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L’Oiseau bleu (Maeterlinck)/Acte 2

La bibliothèque libre.
Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 29-57).
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ACTE DEUXIÈME


Tableau II

CHEZ LA FÉE


Un magnifique vestibule dans le palais de la Fée Bérylune. Colonnes de marbre clair à chapiteaux d’or et d’argent, escaliers, portiques, balustrades, etc.


(Entrent au fond, à droite, somptueusement habillés, le Chat, le Sucre et le Feu. Ils sortent d’un appartement d’où émanent des rayons de lumière ; c’est la garde-robe de la Fée. Le Chat a revêtu le costume classique du Chat-botté, le Sucre, une robe de soie, mi-partie de blanc et de bleu tendre, et le Feu, coiffé d’aigrettes multicolores, un long manteau cramoisi doublé d’or. Ils traversent toute la salle et descendent au premier plan, à droite, où le Chat les réunit sous un portique.)
LE CHAT

Par ici. Je connais tous les détours de ce palais… La Fée Bérylune l’a hérité de Barbe-Bleue… Pendant que les enfants et la Lumière rendent visite à la petite fille de la Fée, profitons de notre dernière minute de liberté… Je vous ai fait venir ici, afin de vous entretenir de la situation qui nous est faite… Sommes-nous tous présents ?…

LE SUCRE

Voici le Chien qui sort de la garde-robe de la Fée…

LE FEU

Comment diable s’est-il habillé ?…

LE CHAT

Il a pris la livrée d’un des laquais du carrosse de Cendrillon… C’est bien ce qu’il lui fallait… Il a une âme de valet… Mais dissimulons-nous derrière la balustrade… Je m’en méfie étrangement… Il vaudrait mieux qu’il n’entende pas ce que j’ai à vous dire…

LE SUCRE

C’est inutile… Il nous a éventés… Tiens, voilà l’Eau qui sort en même temps de la garde-robe… Dieu ! qu’elle est belle !…

(Le Chien et l’Eau rejoignent le premier groupe.)
LE CHIEN, gambadant.

Voilà ! voilà !… Sommes-nous beaux ! Regardez donc ces dentelles, et puis ces broderies !… C’est de l’or et du vrai !…

Le CHAT, à l’Eau.

C’est la robe « couleur-du-temps » de Peau-d’Âne ?… Il me semble que je la connais…

L’EAU

Oui, c’est encore ce qui m’allait le mieux…

LE FEU, entre les dents.

Elle n’a pas son parapluie…

L’EAU

Vous dites ?…

LE FEU

Rien, rien…

L’EAU

Je croyais que vous parliez d’un gros nez rouge que j’ai vu l’autre jour…

LE CHAT

Voyons, ne nous querellons pas, nous avons mieux à faire… Nous n’attendons plus que le Pain : où est-il ?…

LE CHIEN

Il n’en finissait pas de faire de l’embarras pour choisir son costume…

LE FEU

C’est bien la peine, quand on a l’air idiot et qu’on porte un gros ventre…

LE CHIEN

Finalement, il s’est décidé pour une robe turque, ornée de pierreries, un cimeterre et un turban…

LE CHAT

Le voilà !… Il a mis la plus belle robe de Barbe-Bleue…

(Entre le Pain, dans le costume qu’on vient de décrire. La robe de soie est péniblement croisée sur son énorme ventre. Il tient d’une main la garde du cimeterre passé dans sa ceinture et de l’autre la cage destinée à l’Oiseau-Bleu.

LE PAIN, se dandinant vaniteusement.

Eh bien ?… Comment me trouvez-vous ?…

LE CHIEN, gambadant autour du Pain.

Qu’il est beau ! qu’il est bête ! qu’il est beau ! qu’il est beau !…

LE CHAT, au Pain.

Les enfants sont-ils habillés ?…

LE PAIN

Oui, Monsieur Tyltyl a pris la veste rouge, les bas blancs et la culotte bleue du Petit-Poucet ; quant à Mademoiselle Mytyl, elle a la robe de Grethel et les pantoufles de Cendrillon… Mais la grande affaire, ç’a été d’habiller la Lumière !…

LE CHAT

Pourquoi ?…

LE PAIN

La Fée la trouvait si belle qu’elle ne voulait pas l’habiller du tout !… Alors j’ai protesté au nom de notre dignité d’éléments essentiels et éminemment respectables ; et j’ai fini par déclarer que, dans ces conditions, je refusais de sortir avec elle…

LE FEU

Il fallait lui acheter un abat-jour !…

Le CHAT

Et la Fée, qu’a-t-elle répondu ?…

LE PAIN

Elle m’a donné quelques coups de bâton sur la tête et le ventre…

LE CHAT

Et alors ?…

LE PAIN

Je fus promptement convaincu, mais au dernier moment, la Lumière s’est décidée pour la robe « couleur-de-lune » qui se trouvait au fond du coffre aux trésors de Peau-d’Âne…

