparente réserve. Le prieur s’immisçait continuellement dans la vie des religieux soumis à son autorité ; il surveillait d’une manière occulte toute leur conduite, et savait mettre un terme aux liaisons qui lui déplaisaient. Il haïssait et redoutait le père Timothée, dont il soupçonnait depuis long-temps les secrètes et monstrueuses hérésies, et il n’eût reculé devant aucun moyen pour rompre les relations qui s’étaient établies à son insu entre ce réprouvé, comme il l’appelait, et le religieux qui donnait les meilleurs exemples à la communauté. Au milieu de ses troubles d’esprit les plus amers, de ses alternatives les plus douloureuses de révolte et de résignation, Estève n’avait jamais commis une seule faute contre la règle, il n’avait trahi par aucune manifestation imprudente la transformation qui s’était lentement opérée dans ses sentimens et ses croyances, et il passait généralement pour une ame simple, pieuse, humble, et docile jusqu’à la plus entière abnégation. Il avait dû à cette opinion bien accréditée dans l’esprit du prieur une certaine liberté d’action dont ne jouissaient pas les autres religieux. Il pouvait employer à son gré toutes les heures où il n’était pas dans l’obligation d’aller au chœur, et la bibliothèque du couvent était tout entière à sa disposition.

Dès les premiers jours de sa profession, Estève s’était aperçu de l’espèce d’éloignement que les moines avaient les uns pour les autres. Ces hommes, confondus depuis long-temps, pour la plupart, dans une même existence, étaient séparés de goûts, de caractère, d’opinions ; la règle ne les avait soumis qu’extérieurement à son joug inflexible. Les uns, — c’était le plus petit nombre, — vivaient dans les pratiques d’une dévotion outrée ; les autres végétaient, n’ayant d’autre pensée que la satisfaction des besoins matériels ; d’autres encore avaient des manies innocentes auxquelles ils se livraient avec une incroyable ardeur ; ils se passionnaient pour les fleurs, pour les oiseaux, et consacraient leur vie à élever des serins ou à cultiver l’orangerie et le parterre.

Estève n’avait contracté aucune amitié parmi les religieux, et la mort du maître des novices l’aurait laissé dans un isolement absolu, si le père Timothée ne lui eût dès-lors témoigné tant de sympathie et d’affection. Ce vieillard farouche, endurci contre ses propres souffrances, et dont l’ame avait été si long-temps fermée à tout attachement humain, retrouvait pour le jeune profès les sentimens dont il avait été capable autrefois, l’amitié, le dévouement, une certaine tendresse de cœur. Mais cette amitié ne s’exprimait que par des témoignages secrets, presque furtifs, car le père Timothée sentait que le prieur en ferait un crime à Estève. C’était le soir, dans la cellule de ce dernier, que se passaient ordinairement leurs entretiens et qu’ils raisonnaient en liberté sur toutes choses. Le père Timothée avait été un homme du monde ; il acheva d’éclairer Estève en lui racontant les orages de sa première jeunesse et les circonstances qui l’avaient jeté dans le cloître. Avant sa profession, il s’était appelé le comte de Baiville, il avait vu la cour de Louis XV et la société du XVIIIe siècle ; mais son ame était trop ardente, il avait des passions trop violentes, trop vraies, pour cette époque frivole et froidement corrompue. L’infidélité d’une femme fut le malheur qui l’éloigna du monde, et une ferveur passagère le jeta au fond du cloître, où sa vie s’était lentement consumée dans de tardifs et inutiles regrets. Ce long désespoir avait étouffé toutes ses croyances ; il était tombé dans les derniers abîmes de l’indifférence et de l’incrédulité ; il niait l’immortalité de l’ame et l’existence de Dieu. Pourtant il n’essaya pas de détruire l’étincelle de foi, la lueur d’espoir qui rayonnait encore dans l’ame de son jeune ami, et jamais il ne formula complètement devant lui ses fatales convictions.

Estève n’éprouvait pas pour le vieux moine l’affection profonde que lui avait inspirée le père Bruno ; mais il se laissait aller avec lui à une indéfinissable sympathie, à un sentiment qui était, pour ainsi dire, dans le sang. Il y avait au cœur du fils de Mme de Blanquefort quelque chose qui vibrait aussi dans celui du comte de Baiville ; parfois une même pensée faisait tressaillir sous leur robe de bénédictins l’élève du pieux abbé Girou et le gentilhomme cloîtré depuis quarante ans. Souvent aussi Estève exprimait les souffrances, les besoins de son intelligence, les désirs infinis de son cœur, dans un langage qui étonnait le père Timothée. Jamais, dans le monde où il vivait jadis, il n’avait entendu parler ainsi. Une fois, il dit en souriant au jeune religieux :

— Mon cher fils, vous avez lu d’autres livres que l’Histoire générale des Conciles, les Lettres des Missionnaires, et autres volumes très orthodoxes qui forment la bibliothèque du couvent ?

— Il est vrai, mon père, répondit Estève avec quelque émotion ; j’ai lu un autre livre, un seul.

— Ah ! un livre condamné en Sorbonne peut-être. Et lequel, mon fils ?

— Le voici, dit Estève en tirant de dessous les in-quarto qui couvraient sa table un petit volume finement relié ; c’est le hasard qui l’a mis entre mes mains, un hasard funeste peut-être.

Le père Timothée regarda le titre.

La Nouvelle Héloïse, par J.-J. Rousseau, dit-il ; c’est un roman sans doute, je n’ai pas lu le livre, mais je connais le nom de l’auteur. C’était celui d’un vieillard qui est mort à Ermenonville il y a quelques années, et qui a été enterré dans l’île des Peupliers.

— Ah ! mon père, s’écria Estève avec une âpre tristesse, je ne saurais vous dire ce que j’ai éprouvé en lisant ces pages. Elles m’ont charmé et torturé ; elles ont jeté tour à tour mon ame dans des langueurs, dans des joies, dans des tourmens inexprimables. J’étais attendri, subjugué ; je pleurais sur cette belle Julie, sur son malheureux amant. D’autres fois, je repoussais le livre ; je me disais que cette histoire touchante n’était peut-être qu’une fiction. Ah ! je sentais toujours cependant qu’il y avait quelque chose de vrai, d’éternellement vrai, dans ce livre : c’est la peinture des sentimens, des passions, c’est l’amour qui déborde de toutes ses pages.

À ces mots il cacha son visage, dans ses mains et se tut comme effrayé de sa propre exaltation. Le père Timothée feuilleta le volume et lut au hasard quelques lignes. — De mon temps, dit-il, l’amour ne s’exprimait pas ainsi ; il avait un langage plus galant, plus leste, plus audacieux. Mais, dites-moi, mon cher fils, comment ce livre est-il tombé entre vos mains ?

— Par un hasard fort simple, répondit Estève ; dans une de nos promenades à Ermenonville, je l’ai trouvé au bord du lac, en face de l’île où repose J.-J. Rousseau. Sans doute quelque étranger l’avait oublié là en faisant son pèlerinage au tombeau.

Quelques mois s’écoulèrent. Estève était tombé graduellement dans une sorte d’anéantissement moral. Il accomplissait avec une exactitude machinale tous les actes de la vie religieuse ; on le voyait assidu au chœur ; il assistait avec une contenance recueillie aux assemblées capitulaires que le prieur convoquait quelquefois. Aucun reproche, aucun soupçon ne s’élevait contre lui, et pourtant il n’y avait plus au fond de son ame ni ferveur ni croyances. Une morne apathie avait succédé aux luttes désespérées dans lesquelles sa foi avait succombé ; il vivait dans un secret et continuel dégoût de ses devoirs et dans le sombre ennui d’une existence sans intérêt, sans espérance et sans but. Les lettres qu’il recevait de loin en loin de sa mère et de l’abbé Girou lui causaient encore plus de douleur que de joie. Il devinait, à travers la sainte résignation, les graves et pieux conseils de la marquise, les efforts d’un cœur désolé, les regrets d’une mère que la mort et un sacrifice volontaire ont privée de ses enfans. Jamais il n’avait maudit ce vœu qui le sépara du monde dès sa naissance, son respect, sa tendre vénération pour sa mère, avaient survécu à ses sentimens religieux ; mais les souvenirs qu’il chérissait autrefois, les souvenirs de son adolescence, lui étaient maintenant douloureux. Souvent il disait au père Timothée : — Je tombe dans la crainte et le dégoût de moi-même, tout me blesse et m’irrite, j’ai horreur de la solitude de ma cellule, et la compagnie que je trouve au jardin, au réfectoire, au chauffoir, partout, m’est insupportable. Oh ! mon père, que deviendrais-je sans votre amitié !

Sa seule distraction était de descendre quelquefois jusqu’à la grille de la cour d’entrée pour assister à la distribution qu’un frère convers faisait chaque jour aux pauvres mendians du voisinage. Vers midi, cette troupe déguenillée arrivait tantôt nombreuse, tantôt réduite à quelques vieillards infirmes. Il y avait parmi les malheureux qui recevaient l’aumône à la porte de l’abbaye un homme auquel le père Timothée témoignait depuis long-temps un intérêt mêlé de compassion. Ce mendiant était connu dans le pays sous le nom de Genest le vagabond. C’était une espèce de Samson aux cheveux crépus, à la face de léopard, un type accompli de la force physique ; mais ce développement magnifique de la forme semblait s’être opéré aux dépens de l’intelligence ; Genest le vagabond était un pauvre idiot, un fou tranquille et inoffensif, dont on reconnaissait au premier aspect l’infériorité morale. Son regard avait une expression inquiète et vague, ses traits étaient peu accusés, et ses épaules de géant supportaient une tête d’enfant. Ce malheureux était né sur une des fermes de l’abbaye, et dès son enfance il avait témoigné de singuliers instincts, l’instinct des espèces voyageuses qui changent de lieux selon les saisons. L’hiver il demeurait volontiers dans les environs du couvent, où il était sûr de trouver la nourriture et le gîte ; mais, les beaux jours venus, il s’en allait au hasard et vaguait jusqu’aux approches de l’hiver. Deux ou trois fois il avait été arrêté dans ses courses vagabondes, et comme on était parvenu à comprendre dans son langage obscur, presque inintelligible, qu’il venait de l’abbaye de Châalis, la maréchaussée l’y avait ramené comme un malfaiteur. Il arrivait les mains liées, la figure hâve et bouleversée par une sorte de terreur instinctive ; on l’enfermait pour l’empêcher de repartir. Alors il tombait promptement dans un dépérissement complet. Taciturne, accroupi dans un coin de la chambre où on le retenait, il se laissait mourir de faim. Le père Timothée avait eu assez de crédit pour le délivrer d’abord de cette réclusion et pour lui donner ensuite les moyens de s’abandonner au besoin de mouvement qui le tourmentait. Le printemps venu, il lui attachait au cou un rouleau de ferblanc qui contenait un certificat signé par le prieur de Châalis et une permission de demander l’aumône. Avec ces papiers, il pouvait parcourir librement non-seulement tout le Valois, mais encore les pays environnans.

