L’Oblat (Reybaud)/Partie 4

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L’OBLAT.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

VII.

À l’époque où Estève recevait à Froidefont un accueil si bienveillant, la marquise de Leuzière et sa petite-fille, la comtesse de Champreux, vivaient depuis quelques mois éloignées de la cour. Le deuil de cette dernière était le prétexte et non le véritable motif de leur retraite. Elles avaient quitté Versailles à la suite d’une de ces intrigues de palais qui divisaient si souvent l’entourage de la famille royale et remplissaient déjà l’existence de la reine de troubles et d’amertumes. Mais cet exil momentané et tout-à-fait volontaire devait naturellement cesser le jour où finirait le deuil de la jeune veuve. Mme de Leuzière avait saisi volontiers cette occasion de se retirer du monde pour quelque temps ; elle éprouvait enfin le besoin de se reposer, de respirer un instant, pour ainsi dire, après tant d’années d’une vie écoulée dans les fastueux amusemens et les devoirs gravement puérils de la représentation. La marquise était le type des femmes de l’ancienne cour ; jamais grande dame du temps de Louis XV ne porta avec plus de dignité une robe de quatorze aunes, sur des paniers de six pieds d’envergure, et ne marcha plus légèrement dans les salons de Versailles avec les souliers à talons. Aucune femme de cette époque ne fut aussi spirituellement ignorante, aussi parfaitement frivole, aussi gracieusement fière. L’âge n’avait modifié ni ses idées, ni sa manière de sentir ; elle se plaisait à Froidefont, non qu’elle fût désabusée des vanités du monde et lasse de se laisser aller à cet éblouissant tourbillon qui l’emportait depuis si long-temps, mais parce qu’elle avait matériellement besoin de repos pour recommencer cette vie à laquelle ses forces physiques ne suffisaient plus. Elle était d’ailleurs fort entourée dans ce qu’il lui plaisait d’appeler sa solitude. Indépendamment des hôtes qui se succédaient continuellement, il y avait à Froidefont quelques personnes attachées à sa maison, et dont la place était marquée dans sa société ; c’étaient trois ou quatre filles de qualité aussi pauvres que nobles ; l’une avait le titre de lectrice, les autres celui de demoiselles de compagnie. Toutes dépassaient de bien des années l’âge de discrétion, et il ne leur restait d’autre charme que l’esprit et les habitudes de la bonne compagnie. Le jour de l’arrivée d’Estève, Mme de Leuzière leur dit de sa petite voix grasseyante et mignarde :

— Mesdemoiselles, vous allez voir ici pendant quelque temps un jeune gentilhomme, le proche parent d’une personne qui fut fort de mes amies et à la recommandation de laquelle j’ai grand égard. Je vous prie de m’aider à faire les honneurs de chez moi à mon nouvel hôte, et de vous occuper beaucoup de lui. Il m’a paru un peu timide ; tâchez de mettre bientôt à l’aise sa sauvagerie provinciale ; j’ai à cœur que le séjour de Froidefont lui soit agréable, et qu’il en emporte un bon souvenir.

D’après les ordres de la marquise, Estève avait été installé dans un des beaux appartemens du château, et dès le premier jour il dut trouver qu’il y était comme chez lui, tant il eut le loisir et la liberté de s’y arranger à sa fantaisie. La vie qu’on menait à Froidefont était tout à la fois simple et somptueuse. Les hommes avaient à leur disposition des équipages de chasse, des chevaux, et généralement tous les moyens de distractions qu’offre la campagne ; les femmes faisaient de la tapisserie, jouaient au reversi, ou, à l’exemple de la reine Marie-Antoinette, se mêlaient parfois de travaux rustiques, et allaient, en jupe de linon relevée avec des rubans roses, voir traire les vaches dans une laiterie semblable à celle du parc de Trianon. Estève était allé saluer la marquise en arrivant, puis il avait profité du temps qui lui restait jusqu’au souper pour faire une promenade dans le parc. Près de se retrouver au milieu de ce monde qu’il avait entrevu la veille, il éprouvait le besoin de se calmer et de se recueillir un moment : une sorte d’étonnement se mêlait à toutes ses impressions. Dans ce changement complet d’existence, rien ne rattachait le présent au passé ; il oubliait ce qu’il avait été, ou, pour mieux dire, il lui semblait qu’une incommensurable distance séparait ces deux phases de sa vie, et il perdait sans effort le pénible souvenir de celle qui venait de finir. Rien de ce qui frappait maintenant ses regards n’avait d’analogie avec ce qui l’environnait naguère ; on ne parlait plus autour de lui le même langage ; il croyait voir des êtres d’une nature différente, et, quand il faisait un retour sur sa propre individualité, il ne se reconnaissait plus lui-même ; en effet, quitter sans transition le monastère de Châalis et les moines bénédictins pour le château de Froidefont et les grandes dames de la cour, c’était changer de planète.

Estève marcha long-temps au hasard sous les sombres futaies du parc ; son ame était comme inondée par un vague sentiment de bonheur, et pourtant il ne savait ce qui le rendait heureux ; il ne se rendait pas compte de ce qu’il éprouvait ; il ignorait ce que présagent ces joies fatales qui pénètrent le cœur et l’enivrent avant même que l’amour y ait fait naître un espoir ou même un désir. Tandis qu’il traversait l’endroit le plus solitaire du parc, il aperçut dans le vert crépuscule d’une allée deux femmes qui marchaient d’un pas indolent. Un chapeau de paille posé de côté sur leur coiffure les garantissait du soleil, et elles avaient à la main une légère canne à pomme d’or. Estève reconnut sur-le-champ l’une d’elles à sa taille d’une finesse incomparable, à ses cheveux dont la nuance dorée chatoyait sous la poudre ; mais, loin de chercher à la rejoindre, il se tint à l’écart et la vit passer, caché entre les arbres. Elle avait depuis long-temps disparu, qu’il était encore à la même place, immobile et le regard fixe, comme s’il suivait par la pensée cette ravissante figure. Puis, l’esprit plongé dans d’ineffables rêveries, il reprit lentement le chemin du château.

Le soir, lorsqu’il entra au salon, les parties étaient déjà commencées ; Mme de Champreux elle-même tenait les cartes. Au moment où il s’approcha, elle détourna un peu la tête, et, sans le regarder, le salua d’un sourire. La marquise l’appela d’un petit geste, et lui dit en continuant son jeu : — Venez ça, monsieur de Tuzel, et dites-moi ce que vous avez fait aujourd’hui ; je veux savoir si vous ne vous êtes point trop ennuyé tout seul dans les allées du parc.

— J’ai fait une charmante promenade, madame la marquise, répondit Estève ; mais qui donc a pu vous dire que j’étais seul ? je croyais n’avoir été vu de personne, car je n’ai fait aucune rencontre.

— C’est vrai ; mais de belles bergères qui s’en allaient pastoralement visiter nos troupeaux vous ont aperçu sous les arbres ; il eût été galant de les accompagner.

— Je n’aurais osé les aborder, madame la marquise.

— Je le sais ; aussi les ai-je bien grondées de n’avoir pas été vous chercher jusqu’au fond du bosquet où vous rêviez sous un ormeau, comme un berger de Florian. Tenez, voilà Mlle de La Rabodière à laquelle j’ai particulièrement reproché cette façon de passer à côté des gens sans prendre garde à eux.

— Mais c’est moi qui devrais me reconnaître ce tort, madame la marquise, dit Estève en souriant.

— Eh ! eh ! je n’en disconviens pas ; allez donc bien vite vous en excuser, et dire à Mlle de La Rabodière que demain vous le réparerez en l’accompagnant au chalet. Je vous avertis que c’est à une grande demi-lieue du château, et que, lorsqu’il fait mauvais temps, ces dames y vont en chaise.

— Je vous demande pardon, madame, dit vivement la comtesse de Champreux, moi je vais toujours à pied. Vraiment, n’est-ce pas ridicule de s’enfermer entre quatre glaces pour aller visiter une étable à vaches, comme lorsqu’on traverse en grand habit la cour de marbre de Versailles ?

— Il est vrai, ma mignonne, répliqua gaiement la marquise ; vous bravez le mauvais temps comme une vraie gardeuse de moutons, et un jour vous êtes revenue du chalet avec des souliers de satin qui faisaient eau de toutes parts et vos beaux cheveux défrisés et flottans au gré des vents.

— Ajoutez, madame, que vous m’avez vue arriver en riant de tout votre cœur et en chantant il pleut, il pleut, bergère… Ah ! ma chère mère, j’ai bien ri aussi quand je me suis vue dans les glaces du salon.

— C’est égal, ma fille, reprit plus gravement la marquise, je fus inquiète après des suites que pouvait avoir cette imprudence ; vous aviez risqué de prendre un gros rhume.

Estève se rapprocha du groupe que formaient autour d’un guéridon les demoiselles de compagnie.

— Monsieur, savez-vous parfiler ? demanda Mlle de La Rabodière en lui présentant de sa main sèche et longue un morceau d’étoffe de soie brochée d’or, — et sur sa réponse négative elle ajouta : — Alors nous allons découper des silhouettes ; il faut absolument que vous fassiez quelque chose le soir ; si vous le préfériez, je vous confierais un ouvrage en tapisserie ; vous travailleriez à couvrir le fond de ces écrans. Estève préféra apprendre à faire des silhouettes, et Mlle de La Rabodière lui donna la première leçon. Elle prit une feuille de papier noir, des ciseaux à pointes très fines, et, après avoir regardé autour d’elle comme pour choisir son modèle, elle se mit à découper une figure sous les yeux de son élève, qui suivait ce travail avec une curieuse attention.

— C’est fini, dit-elle en posant sur du papier blanc une petite tête de femme coiffée à la Suzanne, et qui semblait se rejeter en arrière avec un geste fier et charmant. Estève reconnut aussitôt ce profil suave, cette chevelure à demi voilée sous de légères dentelles, et ce port de tête tout à la fois hautain et gracieux. — Ah ! murmura-t-il, c’est frappant !

— À votre tour, monsieur, dit la demoiselle de compagnie en lui remettant les ciseaux ; essayez aussi de faire le portrait de Mme de Champreux, mais ne copiez pas celui-ci ; travaillez d’après nature. — Et comme il taillait dans le papier noir sans lever les yeux, elle ajouta : Monsieur, regardez donc votre modèle, sinon vous allez faire une figure de fantaisie.

Estève n’osa tenir compte de cette observation ; il y avait dans le regard, dans le sourire de la comtesse quelque chose d’éblouissant, un éclat qu’il ne pouvait soutenir en face. Pourtant, lorsqu’il posa sur le papier la silhouette qu’il venait d’achever, Mlle de La Rabodière s’écria : — C’est d’une grande ressemblance, c’est fort bien, sauf quelques incorrections. Monsieur, vous montrez des dispositions surprenantes, et j’ose vous prédire que vous aurez un talent charmant.

M. de Tuzel aime les beaux arts, dit la marquise en admirant de la meilleure foi du monde le chef-d’œuvre en papier noir, qui passait de mains en mains ; c’est bien, très bien ; ce talent sied mieux à un gentihomme que celui de broder au tambour ou de faire en perfection des sachets de rubans.

— Comme feu M. le comte de Champreux, ajouta tout bas Mlle de La Rabodière.

Estève fut frappé de ce mot, que seul il avait entendu. Il supposa que l’époux dont Mme de Champreux portait encore le deuil était un homme frivole et nul qu’elle n’avait pas aimé, et qui n’avait laissé dans son cœur que de faibles regrets. Cette conviction lui causait une secrète joie. Il se complaisait dans la pensée qu’aucun orage n’avait troublé la sérénité d’une si belle destinée, et que cette jeune femme qu’environnaient tant de grandeurs, de calmes félicités, n’avait jamais connu la douleur et les larmes. Mlle de La Rabodière s’aperçut de sa distraction et lui dit gravement :

— Vous plaît-il, monsieur, de continuer votre leçon ? Voyons, reprenez vos ciseaux, et tâchez de profiler un nouveau modèle. Estève se remit docilement à faire des découpures : les demoiselles de compagnie posèrent tour à tour, et il essaya de représenter leurs profils anguleux ; mais il réussit moins bien dans ses nouveaux essais, et à la fin de la soirée il lacéra et éparpilla tout ce beau travail. — Ah mon Dieu ! et votre chef-d’œuvre, monsieur, le voilà aussi perdu, s’écria Mlle de La Rabodière d’un air désolé ; j’aurais voulu le mettre dans ma collection.

Estève ne répondit rien : il avait adroitement soustrait la silhouette de Mme de Champreux, et elle était déjà enfermée dans le petit portefeuille de laque qu’il portait toujours sur lui.

Le lendemain, à l’issue du dîner, qu’on servait à trois heures, Mme de Leuzière dit à Estève, qu’elle avait fait asseoir près d’elle à table :

— Allons, beau berger, disposez-vous à faire une promenade par de jolis chemins tout bordés d’aubépines fleuries. Ces dames vont visiter le moulin, et vous les accompagnerez.

À cette proposition, Estève ressentit un tressaillement de joie ; il se figura Mlle de Champreux marchant légèrement dans les sentiers ombragés du parc, puis s’asseyant avec sa grace et sa fierté souveraine sur un siége rustique, au milieu d’une pauvre maison de paysan, et lui debout à ses côtés et prêt, faveur insigne ! à recevoir les ordres qu’elle daignerait lui donner.

— Soyez aimable, soyez galant, je vous le permets, reprit la marquise ; Mlle de La Rabodière et Mlle de Rochemartine sont charmantes et de très bonne conversation.

Les deux demoiselles de compagnie avaient déjà mis leurs chapeaux de paille à la Bazile et pris leurs joncs. Par un mouvement involontaire, Estève se tourna vers Mme de Champreux, qui s’était rassise devant son métier, et il la regardait indécis. Elle comprit ce geste, cette muette interrogation, car elle dit en souriant :

— Moi, je reste.

— Nous sommes invitées ce soir au Raincy, ajouta la marquise ; il y a concert et petit spectacle chez son altesse.

— Tenez, ma mère, je voudrais être à cent lieues du monde et de la cour, pour être dispensée de toutes ces fêtes ! dit vivement la comtesse. J’aime mieux la solitude de Froidefont que les amusemens du Raincy.

