L’Oiseau bleu (Maeterlinck)/Acte 2
ACTE DEUXIÈME
Tableau II
CHEZ LA FÉE
Un magnifique vestibule dans le palais de la Fée Bérylune. Colonnes de marbre clair à chapiteaux d’or et d’argent, escaliers, portiques, balustrades, etc.
Par ici. Je connais tous les détours de ce palais… La Fée Bérylune l’a hérité de Barbe-Bleue… Pendant que les enfants et la Lumière rendent visite à la petite fille de la Fée, profitons de notre dernière minute de liberté… Je vous ai fait venir ici, afin de vous entretenir de la situation qui nous est faite… Sommes-nous tous présents ?…
Voici le Chien qui sort de la garde-robe de la Fée…
Comment diable s’est-il habillé ?…
Il a pris la livrée d’un des laquais du carrosse de Cendrillon… C’est bien ce qu’il lui fallait… Il a une âme de valet… Mais dissimulons-nous derrière la balustrade… Je m’en méfie étrangement… Il vaudrait mieux qu’il n’entende pas ce que j’ai à vous dire…
C’est inutile… Il nous a éventés… Tiens, voilà l’Eau qui sort en même temps de la garde-robe… Dieu ! qu’elle est belle !…
Voilà ! voilà !… Sommes-nous beaux ! Regardez donc ces dentelles, et puis ces broderies !… C’est de l’or et du vrai !…
C’est la robe « couleur-du-temps » de Peau-d’Âne ?… Il me semble que je la connais…
Oui, c’est encore ce qui m’allait le mieux…
Elle n’a pas son parapluie…
Vous dites ?…
Rien, rien…
Je croyais que vous parliez d’un gros nez rouge que j’ai vu l’autre jour…
Voyons, ne nous querellons pas, nous avons mieux à faire… Nous n’attendons plus que le Pain : où est-il ?…
Il n’en finissait pas de faire de l’embarras pour choisir son costume…
C’est bien la peine, quand on a l’air idiot et qu’on porte un gros ventre…
Finalement, il s’est décidé pour une robe turque, ornée de pierreries, un cimeterre et un turban…
Le voilà !… Il a mis la plus belle robe de Barbe-Bleue…
(Entre le Pain, dans le costume qu’on vient de décrire. La robe de soie est péniblement croisée sur son énorme ventre. Il tient d’une main la garde du cimeterre passé dans sa ceinture et de l’autre la cage destinée à l’Oiseau-Bleu.
Eh bien ?… Comment me trouvez-vous ?…
Qu’il est beau ! qu’il est bête ! qu’il est beau ! qu’il est beau !…
Les enfants sont-ils habillés ?…
Oui, Monsieur Tyltyl a pris la veste rouge, les bas blancs et la culotte bleue du Petit-Poucet ; quant à Mademoiselle Mytyl, elle a la robe de Grethel et les pantoufles de Cendrillon… Mais la grande affaire, ç’a été d’habiller la Lumière !…
Pourquoi ?…
La Fée la trouvait si belle qu’elle ne voulait pas l’habiller du tout !… Alors j’ai protesté au nom de notre dignité d’éléments essentiels et éminemment respectables ; et j’ai fini par déclarer que, dans ces conditions, je refusais de sortir avec elle…
Il fallait lui acheter un abat-jour !…
Et la Fée, qu’a-t-elle répondu ?…
Elle m’a donné quelques coups de bâton sur la tête et le ventre…
Et alors ?…
Je fus promptement convaincu, mais au dernier moment, la Lumière s’est décidée pour la robe « couleur-de-lune » qui se trouvait au fond du coffre aux trésors de Peau-d’Âne…
Voyons, c’est assez bavardé, le temps presse… Il s’agit de notre avenir… Vous l’avez entendu, la Fée vient de le dire, la fin de ce voyage marquera en même temps la fin de notre vie… Il s’agit donc de le prolonger autant que possible et par tous les moyens possibles… Mais il y a encore autre chose ; il faut que nous pensions au sort de notre race et à la destinée de nos enfants…
Bravo ! bravo !… Le Chat a raison !…
Écoutez-moi… Nous tous ici présents, animaux, choses et éléments, nous possédons une âme que l’homme ne connaît pas encore. C’est pourquoi nous gardons un reste d’indépendance ; mais, s’il trouve l’Oiseau-Bleu, il saura tout, il verra tout, et nous serons complètement à sa merci… C’est ce que vient de m’apprendre ma vieille amie la Nuit, qui est en même temps la gardienne des mystères de la Vie… Il est donc de notre intérêt d’empêcher à tout prix qu’on ne trouve cet oiseau, fallût-il aller jusqu’à mettre en péril la vie même des enfants…
Que dit-il, celui-là ?… Répète un peu que j’entende bien ce que c’est ?