Estève en était venu à envier le sort de cette triste créature. — Que ne suis-je resté, comme ce malheureux, dans une éternelle enfance ! disait-il au père Timothée, j’aurais pu vivre ici sans comprendre la misère de ma condition. — D’autres fois, lorsque l’air était attiédi par les premières brises du printemps, il s’approchait de l’idiot qui, joyeux et comme épanoui sous ses haillons, regardait le ciel resplendissant, et il murmurait avec une amère tristesse : — Va, lève-toi, suis l’instinct qui te pousse hors d’ici, jouis selon tes facultés bornées, infimes ; pauvre créature sans intelligence et sans raison, tu es plus heureuse que moi !

Les dernières prévisions du père Bruno préoccupaient parfois l’esprit d’Estève, et il éprouvait un nouveau souci en songeant à l’espèce de persécution qu’on lui susciterait peut-être bientôt. En effet, vers le temps de Pâques, le prieur lui dit un soir, en sortant du réfectoire : — Mon cher fils, venez me trouver demain après la messe ; j’ai à vous parler de choses importantes et qui touchent à vos intérêts temporels et spirituels.

Le même soir Estève rapporta au père Timothée ces paroles du prieur.

— L’intention est évidente, dit le vieux moine ; sa paternité vous proposera d’entrer dans les ordres sacrés, elle veut vous élever au sacerdoce.

— Je n’avais pas besoin des dernières recommandations du père Bruno pour repousser ce nouvel engagement, répondit Estève avec une sombre décision ; quoi qu’il puisse en advenir, je le refuserai : c’est assez d’être un religieux sans ferveur, sans croyance, et qui en secret a mille fois renié ses vœux ; je ne veux pas devenir un prêtre sacrilége.

Le vieil athée hocha la tête ; il était trop endurci dans son impiété pour être touché de semblables scrupules ; d’autres considérations le préoccupaient en ce moment.

— Mon fils, dit-il, je suis convaincu que le père Bruno, en vous parlant comme il l’a fait à son lit de mort, n’avait pas seulement en vue d’empêcher que vous devinssiez un mauvais prêtre ; une autre pensée dictait sa dernière recommandation.

— Et cette pensée, vous l’avez comprise, mon père ?

— Oui : un moine peut être relevé de ses vœux, mais un prêtre est à jamais lié. Sa consécration est indélébile.

Estève tressaillit à ces paroles comme si un éclair eût passé devant ses yeux.

— Un religieux peut donc quitter cet habit et retourner au monde ? s’écria-t-il.

— Oui, cela est arrivé ; l’histoire même a constaté ces exemples : le roi don Ramire d’Aragon fut relevé de ses vœux après avoir passé quarante ans dans le cloître. Il sortit de l’abbaye de Saint-Pons pour monter sur le trône, et il se maria avec Agnès d’Aquitaine. Il y a encore d’autres exemples moins illustres du même fait ; on en a même vu dans le siècle où nous vivons.

— Et vous, mon père, vous n’avez pas tenté de les suivre ? interrompit Estève ; vous n’avez pas essayé de soulever la pierre de votre tombeau, de sortir d’ici libre, libre à jamais ? Mais quelles considérations ont pu vous arrêter ? Pourquoi portez-vous encore cet habit ?

— Parce qu’il aurait fallu d’abord être hors d’ici pour solliciter et obtenir la permission de le quitter, répondit le vieux moine ; on s’est douté de mon intention, et j’ai été étroitement surveillé. Les dignitaires qui ont successivement gouverné l’abbaye depuis ma profession se sont légué l’un à l’autre le soin d’empêcher que, directement ou indirectement, je fisse des démarches en cour de Rome. J’osai songer à agir moi-même. Pendant des années, j’ai nourri des projets d’évasion, j’ai sourdement combiné les moyens de fuir, mais le plus puissant, le plus sûr me manquait ; je m’en étais privé en faisant vœu de pauvreté.

— Il est vrai, dit Estève en passant la main sur sa robe de laine blanche, celui qui sortirait d’ici n’aurait pas de quoi s’acheter un autre vêtement, ni les moyens de se procurer un abri.

— Voilà pourquoi l’on reste, reprit froidement le père Timothée ; ce n’est pas la voix de leur conscience, ni la crainte de Dieu, ni aucune considération semblable, qui retient la plupart de ces moines : c’est l’impérieuse loi de la nécessité. Qui oserait franchir cette porte ouverte au-delà de laquelle tous les chemins nous sont fermés ? Depuis que je suis ici, deux religieux seulement ont tenté cette terrible chance : l’un est revenu de lui-même, ne sachant où trouver un asile, et il en a été quitte pour faire amende honorable devant la communauté capitulairement assemblée ; l’autre a été arrêté à la frontière de Hollande, et ramené au couvent, du moins on l’a dit ; ce qu’il y a de certain, c’est que je ne l’ai jamais revu. Sans doute il a subi, ici ou dans quelque autre maison de l’ordre, le châtiment de sa faute.

— La séquestration, une prison perpétuelle ! murmura Estève en frissonnant, car il s’était tout à coup souvenu du spectre qu’il avait aperçu naguère, et de ce que le père Bruno lui avait dit des malheureux enfermés dans l’enceinte du troisième cloître.

Le lendemain, à l’issue de la messe, Estève monta à la cellule du prieur. Au moment de franchir la porte qu’ouvrait devant lui le même frère convers qui jadis l’avait introduit dans l’abbaye, il se souvint de son arrivée à Châalis, de la confiance, du pieux espoir avec lesquels il était venu se remettre aux mains du père Anselme, et ce retour vers le passé l’attendrit douloureusement. Il regretta ses croyances perdues, ses jours d’innocence, les ténèbres où il avait marché tranquille jusqu’à ce qu’une lumière fatale lui eût fait voir des abîmes sous ses pas. Cette impression devint encore plus vive lorsqu’il se trouva en présence du prieur ; les années qui venaient de s’écouler n’avaient laissé aucune trace de décrépitude ou de vieillesse sur le front du père Anselme ; c’était toujours la même figure grave et tranquille, le même port de tête imposant, le même geste tout à la fois humble et absolu.

— Mon cher fils, dit-il en faisant asseoir Estève près de lui, voilà plus de sept ans que vous êtes dans notre maison, et je puis rendre témoignage de votre conduite. Elle a été un exemple édifiant pour la communauté et un sujet continuel de satisfaction pour vos supérieurs.

Estève ne put entendre cet éloge sans un secret malaise, une sorte de honte ; sa fierté, sa franchise naturelle, furent près de l’emporter sur sa prudence et sur une longue habitude de réserve et de soumission. Il se contint pourtant et répondit au prieur d’une voix altérée et en baissant les yeux : — Votre paternité m’attribue des mérites que je suis loin d’avoir. Entre toutes les vertus chrétiennes, je n’en possède qu’une : c’est le sentiment profond de ma faiblesse et de ma misère.

La pénétration du prieur ne vit rien dans ces paroles si amèrement sincères ; il les attribua à un sentiment exagéré d’humilité. Sans dévoiler entièrement ses intentions à Estève, il lui parla longuement de l’autorité, des priviléges attachés au sacerdoce, et tâcha d’exciter son ame aux ambitions permises dans l’état religieux. Le père Anselme n’était pas un de ces hommes évangéliques qu’animent une foi simple et le pur esprit de charité. Il avait subi jusqu’à un certain point l’influence de son siècle. Au lieu de croyances, il avait des opinions, et, chez lui, la conviction religieuse empruntait la forme violente des passions politiques. Il voyait avec une indignation profonde les progrès de la philosophie, et il s’y opposait de toutes les forces dont il pouvait disposer. En d’autres temps, il n’eût peut-être pas maintenu si sévèrement la règle dans sa communauté et soumis la vie des religieux à une discipline si rigoureuse ; mais les dangers qui menaçaient la religion le rendaient inflexible et prêt à tout pour la défendre. Il attendait beaucoup d’Estève, bien qu’il le tînt pour un esprit froid et timide. Il pensait que le jeune profès, animé par la pensée de lui succéder un jour, le seconderait dans son œuvre, et ce fut dans ce but qu’il le combla, ce jour-là, des témoignages de sa bonne volonté. À la fin de cette longue entrevue, pendant laquelle Estève s’était borné à l’écouter silencieusement, il se leva en disant : — Réfléchissez à toutes les considérations que je viens de mettre sous vos yeux, mon cher fils, et que votre humilité ne recule pas devant une sainte ambition.

Ensuite, au moment de le congédier, il parut se souvenir tout à coup de quelque chose que lui avaient fait perdre de vue les graves questions qu’il venait de traiter, et, prenant une lettre parmi les papiers épars sur sa table, il la remit à Estève et lui dit tranquillement : — Une personne de votre famille est en danger de mort ; elle voudrait avoir la consolation de vous embrasser une dernière fois. Estève ouvrit la lettre en pâlissant et murmura : — Quelle douleur encore pour ma pauvre mère ! Dans un si court espace de temps, deux pertes si cruelles ! son fils, puis sa sœur !