— Voyez un peu cette fantaisie ! répliqua la marquise d’un air de douce ironie ; je vais me hâter de vous ramener à Versailles, charmante bergère, de peur que vous vous adonniez tout-à-fait à vos goûts simples et champêtres. Dans quel temps vivons-nous, bon Dieu ! Les femmes de vingt ans sont plus graves et plus sensées que leurs grand’mères. Peu leur importe d’être belles, admirées, de plaire et de commander. Elles ne se soucient même plus de leur parure. Ah ! ma mignonne, que présage un tel bouleversement ?

— Je n’en sais rien, ma mère, répondit la comtesse d’un ton caressant et enjoué ; en attendant, je tâcherai d’être très belle et très admirée pour vous faire plaisir : vous verrez ce soir !

— Partons, monsieur, dit Mlle de La Rabodière en appuyant sur le bras d’Estève sa main couverte d’un gant de filet vert et en se redressant avec un mouvement de tête qui fit onduler les trois plumes de son panache.

Le pauvre jeune homme se laissa emmener de fort bonne grâce. Selon la recommandation de la marquise, il tâcha d’être aimable et même galant ; mais au fond de l’ame il était, malgré ses efforts, agité, soucieux et triste : déjà l’absence ou la présence de Mme de Champreux n’était plus pour lui une chose indifférente.

Mlle de La Rabodière était une vieille fille d’un esprit agréable et conteur. Comme toutes les personnes qui n’ont pas par elles-mêmes un grand relief, elle se faisait valoir en s’identifiant jusqu’à un certain point avec des existences plus considérables que la sienne. Cette manière d’être constituait au fond une abnégation et un dévouement sans égal. Depuis trente ans, Mlle de La Rabodière était attachée à la marquise ; elle avait vu naître Mme de Champreux, et elle trouvait dans les rapports, dans les souvenirs d’une si longue intimité, des sujets inépuisables de causerie. Bientôt elle captiva l’attention d’Estève en lui racontant quelques circonstances relatives à la jeune veuve.

— Ah ! monsieur, lui dit-elle avec un sentiment d’orgueil et de joie, quelle grande et heureuse destinée que celle de Mme la comtesse ! Elle n’a jamais souffert aucune peine ; les malheurs arrivés dans sa famille n’ont pas été pleurés par elle, parce qu’elle était trop jeune pour les sentir. Son père, le fils unique de Mme la marquise, est mort un peu avant sa naissance ; quelques mois plus tard, elle a perdu sa mère, et elle est restée ainsi sous la tutelle de son aïeule, qui l’a élevée avec tous les soins et toute la tendresse imaginable. Jamais elle n’a formé un désir qui n’ait été satisfait. Depuis qu’elle existe, tout ce qui l’environne lui est soumis. Sa vue inspire le respect et l’amour ; c’est comme un don qu’elle tient de la nature plus encore que de la grandeur de sa naissance. Dans le monde, sa position est des plus enviées ; elle ne voit au-dessus d’elle que les princesses du sang, et chacun sait qu’elle est maintenant le plus grand parti de la cour. Et avec tant d’avantages, tant de motifs d’orgueil, elle n’est ni fière, ni vaine. Vous avez déjà pu voir comme elle est affable et douce ; mais ce que vous ne savez pas, c’est la rare bonté, la générosité de son ame. Pour tout dire, en un mot, elle est digne du rang où Dieu l’a mise et du bonheur dont il a comblé sa vie.

— Pourtant cette vie si belle a été un moment troublée, dit Estève en hésitant ; Mme de Champreux est restée veuve bien jeune.

La demoiselle de compagnie hocha la tête avec un léger sourire. — Avez-vous entendu parler de M. de Champreux ? demanda-t-elle.

— Jamais, mademoiselle ; vivant au fond d’une province, je n’ai connu ni de près ni de loin les gens du grand monde.

— Alors je vais vous dire ce que du reste personne n’ignore, reprit la demoiselle de compagnie. Des convenances de famille avaient fait ce mariage, qui était d’ailleurs des plus mal assortis. Lorsqu’il fut célébré, Mlle de Leuzière avait dix-sept ans, M. le comte de Champreux seulement quatorze. C’était un petit bonhomme d’une jolie figure, mais chétif et souffreteux. Son éducation était tout-à-fait manquée ; il avait un petit savoir et, je crois, un plus petit génie. Sa grande occupation était de faire toutes sortes de colifichets avec du carton et des rubans ; quant à ses amusemens, c’étaient ceux d’un écolier. Il faisait beau voir Mme la comtesse, en grand habit de cour, jouer à la guerre pan pan pour divertir cet enfant malade, en attendant l’heure d’aller chez la reine, ou bien confectionner avec lui des sachets d’odeur et mille autres babioles. Parfois il se mutinait et pour un rien devenait si méchant, que Mme la marquise l’aurait volontiers mis en pénitence. Au milieu de tous ces enfantillages, il allait avoir seize ans, et peut-être sa femme commençait-elle à concevoir quelque chagrin de lui trouver si peu de raison et d’esprit pour son âge, lorsqu’il mourut presque subitement. Devant Dieu soit son ame !

Estève avait écouté ces détails avec une singulière émotion. — Comment Mme la comtesse avait-elle pu consentir à un tel mariage ? s’écria-t-il ; comment s’était-elle résignée à devenir la compagne de cet enfant maussade, qui ne promettait même pas de devenir un homme digne d’elle ?

— Eh ! mon Dieu, parce qu’alors elle était une enfant aussi, répondit la demoiselle de compagnie ; aujourd’hui sa docilité n’irait pas jusque-là.

En revenant de la promenade, Mlle de La Rabodière emmena Estève dans la cour d’honneur : elle avait aperçu au perron le carrosse attelé de quatre chevaux et les valets en grande livrée. Au même instant, les deux battans de la porte s’ouvrirent, et la marquise parut avec sa petite-fille. La jeune douairière portait une robe de damas noir, et pour toute parure un rang de perles au cou. Un léger pouf formé de petites plumes noires ornait sa coiffure un peu haute sur le front et couverte seulement d’un œil de poudre. Ce costume simple et sévère contrastait d’une manière charmante avec sa figure si fraîche, si juvénile, et les tons d’un noir mat du damas, dont les plis abondans flottaient autour de sa taille, donnaient à son teint un éclat tendre et suave comme celui des fleurs. Elle s’avançait lentement, le front souriant et calme, avec un air de majesté, une grace fière et modeste, une dignité de jeune fille et de reine. En la voyant si belle, si radieuse, Estève s’arrêta comme ébloui, et la salua silencieusement. Elle se tourna à peine vers lui pour lui rendre son salut d’un mouvement de tête, et pourtant elle devina l’impression qu’il ressentait à sa vue. Cette admiration humble et silencieuse la flatta plus que les complimens qu’on lui avait si souvent adressés ; elle sourit et détourna les yeux, craignant peut-être de laisser deviner à son tour la satisfaction ingénue de son orgueil ; puis, revenue de ce léger trouble d’esprit, elle abaissa une seconde fois son regard sur Estève, et dit en désignant une touffe de roses blanches qu’il venait de cueillir dans le parc et qu’il avait à la main :

— C’est un bouquet que vous m’apportez ? Grand merci ! monsieur, je le mettrai ce soir.

Il fut tenté de le lui présenter à genoux et s’avança en tremblant. Mme de Champreux choisit une rose et l’attacha de côté sur son corsage en disant : — C’est une fleur de deuil. — En effet, le pâle incarnat de cette rose, qu’entouraient des feuilles d’un vert sombre, s’harmoniait avec la toilette de la comtesse. — À présent partons, ma mère, reprit-elle après avoir encore remercié Estève d’un regard.

Un moment après, le carrosse avait disparu au fond de l’avenue.

Dès ce moment, Estève s’aperçut avec une sorte d’effroi qu’il y avait au fond de son ame un sentiment impérieux et fatal, une passion dont il avait jusqu’alors ignoré la puissance et les redoutables entraînemens : trop faible déjà contre elle pour la vaincre, il ne songea qu’à la dissimuler.

Il y a parfois dans la vie humaine une phase dont la courte durée est plus féconde mille fois que les longues années qui l’ont précédée et suivie ; c’est l’éclair radieux qui traverse les ténèbres, c’est le souffle tiède et parfumé qui dissipe les brumes sombres et glacées, c’est l’aurore brillante et rapide qui dans les régions boréales se lève sur les longues nuits d’hiver. L’existence morne et stérile d’Estève devait avoir cette période suprême ; pendant quelques jours, quelques jours seulement, il devait vivre dans l’entier développement de ses facultés et par toutes les puissances de son être. Il comprit qu’il était arrivé à ce moment unique dans la vie, et ferma les yeux, comme un homme placé entre deux abîmes ; il détourna sa pensée de l’avenir comme du passé, et s’abandonna avec une sorte d’enivrement désespéré à ces transports cachés, à ces joies intérieures, à ces muettes souffrances qui alternativement ravissaient et brisaient son cœur. Bientôt il connut dans toute sa violence le bonheur amer que donne un amour placé si haut qu’aucun espoir de retour n’est possible. Souvent une circonstance insignifiante, un mot, un seul regard, le jetaient dans de secrets ravissemens ou dans les plus douloureuses tristesses. Mais, au milieu de toutes ces agitations, il conserva du moins assez d’empire sur lui-même pour ne pas laisser deviner la passion insensée qui consumait son ame et sa vie. Les dures contraintes de son existence passée, une longue habitude de réserve et d’impassibilité apparente, lui rendaient plus facile qu’à tout autre, peut-être, cette complète dissimulation. Tandis que son cœur battait à rompre dans sa poitrine, et que la violence de ses émotions faisait pâlir son visage, il gardait une attitude calme, et jamais une parole, un soupir ne trahit le secret de ses joies ou de ses souffrances. Dans l’abnégation et le dévouement de sa tendresse, il s’estimait heureux, trop heureux encore, et, comme les martyrs de l’amour divin, il ne voulait que souffrir et mourir pour l’objet de son adoration.

La marquise traitait Estève avec la familiarité amicale qu’autorisait son âge ; elle profitait de ses priviléges de vieille femme pour le combler de ses faveurs et pour faire de lui, à l’exclusion de tout autre, son chevalier d’honneur, lorsqu’elle avait la fantaisie de se promener à pied dans le parterre. Mme de Champreux était naturellement plus réservée ; cependant, à travers la retenue de ses manières, elle laissait apercevoir une sorte de bienveillance et de discret intérêt. Elle adressait rarement la parole à Estève, et pourtant il était facile de voir le goût qu’elle prenait à son entretien par l’attention qu’elle y prêtait. Mais la personne qui lui témoignait le plus de sympathie était cette bonne Mlle de La Rabodière, dont la mémoire était un répertoire complet des anecdotes de famille et de toutes les illustrations de la maison de Leuzière. Elle s’était prise d’une particulière affection pour lui, parce qu’il avait dans la physionomie quelque chose d’un homme qu’elle aima jadis d’un amour tout-à-fait malheureux. Il n’y a pas d’amitié plus charmante que celle d’une femme qui a pris son parti d’être vieille, et dont le cœur a conservé quelque jeunesse : Estève en fit l’expérience ; Mlle de La Rabodière fut pour lui, dans la nouvelle vie où il était entré, ce qu’avaient été naguère le maître des novices et le père Timothée, la providence calme et consolatrice vers laquelle il se réfugiait dans ses mauvais momens.

Un soir qu’il n’y avait d’autre étranger qu’Estève à Froidefont, le petit cercle intime de la marquise était réuni autour de la table, dans le salon d’été. On causait librement, comme en famille ; la vieille dame faisait des histoires de l’ancienne cour. Elle se mit à raconter celle de ce beau Létorières, qui s’était fait aimer de Mlle de Soissons.

— C’était un mince cadet de famille, dit-elle, un de ces petits gentilshommes qui viennent au monde dénués de tous biens, mais qui se tirent d’affaire par leur bonne mine et leur bravoure. Mlle de Soissons le connut je ne sais comment, et se prit pour lui d’une telle passion qu’elle se mit en tête de l’épouser, elle qui tenait aux plus grandes maisons du royaume, et que le roi de Sardaigne appelait sa cousine ! Sa tante, Mme de Soubise, en avait tant d’indignation et de souci, qu’elle la fit entrer à l’abbaye de Montmartre. Mais les deux amans continuèrent de se voir à la mode d’Espagne, c’est-à-dire à travers les grilles et en passant par-dessus les murs avec des échelles de corde, si bien qu’on ne parlait que des inventions romanesques de Létorières pour pénétrer dans le couvent. Le baron d’Ugeon, qui était un gentilhomme des Rohan-Soubise, prit à mal tous ces bruits, provoqua en duel l’heureux amant de Mlle de Soissons, et lui donna un grand coup d’épée dans le côté. On le transporta ainsi féru et quasi mourant dans un petit logis qu’il occupait hors Paris, sur le chemin de Montmartre. Mais, voyez la folie de ce pauvre amoureux ! sans attendre sa guérison, il sort une nuit, et, comme de coutume, franchit les murailles de l’abbaye pour aller à son rendez-vous. Le hasard avait fait que ce jour-là j’étais allée voir ma tante, Mme d’Humières, qui était alors abbesse de Montmartre. Comme il devait y avoir une prise d’habit le lendemain matin, et que je voulais y assister, j’avais renvoyé mon carrosse et accepté l’hospitalité pour une nuit chez ces bonnes religieuses. Voilà qu’au petit jour, un peu après qu’on eut sonné le premier angélus, j’entendis du bruit dans les corridors, toutes les portes des cellules s’étaient ouvertes, et les religieuses couraient vers l’escalier d’un air curieux et effrayé. — Jésus, madame ! quel scandale ! quel malheur ! me dit en passant l’une d’elles. — Il y a là-bas un homme mort, ajouta une autre tout éperdue. Ne comprenant rien encore à l’évènement, je les suivis. Quel pitoyable spectacle je vis alors ! Le beau Létorières était couché, par terre, sous la grande arcade cintrée qui sépare le cloître du cimetière ; ses yeux étaient ouverts et fixes, son visage était blanc comme linge, et son corps baignait dans une mare de sang. À cette vue, je sentis que j’allais m’évanouir tout de bon, et je me traînai jusqu’à l’escalier, où je m’assis à demi morte. Tout le monastère était en émoi, on ne concevait rien à ce malheur ; aucune de ces dames ne connaissait Létorières, et ne savait ses rendez-vous nocturnes. Moi cependant, je reprenais mes esprits et je commençais à comprendre comment la chose était arrivée ; je pris à part l’abbesse : — Faites retirer ces dames, lui dis-je ; laissez quelqu’un seulement pour garder ce pauvre corps, et montons chez Mlle de Soissons, que tout ce bruit n’a pas éveillée, à ce qu’il paraît. En effet, elle dormait encore quand nous entrâmes dans son appartement ; mais quel réveil ! Dès les premiers mots que je lui dis, elle se releva avec des cris et des sanglots ; elle ne voulait pas me croire, elle se débattait entre nos bras, elle demandait à voir ce cadavre. Heureusement elle tomba en défaillance. Hélas ! je ne m’étais pas trompée dans mes conjectures : Létorières était venu à son rendez-vous, et avait passé une heure dans le cloître sans manifester aucunement les souffrances que lui causait sa blessure. Vers minuit, Mlle de Soissons était remontée chez elle sans bruit, et lui s’était retiré, comme de coutume, par la porte qui donne sur le cimetière. Apparemment, quand il fut arrivé là, les forces lui manquèrent ; il tomba ; sa blessure s’était rouverte, et tout son sang s’écoulait. Il mourut, faute de secours, à quelques pas de sa maîtresse, et tandis qu’elle s’endormait tranquille en pensant à lui. Pour éviter le grand scandale que toute cette affaire aurait causé, on transporta de nuit le corps de Létorières à son logis, on le mit sur un lit de parade, et l’on fit courir le bruit qu’il était mort d’une fièvre pourprée ; tout le monde l’a cru, mais vous pouvez être assurée que cela n’est pas vrai, et qu’il mourut d’un coup d’épée et de son amour pour Mlle de Soissons.