Silence !… Vous n’avez pas la parole !… Je préside l’assemblée…
Qui vous a nommé président ?…
Silence !… De quoi vous mêlez-vous ?…
Je me mêle de ce qu’il faut… Je n’ai pas d’observations à recevoir de vous…
Permettez… Ne nous querellons point… L’heure est grave… Il s’agit avant tout de s’entendre sur les mesures à prendre…
Je partage entièrement l’avis du Sucre et du Chat…
C’est idiot !… Il y a l’Homme, voilà tout !… Il faut lui obéir et faire tout ce qu’il veut !… Il n’y a que ça de vrai… Je ne connais que lui !… Vive l’Homme !… À la vie, à la mort, tout pour l’Homme !… l’Homme est dieu !…
Je partage entièrement l’avis du Chien.
Mais on donne ses raisons…
Il n’y a pas de raisons !… J’aime l’Homme, ça suffit !… Si vous faites quelque chose contre lui, je vous étranglerai d’abord et j’irai tout lui révéler…
Permettez… N’aigrissons pas la discussion… D’un certain point de vue, vous avez raison, l’un et l’autre… Il y a le pour et le contre…
Je partage entièrement l’avis du Sucre !…
Est-ce que tous ici, l’Eau, le Feu, et vous-mêmes le Pain et le Chien, nous ne sommes pas victimes d’une tyrannie sans nom ?… Rappelez-vous le temps où, avant la venue du despote, nous errions librement sur la face de la Terre… l’Eau et le Feu étaient les seuls maîtres du monde ; et voyez ce qu’ils sont devenus !… Quant à nous, les chétifs descendants des grands fauves… Attention !… N’ayons l’air de rien… Je vois s’avancer la Fée et la Lumière… La Lumière s’est mise du parti de l’Homme ; c’est notre pire ennemie… Les voici…
(Entrent à droite, la Fée et la Lumière, suivies de Tyltyl et de Mytyl.)
Eh bien ?… qu’est-ce que c’est ?… Que faites-vous dans ce coin ?… Vous avez l’air de conspirer… Il est temps de se mettre en route… Je viens de décider que la Lumière sera votre chef… Vous lui obéirez tous comme à moi-même et je lui confie ma baguette… Les enfants visiteront ce soir leurs grands-parents qui sont morts… Vous ne les accompagnerez pas, par discrétion… Ils passeront la soirée au sein de leur famille décédée… Pendant ce temps, vous préparerez tout ce qu’il faut pour l’étape de demain, qui sera longue… Allons, debout, en route et chacun à son poste !…
C’est tout juste ce que je leur disais, Madame la Fée… Je les exhortais à remplir consciencieusement et courageusement tout leur devoir ; malheureusement, le Chien qui ne cessait de m’interrompre…
Que dit-il ?… Attends un peu !…
(Il va bondir sur le chat, mais Tyltyl, qui a prévenu son mouvement, l’arrête d’un geste menaçant.)
À bas, Tylô !… Prends garde ; et s’il t’arrive encore une seule fois de…
Mon petit dieu, tu ne sais pas, c’est elle qui…
Tais-toi !…
Voyons, finissons-en… Que le Pain, ce soir, remette la cage à Tyltyl… Il est possible que l’Oiseau-Bleu se cache dans le Passé, chez les grands-parents… En tout cas, c’est une chance qu’il convient de ne point négliger… Eh bien, le Pain, cette cage ?…
Un instant, s’il vous plaît, Madame la Fée… (Comme un orateur qui prend la parole.) Vous tous, soyez témoins que cette cage d’argent qui me fut confiée par…
Assez !… Pas de phrases… Nous sortirons par là, tandis que les enfants sortiront par ici…
Nous sortirons tout seuls ?…
J’ai faim !…
Moi aussi !…
Ouvre ta robe turque et donne leur une tranche de ton bon ventre.