— Mon cher fils, continua le prieur, vous avez la liberté de vous rendre au vœu de cette femme mourante, je vous donne la permission de quitter le monastère pour deux jours. Allez voir quelle est la fin de ceux qui n’ont pas vécu chrétiennement, et leurs défaillances à ce moment suprême ; allez édifier votre famille par votre présence, et peut-être sauver par vos exhortations une ame condamnée…

— Oui, j’irai, dit Estève d’une voix entrecoupée ; demain, puisque votre paternité m’y autorise, je partirai.

— Aujourd’hui même, si vous voulez, mon cher fils, répondit le prieur ; l’exprès qui a apporté cette lettre a amené un carrosse, et il vous attend dans le logis des hôtes.

Vers le soir du même jour, Estève arrivait à Paris et descendait à la porte d’un des beaux hôtels du quartier Saint-Honoré. La rapidité du voyage, le mouvement de la foule, le fracas de cette immense circulation au centre de laquelle il s’était trouvé en traversant la grande ville, l’avaient jeté dans une sorte de stupeur et de vertige. Ce fut presque machinalement qu’il monta le somptueux escalier et qu’il parcourut les vastes salons de l’hôtel. En entrant dans le salon qui précédait la chambre de Mme Godefroi, il entendit une voix dont l’accent ne lui était pas inconnu. C’était celle d’Andrette, la camériste qui avait jadis suivi la vieille dame dans son voyage en Provence. La pauvre fille s’arrêta toute saisie à l’aspect du jeune profès, et murmura :

— Monsieur Estève ! Grand Dieu, qu’il est changé !

Puis, revenant de ce premier mouvement de surprise, elle ajouta en s’approchant de lui :

— Madame vient d’être prévenue. En apprenant l’arrivée de votre révérence, elle a ressenti une grande émotion. Il faudrait lui laisser le temps de se remettre un peu ; elle est très faible.

Estève s’assit en silence ; il se figurait à quelques pas de lui un lit de mort, le lugubre appareil qui environne les agonisans, et son ame était pénétrée de cette tristesse mêlée d’épouvante qui saisit toutes les créatures humaines à l’aspect des terribles images de la destruction et du néant. Il frémissait à la pensée du tableau qui frapperait ses regards lorsqu’il passerait le seuil de cette chambre où se mourait Mme Godefroi. Un moment plus tard, Andrette revint.

— Entrez, dit-elle à voix basse et en soulevant la double portière de soie qui séparait le salon de la chambre.

Estève s’avança en recueillant toutes ses forces ; mais il ne vit pas ce qu’il avait imaginé, et le spectacle qui s’offrit à ses regards n’avait rien de funèbre. Mme Godefroi était couchée sur une chaise longue, et sa figure, quoique fort pâle et amaigrie, avait encore une expression vivante. Des flots de dentelles cachaient les lignes altérées, la teinte morbide de ses joues ; un mantelet de satin, attaché par un nœud de rubans, couvrait ses épaules et ne laissait voir que ses mains encore belles et d’une blancheur de marbre. La chambre était faiblement éclairée par une lampe d’albâtre, mais les glaces et les dorures réfléchissaient cette douce clarté, et une tenture de lampas blanc et rose jetait sur tous les objets un reflet de couleur tendre. La malade n’était pas seule dans cette chambre si riante, si fraîche, si ornée ; deux jeunes femmes, ses belles-filles, l’entouraient de leurs soins, et tâchaient de la distraire de ses souffrances. Près de la chaise longue, un vieillard et un enfant feuilletaient ensemble un volume de gravures ; ni l’un ni l’autre n’avaient la conscience du malheur qui était près d’arriver. Sébastien Godefroi était tombé depuis quelque temps dans un affaiblissement moral qui le mettait au niveau de l’intelligence enfantine de son petit-fils. Après une vie active et surabondamment remplie, il végétait doucement pendant ses derniers jours, sans s’apercevoir du coup qui allait le frapper à la fin de sa longue et heureuse carrière.

En voyant entrer Estève, Mme Godefroi, enfoncée dans ses oreillers de satin, releva lentement la tête, et dit d’une voix faible :

— C’est vous, mon cher enfant ? Approchez, je n’ai plus la force d’aller au-devant de vous.

Il vint près de la chaise longue, et, se penchant vers la malade, il serra contre son visage et contre ses lèvres la main qu’elle lui tendait. Alors la lampe, l’éclairant en face, montra ses traits dévastés, ses yeux éteints et la pâleur de son front.

— Oh ! mon enfant, est-ce bien toi ? s’écria Mme Godefroi avec un accent indicible de douleur et d’épouvante.

Puis, faisant signe aux deux jeunes femmes de s’éloigner, elle serra plus étroitement la main d’Estève et l’attira encore plus près d’elle.

— Mon fils, dit-elle à voix basse et avec cet accent bref particulier aux esprits sagaces et résolus dans les circonstances suprêmes de la vie ; mon fils, le couvent est, dit-on, pour ceux qui l’habitent, le paradis ou l’enfer en ce monde. Qu’a-t-il été pour vous ? dites, répondez-moi sans scrupule et sans crainte.

— L’enfer ! répondit Estève.

— Ah ! je l’avais prévu ! s’écria douloureusement Mme Godefroi.

Un silence suivit ces paroles. La malade, épuisée, avait laissé retomber sa tête sur les coussins et semblait réfléchir. Elle entrevoyait la possibilité d’un changement dans l’existence d’Estève, et calculait les chances qu’il y avait pour lui dans l’avenir. Dès ce moment, elle résolut de mettre à sa disposition les moyens de sortir un jour du couvent, si le dégoût de la vie monastique l’emportait sur les scrupules de sa conscience et sur toutes les considérations humaines.

— Mon cher enfant, lui dit-elle, il faut que nous ayons ensemble un long entretien. Cette nuit, vous veillerez près de moi, et je vous parlerai.

— Hélas ! pourquoi cette nuit, lorsque vous avez tant besoin de repos ? répondit Estève. Pourquoi, lorsque vous êtes si souffrante, renoncer à vos heures de sommeil ? Non, non ; je resterai près de vous, mais vous ne veillerez pas pour me parler.

— Mon enfant, il y a trois mois que je n’ai dormi, répondit Mme Godefroi avec un sourire triste ; ces heures que je veux employer à vous entretenir, je les passe ordinairement dans une cruelle insomnie. À cette nuit donc ; nous serons seuls, il le faut pour ce que j’ai à vous dire.

Les deux jeunes femmes se rapprochèrent, et la conversation devint générale. Les fils de Mme Godefroi étaient absens, et ne devaient revenir à Paris que dans quelques jours, mais leur jeune famille était restée autour de la pauvre malade. Les brus, les petits-enfans, égayaient cet intérieur, dont sans eux la magnificence eût été bien triste pour les deux vieillards.

Un peu après l’arrivée d’Estève, trois ou quatre marmots, élevés à la Jean-Jacques, firent irruption dans la chambre de leur aïeule. C’étaient de beaux enfans blancs et roses vêtus presque aussi légèrement que des amours. Un simple fourreau de bazin couvrait leurs formes potelées, et leurs cheveux blonds flottaient en grosses boucles naturelles autour de leurs visages épanouis. L’extrême simplicité de cette tenue contrastait avec la toilette bizarre et embarrassante des jeunes mères, qui, selon la mode du temps, avaient les cheveux poudrés et relevés en hérisson, et portaient des robes ouvertes et traînantes sur des jupes à falbalas. Vers l’heure du souper, quelques étrangers arrivèrent : c’étaient les débris de la société de beaux esprits que Mme Godefroi avait long-temps réunie dans ses salons. Les années précédentes avaient vu mourir les membres les plus illustres de ce cénacle, et quelques disciples des encyclopédistes restaient seuls de l’audacieuse phalange dont la vieille dame avait suivi l’étendard proscrit et victorieux.

Estève, assis à l’écart et réfugié pour ainsi dire derrière la chaise longue de Mme Godefroi, écoutait avec une surprise et un intérêt indicible la conversation tour à tour frivole et profonde de ces gens accoutumés à traiter sous une forme légère les plus graves questions. Au premier moment, sa présence avait jeté parmi eux une sorte de contrainte ; c’était une chose inouie que l’apparition d’une robe de moine chez Mme Godefroi, et les plus zélés furent près de s’en scandaliser ; mais la physionomie timide et mélancolique d’Estève les désarma. On se mit à discourir gaiement et librement sur toutes choses. Le vieux Godefroi, à moitié assoupi au coin de la cheminée, avait l’air de lire la gazette ; les jeunes femmes faisaient de la parfilure, assises devant un guéridon, et les enfans jouaient autour d’elles sur le tapis. Ce tableau d’intérieur, cette scène tranquille qui environnait une femme mourante de douces et sereines distractions, touchèrent vivement Estève. Il songea à une autre personne bien chère dont les derniers jours s’écoulaient dans la douleur et l’isolement. — Hélas ! pensa-t-il le cœur navré, ma mère sera seule à ses derniers momens !

À onze heures, Mme Godefroi congédia tout le monde. On passa dans la salle à manger ; mais Estève soupa seul dans l’appartement qu’on lui avait préparé. Les agitations de cette soirée l’avaient brisé ; toutes ses sensations étaient émoussées par la surexcitation qu’il venait d’éprouver. Il était comme ces plantes qui ont grandi dans les lieux sombres, et qu’un rayon de soleil, le moindre souffle de vent, brûle et flétrit. Vers minuit, Mme Godefroi lui fit dire qu’elle l’attendait.

La vieille dame n’avait pas quitté sa chaise longue ; mais les rideaux étaient baissés et les portes fermées, comme si elle venait de se coucher. La lampe de nuit veillait au coin de la cheminée, et le chien favori dormait déjà aux pieds de sa maîtresse. Andrette et deux autres femmes qui passaient ordinairement la nuit près de Mme Godefroi se retirèrent dans une chambre voisine, et Estève resta seul avec la malade.

— Mon enfant, lui dit-elle avec un soupir, ma fin approche, et je ne m’en irais pas tranquille si je vous laissais ainsi. Il faut que votre sort change ; il changera si vous le voulez.