— Et elle mourut aussi ? demanda Mlle de La Rabodière.

— Point du tout, mademoiselle, répondit tranquillement la marquise ; quelques mois plus tard, elle épousa je ne sais quel prince allemand dont elle n’a jamais pu prononcer le nom.

Mme de Champreux avait écouté son aïeule avec une mélancolique attention. Ce récit l’avait émue, une larme semblait rouler sous ses longs cils baissés ; mais, à ces derniers mots, elle releva la tête et s’écria avec un mouvement d’indignation :

— Quel cœur lâche et perfide de s’être consolé ainsi !

— Eh ! ma belle reine, qu’auriez-vous donc fait à la place de Mlle de Soissons ?

— Ce que j’aurais fait, madame ? Je me serais mise en religion, et j’aurais pleuré ce pauvre Létorières jusqu’à la fin de ma vie.

— Ah ! ma fille, elle était si jeune ! répliqua naïvement la marquise.

Estève avait écouté Mme de Champreux avec une émotion indicible de bonheur et de souffrance. La sensibilité qu’elle venait de manifester le charmait et l’épouvantait tout à la fois. Jusqu’à ce moment, il avait pensé qu’elle n’était pas capable de ressentir certaines exaltations, ni même de comprendre la tendresse énergique et fidèle d’un cœur qui persiste jusqu’à la mort dans les regrets et le souvenir de son premier amour. Il fut saisi d’une vague et jalouse inquiétude en songeant qu’elle éprouverait peut-être un jour cette passion, dont elle devinait les dévouemens sublimes ; qu’elle choisirait dans la foule dorée qui remplissait les salons de Versailles un homme heureux entre tous, et que, quelque grand qu’il fût déjà, elle relèverait encore, et mettrait sa destinée au-dessus des plus hautes destinées en lui donnant sa main. Ces prévisions remplirent son ame d’un trouble cruel ; il pouvait tout supporter hormis cette affreuse pensée, de voir Mme de Champreux descendre des régions sereines de son indifférence et livrer à l’amour d’un homme les trésors de son ame et de sa beauté. Cette soirée, si doucement commencée, s’achevait pour lui dans un morne et muet supplice. Entouré de ce cercle de femmes qui continuaient de frivoles causeries, il tâchait de dissimuler sa douloureuse préoccupation en feignant de chercher dans un volume de poésies quelques passages que la marquise l’avait prié de lire à haute voix.

— Eh bien ! monsieur, vous ne trouvez donc rien dans cet almanach soi-disant des muses ? s’écria Mlle de La Rabodière en jetant un coup d’œil dans le livre. — Eh ! bon Dieu ! voilà des vers assez beaux cependant. — Et elle se mit à déclamer cette strophe de l’ode du pindarique Lebrun :

Oui, Sparte, à Lycurgue fidèle,
Voulut toujours que la plus belle
S’unît au plus audacieux ;
Et Jupiter même décide
Qu’il n’est permis qu’au fier Alcide
D’épouser Hébé dans les cieux.

— C’est assez mon avis aussi, dit la marquise en regardant Mme de Champreux avec un certain sourire.

— Grace, grace, madame, s’écria-t-elle en riant et en rougissant un peu ; point d’application, je vous supplie.

— Remarquez, je vous prie, ma mignonne, que, selon ma promesse, je n’ai rien avancé de direct, et que la comparaison ne serait pas exacte : vous êtes jeune et belle comme la déesse Hébé ; mais celui auquel je voudrais vous remarier n’est pas un demi-dieu ; c’est tout simplement un héros.

— Oui, un héros de coulisses, murmura Mlle de La Rabodière, qui avait son franc-parler.

Dès les premiers mots de cette conversation, Estève s’était retiré dans l’ombre du vaste abat-jour qui couvrait le faisceau de bougies placé au milieu de la table ; il avait ainsi caché la pâleur de son front et l’altération de ses traits.

— Vraiment, ma reine, j’ai grande envie de vous sermoner un peu, reprit la marquise ; vous n’avez pas assez d’admiration pour les braves et les victorieux ; nous n’étions pas ainsi jadis, et Dieu sait si les vainqueurs de Fontenoy trouvèrent beaucoup d’inhumaines ! Mais aujourd’hui on ne fait plus cas de la gloire ; les femmes s’enthousiasment des beaux esprits, des poètes, et ne se soucient plus des héros.

— Mon Dieu ! ma mère, je rends toute justice au vôtre, répondit Mme de Champreux d’un air nonchalant ; je conviendrai, si vous voulez, qu’il est beau, spirituel et fort digne d’être aimé.

Ces mots restèrent dans le cœur d’Estève comme un trait acéré ; il ne douta plus que l’heureux prétendant favorisé par la marquise ne devînt bientôt peut-être l’époux de Mme de Champreux. Une haine, une jalousie désespérée l’animait contre ce rival inconnu, et, pendant la douloureuse nuit qui suivit cette soirée, il fut prêt aux plus violentes résolutions. Tantôt il voulait partir, s’éloigner de Mme de Champreux sans la revoir ; d’autres fois, il osait concevoir la pensée de lui avouer sa folie et son désespoir ; puis il tombait dans l’accablement et la crainte ; il se soumettait lâchement à son supplice, il redoutait tout changement dans sa situation, comme le malheureux redoute encore dans ses tortures le coup mortel qui doit les finir. Une amère curiosité, un farouche désir de connaître entièrement son sort, lui firent rechercher avidement le lendemain l’occasion d’interroger Mlle de La Rabodière. Dès le matin, il descendit au salon dans l’espoir de la rencontrer ; elle y était déjà en effet, et, faute d’autre conversation, elle parlait avec le perroquet de la marquise. Estève n’eut pas même la pensée de lui faire une confidence, mais il l’interrogea discrètement. Au premier mot elle s’écria :

— Ne m’en parlez pas ! je ne conçois rien à la bonne volonté de Mme la marquise pour M. le duc ! un homme qui a pu faire de grands exploits dans la guerre d’Amérique, à l’autre bout du monde, mais dont les folies ont scandalisé tout Paris ; un Galaor, un don Juan, la fine fleur des traditions de la régence !

— Et vous croyez que Mme la comtesse l’épousera ? dit Estève d’une voix altérée.

— Jusqu’ici elle n’a pas voulu entendre parler de ce mariage ni d’aucun autre ; mais qui sait ? le duc est jeune, aimable, amoureux, et Mme la comtesse, qui refuse de se prononcer, est intérieurement décidée peut-être.

Comme la demoiselle de compagnie disait ces paroles, Mme de Champreux entra dans le salon. Apparemment elle remarqua une certaine émotion sur le visage d’Estève, car elle se rapprocha et dit avec une naïve curiosité : — Ma chère amie, de quoi parliez-vous donc à M. de Tuzel ?

— Je lui parlais de vous, madame la comtesse, répondit-elle avec une franchise enjouée, et je me permettais de médire un peu du héros qui aspire à votre main. Me le pardonnez-vous ?

— De toute mon ame ! — répliqua la comtesse ; et, après avoir un instant réfléchi, elle continua d’un ton grave : — J’ai pris une résolution que bientôt je déclarerai à ma mère, et qui mettra un terme à toutes ces poursuites : je veux suivre l’exemple de la princesse ma marraine ; veuve comme elle à vingt ans, je ne me remarierai pas, et je tâcherai de l’imiter dans toutes les actions de sa vie si calme, si grande, si heureuse !

— Ah ! madame, voilà une résolution bien téméraire ! s’écria Mlle de La Rabodière. Mme la princesse de Lamballe l’a fermement tenue, il est vrai ; mais elle n’a pas eu, comme vous, mille occasions d’y manquer ; les princes d’un sang royal pouvaient seuls se mettre sur les rangs, tandis que tout ce qu’il y a de gens à marier dans la première noblesse de France va certainement aspirer à votre main. On n’est pas impunément la plus riche et la plus charmante douairière de la cour et de tout le royaume. Madame la comtesse, je ne jurerais pas qu’on ne vous fît un jour manquer à votre résolution.

— Vous verrez ! répondit Mme de Champreux en souriant et d’un air de calme décision.

Tandis qu’elle parlait ainsi, une joie insensée succédait à la douleur d’Estève ; la sérénité, le courage de vivre, une sorte de confiance et d’espoir, renaissaient dans son ame. Il respirait, soulagé des horribles tortures de la jalousie ; il remontait de quelques pas l’abîme au fond duquel il s’était vu précipité. Mais, dans ce moment d’ineffable consolation, la présence de Mme de Champreux était un bonheur au-dessus de ses forces ; il s’éloigna pour cacher les émotions qui, malgré lui, débordaient de son cœur, et alla chercher à l’extrémité la plus reculée du parc un site qu’il aimait parce qu’il savait que la jeune femme le visitait souvent. La Marne, en cet endroit, servait de limite au domaine de Froidefont. Ses bords, submergés pendant l’hiver, se couvraient, dès que les eaux s’étaient retirées, d’une végétation vigoureuse ; les saules trempaient leurs pâles rameaux dans l’onde indolente, qui balançait lentement les touffes de joncs élégans et de nénuphars flottant à sa surface. Le cours de la rivière était divisé en cet endroit par une petite île dont les berges étaient couvertes d’oseraies.

Ce terrain, sujet aux inondations, se couvrait, pendant l’été, de la plus fraîche verdure. On y avait planté les arbres qui se plaisent dans les lieux humides, des platanes, des peupliers et plusieurs espèces de saules. Au centre de l’île s’élevait un toit de chaume soutenu par quatre troncs d’arbres droits et recouverts encore de leur écorce ; quelques siéges grossiers étaient disposés sous ce rustique abri que la comtesse appelait sa cabane. Ce petit coin de terre avait un aspect vraiment champêtre et sauvage ; de profonds halliers s’étendaient jusqu’au bord de l’eau, et, à l’ombre des ronces noirâtres, s’épanouissaient les bouquets rosés de la saponaire et les humbles fleurettes de l’oxalide. Comme pour faire contraste avec l’agreste végétation de l’île, on avait placé, à l’entour de la cabane, des vases où croissaient les plantes les plus rares et les plus délicates de la flore exotique. Un batelet servait, pour ainsi dire, de pont entre les deux embarcadères, car la rivière était si peu large à cet endroit, que quelques coups d’aviron suffisaient pour aborder.

Estève alla s’asseoir sous ces tranquilles ombrages. Enivré d’une joie mélancolique, il jouissait du présent par toutes les facultés, toutes les puissances de son ame ; il savourait les heures rapides, les heures de bonheur et de vie que lui accordait le ciel. Quelques jours lui restaient encore, et il ne voyait rien au-delà de ce terme : peu lui importait ce que deviendrait le reste de son existence. Pourtant une circonstance puérile interrompit les rêveries où il s’oubliait, et le ramena pour un moment aux réalités fatales de sa position. Tandis que ses yeux erraient sur le paysage, il aperçut, derrière les arbres qui bordaient l’autre rive de la Marne, une lourde voiture qui descendait la route et roulait vers Paris. Il pensa que bientôt il suivrait lui-même ce chemin, et s’en irait ainsi après avoir salué d’un dernier regard les lieux où resteraient les élémens de sa vie, et hors desquels il ne devait trouver qu’une horrible et mortelle solitude.

Il y avait six semaines déjà qu’Estève était à Froidefont, et, chaque fois qu’il avait parlé de son départ, la marquise lui avait signifié d’un air gracieusement impérieux qu’elle entendait qu’il passât tout l’été au château. Elle avait trop de tact et de discrétion pour l’interroger sur ses projets, mais elle lui laissait voir que son avenir l’intéressait, et qu’en toute circonstance elle le servirait volontiers par son crédit et ses relations. Estève lui avait dit une fois que son projet était de voyager pendant quelques années, et d’aller d’abord en Angleterre, d’où il comptait passer aux États-Unis d’Amérique. La marquise revenait parfois sur ce sujet et combattait doucement cette inclination pour les voyages :

— Eh ! bon Dieu ! qu’irez-vous donc faire au pays des Hurons ? disait-elle. Je me figure qu’on y vit fort mal, et qu’on n’y trouve pas la moindre société depuis que la paix est faite et que les Français en sont revenus. Pour ce qui est d’aller en Angleterre, l’idée n’est pas heureuse non plus ; il y a trop de brouillards dans cette île, et les femmes y sont trop savantes. Quant au reste du monde, ça ne vaut vraiment pas la peine de se déranger pour le voir. J’ai accompagné M. de Leuzière dans ses ambassades à Vienne et à Madrid ; je me mourais d’ennui au milieu des magnificences de ces deux cours, et je vous déclare que, dans mon aversion pour le langage et les usages étrangers, j’eusse préféré cent fois la société d’une bourgeoise de la rue Saint-Denis à celle d’une grande d’Espagne ou d’une princesse de l’empire. Notre pays est le plus beau, le meilleur pays du monde ; croyez-moi, monsieur, restez en France ; ce n’est qu’en France que les Français peuvent vivre.