(Le Pain ouvre sa robe, tire son cimeterre et coupe, à même son gros ventre, deux tartines qu’il offre aux enfants.)
Permettez-moi de vous offrir en même temps quelques sucres d’orge…
(Il casse un à un les cinq doigts de sa main gauche et les leur présente.
Qu’est-ce qu’il fait ?… Il casse tous ses doigts…
Goûtez-les, ils sont excellents… C’est de vrais sucres d’orge…
Dieu qu’il est bon !… Est-ce que tu en as beaucoup ?…
Mais oui, tant que je veux…
Est-ce que ça te fait mal quand tu les casses ainsi ?…
Pas du tout… Au contraire ; c’est très avantageux, ils repoussent tout de suite, et de cette façon, j’ai toujours des doigts propres et neufs…
Voyons, mes enfants, ne mangez pas trop de sucre. N’oubliez pas que vous souperez tout à l’heure chez vos grands-parents…
Ils sont ici ?…
Vous allez les voir à l’instant…
Comment les verrons-nous, puisqu’ils sont morts ?…
Comment seraient-ils morts puisqu’ils vivent dans votre souvenir ?… Les hommes ne savent pas ce secret parce qu’ils savent bien peu de chose ; au lieu que toi, grâce au Diamant, tu vas voir que les morts dont on se souvient vivent aussi heureux que s’ils n’étaient point morts…
La Lumière vient avec nous ?…
Non, il est plus convenable que cela se passe en famille… J’attendrai ici près pour ne point paraître indiscrète… Ils ne m’ont pas invitée…
Par où faut-il aller ?…
Par là… Vous êtes au seuil du « Pays du Souvenir ». Dès que tu auras tourné le Diamant, tu verras un gros arbre muni d’un écriteau, qui te montrera que tu es arrivé… Mais n’oubliez pas que vous devez être rentré tous les deux à neuf heures moins le quart… C’est extrêmement important… Surtout soyez exacts, car tout serait perdu si vous vous mettiez en retard… À bientôt… (Appelant le Chat, le Chien, la Lumière, etc.) Par ici… Et les petits par là…
(Elle sort à droite avec la Lumière, les animaux, etc., tandis que les enfants sortent à gauche.)
Tableau III
LE PAYS DU SOUVENIR
Un épais brouillard d’où émerge, à droite, au tout premier plan, le tronc d’un gros chêne muni d’un écriteau. Clarté laiteuse, diffuse, impénétrable.
Voici l’arbre !…
Il y a l’écriteau !…
Je ne peux pas lire… Attends, je vais monter sur cette racine… C’est bien ça… C’est écrit : « Pays du Souvenir ».
C’est ici qu’il commence ?…
Oui, il y a une flèche…
Eh bien, où qu’ils sont, bon-papa et bonne-maman ?
Derrière le brouillard… Nous allons voir…
Je ne vois rien du tout !… Je ne vois plus mes pieds ni mes mains… (Pleurnichant.) J’ai froid !… Je ne veux plus voyager… Je veux rentrer à la maison…
Voyons, ne pleure pas tout le temps, comme l’Eau… T’es pas honteuse ?… Une grande petite fille !… Regarde, le brouillard se lève déjà… Nous allons voir ce qu’il y a dedans…
C’est bon-papa et bonne-maman !…
Oui ! Oui !… C’est eux !… C’est eux !…
Attention !… On ne sait pas encore s’ils remuent… Restons derrière l’arbre…
(Grand’maman Tyl ouvre les yeux, lève la tête, s’étire, pousse un soupir, regarde grand-papa Tyl qui lui aussi sort lentement de son sommeil.)