— Puis-je le vouloir ? mon Dieu ! s’écria Estève ; vous qui êtes pour moi une amie, une seconde mère, éclairez-moi, guidez-moi. Depuis quelque temps, je m’adresse à moi-même des questions que je ne puis résoudre, et presque malgré moi j’ai conçu un espoir. Vous savez l’affreux malheur qui a frappé notre famille. Mon frère est mort, et c’est un parent éloigné qui est appelé à porter le nom et à recueillir l’héritage de la maison de Blanquefort. Pourquoi ne songerait-on pas plutôt à me les rendre ? pourquoi ma famille ne s’adresserait-elle pas à la cour de Rome pour me faire relever de mes vœux ? Sous l’influence de cette pensée, j’avais résolu d’écrire à mon père lui-même…

— Non, non, interrompit Mme Godefroi effrayée, gardez-vous d’y songer. Le marquis n’a jamais eu pour vous les sentimens d’un père ; il n’aimait que son fils aîné.

— Je le sais, hélas ! répondit Estève ; mais, à présent que je suis son seul enfant, s’il me revoyait, il m’aimerait peut-être.

— Jamais, Estève ; renoncez à cette espérance, elle est vaine. J’ai songé à d’autres moyens, j’y ai songé il y a déjà long-temps. Elle lui raconta alors ses premiers projets, et l’intention qu’elle avait eue de lui donner une fortune avec laquelle il aurait vécu à l’étranger sans rien devoir à son père, en renonçant même au nom de Blanquefort pour prendre celui de sa mère. — Mais j’arrivai trop tard, continua-t-elle, vous veniez de prononcer vos vœux. Maintenant je veux mettre à votre disposition les mêmes moyens d’indépendance ; vous en userez selon les circonstances et votre volonté. Point de refus, point de remercimens, c’est un devoir que je remplis envers vous, envers le malheureux enfant de ma pauvre Cécile.

À ces mots, elle remit une clé à Estève, et le pria d’ouvrir un cabinet de Boule qui était derrière son lit. Au fond d’un tiroir fermé à secret, dans un coffret de bois des îles, il y avait quatre-vingt mille livres en or, et des bijoux d’une valeur à peu près égale à celle de la somme en espèces monnayées.

— Ceci est à vous, mon neveu, dit Mme Godefroi ; c’est votre part de mon héritage ; je puis vous la donner sans faire tort à mes enfans, et vous devez l’accepter sans scrupule.

Estève accepta ce don comme il était offert, avec la simplicité, la noblesse d’une bonne intention, et, serrant la main généreuse qui venait de le lui faire, il dit avec émotion :

— Ma chère tante, ma seconde mère, je ne sais pas si j’aurai jamais la force, la volonté, d’user des moyens que vous mettez à ma disposition, si j’oserai tenter de reprendre ma liberté ; mais la fortune que vous me donnez servira au soulagement d’autres malheureux, si elle m’est inutile ; je l’emploierai à faire du bien aux pauvres.

Mme Godefroi fit un signe d’approbation, et dit avec un faible sourire : — À présent, mon ami, puisque nous y avons pourvu, ne parlons plus de toutes ces choses, détournons notre esprit des pensés affligeantes, des images tristes. J’ai besoin d’être distraite par des idées riantes, d’être soutenue par la sérénité d’ame, la gaieté de ceux qui m’entourent : c’est une faiblesse qu’il faut passer à une vieille femme qui se meurt. Cette nuit, mon enfant, vous remplacez Andrette ; prenez un livre sur ce guéridon, et faites-moi une lecture.

Ce fut le roman d’Estelle, alors dans sa nouveauté, qu’Estève ouvrit au hasard. À ces mots qui commencent la célèbre pastorale de Florian : « Je veux célébrer ma patrie ; je veux peindre ces beaux climats où la verte olive, la mûre vermeille, la grappe dorée, croissent sous un ciel d’azur, où, sur de riantes collines parsemées de violettes et d’asphodèles, bondissent de nombreux troupeaux… » Estève et Mme Godefroi se regardèrent frappés du même souvenir. Les larmes vinrent aux yeux de la vieille femme.

— Laissez ce livre, mon enfant, dit-elle avec mélancolie ; parlons des lieux où a commencé notre vie et que nous ne reverrons ni l’un ni l’autre ; parlons du passé. — Alors elle prit plaisir à rappeler plusieurs circonstances de ses premières années, et les peines d’enfant, les joies innocentes qu’elle partageait avec sa sœur. — Hélas ! continua-t-elle, qu’il y a loin de ces beaux jours de ma jeunesse au terme où je suis arrivée ! — Quelle différence entre cette jeune fille qui courait joyeusement dans le jardin de la Tuzelle et la vieille femme couchée sur ce lit de douleur, d’où elle ne se relèvera plus !… Pourtant, c’est toujours la même ame dans le même corps ! — Oh ! déplorable transformation que la science humaine ne saurait arrêter ! Mystère terrible que les plus grands esprits ne peuvent comprendre !

Elle s’arrêta comme épouvantée de ses propres réflexions, et, faisant un effort pour repousser les terreurs involontaires qui la gagnaient, elle reprit avec un sourire fin et sérieux :

— Mon ami, la philosophie, qui nous éclaire pendant la vie, ne nous est bonne à rien au moment de la mort. Le plus sage serait de garder les croyances reçues, comme les anciens titres de famille, que l’on ne prend jamais la peine d’examiner, mais que l’on conserve dans ses archives pour s’en servir au besoin.

— Ainsi, dit Estève, frappé de ses paroles, ainsi, vous dont l’ame est si ferme, vous dont la vie a été sans reproche, vous qui n’éprouvez pas les craintes, les repentirs d’une conscience tourmentée, vous regrettez aujourd’hui les consolations de la religion ?

— Oui, mon cher enfant, répondit avec sincérité la vieille femme philosophe, mais ces consolations ne sont plus possibles pour moi ; la foi est à jamais éteinte dans mon ame. Ne pouvant mourir avec joie comme une chrétienne, je tâche de mourir avec courage et résignation comme un esprit fort. Au lieu de me coucher sur la cendre et de revêtir le cilice, je m’entoure de toutes les jouissances qui embellirent ma vie, je réunis près de moi tous les objets de mon affection ; mes derniers regards s’arrêteront sur ces jeunes femmes, sur ces enfans dont les têtes d’anges me souriront jusqu’au moment fatal. Mes fils, mes fils bien-aimés me manquent seuls.

— Bientôt vous aurez la consolation de les revoir, dit Estève. Mme Godefroi secoua la tête : — Non, dit-elle, c’est moi qui les ai éloignés. Ils sont ce que j’ai le plus aimé, ce que j’aime encore le plus sur la terre, et leur tendresse pour moi est égale à l’amour que j’ai pour eux. Nous aurions manqué de courage en nous quittant, et j’aurais trop redouté la mort en voyant leur douleur.

Cette fermeté sans ostentation inspirait à Estève une admiration mêlée de tristesse et d’étonnement. Les yeux fixés sur ce visage encore animé d’une si vivante expression, et dont les nobles traits étaient en ce moment comme éclairés par une flamme intérieure, il ne pouvait croire que Mme Godefroi fût près de sa fin, et il concevait une sorte d’espoir.

Le reste de la nuit s’écoula paisiblement, et au point du jour Mme Godefroi renvoya Estève en lui disant : — Merci, mon ami ; grace à vous, mon insomnie n’a pas été si douloureuse, et je me sens aussi bien que si j’avais dormi.

Le pauvre religieux regagna son appartement dans un état singulier de trouble et d’exaltation. Il déposa au chevet du lit le coffret que lui avait remis Mme Godefroi, et, appuyant son front dans ses mains, il tâcha de recueillir les idées qui flottaient vagues et confuses dans son cerveau. Mais il était sous l’influence d’une excitation trop vive pour que la volonté pût dominer ses impressions. Ce monde qu’il venait d’entrevoir pour la première fois, les paroles de Mme Godefroi, le tableau de sa jeune famille, le luxe splendide qui l’environnait, enfin tout ce qu’il avait vu et entendu depuis la veille le frappait d’étonnement et le jetait dans d’étranges agitations. Il comprit mieux alors les privations, les renoncemens de la vie monastique, et toute la rigueur de ses engagemens. La fatigue apaisa enfin cette fièvre, et il s’endormit sous ses rideaux de soie, en face d’un groupe de bergères qui dansaient en rond dans un paysage de Watteau.

Estève devait être de retour à Châalis le lendemain matin, à l’heure de la messe conventuelle. Après avoir passé la journée près de Mme Godefroi, il avait soupé dans son appartement, comme la veille, et il se disposait à redescendre le soir, pour faire ses adieux à la vieille dame, lorsqu’elle lui envoya Andrette.

— Je viens de la part de madame remettre ceci à votre révérence, dit la suivante en présentant à Estève un paquet cacheté.

Il l’ouvrit avec émotion, et trouva un petit portefeuille de laque sur la première page duquel Mme Godefroi avait écrit au crayon :

« Adieu, mon enfant, l’enfant de ma bien-aimée Cécile ! Ayez le courage de vivre enfin ; que de vains scrupules ne vous arrêtent pas. Dieu est bon, et il veut que ses créatures soient heureuses ici-bas. »

— Hélas ! je ne la verrai donc plus, dit Estève en serrant le portefeuille contre son cœur ; elle ne veut pas recevoir mes adieux ?

— Elle a redouté l’émotion d’un pareil moment, dit tristement Andrette ; elle sent bien que cet adieu est le dernier.

— J’ai un meilleur espoir, reprit Estève ; non, il n’est pas possible qu’elle soit si près de sa fin. Elle est encore pleine de force ; toute la nuit elle m’a parlé avec la même grace, la même fermeté d’esprit qu’autrefois.

— Plût à Dieu qu’elle pût guérir ! dit Andrette en soupirant, mais les médecins l’ont condamnée ; ils disent que d’un moment à l’autre elle peut s’éteindre en nous parlant. Elle est au dernier degré d’un mal de poitrine. Ah ! s’il y avait un remède à ce mal, fallût-il l’aller chercher à cent lieues d’ici en marchant à genoux, j’irais !