Mme de Champreux écoutait ces boutades de la marquise sans laisser voir son opinion, sans dire une parole pour blâmer ou encourager les projets d’Estève. Au contraire de ce qu’il aurait eu le droit d’espérer, elle le traitait avec une plus froide bienveillance après deux mois de relations journalières que pendant les premiers jours de son arrivée à Froidefont. Elle mettait dans leurs rapports une réserve attentive qui l’eût rendu bien malheureux ou bien fier s’il eût songé à l’interpréter, car il aurait pu croire que cette réserve tenait à quelque aversion ou à quelque préférence secrète ; mais il l’attribuait plus naturellement à un sentiment de dignité, d’exquise modestie. D’ailleurs, il y avait dans cette froideur même une politesse égale, un ton de douceur qui éloignait toute idée de hauteur et de dédain.

Mlle de La Rabodière, moins frivole que la marquise, moins indifférente que Mme de Champreux, et peut-être éclairée par une douloureuse expérience, avait deviné qu’Estève souffrait au fond de l’ame et qu’il éprouvait des peines dont la cause échappait à sa pénétration. Comme il ne parlait jamais du passé, elle supposa que quelque malheur, dont il voulait par fierté, par un sentiment d’honneur peut-être, garder le secret, avait frappé sa famille et détruit sa position. Dans cette persuasion, elle l’engageait indirectement à s’occuper de son avenir, de sa fortune, et ne perdait aucune occasion de lui donner de bons conseils.

Un jour, ils étaient comme seuls dans le salon, car la marquise, qui était une déterminée joueuse, faisait sa partie avec Mlle de Rochemartine, et Mme de Champreux, assise un peu à l’écart, travaillait avec une application si soutenue, qu’on pouvait croire qu’elle ne prêtait pas la moindre attention à ce qui se disait autour d’elle. Mlle de La Rabodière laissa aller la gazette qu’elle lisait, et, se rapprochant d’Estève, elle lui dit à demi-voix : — Nous aurons ce soir des gens considérables, auxquels Mme la marquise se fera un plaisir de vous présenter. Ces relations pourront vous être utiles quelque jour, s’il vous prenait envie d’entrer dans une carrière, de solliciter quelque emploi.

— Je n’ai point d’ambition, répondit Estève en soupirant ; d’ailleurs, sais-je si je serais propre à faire quelque chose ? J’aime mieux rester à l’écart, dans mon obscurité, que de tenter cette chance.

— Vous êtes trop jeune pour prendre si peu de souci de l’avenir, reprit Mlle de La Rabodière ; quelque jour, votre oisiveté vous pèsera ; après avoir gaspillé votre activité, l’énergie de votre esprit, vous regretterez de n’avoir pas donné un but utile à vos fatigues. Alors vous aurez la volonté, mais les forces manqueront.

— Hélas ! je suis déjà las et à bout de toutes mes forces, murmura Estève.

Mlle de La Rabodière le regarda d’un air affectueux et touché qui semblait solliciter une plus entière confiance. Il le comprit, et continua d’une voix triste :

— Ma vie jusqu’ici s’est misérablement consumée dans des luttes contre les évènemens, contre moi-même. Aujourd’hui tout cela est fini ; mais je suis à jamais brisé. Tout le bonheur que je peux espérer encore, c’est le repos, le repos dans la solitude où j’irai me réfugier et cacher le reste de ma vie.

— Vous abandonneriez ainsi le monde !

— Aucun intérêt ne m’y retient, répondit-il avec effort.

En ce moment, comme si son cœur eût involontairement protesté contre ses paroles, il leva les yeux sur Mme de Champreux. Elle avait fait le même mouvement, et leurs regards se rencontrèrent. Estève tressaillit intérieurement ; ce regard, qui avait plongé dans le sien, rayonnant et rapide comme l’éclair, avait une expression mélancolique, presque douloureuse. Cette scène muette n’eut que la durée de quelques secondes : avant que Mlle de La Rabodière eût pu s’apercevoir du mouvement de la comtesse, celle-ci avait repris son travail et brodait activement, le visage penché sur le métier ; mais ses mains étaient tremblantes, et il semblait qu’un incarnat plus vif animait la blancheur transparente de son teint. Estève avait aussi baissé les yeux ; il était pâle et troublé comme un homme qui, en proie à quelque hallucination étrange, a la conscience de son erreur et s’efforce de ressaisir la réalité.

Il y eut un moment de silence ; mais Mlle de La Rabodière, qu’animait une bonne volonté obstinée, reprit l’entretien.

— Est-il donc si difficile à un homme qui possède vos avantages de se créer des intérêts, des liens dans le monde ? dit-elle. Vous n’avez point de famille ; eh bien ! il faudrait en trouver une, il faudrait vous marier.

— Moi ! s’écria Estève avec un air d’étonnement et d’effroi qui fit sourire la demoiselle de compagnie.

— Allons, continua-t-elle gaiement, il paraît que cela gagne ; c’est comme une épidémie d’héroïques résolutions. Plus d’amoureuses passions, de tendres faiblesses ; on cherche le bonheur dans l’indifférence, la froide sagesse, la liberté surtout. — Eh, grand Dieu ! ajouta-t-elle avec un soupir, si vous saviez comme on finit par se lasser de ce calme parfait ! Croyez-moi, soyez moins philosophe ; ne regardez pas de si haut cette pauvre vie humaine. Faites des folies, s’il le faut, plutôt que d’être trop raisonnable.

— Ah ! Sylvie, Sylvie ! que prêchez-vous donc là ? Vous allez pervertir M. de Tuzel, dit Mme de Champreux en relevant la tête et en s’adressant à Mlle de La Rabodière d’un ton de reproche enjoué, mais qui n’était pas dénué, au fond, d’une intention sérieuse.

— Vous nous écoutiez sournoisement, madame la comtesse, s’écria la vieille fille ; eh bien ! tant pis pour vous, belle indifférente ! vous aurez ainsi entendu vos vérités.

— Ma chère Sylvie, je vais prêcher à mon tour, répondit la comtesse avec un sourire. — Et se tournant vers Estève, sans cependant lever les yeux sur lui, elle reprit d’un ton plus grave, tout en continuant sa tapisserie : — C’est, je crois, un grand malheur et une grande faute de s’abandonner à certains entraînemens, de faire des folies, comme vous le conseille pourtant la plus sage personne du monde. Mais la vie d’un homme ne doit pas être sans but, et pour les esprits actifs et capables il y a plus d’une carrière ouverte. Ayez donc de l’ambition, monsieur ; mettez de côté ce découragement, cette défiance de vous-même que vous montriez tout à l’heure, et tentez toutes les chances que la fortune vous offre. — Elle s’interrompit et passa la main sur son front comme pour préparer la suite de son argumentation et se remettre de l’espèce d’embarras qui la gagnait à mesure qu’elle manifestait sa pensée.

Mlle de La Rabodière comprit qu’il y avait quelque intention cachée dans ce qu’elle venait de dire, et que son hésitation même annonçait que c’était chose embarrassante à déclarer.

— Ah ! madame, dit-elle en riant, je suis sûre que vous allez proposer à M. de Tuzel quelque riche mariage, et que vous ne savez comment vous y prendre pour le lui conseiller.

La comtesse fit vivement un geste négatif et reprit avec effort :

— Non, ce n’est pas cela ; il m’est plus naturellement venu une autre idée, en entendant M. de Tuzel avouer son goût pour les voyages. Ma mère est la proche parente de M. le gouverneur de Saint-Domingue, qui se trouve actuellement à Paris ; elle a quelque crédit auprès de lui, et elle en userait volontiers en faveur de M. de Tuzel, s’il voulait passer en Amérique pour y exercer quelque haut emploi. Si j’osais me permettre un conseil, je dirais que cette carrière est belle et honorable.

— Ah ! madame, interrompit Mlle de La Rabodière d’un ton à moitié fâché, que vous a donc fait M. de Tuzel pour que vous vouliez l’envoyer ainsi à l’autre bout du monde ? — Refusez, ajouta-t-elle en se tournant vers Estève ; refusez-donc, monsieur !

— Oui, mais je n’en rends pas moins grace à madame la comtesse, qui a daigné un instant s’occuper de moi, répondit-il, navré de cette marque d’intérêt, qui était au fond une preuve si évidente d’indifférence. La fortune que j’ai me suffit, poursuivit-il, pressé d’épuiser ce pénible sujet d’entretien : j’ai ce qu’on appelle un sort indépendant, et je ne tenterai pas d’acquérir des biens qui n’ajouteraient rien à mes satisfactions ; mais je n’en emploierai pas moins ce que j’ai de force et d’activité. Dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, j’entreprendrai un long voyage, et un jour, si je vis, je reviendrai vous donner des nouvelles de ce pays que madame la marquise appelle la république des Hurons.

Quelques jours s’écoulèrent encore. Estève reparla de ses projets de départ, mais la marquise n’y voulut rien entendre. Elle s’était accoutumée à la présence de ce beau jeune homme, qu’elle avait créé son chevalier d’honneur ; elle aimait sa tournure d’esprit, ses manières simples et dignes, son caractère, et, par une sorte d’égoïsme affectueux, elle voulait le retenir jusqu’au jour où elle quitterait elle-même Froidefont.

Mme de Champreux avait insensiblement amené ses relations avec Estève aux termes les plus mesurés : elle le traitait avec cette réserve, cette froide douceur, qui ne donnent aucune prise ; mais elle était d’ailleurs d’une politesse si exacte, d’une humeur si parfaitement égale, qu’Estève ne put craindre un seul moment que sa présence à Froidefont lui fût importune. Il pensa que les sentimens de la comtesse pour lui n’allaient pas au-delà de l’estime la plus indifférente, et, comme il n’avait jamais espéré davantage, son cœur n’en souffrit pas. Le principe de toutes les félicités que lui donnait son amour était dans cet amour même, dans son adoration pour cette femme dont le regard doux et distrait s’arrêtait si rarement sur lui. Il ne cherchait pas à lui parler, il fuyait même les occasions de se rapprocher d’elle ; tout son bonheur consistait dans une contemplation humble et silencieuse. Le soir, au salon, il évitait de se mêler au groupe qui l’entourait. Lorsqu’il n’y avait point d’étrangers au château, il aurait pu s’offrir naturellement pour l’accompagner dans ses promenades ; mais il ne profitait même pas de ces bénéfices de sa position, et il laissait la comtesse sortir seule avec une des demoiselles de compagnie, se bornant à les suivre de loin sans qu’elles pussent s’apercevoir de sa présence.

Un jour, la comtesse et Mlle de La Rabodière étaient sorties pour faire une de ces excursions qu’elles appelaient leurs voyages autour du parc. Estève dirigea plus tard sa promenade du même côté, vers les bords de la Marne, car il savait que la comtesse irait se reposer dans l’île. Jamais peut-être il n’avait parcouru avec un cœur plus ravi d’admiration et d’amour ces lieux où il suivait sa trace. Cet air qu’elle avait respiré l’enivrait, il lui semblait que des influences bénies l’environnaient de toutes parts et planaient sous ces voûtes de feuillages dont elle aimait l’ombrage noir et profond. Le soir approchait, et le crépuscule des allées commençait à s’assombrir ; un rayon de soleil pénétrait encore dans les clairières et dorait la pointe verte des gazons ; mille bruits confus et charmans, les bruits d’une belle nuit d’été, s’élevaient déjà dans le vaste silence du parc. C’était l’heure où Mme de Champreux retournait au château. Estève eut la pensée d’aller visiter l’île après elle et de s’asseoir un moment à la place qu’elle venait de quitter.

Comme il gagnait les bords de la Marne, il lui sembla qu’un cri, un cri de détresse, s’élevait de ce côté. Il s’élança et franchit en un instant la longue allée de peupliers qui aboutissait en face de l’île. Pendant ce trajet, il n’entendit plus rien. En arrivant au bord de l’eau, il ne vit personne. Le batelet avait disparu, et il n’y avait pas trace humaine aux environs des deux embarcadères. Alors, saisi d’une cruelle angoisse, il parcourut du regard le cours de la Marne et ne tarda pas à apercevoir le batelet qui s’en allait en dérive et désemparé de son aviron.

À cette vue, la première pensée d’Estève fut que Mme de Champreux et sa compagne étaient entrées dans cette frêle embarcation qui avait aussitôt chaviré, et qu’elles étaient au fond de la rivière, déjà mortes peut-être. Un cri terrible, un cri de désespoir et d’horreur, s’échappa de sa poitrine, et il se jeta instinctivement à l’eau, mais au même moment une voix s’éleva dans l’île : c’était celle de Mme de Champreux qui appelait au secours. Estève passa la rivière, qui était peu profonde en cet endroit, franchit d’un bond l’embarcadère et courut à la cabane.

Alors un spectacle bizarre, inoui, frappa ses regards. La comtesse était à genoux, ainsi que sa demoiselle de compagnie et une fillette de la ferme qu’elles amenaient ordinairement pour les passer dans l’île. Une espèce de géant fauve et déguenillé rodait autour d’elles, en brandissant son couteau comme pour les effrayer, et semblait se divertir beaucoup de leur terreur.

— Misérable ! cria Estève en se précipitant sur lui avec une furie qui doublait ses forces, et aussitôt le colosse tomba terrassé la figure contre terre et rugissant de colère.

— Ah ! monsieur, c’est un fou ! Ne le tuez pas ! s’écria Mme de Champreux entraînée par un mouvement de généreuse compassion. Avant qu’elle eût achevé, Estève, pâle et tremblant, avait laissé aller cet homme, qui se retourna en levant sur lui son couteau avec un geste de fureur sauvage. Les trois femmes firent un cri perçant, elles crurent qu’Estève allait périr à leurs yeux ; mais aussitôt le fou laissa tomber son couteau et bégaya avec un accent de surprise et de joie :

— Père, père, bon père ! donnez à Genest, au pauvre Genest… la charité, pour l’amour de Dieu… Puis, regardant l’habit d’Estève d’un air inquiet, il ajouta : — Venez, venez là-bas, au couvent. Allons trouver le père Timothée. Alors vous aurez une robe blanche avec un beau scapulaire noir… Mon père… mon père, la charité au pauvre Genest, s’il vous plaît ?