J’ai idée que nos petits-enfants qui sont encore en vie nous vont venir voir aujourd’hui…
Bien sûr, ils pensent à nous ; car je me sens tout chose et j’ai des fourmis dans les jambes…
Je crois qu’ils sont tout proches, car des larmes de joie dansent avant mes yeux…
Non, non ; ils sont fort loin… Je me sens encore faible…
Je te dis qu’ils sont là ; j’ai déjà toute ma force…
Nous voilà !… Nous voilà !… Bon-papa, bonne-maman !… C’est nous !… C’est nous !…
Là !… Tu vois !… Qu’est-ce que je disais ! J’étais sûr qu’ils viendraient aujourd’hui…
Tyltyl ! Mytyl !… C’est toi !… C’est elle !… C’est eux !… (S’efforçant de courir au-devant d’eux.) Je ne peux pas courir !… J’ai toujours mes rhumatismes !
Moi non plus… Rapport à ma jambe de bois qui remplace toujours celle que j’ai cassée en tombant du gros chêne…
Que tu es grandi et forci, mon Tyltyl !…
Et Mytyl !… Regarde donc !… Les beaux cheveux, les beaux yeux !… Et puis, ce qu’elle sent bon !…
Embrassons-nous encore !… Venez sur mes genoux…
Et moi, je n’aurai rien ?…
Non, non… À moi d’abord… Comment vont Papa et Maman Tyl ?…
Fort bien, bonne-maman… Ils dormaient quand nous sommes sortis…
Mon Dieu, qu’ils sont jolis et bien débarbouillés !… C’est maman qui t’a débarbouillé ?… Et tes bas ne sont pas troués !… C’est moi qui les reprisais autrefois. Pourquoi ne venez-vous pas nous voir plus souvent ?… Cela nous fait tant de plaisir !… Voilà des mois et des mois que vous nous oubliez et que nous ne voyons plus personne…
Nous ne pouvions pas, bonne-maman ; et c’est grâce à la Fée qu’aujourd’hui…
Nous sommes toujours là, à attendre une petite visite de ceux qui vivent… Ils viennent si rarement !… La dernière fois que vous êtes venus, voyons, c’était quand donc ?… C’était à la Toussaint, quand la cloche de l’église a tinté…
À la Toussaint ?… Nous ne sommes pas sortis ce jour-là, car nous étions fort enrhumés…
Non, mais vous avez pensé à nous…
Oui…
Eh bien, chaque fois que vous pensez à nous, nous nous réveillons et nous vous revoyons…
Comment, il suffit que…
Mais voyons, tu sais bien…
Mais non, je ne sais pas…
C’est étonnant, là-haut… Ils ne savent pas encore… Ils n’apprennent donc rien ?…
C’est comme de notre temps… Les Vivants sont si bêtes quand ils parlent des Autres…
Vous dormez tout le temps ?…
Oui, nous dormons pas mal, en attendant qu’une pensée des Vivants nous réveille… Ah ! c’est bien bon de dormir, quand la vie est finie… Mais il est agréable aussi de s’éveiller de temps en temps…
Alors, vous n’êtes pas morts pour de vrai ?…
Que dis-tu ?… Qu’est-ce qu’il dit ?… Voilà qu’il emploie des mots que nous ne comprenons plus… Est-ce que c’est un mot nouveau, une invention nouvelle ?…
Le mot « mort » ?…
Oui ; c’était ce mot-là… Qu’est-ce que ça veut dire ?…
Mais ça veut dire qu’on ne vit plus…
Sont-ils bêtes, là-haut !…
Est-ce qu’on est bien ici ?…
Mais oui ; pas mal, pas mal ; et même si l’on priait encore…
Papa m’a dit qu’il ne faut plus prier…
Mais si, mais si… Prier c’est se souvenir…
Oui, oui, tout irait bien, si seulement vous veniez nous voir plus souvent… Te rappelles-tu, Tyltyl ?… La dernière fois, j’avais fait une belle tarte aux pommes… Tu en as mangé tant et tant que tu t’es fait du mal…
Mais je n’ai pas mangé de tarte aux pommes depuis l’année dernière… Il n’y a pas eu de pommes cette année…
Ne dis pas de bêtises… Ici il y en a toujours…
Ce n’est pas la même chose…
Comment ? Ce n’est pas la même chose ?… Mais tout est la même chose puisqu’on peut s’embrasser…
Tu n’as pas changé, bon-papa, pas du tout, pas du tout… Et bonne-maman non plus n’a pas changé du tout… Mais vous êtes plus beaux…