Le lendemain, Estève était de retour au monastère. À l’issue de la messe conventuelle, il se trouva sur le passage du prieur, qui l’arrêta d’un geste amical. Le père Anselme avait compté que le zèle religieux du jeune profès se manifesterait dans la visite qu’il lui avait permis de rendre à cette vieille femme incrédule qui l’appelait près de son lit de mort.

— Eh bien ! mon cher fils, lui dit-il, quel a été le fruit de votre voyage ? Êtes-vous content de ce que vous avez fait et des dispositions où vous avez laissé votre parente ?

— Oui, mon révérend père, répondit simplement Estève. Je l’ai trouvée l’ame pleine de bonnes intentions et résignée à la volonté de Dieu.

Le soir, lorsque tous les religieux se furent retirés dans leurs cellules, Estève entendit dans le dortoir le pas bien connu du père Timothée, et son chien Niger qui grattait doucement à la porte.

— Qu’avez-vous rapporté de votre voyage à Paris, mon cher fils ? dit le vieux moine en souriant et en tournant les yeux vers un objet placé sur la table et soigneusement enveloppé ; encore quelque livre défendu ?

Estève prit le coffret et l’ouvrit en silence.

— De l’or ! s’écria le père Timothée, de l’or ! des diamans ! Mais c’est une fortune qu’il y a là-dedans !

Alors Estève lui raconta ce qui s’était passé, et lui montra le portefeuille où Mme Godefroi avait écrit sa recommandation dernière.

— Si je croyais à une providence divine, je verrais sa main en tout ceci, dit le vieux moine. Qu’allez-vous faire maintenant que ces moyens de salut sont entre vos mains ? Quels projets avez-vous, mon cher fils ?

— Aucun, répondit Estève avec une tristesse calme ; une force encore plus puissante que les obstacles matériels me retient ici. Peu m’importent le scandale que ma fuite causerait dans la communauté et les anathèmes que fulminerait contre moi le prieur ; mais je frémis à la seule pensée du désespoir de ma mère, si elle apprenait que j’ai violé mes vœux. Ma mère, si pieuse ; ma mère, qui m’a voué à Dieu, hélas ! ne se consolerait jamais de mon apostasie ; elle mourrait dans les regrets, dans la terreur des châtimens que la justice divine réserve aux impies. Ah ! plutôt mourir mille fois que de remplir ses derniers jours de telles angoisses ! Oui, j’aime mieux mourir, mourir ici !

Le père Timothée serra silencieusement la main d’Estève ; sa propre conscience, sa conscience d’athée, comprenait ces scrupules et approuvait cette résolution.

— Mon cher fils, maintenant il faudrait cacher au plus tôt ceci, dit-il en montrant le coffret ; vous savez à quelle punition s’expose le religieux qui viole le vœu de pauvreté en gardant secrètement de l’argent ? Jusqu’ici vous n’avez été l’objet d’aucune surveillance, mais on peut se méfier enfin. Le prieur a une double clé de toutes les cellules ; s’il avait l’idée de visiter celle-ci en votre absence, et qu’il y trouvât ce trésor au lieu de la petite somme que la règle vous permet de posséder, vous seriez puni d’abord par la confiscation, ensuite par tel châtiment qu’il plairait à sa paternité de vous infliger.

— Mais où déposer ce coffret ? À qui le confier, mon père ?

Le père Timothée réfléchit, hésita un moment, puis il répondit :

— La terre qui couvre les morts est le plus discret et le plus fidèle dépositaire de ce qu’on veut cacher aux vivans ; allons enfouir ce coffret dans un coin du vieux cimetière, et soyez assuré que personne ne l’y découvrira.

En dehors des bâtimens claustraux et non loin de l’église, il y avait un édifice connu sous le nom de Chapelle du Roi. Ce monument, qui existe encore aujourd’hui, et dont l’architecture semble appartenir à la seconde moitié du XIIIe siècle, était entouré alors d’un jardin inculte qu’on appelait le vieux cimetière. À une époque déjà très éloignée, ce lieu avait servi de sépulture aux bénédictins de Châalis, et l’on apercevait encore çà et là, sous l’herbe humide et grasse, des pierres tumulaires couvertes d’inscriptions effacées. Une fraîche végétation ombrageait ces tombeaux, et des massifs de lilas et de rosiers de Gueldres environnaient la Chapelle du Roi. Les moines ne fréquentaient guère cet endroit écarté ; ils préféraient se promener dans le préau du grand cloître ou bien dans leur vaste jardin ; mais Estève y venait quelquefois chercher un moment de solitude et de liberté. Cette nuit-là, bien que l’obscurité fût profonde, il n’eut pas de peine à reconnaître le terrain, et, s’arrêtant devant la Chapelle du Roi, il dit au père Timothée :

— Ici, contre le mur, j’ai remarqué une pierre sans épitaphe ; certainement elle couvre une tombe vide. Il serait aisé de la soulever.

— Essayons, répondit tranquillement le vieux moine.

La pierre n’était pas scellée, elle céda au premier effort. Le cœur d’Estève battait violemment, il n’osait explorer cette tombe ouverte ; mais le père Timothée y plongea une main hardie, et dit d’un ton calme :

— Rien, il n’y a rien… Donnez-moi le coffret… À présent, le legs que vous avez reçu est en sûreté.

Ils replacèrent la pierre ; puis, fatigués et le front baigné de sueur, ils s’assirent un moment pour reprendre haleine. Les lilas en fleur répandaient une senteur amère ; on entendait au loin le cri des bêtes fauves qui vaguaient dans les profondeurs de la forêt de Perthe, mille bruits doux et confus s’élevaient dans l’ombre, comme si le choc d’atomes invisibles eût troublé le silence des airs. Une chaleur humide baignait la végétation naissante, et la nature entière semblait frissonner sous le premier souffle du printemps. Estève contemplait les splendeurs de cette nuit sereine avec un sentiment inexprimable de mélancolie et de souffrance. Les magnificences de la vie universelle lui faisaient sentir plus vivement la misère et le néant de sa propre existence.

— Mon Dieu ! murmura-t-il en élevant vers le ciel son regard animé d’une douleur ardente ; mon Dieu ! puisque je ne peux vivre par toutes les facultés que vous m’avez données, faites que j’achève de mourir !

— Rentrons, mon fils, dit vivement le vieux moine ; Niger paraît inquiet, il gronde sourdement. Quelqu’un vient par ici peut-être.

— Parlez plus bas, mon père, interrompit Estève ; j’aperçois là-bas comme une clarté.

En ce moment, le chien se serra contre les genoux du père Timothée, et hurla faiblement.

— Silence ! silence, Niger ! dit le moine.

L’animal intelligent se tut et demeura immobile, l’œil fixe et le poil hérissé, à côté de son maître.

— Niger a peur, murmura le père Timothée à l’oreille d’Estève ; il se passe quelque chose d’étrange.

— Regardez ! dit Estève en frissonnant.

Une faible clarté paraissait entre les arbres, et montrait un groupe arrêté près de la porte du vieux cimetière. C’étaient trois frères convers qui arrivaient ; l’un tenait une pioche et une lanterne, les deux autres portaient un brancard.

— Miséricorde ! murmura Estève, un mort !

La fosse était déjà creusée ; les frères y déposèrent le cadavre roulé dans un linceul, puis ils se hâtèrent de la combler sans faire aucune prière, comme s’ils eussent donné la sépulture à un païen ou à un chien. Les deux religieux, cachés entre les arbres, assistèrent en silence à cette lugubre cérémonie. Lorsque les frères convers se furent retirés, le père Timothée prit le bras d’Estève et lui dit avec tranquillité :

— Ce qui vient de se passer est un fait fort simple. Le malheureux qu’on vient d’enterrer secrètement était un fou ou un prisonnier enfermé dans le troisième cloître.

— Rentrons, mon père, rentrons, s’écria Estève avec un tressaillement d’horreur ; je ne puis supporter ces funèbres images… ma raison et ma force m’abandonnent… je deviens lâche, un funeste pressentiment m’épouvante ; j’ai peur de mourir aussi prisonnier ou insensé.

Le père Timothée passa le reste de la nuit près du jeune religieux. Les paroles que lui inspiraient tour à tour sa tendresse d’ame et sa froide raison finirent par être entendues. L’imagination d’Estève se calma, les fantômes qui l’obsédaient s’évanouirent, mais il demeura plongé dans un abattement profond. Comme le père Timothée l’exhortait à subir sans révolte la loi suprême de la nécessité, il lui répondit avec l’accent d’une ame découragée : — Hélas ! mon père, je comprends cette nécessité fatale qui gouverne ma vie, et pourtant je veux en vain m’y soumettre. Que peut la volonté de l’homme contre ces mouvemens intérieurs qui le troublent et le subjuguent ? Je succombe à de funestes impressions. Cette cellule, que je trouvais autrefois si riante, me paraît aujourd’hui une prison obscure et glacée. Il n’y a plus pour moi de travail ou de distractions possibles ; je porte dans tous les actes de ma vie un invincible ennui ; je m’éteins dans le dégoût et la lassitude de moi-même.

Quelques jours plus tard, Estève reçut la triste nouvelle à laquelle il s’attendait depuis son retour de Paris. Le prieur, supposant que Mme Godefroi avait fait une fin chrétienne, ordonna des prières pour le repos de son ame.

VI.

Une année entière s’écoula. La santé d’Estève était gravement altérée, mais cet état de langueur et de maladie lui procura une sorte de soulagement moral. À mesure que ses souffrances devenaient plus vives, les inquiétudes de son esprit s’apaisaient : un triste espoir le soutenait, et rendait à son ame le calme et la sérénité.

Une fois le père Timothée, qui ne pénétrait point la cause de ce changement, lui dit avec satisfaction :

— Mon cher fils, ce que j’avais espéré arrive ; vous vous êtes résigné enfin.

— Oui, mon père, résigné à mourir, répondit Estève avec un faible sourire.