Estève, un peu revenu de sa surprise, repoussa le mendiant et lui dit avec un geste d’autorité :

— Va-t-en ! je t’ordonne de t’en aller, malheureux et maudit que tu es !

Genest le regarda d’un air de soumission plaintive, baissa la tête et obéit. On le vit franchir la berge, traverser le grand bras de la rivière à la nage et disparaître derrière les arbres du chemin. Pendant cette scène rapide. Mme de Champreux et sa demoiselle de compagnie étaient restées immobiles d’étonnement.

— Vous aviez déjà fait la charité à ce mendiant, il vous a reconnu, monsieur, s’écria Mlle de La Rabodière. Grand Dieu ! quelle rencontre !

— Mais comment ce misérable se trouvait-il ici ? interrompit Estève, comment a-t-il osé vous aborder, vous menacer ?

— C’est ma faute, répondit la comtesse encore pâle et tremblante ; cet homme était sur l’autre rive, il nous a aperçues, et il a tendu la main vers nous comme pour demander l’aumône ; alors, sans réflexion, j’ai fait le geste de lui jeter quelques pièces de monnaie. Aussitôt il a passé la rivière, et j’avoue que je n’ai pu m’empêcher de rire en voyant cette figure qui sortait de l’eau tout échevelée et ruisselante, avec une poignée de roseaux à la main comme ces fleurons peints en camayeu sur les dessus de porte. Ce malheureux s’est approché, et j’ai compris tout de suite, à sa manière de parler, à son air, que c’était un idiot, un insensé. Il s’est mis à dire mille choses incohérentes dont nous avons eu la folie de nous divertir. Tout à coup il a commencé à psalmodier en imitant l’air recueilli et l’attitude d’un moine qui chanterait au chœur ; puis, comme nous le regardions en riant, il nous a commandé d’un air impérieux de nous mettre à genoux. Je lui ai dit de s’éloigner, et, voyant qu’il n’obéissait pas, j’ai fait signe à Mlle de La Rabodière et à Georgette de me suivre ; mais il nous a barré le passage, et, tirant son couteau d’un air de fureur, il a renouvelé son injonction. Nous étions plus mortes que vives. Il a fallu céder. Alors, soit avec une méchante intention, soit seulement pour nous effrayer, il s’est mis à bondir autour de nous avec son couteau à la main… Cependant Georgette s’est courageusement échappée pour aller chercher du secours ; mais il l’a rejointe à l’embarcadère et l’a ramenée.

— Après avoir donné un coup de pied à la barque, qui a suivi le fil de l’eau et qui doit être loin à présent, ajouta la jeune fille.

— Quelle situation ! reprit la comtesse. Cet homme continuait à nous menacer, et s’irritait au moindre mouvement que nous faisions. C’était un accès de folie qui s’exaltait de plus en plus. Nous étions terrifiées. Quel moyen de sortir d’une telle position ? Que dire à un fou pour le toucher, l’effrayer ou le convaincre ? Heureusement, oh ! bien heureusement, monsieur, vous êtes venu à notre secours.

— Et heureusement aussi vous avez imposé à cet homme, et il s’est souvenu dans sa folie que vous lui aviez fait du bien, ajouta Mlle de La Rabodière. Dans son respect et son affection, il vous a appelé son père. Mais où donc l’avez-vous rencontré ? À la porte de quelque couvent, je suppose, car il vous a parlé d’un moine.

— Oui, je me souviens, répondit Estève d’une voix troublée ; c’était effectivement dans une maison religieuse.

— À l’abbaye où M. votre oncle, le comte de Baiville, a fait profession ?

— Oui, mademoiselle, c’est là précisément.

— Voilà pourquoi il voulait vous emmener pour qu’on vous donnât une robe de moine. Quel étrange pêle-mêle d’idées dans la tête de ce malheureux !

— Qu’allons-nous faire ? et comment sortir d’ici maintenant ? s’écria la comtesse.

Estève regarda du côté où il avait aperçu la barque ; mais le courant l’avait entraînée. D’ailleurs la nuit tombait, et l’on ne distinguait plus rien que des masses obscures qui surplombaient la rive.

— Il faut que Georgette tâche de passer à gué, et qu’elle aille chercher du monde au château, reprit Mme de Champreux.

— Certainement je passerai, répondit la fillette ; pas toute seule pourtant, je perdrais pied. Mais si monsieur veut m’aider, lui qui a déjà passé ?…

— Cette enfant a raison, dit Estève : il y a trop d’eau pour qu’elle passe seule ; mais je puis la porter à l’autre bord.

— Pourquoi ne passerions-nous pas de la même manière ? objecta la demoiselle de compagnie. À quoi bon attendre ? La nuit vient ; on doit être inquiet déjà au château, et notre situation ici n’est pas des plus agréables. Il y a sous ces arbres comme un brouillard qui vous pénètre. M. de Tuzel doit grelotter dans ses vêtemens mouillés.

— Ne prenez aucun souci de moi, interrompit-il ; ne songez qu’à ce que je puis faire pour vous être bon à quelque chose.

— Ma chère Irène, vous tremblez, reprit Mlle de La Rabodière en prenant la main de Mlle de Champreux ; cette robe de linon vous garantit mal ; vous avez le frisson. Venez, partons tout de suite, au nom du ciel !

La comtesse garda le silence.

— Madame, dit Estève en se rapprochant d’elle, l’air est humide ici ; il y règne, après le coucher du soleil, une fraîcheur dangereuse et qu’il faut se hâter de fuir. Souffrez que je vous rende sur-le-champ le service que vous recevriez dans une heure d’un de vos valets de pied.

— Allons, répondit la comtesse d’une voix mal assurée.

L’enfant et la demoiselle de compagnie passèrent d’abord, puis Estève revint chercher la comtesse. Elle était debout sur la dernière marche de l’embarcadère ; l’obscurité empêchait qu’on distinguât ses traits, mais on voyait qu’elle avait croisé les bras sur son mantelet de soie, après s’être enveloppée, et qu’elle baissait la tête dans l’attitude d’une craintive attente… En ce moment, une impulsion machinale soutenait seule Estève ; il exécutait chaque mouvement par une sorte d’effort instinctif. Les ressorts de son être matériel avaient toujours la même vigueur, la même puissance ; mais, au fond de son ame, il se sentait défaillir et mourir… D’un bras à la fois sûr et tremblant, il entoura la taille frêle de la comtesse, et, la soulevant, il l’emporta serrée contre sa poitrine… Malgré sa haute stature, il avait de l’eau jusqu’à la ceinture, et le flot qu’il fendait péniblement jaillissait autour de lui en vagues bruyantes… Il eut un instant de vertige ; la tête de la comtesse était appuyée et cachée contre son épaule ; elle se laissait aller entre ses bras comme un corps inerte, une personne évanouie ou morte, et pourtant il sentait son cœur battre avec violence, comme si elle eût été en proie à une de ces terribles et profondes émotions de l’ame qui troublent et suspendent les fonctions de la vie.

— Vous avez peur ! murmura-t-il en l’étreignant plus étroitement par un mouvement involontaire.

— Non, répondit-elle d’une voix brève.

Une minute après, ils abordèrent.

Mme de Champreux s’élança sur le rivage, prit le bras de sa demoiselle de compagnie, et se mit à marcher vivement vers le château, comme si elle avait hâte de fuir les lieux où venait de se passer cette étrange scène. Mais la force factice qui la soutenait s’évanouit bientôt ; elle s’arrêta brusquement et en disant d’une voix éteinte :

— Je ne puis aller plus loin… J’ai froid… Il me semble que je vais mourir.

Estève la soutint et la déposa à moitié évanouie sur le gazon, au bord de l’allée ; elle avait les mains glacées et frissonnait, enveloppée dans sa mante. — Ma chère Irène, vous tremblez la fièvre, s’écria Mlle de La Rabodière désolée. Ah ! pauvre enfant ! c’est le saisissement, la fatigue, qui l’ont mise en cet état ! Cours, Georgette, ajouta-t-elle, cours à toutes jambes, ma fille, va dire au château qu’on amène sur-le-champ une chaise.

Estève voulut aller lui-même. — Non, non, s’écria la demoiselle de compagnie en le retenant ; il est nuit close, nous mourrions de peur seules ici. Restez, restez, monsieur.

Heureusement, la comtesse n’étant pas rentrée à l’heure ordinaire, on avait eu l’idée d’envoyer un carrosse au-devant d’elle : Georgette le rencontra au bout de l’avenue. Les deux femmes y montèrent avec Estève, et l’on reprit au grand trot le chemin du château. Pendant ce trajet rapide. Mme de Champreux s’était rejetée au fond du carrosse ; la faible clarté que projetaient les lanternes à travers les glaces baissées permettait d’entrevoir son attitude, mais non l’expression de son visage. Immobile, et la tête appuyée sur sa main, elle pressait son mouchoir sur ses lèvres et gardait le silence.

En descendant de carrosse, elle assura qu’elle se trouvait mieux ; mais Estève s’aperçut qu’elle avait pleuré en chemin. Après avoir embrassé son aïeule, qui écouta avec de grandes exclamations le récit que lui fit Mlle de La Rabodière, elle alla s’enfermer chez elle et ne parut plus jusqu’au surlendemain. La marquise prétendit que sa petite-fille avait des vapeurs, et fit venir son médecin de Paris ; mais le docteur déclara qu’il ne voulait rien ordonner à la plus rebelle des malades, et l’indisposition de Mme de Champreux n’eut pas d’autres suites.

Pendant quelques jours, on ne s’entretint à Froidefont que de l’étrange aventure arrivée dans l’île ; puis, comme on crut s’apercevoir que ce sujet de conversation attristait la comtesse, on n’en parla plus du tout. Le cœur d’Estève était livré à des préoccupations si violentes, qu’il oublia bientôt l’espèce d’inquiétude que lui avait causée sa rencontre avec Genest le vagabond. Il pensa que l’idiot ne garderait de ce fait qu’une idée confuse, et qu’il n’y avait rien à craindre de sa mémoire. D’ailleurs, ses moyens de communication étaient si bornés, il parlait une langue si incomplète, qu’il semblait certain que, quand même un souvenir fût resté dans sa pauvre tête, il ne parviendrait jamais à faire comprendre comment et en quel lieu il avait retrouvé Estève.

Cette existence tout à la fois paisible et agitée, calme en apparence, mais bouleversée par tant d’orages intérieurs, dura encore pendant quelques semaines. Estève se disait avec une joie douloureuse, la joie du condamné dont un sursis prolonge la vie, qu’il lui restait un mois peut-être, un mois encore avant de quitter Froidefont.

Un matin, il lisait dans la bibliothèque, — la bonté du ciel voulut qu’il y fût seul, — un valet entra et lui dit respectueusement : — Monsieur veut-il prendre la peine de passer chez lui ? quelqu’un l’attend, une personne qui désirerait parler à monsieur sur-le-champ.

— Le nom de cette personne ? demanda Estève avec un certain trouble.

— Elle n’a pas voulu le dire, et je n’ai pas osé insister, répondit le valet.

— C’est bien ; allez lui annoncer que je vous suis, dit Estève, n’osant pas faire d’autres questions. Il monta chez lui rapidement et demeura comme pétrifié à la vue de celui qui l’attendait tranquillement assis dans sa chambre : c’était le père procureur de l’abbaye de Châalis, un des religieux que le père Anselme associait quelquefois à l’exercice de son autorité. Comme le valet, debout contre la porte encore ouverte, semblait attendre les ordres d’Estève pour se retirer, le moine lui fit signe de sortir, puis, se rapprochant du malheureux que sa présence avait anéanti, il lui dit d’un ton calme : — Remettez-vous, frère Estève ; je ne viens pas ici faire un scandale, et il ne tiendra qu’à vous que tout se passe sans bruit.

— Que me voulez-vous et que prétendez-vous ? s’écria Estève hors de lui.

— Rien que vous retirer de votre péché, mon frère, et vous sauver de votre apostasie, répondit le moine avec fermeté ; vous allez me suivre sans résistance, j’espère ; ne voulez-vous pas éviter par votre soumission un éclat fâcheux qui vous exposerait aux railleries, au mépris de ce monde où vous vivez ?

Estève garda le silence, un silence mêlé de rage et de confusion. Le père procureur reprit :

— Sa paternité m’a confié tous ses pouvoirs, elle m’a laissé le maître d’agir selon les inspirations de mon zèle pour la gloire de notre maison. Je me suis introduit ici sous un motif plausible ; l’habit que je porte explique mon intervention dans des affaires de famille ; vous direz que je suis envoyé par un de vos parens qui, au moment d’entreprendre un long voyage, désire vous emmener ; vous pourrez ainsi me suivre sans qu’on s’étonne de ce départ subit et sans qu’on cherche à savoir ce que vous serez devenu. Dieu permet ces subterfuges, quand ils ont pour motif les intérêts de notre sainte religion. Mon frère, réfléchissez au parti que je vous propose, il concilie les devoirs que mon état m’impose avec les sentimens de charité qui me parlent en votre faveur. Je puis ainsi vous sauver d’un éclat ignominieux ; vous disparaîtrez du monde sans y laisser une mémoire déshonorée, la mémoire d’un impie et d’un apostat.

Tandis que le moine parlait avec un accent de conviction et d’autorité en arrêtant sur Estève son regard armé d’une fermeté impassible, celui-ci, affaissé sur lui-même, le visage pâle et le front baigné d’une sueur froide, éprouvait l’agonie morale d’un homme qui n’a plus même une faible chance de salut, une lueur d’espérance.

— Et si je refusais de vous suivre ? dit-il enfin, non d’un air de défi, mais avec l’accent du désespoir.

— Alors j’emploierais la force, dit sans s’émouvoir le père procureur ; je requerrais l’assistance de la justice séculière, et, en vertu d’un ordre dont je suis muni, je vous ferais emmener par les gens de la maréchaussée.

— Mais alors je pourrais chercher dans la mort ma délivrance ! s’écria Estève avec exaltation et en s’approchant d’une fenêtre qui s’ouvrait sur la terrasse pavée en marbre du château.