Eh ! ça ne va pas mal… Nous ne vieillissons plus… Mais vous, grandissez-vous !… Ah ! oui, vous poussez ferme !… Tenez, là, sur la porte, on voit encore la marque de la dernière fois… C’était à la Toussaint… Voyons, tiens-toi bien droit… (Tyltyl se dresse contre la porte.) Quatre doigts !… C’est énorme !… (Mytyl se dresse également contre la porte.) Et Mytyl, quatre et demi !… Ah, ah ! la mauvaise graine !… Ce que ça pousse, ce que ça pousse !…
Comme tout est bien de même, comme tout est à sa place !… Mais comme tout est plus beau !… Voilà l’horloge avec la grande aiguille dont j’ai cassé la pointe…
Et voici la soupière que tu as écornée…
Et voilà le trou que j’ai fait à la porte, le jour que j’ai trouvé le vilebrequin…
Ah oui ! tu en as fait des dégâts !… Et voici le prunier où tu aimais tant grimper quand je n’étais pas là… Il a toujours ses belles prunes rouges…
Mais elles sont bien plus belles !…
Et voici le vieux merle !… Est-ce qu’il chante encore ?…
Tu vois bien… Dès que l’on pense à lui…
Mais il est bleu !… Mais c’est lui, l’Oiseau-Bleu que je dois rapporter à la Fée !… Et vous ne disiez pas que vous l’aviez ici ! Oh ! qu’il est bleu, bleu, bleu, comme une bille de verre bleu !… (Suppliant.) Bon-papa, bonne-maman, voulez-vous me le donner ?…
Bien oui, peut-être bien… Qu’en penses-tu, maman Tyl ?…
Bien sûr, bien sûr… À quoi qu’il sert ici… Il ne fait que dormir… On ne l’entend jamais…
Je vais le mettre dans ma cage… Tiens, où est-elle, ma cage ?… Ah ! c’est vrai, je l’ai oubliée derrière le gros arbre… (Il court à l’arbre, rapporte la cage et y enferme le merle.) Alors, vrai, vous me le donnez pour de vrai ?… C’est la Fée qui sera contente !… Et la Lumière donc !…
Tu sais, je n’en réponds pas, de l’oiseau… Je crains bien qu’il ne puisse plus s’habituer à la vie agitée de là-haut, et qu’il ne revienne ici par le premier bon vent… Enfin, on verra bien… Laisse-le là, pour l’instant, et viens donc voir la vache…
Et les abeilles, dis, comment vont-elles ?…
Mais elles ne vont pas mal… Elles ne vivent plus non plus, comme vous dites là-bas ; mais elles travaillent ferme…
Oh oui !… Ça sent le miel !… Les ruches doivent être lourdes !… Toutes les fleurs sont si belles !… Et mes petites sœurs qui sont mortes, sont-elles ici aussi ?…
Et mes trois petits frères qu’on avait enterrés, où sont-ils ?…
(À ces mots, sept petits enfants de tailles inégales, en flûte de Pan, sortent un à un de la maison.)
Les voici, les voici !… Aussitôt qu’on y pense, aussitôt qu’on en parle, ils sont là, les gaillards !…
(Tyltyl et Mytyl courent au-devant des enfants. On se bouscule, on s’embrasse, on danse, on tourbillonne, on pousse des cris de joie.)
Tiens, Pierrot !… (Ils se prennent aux cheveux.) Ah ! nous allons nous battre encore comme dans le temps… Et Robert !… Bonjour, Jean !… Tu n’as plus ta toupie ?… Madeleine et Pierrette, Pauline et puis Riquette…
Oh ! Riquette, Riquette !… Elle marche encore à quatre pattes !…
Oui, elle ne grandit plus…
Voilà Kiki dont j’ai coupé la queue avec les ciseaux de Pauline… Il n’a pas changé non plus…
Non, rien ne change ici…
Et Pauline a toujours son bouton sur le nez !…
Oui, il ne s’en va pas ; il n’y a rien à faire…
Oh ! qu’ils ont bonne mine, qu’ils sont gras et luisants !… Qu’ils ont de belles joues !… Ils ont l’air bien nourris…
Ils se portent bien mieux depuis qu’ils ne vivent plus… Il n’y a plus rien à craindre, on n’est jamais malade, on n’a plus d’inquiétudes…
Qu’est-ce que c’est ?…
Ma foi, je ne sais pas… Ce doit être l’horloge…
Ce n’est pas possible… Elle ne sonne jamais…
Parce que nous ne pensons plus à l’heure… Quelqu’un a-t-il pensé à l’heure ?…
Oui, c’est moi… Quelle heure est-il ?…
Ma foi, je ne sais plus… J’ai perdu l’habitude… Elle a sonné huit coups, ce doit être ce que, là-haut, ils appellent huit heures.