Un matin, au sortir de la messe, à laquelle il assistait chaque jour malgré son état de faiblesse et de maladie, Estève rencontra le prieur, qui s’était arrêté pour l’attendre à la porte du grand cloître. Cette marque d’attention et d’intérêt, la physionomie froidement affligée du père Anselme, lui causèrent un sentiment d’inquiétude ; il pressentit quelque nouveau malheur.

— Mon cher fils, lui dit le prieur, quelqu’un vous attend dans votre cellule pour vous apprendre un triste événement. Allez, et souffrez d’un cœur soumis l’affliction que la volonté de Dieu vous envoie.

Estève franchit éperdu l’escalier du dortoir, et il jeta un cri sourd en reconnaissant celui qui l’attendait à la porte de sa cellule : c’était l’abbé Girou. La seule présence du vieux prêtre lui apprenait le malheur qui l’avait frappé.

— Ma mère ! s’écria-t-il d’une voix étouffée.

— Dieu l’a délivrée, mon enfant, répondit le vieillard en levant les yeux au ciel.

Dans le premier moment d’une telle douleur, la présence de l’abbé Girou fut pour Estève une grande consolation ; mais bientôt il dut apporter dans ces relations une réserve qui les rendait pénibles pour lui. Par un sentiment d’affection généreuse, de délicatesse prudente, il cacha à son vieil ami ses regrets, ses souffrances, toutes les peines qui le dévoraient. Il garda le silence parce qu’il lui semblait que ses plaintes seraient un reproche à la mémoire de sa mère, une accusation contre celui qui l’avait élevé dans l’unique but de faire de lui un bon religieux, et dont les intentions et les soins avaient été si vains. L’abbé Girou prit aisément le change sur la situation d’esprit de son élève. Il attribua la tristesse d’Estève au malheur récent qui l’avait frappé, et il pensa que son existence dans le cloître était sinon heureuse, du moins facile et paisible. Les discours du prieur confirmèrent l’abbé dans cette opinion. Le père Anselme lui peignit le jeune profès comme un élu, un prédestiné, l’exemple de toutes les vertus que doit avoir le parfait religieux.

— Monsieur l’abbé, lui dit-il un jour, j’ai fondé sur le père Estève de grandes espérances, et je demande tous les jours à Dieu de lui rendre la santé, pour que je puisse entreprendre bientôt tout ce que j’ai résolu de faire en sa faveur. Les hommes d’une grande naissance et d’un mérite éminent sont rares aujourd’hui dans notre ordre : monsieur l’abbé, votre élève peut me succéder un jour.

L’abbé Girou ne passa qu’une semaine à Châalis ; la protection d’un ancien ami lui avait fait obtenir la place d’aumônier dans une des prisons de Paris, et il alla prendre possession de son nouvel emploi. Avant son départ, Estève, auquel il n’avait pas une seule fois parlé du marquis de Blanquefort, lui dit non sans hésitation et d’une voix troublée :

— Monsieur l’abbé, à présent que ma pauvre mère et ma tante sont mortes, il semble que je n’ai plus de famille au monde… Pourtant mon père existe encore. Je ne demande rien, je n’attends rien de lui, pas même une marque de souvenir ; mais dites-moi s’il vit heureux.

— Dieu l’a cruellement frappé dans l’objet unique de son affection, répondit le vieux prêtre en soupirant ; il ne s’est pas consolé de la mort de son fils aîné.

Quelque temps après le départ de l’abbé Girou, le père Timothée emmena un soir Estève dans l’enclos funèbre qui environnait la Chapelle du Roi. On était à la fin d’avril. Comme une année auparavant, les lilas fleurissaient autour des pierres tumulaires, et les tièdes haleines, les parfums répandus dans les airs, annonçaient le printemps.

— Mon fils, dit le vieux moine en arrêtant sur Estève son regard froid et mélancolique, il y a un an, vous avez sacrifié à des considérations de respect et de tendresse filiale l’espoir de votre liberté ; aujourd’hui aucun motif ne vous arrête plus, il faut partir.

— Oui, mon père, répondit Estève avec une tranquillité qui prouvait que sa résolution n’était pas spontanée, oui, j’y suis déterminé, et, si vous le voulez, nous partirons ensemble.

Le père Timothée songea un moment à cette proposition, qu’il était loin de prévoir ; puis, tendant la main à Estève avec un geste négatif, il répondit : — Non, mon cher fils ; le peu de temps qui me reste à vivre ne vaut pas la peine que je sorte d’ici. D’ailleurs, ma présence augmenterait le danger de votre entreprise. Assez de mauvaises chances vous menacent, n’y ajoutons pas celles que vous susciterait la compagnie d’un pauvre vieillard. Je vous connais ; vous ne m’abandonneriez pas dans un moment de danger, et nous péririons ensemble. Mon enfant, vous partirez seul.

Estève connaissait assez le père Timothée pour savoir que cette réponse était son dernier mot, et il n’essaya pas de changer une détermination qu’il avait si fermement exprimée. Seulement il lui dit :

— Mon père, si quelque jour je suis libre et en sûreté hors de France, auriez-vous quelque scrupule de me venir trouver ?

— Non, mon fils, répondit le vieux moine, séduit malgré lui par cette vague espérance.

— Au moment de prendre un parti si violent, si décisif, continua Estève, je n’éprouve aucune crainte, aucune hésitation, mais je m’inquiète des obstacles matériels.

— J’y ai songé, et je crois avoir tout prévu. Les premières difficultés ne sont rien. Vous vous procurerez aisément un habit séculier ; il n’y aura qu’à aller chercher dans le vestiaire un de ceux que les novices ont laissés en prenant la robe de laine et le scapulaire : le vôtre même doit y être encore, et, qui sait ? le mien peut-être, l’habit de velours et l’épée que j’avais au côté en entrant ici vers la fin de l’année 1745. Toutes ces dépouilles gisent au fond des armoires sous la garde du frère Prosper, qui n’y touche jamais. Je me charge de choisir là un habillement complet que je porterai pièce à pièce hors du couvent ; — oui, hors du couvent, car vous sortirez d’ici en plein jour, avec votre robe blanche et votre manteau noir. Mais à la promenade, lorsque les religieux seront dispersés comme de coutume à l’entrée de la forêt, vous gagnerez la route qu’on appelle le Pavé Davesne, et vous irez jusqu’à cette maisonnette ruinée qu’on voit à gauche, au milieu d’un taillis. Là, sous les décombres, vous trouverez vos habits. La nuit venue, vous partirez sans autre bagage que le coffret qui est ici, sous cette pierre, et vous prendrez à pied le chemin de Senlis. Ensuite tout dépendra du hasard et de l’occasion ; vous monterez dans la première voiture publique qui passera, et vous vous laisserez conduire, n’importe où, pourvu que vous vous éloigniez de Châalis. Cependant je suis d’avis qu’après avoir fait une vingtaine de lieues vous n’alliez pas plus loin. L’ordre de vous arrêter serait arrivé plus tôt que vous aux frontières, car on supposera nécessairement que vous cherchez à gagner les pays protestans, et que vous allez vous réfugier en Allemagne ou en Hollande. D’ailleurs il vous faut un passeport, des papiers qu’on ne se procure pas aisément. Vous resterez donc aux environs de Paris jusqu’à ce que les premières poursuites se ralentissent. Ici, l’on ne soupçonnera pas d’abord que vous avez fui ; l’idée de quelque accident funeste sera la première qui se présentera ; on explorera la forêt, on mettra à sec les étangs du monastère, on sondera les puits, et ce n’est que lorsqu’on aura la certitude de votre entière disparition qu’on verra la vérité. Cela vous donnera au moins deux jours de sécurité : vous les emploierez à chercher un asile où vous puissiez passer quatre ou cinq mois à attendre que les poursuites dirigées contre vous soient moins actives ; mais il faudra repartir ensuite, car, si la police cesse de s’occuper de vous, l’autorité ecclésiastique ne vous oubliera pas ; une circulaire aura donné avis de votre fuite et envoyé votre signalement à toutes les maisons de l’Ordre, et, dans toute l’étendue des pays catholiques, il n’y a point d’endroit où vous puissiez demeurer en sûreté.

— Mon père, ce n’est pas cet exil qui m’épouvante, hélas ! un religieux n’a point de patrie ; mais comment ferai-je pour me procurer les moyens de sortir du royaume ? Que deviendrai-je dans ce monde où je vais me trouver entièrement isolé, sans position que je puisse avouer, sans nom ?

— J’ai réfléchi là-dessus aussi, mon cher fils ; et peut-être, moi pauvre religieux, oublié, mort au monde, puis-je encore vous y faire trouver une puissante protection. La plupart de ceux que j’ai laissés dans la vie du siècle n’existent plus, ceux de mes amis, de mes compagnons de plaisirs qui vivent encore, m’ont oublié ; mais il y a une femme à laquelle mon nom seul doit rappeler un souvenir. C’est une grande dame, une dame de la cour ; elle était âgée de vingt ans à peine quand je vins ensevelir ici la folle passion que j’avais pour elle. Aujourd’hui ce doit être une vénérable douairière, tout-à-fait revenue des jolis péchés de sa jeunesse, dévote peut-être ; je vous donnerai une lettre pour elle, je vous recommanderai comme un jeune homme, mon parent, qui, pour la première fois, quitte la province, et pour lequel je sollicite sa bienveillance. Quand vous aurez accès dans sa maison, personne ne vous prendra pour un aventurier, et vous obtiendrez aisément, avec un mot de sa main, les passeports nécessaires pour votre voyage. Voilà le plan qui me paraît le plus simple, le plus facile à exécuter.

— Et où trouverai-je cette dame, mon père ? demanda Estève.

— À Versailles. Cependant il est arrivé tant de changemens depuis l’époque où je l’y ai vue pour la dernière fois, qu’il se pourrait qu’elle n’eût plus les mêmes charges à la cour. N’importe, vous saurez facilement quel est l’endroit qu’elle habite, vous la trouverez dans son hôtel, à Paris, ou bien dans sa terre de Froidefont, aux environs de Meaux. Ces grandes familles n’aliènent pas leurs propriétés comme les gens parvenus et séjournent constamment aux mêmes lieux.