— Mon frère, répondit froidement le moine, quand vous vous seriez brisé la tête sur ces dalles, Dieu condamnerait votre ame pour l’éternité, et le monde détournerait les yeux avec horreur de votre dépouille mortelle, que je réclamerais, moi, votre supérieur spirituel et l’un des dignitaires de l’abbaye royale de Châalis, où vous avez fait votre profession religieuse.

Un long silence suivit ces paroles.

Estève, la tête baissée sur ses mains, ne manifestait ses angoisses que par les frémissemens douloureux qui ébranlaient tout son corps. Le malheureux succombait à cette agonie ; le courage lui manquait, non qu’il songeât au sort terrible qui l’attendait dans les prisons du monastère, mais parce que le moment de se séparer à jamais de Mme de Champreux était venu. Enfin l’excès de son malheur même lui inspira une sorte d’énergie désespérée, et il dit avec la résolution d’un homme subitement résigné au sacrifice de sa vie : — Avant de partir, me sera-t-il permis de faire quelques dispositions, qui seront comme un testament de mort, et d’écrire à Mme la marquise de Leuzière ?

— Oui, mon frère, répondit le moine ; cette manière de prendre congé d’elle me paraît la plus convenable.

Estève prit alors la plume et écrivit d’abord à la marquise pour la remercier de l’hospitalité qu’il avait trouvée à Froidefont. Ce billet était conçu dans des termes où le respect était mêlé à la plus vive reconnaissance. Ensuite Estève sortit d’une armoire le coffret qui contenait encore près de deux cent mille livres en or ou en joyaux ; après en avoir tiré un rouleau de vingt-cinq louis, il le referma et écrivit la lettre suivante à Mlle de La Rabodière.

« Mademoiselle,

« Au moment de m’éloigner pour jamais des lieux où j’ai passé les plus heureux, les seuls momens heureux de ma vie, je n’ai pas la force de vous revoir pour vous exprimer les sentimens dont mon cœur est pénétré en vous quittant. S’il est une consolation possible pour moi dans l’isolement où je vais me trouver, je la devrai au souvenir que j’emporte de votre amitié.

« Souffrez que je vous confie en partant un soin qui ne saurait être rempli par de plus dignes mains : c’est celui d’employer la somme entière et la valeur des bijoux contenus dans le coffret que je vous envoie, à fonder une maison de refuge pour les enfans orphelins et les pauvres vieillards des environs de Froidefont. Mes vœux seraient comblés si Mme la comtesse de Champreux voulait accepter le patronage de cette fondation.

« Adieu, mademoiselle ; gardez un souvenir à celui que vous avez honoré de votre amitié, et qui, à sa dernière heure, songera encore aux jours heureux passés près de vous dans ces lieux qu’il ne reverra jamais, et où il laisse tout ce qu’il respecte et chérit le plus sur la terre.

« Froidefont, 20 septembre 1788. »

Il scella cette lettre, après y avoir enfermé la clé du coffret ; puis, sonnant le valet qui était dans son antichambre, il lui ordonna de tout préparer pour son départ.

Le père procureur approuva d’un signe cette précaution et assista d’un air impassible à ces arrangemens, qui semblaient annoncer un long voyage. Quand les malles furent fermées, il commanda au valet de chambre de faire avancer à l’une des petites portes la chaise de poste qui attendait dans l’avenue. Toutes ces dispositions n’avaient pas duré une heure ; il n’était guère plus de midi, et les dames du château, encore enfermées chez elles, n’apprirent rien des préparatifs de voyage qu’on faisait dans l’appartement d’Estève. Lorsque tout fut prêt, le père procureur se leva et dit simplement : — Allons !

Estève avait repris une sorte de sang-froid ; sa démarche et son geste étaient fermes, rapides, mais une extrême pâleur couvrait son visage. Il donna au valet de chambre tout l’argent de sa bourse et lui remit ensuite le rouleau de vingt-cinq louis qu’il avait gardé, pour le distribuer à la livrée du château. — Et maintenant, ajouta-t-il, voici, Saint-Germain, ce que je vous prie de faire : dans une heure, vous porterez ce billet à madame la marquise, et ce coffret avec cette lettre à Mlle de La Rabodière ; dans une heure seulement, entendez-vous, Saint-Germain ?

Le valet de chambre, discret et bien appris comme un domestique de bonne maison, ne fit aucune observation et promit d’exécuter ponctuellement les ordres qu’on lui donnait.

La chaise de poste était déjà à la porte. Estève descendit accompagné du père procureur, qui ne l’avait pas perdu de vue une minute. Avant de monter dans la chaise, il se tourna pour jeter un dernier regard sur la façade du château. Alors seulement les larmes lui vinrent aux yeux.

— Partons ! dit-il d’une voix étouffée et en s’élançant dans la voiture. Le père procureur monta après lui et cria au postillon : Par le chemin de Meaux !

Quelques cavaliers de la maréchaussée, qui stationnaient au bas de l’avenue, se rallièrent autour de la chaise de poste et l’escortèrent dès qu’elle eut atteint la grande route.

— Vous voyez que toute tentative pour vous échapper serait inutile, dit le père procureur ; mon cher frère, il faut vous soumettre à votre sort : il ne sera pas si rigoureux peut-être que vous le craignez.

— À présent je ne crains plus rien, répondit Estève d’un air de froide tranquillité.

Cette apparente fermeté n’était au fond qu’une sorte d’anéantissement qui rendait le malheureux insensible à de nouvelles souffrances. Il était comme un homme qui, précipité dans un abîme sans fond et sans rivages, roulerait dans le vide sans même essayer de se retenir, sans tendre ses mains raidies vers le fétu de paille qui paraît au naufragé une dernière chance de salut. Dans l’indifférence où il était de son sort, il ne songea pas même à demander si, comme il en avait eu le soupçon, c’était Genest le vagabond qui avait fait connaître l’endroit où on le retrouverait, et par quels moyens le père procureur était parvenu jusqu’à lui.

Il était nuit lorsque la chaise de poste arriva à Châalis et roula dans la première cour, qui séparait les bâtimens claustraux du logis des hôtes.

Quelques figures de frères convers, inquiètes et effarées malgré leurs efforts pour conserver l’impassibilité que commandait la discipline monastique, parurent à la porte du grand cloître ; mais aucun religieux ne se montra, sans doute un ordre du prieur les tenait éloignés. Pourtant, lorsque Estève traversa le préau, il crut apercevoir derrière un pilier le visage pâle et consterné du père Timothée. En passant le seuil du monastère, Estève parut frappé d’un souvenir subit : — Ce jour est un anniversaire, dit-il, un anniversaire maudit ; il y a eu dix ans, aujourd’hui, que je passai pour la première fois cette porte.

— C’est vrai, murmura l’un des convers, je m’en souviens, c’est moi qui la lui ai ouverte pour son malheur et sa condamnation éternelle !

Estève regarda cet homme, dont le visage exprimait une stupide indignation, et lui dit avec douceur : — Et maintenant, mon frère, vous allez me conduire encore en présence du prieur ; mais ce ne sera plus aux mêmes fins.

Il monta d’un pas ferme à la cellule du père Anselme, qui l’attendait entouré de quelques-uns de ses familiers. Il y avait en ce moment sur le visage d’Estève une sorte d’impassibilité froide et résolue qui fit comprendre au prieur que l’infortuné livré à sa justice était dompté, mais non soumis. Trop prudent, trop habile pour se livrer au ressentiment, à la sourde colère qu’il nourrissait depuis six mois contre celui dont l’apostasie avait trompé toutes ses prévisions, toutes ses espérances, il garda une attitude calme, et son visage n’exprima qu’une froide sévérité.

— Frère Estève, dit-il, tandis que les assistans gardaient un profond silence, vous avez encouru le châtiment auquel les lois canoniques et les statuts de notre ordre condamnent le religieux qui manque aux trois vœux qu’il a prononcés. Avez-vous quelque excuse à alléguer ?

— Aucune, répondit Estève.

— Alors, mon frère, soumettez-vous avec contrition, continua le prieur d’un ton de mansuétude ; notre devoir est de vous infliger le châtiment que mérite votre faute, mais la miséricorde de Dieu, votre repentir et notre charité pourront l’abréger. Nous vous dispensons de faire amende honorable devant la communauté capitulairement assemblée, et nous vous ordonnons seulement de vous rendre dans la cellule où vous devez passer le temps de votre pénitence. Alors, sans autre formalité et sans autre appareil, Estève fut conduit dans une des cellules du troisième cloître. Il reconnut, à la lueur du flambeau que portait un des convers, le préau dévasté, les décombres rongés par des mousses noirâtres, et les grilles derrière lesquelles il avait aperçu jadis des reclus et des fous. À mesure qu’il approchait, il entendait une voix lamentable crier derrière une de ces horribles grilles : — Père, bon père, la charité ! bon père !

— C’est Genest ! s’écria Estève avec un étonnement qui lui fit oublier un moment sa propre misère : comment ce malheureux a-t-il pu attirer sur lui une si horrible punition ?

— Il aurait fait comprendre à d’autres personnes peut-être ce qu’il a su dire devant leurs révérences, répondit un des convers ; le monde est rempli de gens impies qui sont curieux de tous les scandales qui arrivent dans les couvens.

Estève comprit alors quelle part Genest avait eue à ce qui se passait, et quelle barbare prudence avait motivé sa réclusion. Il avait déjà pardonné à ce malheureux, par la main duquel la fatalité qui poursuivait sa vie venait de lui porter le dernier coup ; il le plaignit au milieu de ses propres douleurs avec une généreuse sympathie. Lorsque Estève se trouva seul dans la cellule où il devait peut-être achever ses misérables jours, il jeta autour de lui un regard morne, stupéfait, et se demanda si c’était bien lui-même qui venait de se laisser ensevelir dans cet affreux tombeau. Sa vue parcourait successivement les objets tristes et terribles qui l’environnaient : sa couche de paille, au chevet de laquelle une tête de mort semblait ouvrir ses yeux sans regard, l’unique siége placé devant une table grossière, et le prie-dieu dont les genoux des malheureux reclus avaient usé la planche. Au milieu de ces lugubres images, de cet horrible abandon, de cette solitude, de ce silence, il se souvint que la veille encore, à pareille heure, il était assis dans le salon de la marquise de Leuzière, à quelques pas de Mme de Champreux, et environné de tant d’éclat, de bonheur et de joie. Alors il tomba dans un désespoir qui lui arracha des sanglots et des cris tels que ces voûtes effroyables n’en avaient jamais entendu ; il appela mille fois la mort à son secours, et le lendemain le frère convers qui vint lui apporter sa nourriture le trouva étendu et comme expirant sur les dalles de la cellule.

Il passa plusieurs jours dans cette lutte énergique de la vie qui défend contre la mort une organisation encore jeune et puissante. Ce fut la vie qui l’emporta enfin, et Estève revint graduellement de cette longue agonie. Pendant sa maladie, un frère convers avait silencieusement veillé près de lui, et, quand il fut en convalescence, il s’aperçut de quelque adoucissement à son sort. Il lui était permis de quitter sa cellule et de se promener dans l’enceinte du troisième cloître ; mais il était d’ailleurs l’objet d’une si grande vigilance, que le père Timothée ne put jamais parvenir jusqu’à lui, et qu’il ne vit plus d’autre visage humain que celui du frère convers qui le servait, et la figure morne et souffrante de son triste compagnon d’infortune, Genest le vagabond. Son organisation vigoureuse résista aux privations matérielles, mais sa raison se serait peut-être éteinte dans les lentes tortures d’une telle existence, s’il n’eût trouvé dans l’exercice de la charité, de la bonté compatissante de son ame, une sublime distraction à ses souffrances. Cet idiot, ce misérable insensé, cause involontaire de son malheur, devint l’objet de ses soins. La triste créature s’éteignait dans sa prison ; la violence qu’on faisait à ses instincts la tuait. Lorsque le printemps faisait sentir sa douce influence jusque dans cet affreux séjour, lorsque des troupes d’hirondelles passaient au-dessus des murs et que l’herbe verdissait entre les pavés de la cour, Genest, saisi d’une inexprimable souffrance, se traînait le long des murs comme pour chercher une issue ; puis il s’asseyait, laissait tomber sa tête sur ses mains puissantes, et se prenait à gémir avec l’accent plaintif et désolé d’un enfant. À la voix d’Estève, le malheureux se ranimait pourtant ; lorsque celui-ci s’approchait et essayait de le consoler, il lui baisait les mains et bégayait : — Père, bon père Estève, restez avec le pauvre Genest. La charité au pauvre Genest, pour l’amour de Dieu !

VIII.

Il y avait plus de deux ans qu’Estève traînait une vie languissante et qui semblait approcher enfin du terme suprême. Un matin, il lisait, assis devant la petite cheminée de sa cellule, un livre de prières que lui avait prêté le frère convers ; aucune plainte, aucun mouvement ne troublait plus le silence de sa prison : le pauvre Genest était mort depuis un mois. — Tout à coup un bruit inaccoutumé se fit entendre, des pas pressés résonnèrent sur le pavé sonore de la cour. Estève se leva tout éperdu et ouvrit la porte de sa cellule ; c’étaient le père Timothée et l’abbé Girou qui arrivaient. Ils se jetèrent dans les bras d’Estève en s’écriant : — Venez, suivez-nous ! venez, les portes sont ouvertes !

— Quoi ! le prieur veut ma délivrance ? s’écria-t-il, c’est lui qui vous envoie. Oh ! qu’il soit béni mille fois, mon Dieu !

— Il n’y a plus ici ni prieur, ni religieux, répondit le père Timothée ; des prodiges viennent de s’accomplir, nous sommes libres ! Et comme Estève le regardait de l’air égaré, stupéfait, d’un homme qui doute de sa raison et du témoignage de ses sens, il lui montra, dans le journal qu’il tenait à la main, le décret de l’assemblée constituante : « La loi constitutionnelle du royaume ne reconnaîtra plus de vœux monastiques solennels des personnes de l’un et de l’autre sexe ; en conséquence, les ordres et congrégations religieuses sont et demeureront supprimés en France, sans qu’il puisse en être établi de semblables à l’avenir. »

Estève, privé de toute communication avec le monde, n’avait rien su des évènemens qui venaient de s’accomplir. Il apprit en même temps tous les actes qui avaient commencé la révolution, changé l’ancien ordre de choses et à moitié renversé le trône. Déjà alors les priviléges des castes nobles étaient supprimés, les droits du clergé abolis, et les biens ecclésiastiques réunis au domaine national.