La Lumière m’attend à neuf heures moins le quart… C’est à cause de la Fée… C’est extrêmement important… Je me sauve…
Vous n’allez pas nous quitter ainsi au moment du souper !… Vite, vite, dressons la table devant la porte… J’ai justement une excellente soupe aux choux et une belle tarte aux prunes…
(On sort la table, on la dresse devant la porte, on apporte les plats, les assiettes, etc. Tous y aident.)
Ma foi, puisque j’ai l’Oiseau-Bleu… Et puis la soupe aux choux, il y a si longtemps !… Depuis que je voyage… On n’a pas ça dans les hôtels…
Voilà !… C’est déjà fait… À table, les enfants… Si vous êtes pressés, ne perdons pas de temps…
(On a allumé la lampe et servi la soupe. Les grands-parents et les enfants s’assoient autour du repas du soir, parmi des bousculades, des bourrades, des cris et des rires de joie.)
Qu’elle est bonne !… Mon Dieu, qu’elle est donc bonne !… J’en veux encore ! encore !
(Il brandit sa cuiller de bois et en frappe bruyamment son assiette.)
Voyons, voyons, un peu de calme… Tu es toujours aussi mal élevé ; et tu vas casser ton assiette…
J’en veux encore, encore !…
(Il atteint et attire à soi la soupière qui se renverse et se répand sur la table, et de là sur les genoux des convives. Cris et hurlements d’échaudés.)
Tu vois !… Je te l’avais bien dit…
Voilà pour toi !…
mettant ensuite la main sur la joue, avec ravissement.
Oh ! oui, c’était comme ça, les claques que tu donnais quand tu étais vivant… Bon-papa, qu’elle est bonne et que ça fait du bien !… Il faut que je t’embrasse !…
Bon, bon ; il y en a encore si ça te fait plaisir…
Huit heures et demie !… (il jette sa cuiller.) Mytyl, nous n’avons que le temps !…
Voyons !… Encore quelques minutes !… Le feu n’est pas à la maison… On se voit si rarement…
Non, ce n’est pas possible… La Lumière est si bonne… Et je lui ai promis… Allons, Mytyl, allons !…
Dieu, que les Vivants sont donc contrariants avec toutes leurs affaires et leurs agitations !…
en hâte et à la ronde.
Adieu, Bon-papa… Adieu, Bonne-maman… Adieu, frères, sœurs, Pierrot, Robert, Pauline, Madeleine, Riquette, et toi aussi, Kiki ! Je sens bien que nous ne pouvons plus rester ici… Ne pleure pas, Bonne-maman, nous reviendrons souvent…
Revenez tous les jours !…
Oui, oui ! nous reviendrons le plus souvent possible…
C’est notre seule joie, et c’est une telle fête quand votre pensée nous visite !…
Nous n’avons pas d’autres distractions…
Vite, vite !… Ma cage !… Mon oiseau !…
Les voici !… Tu sais, je ne garantis rien ; et s’il n’est pas bon teint !…
Adieu ! adieu !…
Adieu, Tyltyl !… Adieu, Mytyl !… Pensez au sucre d’orge !… Adieu !… Revenez !… Revenez !…
C’est par ici, Mytyl…
Où est la Lumière ?…
Je ne sais pas… (Regardant l’oiseau dans la cage.) Tiens ! l’oiseau n’est plus bleu !… Il est devenu noir !…
Donne-moi la main, petit frère… J’ai bien peur et bien froid…