— Mais sous quel nom me présenterai-je ? Je ne puis, sans imprudence, reprendre celui de mon père, observa Estève.

— Sans doute ; vous prendrez le nom de votre mère, c’est celui d’une ancienne famille, et il s’éteint en votre personne, m’avez-vous dit.

— Eh bien ! mon père, je suis prêt et résolu, s’écria Estève en se levant ; à l’œuvre ! Dans trois jours il faut que je sois hors d’ici.

VII.

Trois jours plus tard, en effet, vers la tombée de la nuit, deux hommes étaient arrêtés au bout du chemin solitaire qui traverse la forêt d’Ermenonville, et qu’on appelle le Pavé Davesne ; c’étaient le père Timothée et Estève. Ce dernier s’était déjà débarrassé de sa robe de bénédictin pour revêtir l’habit à larges basques et le chapeau rond à boucle. Un manteau de drap d’une coupe ancienne cachait sa taille ; il portait sous son bras le lourd coffret qui contenait sa fortune.

— Mon fils, dit à voix basse le vieux moine, l’instant décisif est venu ; partez. Du sang-froid, point de précipitation. Gagnez Senlis, et attendez hors de la ville le passage de la première voiture. Si vous le pouvez, prenez celle de Meaux ; vous aurez ainsi une chance pour remettre plus tôt cette lettre à son adresse. Adieu, mon fils, adieu !

Estève serra silencieusement la main du père Timothée, jeta un dernier regard autour de lui, et s’éloigna rapidement. Le chemin qu’il suivait était peu fréquenté, surtout à cette heure de la journée ; il ne rencontra que quelques paysans, qui ne prirent pas garde à lui. Pourtant la nuit s’avançait, et, quand il arriva aux portes de Senlis, toutes les maisons étaient fermées, et aucune voiture ne passait sur la route déserte. La prudence l’empêcha de frapper à l’une des hôtelleries du faubourg, et il se décida à passer la nuit sur un banc, au milieu des allées d’ormes qui bordent le rempart. Jusqu’alors il avait agi par une impulsion presque machinale ; il était allé en avant, sans regarder devant ni derrière lui, et comme emporté par une force intérieure ; mais quand il se fut arrêté, quand il se vit seul et tranquille pour plusieurs heures au milieu du repos et du silence de la nuit, il se prit à réfléchir et à penser avec une sorte d’étonnement à l’acte qu’il venait d’accomplir. Une joie indicible, un courage immense, remplissaient son cœur ; il se sentait renaître, et, les yeux tournés vers le vaste horizon dont les lignes confuses se dessinaient sur un ciel orageux, il murmurait avec une sourde ivresse : — Je suis libre ! libre enfin ! — Ce fut ainsi qu’il passa toute cette nuit.

Un hasard heureux lui ôta le souci de chercher comment il s’en irait de là le lendemain : au point du jour, une lourde voiture sortit de la ville ; c’était la patache qui, deux fois la semaine, transportait les voyageurs de Paris à Meaux. Estève se présenta et prit place sans difficulté. On ne s’étonna point que, pour un voyage si court, il n’eût d’autre bagage que le coffret qu’il avait placé sur ses genoux, et personne ne conçut à son égard le moindre soupçon. Le même jour, vers le soir, il était à Meaux, installé dans l’auberge de la Croix d’Or, où étaient descendus avec lui deux ou trois de ses compagnons de route. Son premier soin fut d’aller aux renseignemens ; il questionna, non sans émotion et sans anxiété, un des gens de l’auberge.

— Si je sais où est Froidefont ! s’écria le valet, j’irais les yeux fermés, d’autant plus qu’il n’y a qu’une petite lieue, et que le chemin est uni comme le parquet de cette salle.

— Et y a-t-il quelqu’un au château ? demanda encore Estève, dont le cœur battait plus vite en ce moment.

— Certainement, monsieur, c’est-à-dire je le crois, ayant vu passer dernièrement les équipages et tout le train de maison.

— Comment ? les maîtres du château de Froidefont voyagent donc avec beaucoup de monde à leur suite ?

— Deux ou trois voitures et puis les fourgons. Il y a toujours grande compagnie au château, et c’était encore bien autre chose du temps de feue Mme la marquise.

— Elle est donc morte ? s’écria Estève.

— Il y a long-temps déjà, répondit tranquillement le valet ; aujourd’hui il ne reste plus que Mme la marquise douairière et sa petite-fille Mme la comtesse de Champreux.

Estève respira : il était évident que l’aïeule d’une jeune femme ne pouvait guère avoir moins d’une soixantaine d’années, et que c’était cette belle marquise de Leuzière, jadis aimée par le comte de Baiville, qui vivait encore.

Mme la comtesse douairière de Champreux, — reprit le valet avec cette emphase des petites gens qui croient se faire honneur à eux-mêmes en parlant des grands, — une veuve de vingt ans, le plus beau parti de la cour, à ce qu’on dit ; je tiens cela des gens du château. Est-ce que monsieur connaît quelqu’un à Froidefont ?

— Je suis venu ici pour avoir l’honneur de faire une visite à Mme la marquise de Leuzière, répondit froidement Estève.

Ce seul mot valait une recommandation, Estève en fit l’expérience ; personne, à l’auberge de la Croix d’Or, ne fit sur son compte des investigations embarrassantes. Il expliqua aisément l’espèce de dénuement où il était par une négligence, un oubli, qui lui avaient fait perdre ses effets, et il se hâta de commander tout ce qui lui manquait, c’est-à-dire des habits convenables pour se présenter partout. La mode de l’époque favorisa cette complète métamorphose : tous les hommes alors, du moins les hommes d’un certain monde, portaient des perruques poudrées, et Estève, qui avait rasé sa couronne monacale, put cacher le sacrifice qu’il avait fait de sa chevelure en adoptant la coiffure des gens élégans. Tous ces soins le préoccupèrent une semaine ; puérils pour d’autres, ils étaient graves dans sa situation.

Enfin, par une belle journée de mai, il prit la route de Froidefont. Ceux au milieu desquels il vivait encore quelques jours auparavant eussent passé à côté de lui sans le reconnaître : il portait un habit de soie d’une couleur sombre, qui faisait paraître sa taille plus mince et plus élevée ; les cheveux poudrés qui entouraient son front donnaient plus d’éclat à son teint ; sa tournure était noble, et sous ce costume il ressemblait d’une manière frappante à quelqu’un qui avait rempli la vie de sa mère de douleur, de remords, et dont il n’avait jamais entendu prononcer le nom.

En approchant de Froidefont, Estève crut voir une demeure royale ; ses yeux, habitués aux beautés riantes et pittoresques du parc d’Ermenonville, étaient étonnés de l’étendue et de la symétrie de ces jardins créés à l’imitation de ceux de Versailles. Le château, que l’on apercevait à l’extrémité d’une longue avenue de tilleuls et de marronniers, avait l’aspect grandiose des monumens dont les lignes droites et prolongées se détachent sur des masses profondes de verdure. L’ensemble de ce paysage était sévère, imposant, triste même ; mais à mesure qu’on approchait, la vue se reposait sur des détails d’un goût charmant. La voiture s’arrêta à la grille ; Estève traversa la cour d’honneur et monta le perron avec un violent battement de cœur ; déjà un des gens du château était allé prévenir la marquise qu’un étranger sollicitait l’honneur de la voir. En attendant, Estève fut introduit dans un vaste salon, où il demeura seul. En ce moment, il était presque effrayé de sa démarche, et il s’inquiétait d’avance des questions de la marquise. L’espèce de mensonge qu’il allait faire répugnait à sa loyauté ; il hésitait, il se fût enfui volontiers, car il y avait dans son ame un grand courage, mais point d’audace. Il fut tiré bientôt de ces perplexités par un valet qui, à demi-voix et d’un ton respectueux, vint lui annoncer que la marquise l’attendait.

Plusieurs portes s’ouvrirent et se refermèrent successivement derrière lui. Son trouble était si grand, qu’il avançait machinalement et sans rien voir ; il ne vit rien jusqu’au moment où il se trouva en face d’une petite vieille femme assise au coin d’une bergère, et capricieusement occupée à tresser, avec des faveurs roses, les soies d’un bel épagneul couché sur ses genoux. Alors tout son sang-froid lui revint subitement ; il répondit au gracieux salut de la dame par une inclination profonde, et dit en lui présentant la lettre : — C’est sous les auspices d’une personne qui a eu l’honneur de vous connaître autrefois que j’ose me présenter chez vous, madame la marquise.

La vieille dame l’invita du geste à s’asseoir, et, tirant ses lunettes, elle parcourut la lettre : — Eh ! bon Dieu ! s’écria-t-elle en repoussant l’épagneul à moitié pomponné et en se levant avec une vivacité juvénile ; eh ! bon Dieu ! c’est ce pauvre comte qui m’écrit ; je le tenais pour mort ! Il y a si long-temps que je n’avais entendu parler de lui ! Vous êtes son parent, monsieur, vous l’avez vu dernièrement ? Comment se porte-t-il ? comment se trouve-t-il dans son couvent ?

— Parfaitement bien, madame, répondit Estève un peu étourdi de la question.

— C’est une triste vie pourtant que celle-là ! reprit la marquise avec un soupir ; il fallait avoir une bien mauvaise tête pour prendre un parti si violent. Ah ! je me suis souvenue bien des fois du jour où M. de Baiville vint m’annoncer sa résolution… Il disait que la grace de Dieu l’avait touché. Je le crus, mais je m’étais figuré que cela ne durerait pas ; autrement, j’aurais tenté de lui ôter cette idée, et j’en serais venue à bout… oui, monsieur, j’en serais venue à bout…

— Je n’en doute pas, madame, répondit Estève avec un léger sourire.

— Et vous êtes son parent, monsieur ? reprit la vieille dame en regardant Estève ; un petit neveu qu’il aime comme son enfant. Soyez le bien-venu chez moi, monsieur, et veuillez vous y considérer comme chez vous. J’entends que vous passiez quelques jours à Froidefont.