Le prieur et la plupart des religieux abandonnèrent le jour même l’abbaye de Châalis. Estève, l’abbé Girou et le père Timothée restèrent jusqu’au lendemain dans le logis des hôtes. Le père Timothée semblait éprouver plus d’étonnement que de joie de ce changement d’existence. Malgré son scepticisme religieux et sa profession avouée d’athéisme, il y avait encore en lui des opinions, des préjugés de race ; le vieux gentilhomme vivait encore dans la personne du moine défroqué. L’abbé Girou acceptait avec sa soumission ordinaire le bien et le mal que la Providence dispensait aux hommes dans cette violente réaction. Il gémissait sur les désastres de l’église et remerciait le ciel de la délivrance d’Estève. — Mon ami, lui dit-il, je suis venu pour vous emmener ; j’occupe, dans un des quartiers les plus tranquilles de Paris, un logement où je me suis retiré, bien que je remplisse encore les fonctions d’aumônier de la prison de Saint-Lazare ; c’est là que nous vivrons ensemble. — Le digne prêtre offrit ensuite au père Timothée de partager l’asile qu’il donnait à Estève, et décida le vieux moine à les accompagner.

La première pensée d’Estève fut d’aller à Froidefont pour savoir quel était le sort de la famille de Leuzière au milieu des bouleversemens qui avaient changé tant de hautes existences ; mais on était au cœur de l’hiver, et probablement il n’y avait à Froidefont que le concierge et le régisseur. Estève préféra aller d’abord à Paris, où il avait plus de chances de trouver la marquise et sa petite-fille dans leur hôtel de la rue de Varennes.

L’abbé Girou occupait dans le haut du faubourg Saint-Denis une petite maison située entre cour et jardin ; aucun des bruits de la grande ville ne retentissait jusque-là, et Paris tout entier aurait été livré au pillage et à la destruction, qu’on n’en aurait rien su dans cette maisonnette, que le vaste enclos de Saint-Lazare séparait des autres habitations. Une vieille Provençale, que l’abbé Girou avait trouvée sur le pavé de Paris, faisait le ménage et prenait soin de ce modeste intérieur. La santé d’Estève se raffermit promptement dans cet humble bien-être, et la société douce et consolante de ses deux amis releva ses forces morales. Il se rattacha à la vie par des affections et par des espérances qu’il osait à peine formuler en lui-même, mais qui lui causaient des tressaillemens de tendresse et de joie.

Dès le second jour de son arrivée à Paris, il était allé à l’hôtel de Leuzière. Avant même que sa main eût soulevé le lourd marteau de la porte-cochère, il avait compris, à la tranquillité, au silence de cette demeure, que les maîtres étaient absens. Il dut frapper plusieurs fois pour se faire ouvrir, car il n’y avait personne dans la loge du suisse. Le concierge auquel il s’adressa le regarda d’un air inquiet, défiant, et lui répondit avec une sèche politesse que Mme la marquise de Leuzière et Mme la comtesse de Champreux étaient à la campagne.

— À Froidefont sans doute ? s’écria Estève.

— Non, monsieur, répliqua vivement cet homme ; Mme la marquise est en Lorraine, mais on l’attend à Paris vers la fin de l’hiver, du moins je le crois.

Estève se retira. Comme il sortait, un savetier, assis dans sa misérable échoppe au coin de la rue, releva la tête, et lui cria :

— Il s’est fait prier pour vous ouvrir la porte, le vieux loup ! et je parierais qu’il vous a débité un tas de mensonges. Il dit à tous venans que la vieille dame est à la campagne ; mais il sait bien le contraire, l’ivrogne !

— Comment ! que voulez-vous dire ? s’écria Estève, frappé des paroles de cet homme, et se résignant avec une sorte de dégoût à l’interroger.

— Je dis que la vieille marquise est une aristocrate qui a passé à l’étranger avec sa petite-fille et toute sa fortune. Elle a émigré comme tant de nobles de ce quartier.

— Mais Mme la marquise de Leuzière ne se mêlait pas de politique, interrompit Estève.

— Vous croyez ça ! Elles étaient de la cour ; je les ai vues à Versailles les 5 et 6 octobre, quand nous sommes allés chercher le roi. Je vous dis que c’étaient des aristocrates, et qu’aujourd’hui elles conspirent à l’étranger.

Estève comprit qu’il pouvait y avoir quelque chose de vrai dans les soupçons de cet homme ; déjà une partie de la famille royale et de la haute noblesse, alarmées par la gravité des évènemens, avaient cherché un refuge hors du royaume, et il était possible, en effet, que la marquise eût suivi cet exemple.

Ce fut un motif de tristesse et en même temps de sécurité pour Estève, qui dès-lors conçut l’espoir d’aller un jour revoir la comtesse dans son exil. Aussitôt rentré dans le monde, il avait eu la pensée de se rapprocher de son père, et l’abbé Girou avait fait faire quelques démarches auprès du marquis ; mais une lettre de la personne chargée de cette négociation ne tarda pas à détruire cette espérance : M. de Blanquefort, pour empêcher Estève de profiter des droits que lui avait rendus le décret qui rompait ses vœux religieux, venait de dénaturer toute sa fortune et de la convertir en valeurs numéraires. Partisan de la révolution et ami de Mirabeau, il devait se rendre prochainement à Paris.

Estève se renferma dès-lors dans la solitude et l’intimité de ses relations. Un sentiment de fierté, de délicatesse, l’avait empêché de faire des démarches pour se rapprocher des enfans de Mme Godefroi, et il se mit à travailler pour ajouter un peu d’aisance au strict nécessaire que les ressources de l’abbé Girou procuraient à leur humble ménage. Il faisait des copies et mettait au net les livres des petits commerçans du faubourg Saint-Denis. De son côté, le père Timothée gagnait quelque chose en mettant à profit le talent qu’il eut jadis de peindre de charmans pastels : il faisait des enluminures pour les marchands d’estampes. Le vieux moine voyait avec une indignation profonde les progrès de la révolution et les insultes faites à la royauté. Il abhorrait cette rénovation de tous les pouvoirs, et, chose étrange ! le décret sur la constitution civile du clergé causa au vieil athée beaucoup d’irritation et de chagrin.

— Depuis long-temps je ne suis plus chrétien, disait-il, mais je suis et serai toujours gentilhomme ; je ne puis assister sans douleur à la chute de tout ce qui soutenait la puissance royale.

D’autres fois il tombait dans de sinistres prévisions.

— Il n’y a plus de royaume de France depuis que le roi a accepté la constitution, disait-il ; tous ces désordres amèneront quelque chose comme ce qui s’est passé jadis en Angleterre ; ce peuple hérétique et rebelle assassinera son souverain.

Un jour, il rentra plus tard que de coutume ; sa physionomie, ordinairement froide et pensive, trahissait une émotion intérieure.

— Mes amis, dit-il, je ne saurais plus vivre dans ce pays, au milieu de tant d’attentats et de folies ; je m’en vais attendre, hors du royaume, la fin de tous ces désastres. Aujourd’hui, j’ai retrouvé un ancien ami, un homme que je voyais tous les jours, il y a quarante et quelques années, dans le salon de Mme de Pompadour. Il part demain, et je pars avec lui ; plus tard, sans doute, vous viendrez me rejoindre ; — et, déposant une bourse sur la table, il ajouta : — Permettez que je songe à vos frais de voyage ; j’avais prêté jadis quelques centaines de louis au chevalier de Rossi, il s’en est souvenu fort à propos aujourd’hui.

— Mais cette somme vous sera nécessaire en pays étranger, s’écria Estève ; non, non, gardez tout.

— J’ai pris vingt-cinq louis, c’est plus que suffisant pour mon voyage, répondit simplement le père Timothée ; une fois arrivé, je n’aurai plus besoin d’argent.

— Mais où allez-vous donc ? demanda Estève avec étonnement.

— En Italie, dans un des couvens de l’ordre de Citeaux ; — et, voyant l’étonnement d’Estève, il reprit ; — Que ferais-je dans le monde ? la plupart de mes contemporains n’existent plus, et ceux qui ont survécu sont dispersés à l’étranger. Une fois que je serai séparé de vous et de l’abbé, je sens que je ne pourrai plus vivre qu’en reprenant les habitudes auxquelles j’ai été plié si long-temps. La liberté m’est, à présent, un bien inutile ; je ne sais plus que faire de moi-même.

Il partit en effet, et, deux mois plus tard, une lettre de lui annonça à Estève qu’il était dans un couvent de bénédictins aux environs de Rome.

Cependant les mauvais jours de la révolution approchaient ; déjà les proscriptions avaient commencé. L’abbé Girou, qui n’avait pas adhéré à la constitution civile du clergé, et qui avait déjà donné sa démission d’aumônier de Saint-Lazare, pouvait être arrêté comme prêtre réfractaire. Heureusement il vivait oublié dans cette petite maison solitaire et comme perdue entre de vastes jardins dont il n’osait plus franchir l’enceinte. Estève lui-même se hasardait rarement à descendre dans les quartiers populeux pour avoir quelque nouvelle de ce qui se passait dans les clubs et à l’assemblée législative.

Ils n’avaient guère de relations au dehors qu’avec un ancien employé de la maison de Saint-Lazare. Ce brave homme venait de temps en temps leur dire les évènemens, qui, à cette époque, se succédaient avec une si effroyable rapidité. Ce fut par lui qu’ils apprirent la révolution du 10 août et l’arrestation de la famille royale. Quelques jours plus tard, cet homme arriva, pâle de terreur. — Depuis hier, dit-il, on tue dans les prisons de Paris ; c’est une boucherie ! Comme j’ai entendu dire qu’il y avait de grands rassemblemens autour de la prison du Temple, j’y suis allé. Une troupe de gens déguenillés arrivaient en hurlant et en chantant le ça ira. L’un d’eux portait une pique au fer de laquelle on avait mis une tête, une tête de femme pâle, les yeux à demi ouverts, avec de longs cheveux blonds qui flottaient autour de la pique… Cette tête, c’était celle de la princesse de Lamballe !

À ce nom, Estève se couvrit le visage avec un cri d’horreur : il se souvenait de ce que Mme de Champreux avait dit un jour devant lui, dans le salon de Froidefont, de cette destinée si grande, si heureuse, qu’elle voulait imiter. Il remercia alors avec un élan de reconnaissance inexprimable le ciel, qui permettait qu’elle se trouvât en sûreté loin du pays où s’accomplissaient de si grands forfaits. Il bénit mille fois la prudence de la marquise, qui avait mis à l’abri de tout danger une tête si chère. Depuis son arrivée à Paris, il était retourné plusieurs fois à l’hôtel de Leuzière, et toujours le concierge lui avait répondu que la marquise et sa petite-fille étaient absentes. Il alla encore ce jour-là rue de Varennes, et, au moment où il soulevait le marteau, l’ignoble savetier lui cria du fond de son échoppe : — Tu perds ta peine, citoyen ; il n’y a personne. La livrée aussi a émigré.

Estève retourna s’enfermer avec l’abbé Girou ; ils vécurent seuls, isolés des calamités de cette époque, et presque heureux au sein de cette tranquillité. Le travail et l’étude remplissaient toutes leurs heures, et pendant les orages de 93, lorsque les assassinats juridiques de la convention frappaient Paris de terreur, les deux solitaires n’entendirent pas les clameurs de la multitude, qui, comme une mer furieuse, débordait sur les pavés sanglans de la grande ville.

Un soir, c’était après le 31 mai, de funeste mémoire, la vieille servante vint avertir l’abbé Girou qu’un homme le demandait, un homme qui n’avait pas voulu dire son nom. En ces temps malheureux, l’annonce d’une visite était un évènement qui causait autant de trouble et d’inquiétude qu’une mauvaise nouvelle. L’abbé sortit à la hâte en recommandant à Estève le calme et le sang-froid. Un moment après, il revint tenant sous le bras un homme pâle, défait, et qu’Estève ne reconnut pas.

— Ah ! monsieur ! s’écria le vieux prêtre, dont les mains tremblaient, est-ce bien vous que je revois ainsi ?

— Les girondins sont vaincus, dit l’étranger ; tous mes amis sont arrêtés, et l’échafaud les attend… Depuis deux jours, j’ai échappé comme par miracle à ceux qui me cherchent. Je n’ai pas d’argent, pas de pain, pas d’asile… Pouvez-vous me garder ici ?

— Que bénie soit la Providence qui vous y a amené ! s’écria le prêtre. — Allez sur-le-champ, mon ami, ajouta-t-il en se tournant vers Estève qui se tenait à l’écart, allez faire mettre la table et arranger un lit. — C’est votre fils, dit-il en revenant vers l’étranger, dès qu’Estève fut sorti.

Le marquis soupira, et répondit en levant les yeux au ciel :

— J’ai été cruel envers sa pauvre mère, envers lui peut-être ! Si Dieu m’en donne le temps, je réparerai mes torts, je les expierai…

— Mon fils, dit l’abbé Girou en allant prendre par la main Estève qui revenait et en l’amenant près du marquis ; mon fils, vous avez aujourd’hui le bonheur d’aider votre vieil ami à recevoir votre père.

M. de Blanquefort serra silencieusement la main d’Estève et prit son bras pour passer dans la modeste salle où était dressé le couvert. Le repas se prolongea ; pour la première fois depuis bien des jours, le marquis retrouvait un moment de calme, de sécurité, et il en jouissait avec une reconnaissance mêlée d’attendrissement. La détresse avait amolli ce cœur de bronze et dompté ses ressentimens ; il s’ouvrait enfin à de généreux élans, à une noble équité. Dès ce jour, il adopta Estève et l’appela son fils.

L’asile que le marquis était venu chercher près de l’abbé Girou était le plus sûr qu’il pût trouver. Une soudaine inspiration l’y avait amené : errant dans les rues de Paris sous le coup d’un ordre d’arrestation, il s’était souvenu de l’adresse écrite au bas de la lettre que l’abbé lui avait fait parvenir quelques années auparavant, et à laquelle il n’avait pas répondu. Alors il était venu avec confiance, car il avait déjà vu jusqu’où allaient le dévouement, la charité, les évangéliques vertus du vieux prêtre.

Une année entière s’écoula encore, et les fureurs populaires, loin de s’apaiser, avaient emporté ceux qui les fomentèrent dans l’espoir de les diriger. Les habitans de la petite maison restaient cachés et solitaires : à peine si le bruit des grandes catastrophes qui épouvantaient Paris arrivait dans la retraite où ils vivaient tristes et tranquilles. M. de Blanquefort était courageusement résigné. Il prévoyait la fin de ces calamités, et souvent il disait : — Le règne de la terreur finira ; alors les honnêtes gens, les vrais patriotes ressaisiront le pouvoir. Le règne des proscrits commencera ; je présenterai Estève à ceux de mes amis qui auront survécu comme moi à la persécution, et je prévois pour lui une carrière plus belle encore que celle promise à son frère aîné, à mon pauvre Armand.

Le cœur d’Estève avait un si grand besoin de dévouement et d’affection, qu’il s’était promptement attaché à M. de Blanquefort. Le vieillard, touché de ces soins, de ce respect filial, lui disait parfois avec une sorte d’émotion : — Vous avez une ame tendre et affectueuse, Estève ; vous ressemblez à votre pauvre mère.

Une circonstance singulière, et à laquelle il songeait sans cesse, avait troublé cependant la tranquillité d’Estève. Un jour d’hiver, il avait été obligé de faire une course dans le faubourg Saint-Germain ; comme il remontait la rue du Bac, un rassemblement lui barra le passage. C’était chose ordinaire alors de rencontrer des femmes qui se rendaient, en chantant et en vociférant, à la convention. L’œil animé, la voix rogue, les vêtemens en désordre et la cocarde au bonnet, elles apostrophaient les passans et tâchaient de les entraîner à grossir leur cortége. Estève se rangea pour laisser passer cette troupe de furies, et dans ce mouvement il se trouva face à face avec une femme qui se glissait le long du mur et semblait fuir craintivement. Il ne fit qu’entrevoir son visage presque entièrement caché sous une de ces grandes coiffes à garnitures flottantes qu’on voit aux portraits de Charlotte Corday, et pourtant il crut reconnaître celle dont le souvenir était si souvent présent à son cœur ; c’étaient les mêmes traits, les mêmes yeux d’un bleu sombre, la même taille frêle et cambrée. Cette ressemblance inouie frappa Estève d’une telle stupeur, qu’il demeura immobile et suivit seulement du regard cette femme qui disparut presque aussitôt dans une des rues latérales. Estève n’eut pas même la pensée d’aller à l’hôtel de Leuzière, que le décret relatif aux biens des émigrés avait réuni au domaine national. Il n’y avait pas la moindre probabilité que ce fût Mme de Champreux elle-même qui eût passé à côté d’Estève. Il se dit que la plus parfaite ressemblance l’avait sans doute abusé ; pourtant il songeait sans cesse à cette rencontre, et dès ce jour sa sécurité ne fut plus si entière. Quelques mois s’étaient écoulés, et ce souvenir ne le préoccupait plus autant, lorsqu’un soir cet ancien employé de la maison de Saint-Lazare qui visitait quelquefois l’abbé Girou, vint apporter d’affreuses nouvelles : ce jour-là même Mme Élisabeth, la bonne, la pieuse, la sainte sœur du roi, était montée sur l’échafaud.

— Les prisons regorgent, dit-il ; chaque jour des chariots viennent chercher à Saint-Lazare des gens qui doivent être condamnés le lendemain. Hier, on a transféré ainsi à la Conciergerie une quinzaine de femmes nobles, de grandes dames accusées de conspiration… J’ai vu la liste.

Un funeste pressentiment glaça Estève ; ces mots l’avaient frappé comme une épouvantable révélation…, il se leva tremblant.

— Vous avez vu la liste ? dit-il, et les noms ?… vous en souvenez-vous ?

— Je n’ai fait qu’y jeter un coup d’œil, et j’ai retenu seulement le chiffre.

— Ne savez-vous pas si une de ces femmes s’appelait Mme de Champreux ?

— Oui, peut-être, répondit-il après avoir réfléchi un moment.

Deux heures plus tard, lorsque l’abbé Girou et M. de Blanquefort se furent retirés, Estève sortit et gagna le faubourg Saint-Denis. La plupart des boutiques étaient fermées ; pourtant quelques groupes stationnaient encore devant les cafés. Il s’informa et apprit des détails qui redoublèrent ses terreurs. On parlait d’une femme âgée qui était montée sur le fatal chariot, soutenue par une jeune femme d’une grande beauté ; mais leurs noms n’étaient pas connus de ceux qui les avaient vues.

Estève traversa Paris, gagna les environs de la Conciergerie, et erra long-temps autour de ces murs impénétrables. Pour sortir de son incertitude et de son supplice, pour avoir le droit de visiter un à un les cachots de cette affreuse prison et reconnaître par ses yeux que Mme de Champreux n’y était pas enfermée, il aurait donné avec joie le reste de sa vie ; mais à ce prix même il n’aurait pas pu obtenir l’assurance qu’elle était libre. Lorsque la nuit fut plus avancée, lorsqu’un plus profond silence régna autour du Palais-de-Justice, il vint s’appuyer contre le parapet qui borde la Seine en cet endroit, et, les yeux fixés sur la prison, il écouta, comme s’il eût pu les entendre, les plaintes et les pleurs de ceux qui agonisaient dans ce lieu de supplice. Mais aucun bruit ne s’élevait derrière les sombres murs, et le pas mesuré des factionnaires postés aux abords de la Conciergerie retentissait seul le long du quai désert. Estève comprit sa folie et l’inutilité de cette attente prolongée ; pourtant il resta encore, retenu par le faible espoir de voir sortir les détenus qu’on transférait parfois, au point du jour, de la Conciergerie dans d’autres prisons. On était aux nuits les plus courtes de l’année, et l’éclat, la sérénité du ciel, le bruit paisible et monotone des ondes, la molle fraîcheur de l’air, rappelèrent à Estève ces belles nuits d’été pendant lesquelles il aimait à descendre dans le parc de Froidefont. À ce souvenir, des larmes débordèrent de ses yeux caves et brûlans ; il éleva son regard vers ces astres brillans qui rayonnaient encore sur lui en ces momens de désespoir comme au temps de son bonheur, et il murmura : — Oh ! tranquilles régions ! sereines demeures ! refuge inaccessible où l’on ne craint plus les terreurs, les supplices de cette vie, vous ouvrirez-vous bientôt pour moi ? Irai-je bientôt attendre dans le séjour de la paix, de l’amour, des félicités éternelles celle que j’ai tant aimée ici-bas ?

Le silence et le calme de la nature pendant cette belle nuit contrastait singulièrement avec les scènes de désespoir et de deuil que devait ramener le jour. C’était un moment de trêve et de repos pour les bourreaux et pour les victimes, et mille fois Estève souhaita que la main puissante de Dieu arrêtât le jour prêt à se lever et à interrompre le sommeil de la grande cité. Bientôt cependant une lumière pâle glissa sur les toits d’ardoise du palais ; le soleil se leva derrière la vieille tour de Saint-Jacques de la Boucherie, et une radieuse matinée succéda à une tranquille nuit. Ces clartés réveillèrent les haines, les terreurs, les violences, toutes les passions qui s’étaient assoupies dans les ténèbres. Estève entendit avec effroi le bruit éloigné des tambours qui annonçaient quelque mouvement militaire. Hélas ! tout bruit, tout mouvement autour de lui l’épouvantait et le glaçait d’horreur ; il eût voulu enchaîner dans le silence et l’immobilité cette multitude qui déjà se répandait et circulait, effarée, bruyante, dans les rues et le long des quais de la Cité. Estève allait se retirer enfin, lorsqu’une femme âgée et pauvrement vêtue l’arrêta ; depuis l’aube elle stationnait, assise à l’écart, contre le parapet, et Estève l’avait prise pour une mendiante. — Monsieur, lui dit-elle d’un ton qui contrastait étrangement avec sa mise et sans daigner employer les formules et le tutoyement républicains, sans doute vous attendez comme moi ; ayez patience ; peut-être, s’il y a dans ces cachots quelqu’un qui vous intéresse, pourrai-je vous fournir les moyens de lui donner de vos nouvelles.

— Ah ! madame, s’écria Estève, il est donc possible de pénétrer dans ce séjour de douleur ?

— Non, mais un des valets de la geôle, que j’ai gagné, vient me trouver le long du quai, soit à cette heure, soit quand les charrettes sortent. Quelquefois je l’attends inutilement pendant huit jours ; mais enfin le moment arrive où je puis lui remettre un billet.

Estève se décida à attendre encore, dans l’espoir d’interroger cet homme, qui pouvait lui rendre la sécurité, la vie d’un seul mot.

Cependant des groupes se formaient aux environs du palais, et tout le long du quai stationnait déjà une foule hâve et déguenillée. Une sourde impatience animait cette multitude, parmi laquelle Estève et cette femme inconnue se trouvèrent bientôt confondus.

— Les charrettes ne tarderont pas à paraître, dit la dame en saisissant le bras d’Estève, ne nous séparons pas.

La foule augmentait toujours, la foule hideuse, qui venait ainsi chaque matin assiéger la porte d’où elle avait vu sortir la reine de France allant à l’échafaud. Tout à coup une épouvantable clameur s’éleva ; le guichet venait de s’ouvrir devant l’infame tombereau qui tant de fois alors traîna le génie, la beauté, la vertu, l’éloquence, aux gémonies populaires. Les victimes étaient debout, et semblaient dominer du haut de leur martyre la foule qui les insultait. Parmi elles, on voyait une jeune femme vêtue de blanc et belle encore sous la pâleur du supplice ; ses cheveux blonds coupés laissaient voir les délicates lignes de son cou frêle et arrondi, et ses mains blanches et nues pressaient la tête d’une vieille femme dont le visage était appuyé contre sa poitrine ; près d’elles, une autre femme priait, les yeux levés au ciel, et comme exaltée dans des pensées religieuses.

À la vue de ce groupe, Estève jeta un cri qui se perdit au milieu des clameurs de la multitude ; puis, au risque d’être écrasé par les chevaux, il se précipita au-devant de la fatale charrette. Les soldats le repoussèrent parmi la foule ; il s’élança encore et marcha quelque temps à côté de la charrette, près à chaque instant d’être broyé sous les roues. Mais Mme de Champreux ne le voyait pas. Indifférente aux cris de la multitude, les yeux baissés, elle s’unissait avec un calme sublime aux ferventes prières de Mlle de La Rabodière, et pressait de temps en temps de ses lèvres les cheveux de son aïeule, qui, penchée sur son sein, l’étreignait convulsivement. Le trajet dura une heure, un siècle d’agonie pour l’infortuné qui devait survivre à ces nobles victimes. Enfin, lorsque le lugubre cortége, arrivé sur la place de la Révolution, se trouva en face de l’échafaud, Estève fit un suprême effort et se jeta sous les pieds des chevaux, poussé par la volonté de prolonger ainsi, ne fût-ce que d’un seul moment, la vie de Mme de Champreux. En effet, le fatal tombereau s’arrêta. On releva Estève, blessé seulement ; il n’avait pas perdu connaissance, et résistait à ceux qui voulaient l’entraîner. Mme de Champreux leva les yeux alors et reconnut celui qui avait tenté de mourir pour elle ; une faible rougeur ranima son pâle visage ; elle mit une main sur son cœur, comme pour adresser à Estève un adieu suprême, et, baissant ensuite la tête, elle sembla vouloir lui faire comprendre qu’il serait le dernier objet que ses regards eussent rencontré sur la terre.

Lorsque la charrette se remit en marche, Estève était évanoui. On le transporta sous les arcades du garde-meuble. Quand il reprit ses sens, tout était fini, et la foule s’écoulait lentement du côté des Tuileries. Sa première pensée fut de se relever pour faire entendre à ceux qui l’entouraient un cri, une parole qui l’eût envoyé le lendemain à l’échafaud ; mais, au moment de terminer ainsi sa déplorable vie, une voix intérieure l’arrêta : il venait de se souvenir des deux vieillards qui l’attendaient depuis la veille.

Quelques années plus tard, un religieux et un prêtre étaient assis dans les jardins du monastère de Notre-Dame-des-Gradi, sous les cyprès séculaires à l’ombre desquels fleurissaient les roses empourprées, les myrtes odorans dont se couronnaient autrefois les vierges païennes. Les clartés du crépuscule s’effaçaient à l’occident, et de longs rayons d’un pourpre pâle, glissant sur les dômes du monastère, le couronnaient comme d’une auréole de lumière. Les brises qui soufflaient du côté des champs romains et qui avaient passé sur tant de ruines, apportaient sur leurs ailes les parfums ravis aux jardins de la ville éternelle ; mais le religieux, absorbé dans une triste méditation, ne tournait pas son visage à ces douces fraîcheurs ; ses regards erraient, distraits, sur le paysage immense ; tous ses sens restaient insensibles aux influences de cette belle soirée. À son aspect, on comprenait qu’il y avait en lui quelque chose d’inaccessible à l’action des circonstances extérieures, et qu’il était de ceux qui sont condamnés à sonder continuellement leurs maux comme un gouffre sans fond d’où ils ne peuvent détourner leurs regards. Son visage amaigri, mais d’une beauté encore frappante, avait une pâleur mate et laissait apercevoir, comme un vase d’albâtre éclairé d’une flamme intérieure, la secrète pensée qui dévorait sa vie. Ses yeux ne rayonnaient pas de ces feux inquiets d’une ame qui, dans l’angoisse des plus profondes douleurs, a cependant encore des élans d’énergie, des momens de consolation et d’espérance ; ils étaient fixes et semblaient regarder en dedans.

Le prêtre contemplait ce morne visage d’un air navré de compassion et de douleur. Bientôt un autre religieux et un vieillard vinrent rejoindre ce groupe, et leurs têtes vénérables s’inclinèrent vers le jeune moine avec une expression de tristesse, d’inquiète sollicitude.

— Mon fils, dit enfin le marquis de Blanquefort, pourquoi m’avez-vous obligé à vous amener ici ? Pourquoi avez-vous une seconde fois revêtu cet habit avec lequel vous ne pouviez reprendre ni l’espérance ni la foi ?

— Hélas ! mon père, répondit Estève, parce qu’à une vie comme la mienne il fallait ce suaire et ce tombeau !

Mme Ch. Reybaud.
  1. Voyez les livraisons du 1er  avril, 1er  et 15 mai.