— Permettez-moi, madame, de refuser votre invitation, répondit-il avec embarras ; j’ai le projet d’entreprendre un long voyage, et il me faut faire des préparatifs. Pourtant j’aurai l’honneur de vous revoir encore.

— Prétextes que tout cela ! dit gaiement la marquise. Votre oncle m’écrit que vous n’aimez pas le monde, que vous êtes timide et sauvage à l’excès ; je conçois cela, puisque vous avez toujours demeuré au fond de votre province. Mais nous aussi nous vivons dans la solitude, dans une solitude absolue. Nous avons, les unes après les autres, quelques femmes de notre intimité, de notre famille, voilà tout.

— Ce petit nombre de personnes, qui est pour vous, madame la marquise, un cercle intime, serait pour moi un monde fort imposant.

— Eh bien ! soit ; mais je veux du moins que vous veniez me voir fort souvent. Aujourd’hui, d’abord, je vous garde. N’ayez pas peur ; nous n’avons absolument personne. Je veux que vous écriviez à M. de Baiville que vous avez passé une journée chez moi. Ce pauvre comte, je suis sûre que cela lui fera plaisir.

Estève ne résista pas à cette invitation. Indépendamment de la gratitude que lui inspirait un si bon accueil, il prenait beaucoup de plaisir à entendre la marquise. Il l’observait avec intérêt, et tâchait d’apercevoir sous ses rides les attraits qui avaient charmé jadis le comte de Baiville. Il se sentait d’ailleurs attiré par la grace, la dignité bienveillante, la coquetterie de cette vieille femme, qui le recevait avec un empressement si affable en mémoire de son ancien adorateur.

Ce plaisir d’observation avait quelque chose de si nouveau, qu’il s’y livrait avec les mêmes sensations qu’un voyageur qui aborderait des plages inconnues et se trouverait au milieu de gens dont la figure, les habitudes, les idées, seraient pour lui un continuel sujet de surprise et de curiosité. — La chambre de la marquise avait été arrangée à l’époque de son mariage, et tout l’ameublement était d’un goût qu’on appelait alors ancien, mais qui, de nos jours, serait tout-à-fait nouveau. C’était le pur style rococo, les chinoiseries, les dorures surchargées, tout ce qu’il y a de plus fleuri en fait d’ornemens. Les murs étaient couverts de peintures bizarres et charmantes ; des bergères en panier et à talons hauts y donnaient la main à des bergers non moins fantastiques, et des nichées d’amours s’y jouaient au milieu des plus galans trophées. — Un portrait peint par Boucher dominait entre toutes ces fantaisies, c’était celui d’une jeune femme représentée sous les traits de Pomone, avec des fruits et une serpette d’or à la main ; mais les cheveux crêpés et poudrés, les joues animées du plus frais vermillon qu’on pût puiser dans une boîte à rouge, et la mouche placée au coin de l’œil, contrastaient fort avec les attributs de la jeune divinité champêtre. L’ensemble de cette figure était pourtant d’une beauté gracieuse, mignarde, ravissante, qui frappa Estève ; il ne pouvait détourner ses regards de ce visage qu’il hésitait à reconnaître. La marquise s’aperçut de sa préoccupation et lui dit avec un soupir et un sourire : — C’est moi, monsieur.

En prononçant ces mots, elle jeta un coup d’œil involontaire sur la glace placée en face de la bergère, et qui réfléchissait sa petite figure ridée à côté du frais visage de Pomone. Apparemment ce rapprochement l’attrista, car elle détourna aussitôt les yeux et reprit en se levant : — Allons, monsieur, donnez-moi la main, et passons au salon, en attendant l’heure de faire un tour dans le parterre.

Elle posa le bout de ses doigts sur la manchette d’Estève, et l’emmena, à travers une enfilade de salles somptueusement meublées, jusqu’à celle qu’on appelait le salon d’été.

C’était une pièce décorée avec des peintures qui représentaient les travaux champêtres, exécutés par des personnages mythologiques, et dont les portes-fenêtres s’ouvraient sur le grand parterre. Une jeune femme brodait, assise dans l’embrasure d’une de ces portes. Elle avait interrompu son travail, et, le coude appuyé sur le métier à tapisserie, la tête doucement inclinée sur sa main blanche, mignonne et merveilleusement effilée, elle laissait errer son regard dans les profondes perspectives du parc. Estève ressentit une sorte de choc intérieur à l’aspect de cette figure qui lui apparut tout à coup entre les rideaux à demi baissés, comme un tableau au milieu d’un cadre de velours ; mais il y avait encore plus de surprise que d’admiration dans cette vive impression. Celle qu’il venait d’apercevoir était l’original du portrait qu’il avait admiré dans la chambre de la marquise ; la jeune femme et la charmante déité avaient les mêmes traits, le même sourire, le même regard vif et velouté. Elles ne différaient que par le costume ; au lieu de la draperie bleue qui flottait sur les épaules de Pomone, la dame portait une robe de taffetas gris-perle, et un grand fichu de gaze retenu par des nœuds de rubans noirs.

— Ma fille, je vous présente M. de Tuzel, dit la marquise ; il est le proche parent d’un ancien ami de notre famille, et il acceptera, j’espère, l’invitation que je lui ai faite de venir souvent à Froidefont. — Monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Estève et en lui présentant du geste la jeune femme, qui s’inclina avec une profonde révérence, — ma petite-fille, Mme la comtesse de Champreux.

— Nous menons ici une vie fort retirée, dit la comtesse, et vraiment, monsieur, si vous acceptez l’invitation de ma mère, nous vous devrons quelque reconnaissance.

Il n’y avait sans doute au fond de ces paroles qu’une politesse indifférente, mais le sourire qui les accompagnait était si gracieux, si doux, qu’Estève se sentit troublé jusqu’au fond de l’ame, et qu’il put à peine trouver quelques mots de remerciement. En ce moment, deux ou trois vieilles femmes entrèrent dans le salon ; c’étaient des amies de la marquise, momentanément installées au château. Au bout de cinq minutes, ce petit cercle entourait une table de jeu. La comtesse était retournée à sa tapisserie ; Estève s’assit à quelques pas d’elle, derrière le fauteuil de la marquise, et tenta de s’intéresser aux chances d’un reversi très animé ; malheureusement, il connaissait à peine les cartes, et il ne pouvait guère prendre part aux vicissitudes d’un quinola. La jeune femme observait à la dérobée sa physionomie mélancolique, sa contenance timide, embarrassée même, et, supposant qu’il n’osait lui adresser la parole, elle prit l’initiative avec une adorable bonté :

— Monsieur, lui dit-elle en souriant et sans lever les yeux de sa broderie, je vous avais bien averti qu’en acceptant l’invitation de ma mère, vous nous feriez un sacrifice. Nos plaisirs sont fort peu de chose, comme vous voyez ; mon deuil m’empêche de recevoir beaucoup de monde, et les amis assez dévoués pour venir dans une maison où il n’y a ni fêtes, ni grandes assemblées, sont des amis fort rares. Pour moi, je ne m’en plains pas, j’aime la solitude et la campagne ; mais je trouve peu de gens qui aient le même goût. Allez-vous beaucoup dans le monde, monsieur ?

Cette question si simple troubla Estève ; il répondit d’une voix brève et basse :

— Non, madame ; j’ai toujours vécu au contraire dans la solitude, et je redoute le contact de ce monde, auquel je suis étranger.

— Ah ! vous êtes un peu misanthrope, dit gaiement la jeune dame ; eh bien ! tant mieux, vous vous contenterez ainsi des distractions qu’on trouve dans notre retraite. Quand vous nous ferez l’honneur de revenir, vous pourrez choisir entre une chasse dans le parc, une partie de pêche sur les étangs, ou bien la promenade et le reversi. — Laquelle de toutes ces choses préférez-vous, monsieur ?

— Celle que sans doute, madame, vous préférez aussi, la promenade, répondit Estève en tournant les yeux vers le parc, dont les futaies immenses jetaient aux approches du soir des ombres allongées sur les tapis de gazon.

La comtesse se leva en souriant et poussa le battant de la porte vitrée qui donnait sur le parterre : — Allons, monsieur ? dit-elle.

— Vous descendez dans le parterre, dit la marquise sans quitter son jeu ; c’est bien. Allez, allez, ma reine, faites les honneurs de céans à M. de Tuzel.

Une singulière transformation s’opérait rapidement dans l’esprit et dans la manière d’être d’Estève. Le monde au milieu duquel il se trouvait tout à coup transporté lui était tellement sympathique, qu’il semblait qu’une sorte d’intuition l’avait déjà initié à cette vie nouvelle. Le présent effaçait le passé ; il agissait comme si son existence morale eût daté de la veille, et, sans calcul, sans effort, il s’identifiait complètement avec le personnage qu’il représentait dans la société de la marquise de Leuzière. Le léger embarras qu’il avait éprouvé en se trouvant seul dans les allées du parterre avec Mme de Champreux s’était promptement dissipé, et, quoiqu’il n’eût point cet usage du monde qui rend plus faciles toutes les conversations, il dut paraître à la jeune femme un homme spirituel et de façons tout-à-fait convenables ; peut-être même prit-elle plus de plaisir à son entretien qu’à celui des hommes de sa société habituelle, parce qu’il ne lui disait point de ces banalités élégantes qui défraient les causeries des gens du monde.

Le soir, avant l’heure du souper, Estève s’approcha de la marquise pour prendre congé.

— Monsieur, dit la vieille dame en lui donnant gracieusement la main, allez écrire à monsieur votre oncle comment vous avez été reçu ; dites-lui aussi que j’ai consenti à vous laisser partir ce soir, mais à la condition expresse que dès demain vous viendrez vous établir pour quelque temps à Froidefont. — À demain donc, monsieur ; c’est chose convenue, n’est-ce pas ?

— Oui, madame la marquise, répondit Estève, entraîné par son propre désir plus encore que par l’insistance pleine de grace que la marquise mettait dans son invitation.


Mme Ch. Reybaud.
(La fin au prochain no.)
  1. Voyez les livraisons du 1er avril et du 1er mai.