LE CHAT

Voyons, c’est assez bavardé, le temps presse… Il s’agit de notre avenir… Vous l’avez entendu, la Fée vient de le dire, la fin de ce voyage marquera en même temps la fin de notre vie… Il s’agit donc de le prolonger autant que possible et par tous les moyens possibles… Mais il y a encore autre chose ; il faut que nous pensions au sort de notre race et à la destinée de nos enfants…

LE PAIN

Bravo ! bravo !… Le Chat a raison !…

LE CHAT

Écoutez-moi… Nous tous ici présents, animaux, choses et éléments, nous possédons une âme que l’homme ne connaît pas encore. C’est pourquoi nous gardons un reste d’indépendance ; mais, s’il trouve l’Oiseau-Bleu, il saura tout, il verra tout, et nous serons complètement à sa merci… C’est ce que vient de m’apprendre ma vieille amie la Nuit, qui est en même temps la gardienne des mystères de la Vie… Il est donc de notre intérêt d’empêcher à tout prix qu’on ne trouve cet oiseau, fallût-il aller jusqu’à mettre en péril la vie même des enfants…

LE CHIEN, indigné.

Que dit-il, celui-là ?… Répète un peu que j’entende bien ce que c’est ?

LE PAIN

Silence !… Vous n’avez pas la parole !… Je préside l’assemblée…

LE FEU

Qui vous a nommé président ?…

L’EAU, au Feu.

Silence !… De quoi vous mêlez-vous ?…

LE FEU

Je me mêle de ce qu’il faut… Je n’ai pas d’observations à recevoir de vous…

LE SUCRE

Permettez… Ne nous querellons point… L’heure est grave… Il s’agit avant tout de s’entendre sur les mesures à prendre…

LE PAIN

Je partage entièrement l’avis du Sucre et du Chat…

LE CHIEN

C’est idiot !… Il y a l’Homme, voilà tout !… Il faut lui obéir et faire tout ce qu’il veut !… Il n’y a que ça de vrai… Je ne connais que lui !… Vive l’Homme !… À la vie, à la mort, tout pour l’Homme !… l’Homme est dieu !…

LE PAIN

Je partage entièrement l’avis du Chien.

LE CHAT, au Chien.

Mais on donne ses raisons…

LE CHIEN

Il n’y a pas de raisons !… J’aime l’Homme, ça suffit !… Si vous faites quelque chose contre lui, je vous étranglerai d’abord et j’irai tout lui révéler…

LE SUCRE, intervenant avec douceur.

Permettez… N’aigrissons pas la discussion… D’un certain point de vue, vous avez raison, l’un et l’autre… Il y a le pour et le contre…

LE PAIN

Je partage entièrement l’avis du Sucre !…

LE CHAT

Est-ce que tous ici, l’Eau, le Feu, et vous-mêmes le Pain et le Chien, nous ne sommes pas victimes d’une tyrannie sans nom ?… Rappelez-vous le temps où, avant la venue du despote, nous errions librement sur la face de la Terre… l’Eau et le Feu étaient les seuls maîtres du monde ; et voyez ce qu’ils sont devenus !… Quant à nous, les chétifs descendants des grands fauves… Attention !… N’ayons l’air de rien… Je vois s’avancer la Fée et la Lumière… La Lumière s’est mise du parti de l’Homme ; c’est notre pire ennemie… Les voici…

(Entrent à droite, la Fée et la Lumière, suivies de Tyltyl et de Mytyl.)

LA FÉE

Eh bien ?… qu’est-ce que c’est ?… Que faites-vous dans ce coin ?… Vous avez l’air de conspirer… Il est temps de se mettre en route… Je viens de décider que la Lumière sera votre chef… Vous lui obéirez tous comme à moi-même et je lui confie ma baguette… Les enfants visiteront ce soir leurs grands-parents qui sont morts… Vous ne les accompagnerez pas, par discrétion… Ils passeront la soirée au sein de leur famille décédée… Pendant ce temps, vous préparerez tout ce qu’il faut pour l’étape de demain, qui sera longue… Allons, debout, en route et chacun à son poste !…

LE CHAT, hypocritement.

C’est tout juste ce que je leur disais, Madame la Fée… Je les exhortais à remplir consciencieusement et courageusement tout leur devoir ; malheureusement, le Chien qui ne cessait de m’interrompre…

LE CHIEN

Que dit-il ?… Attends un peu !…

(Il va bondir sur le chat, mais Tyltyl, qui a prévenu son mouvement, l’arrête d’un geste menaçant.)

TYLTYL

À bas, Tylô !… Prends garde ; et s’il t’arrive encore une seule fois de…

LE CHIEN

Mon petit dieu, tu ne sais pas, c’est elle qui…

TYLTYL, le menaçant.

Tais-toi !…

LA FÉE

Voyons, finissons-en… Que le Pain, ce soir, remette la cage à Tyltyl… Il est possible que l’Oiseau-Bleu se cache dans le Passé, chez les grands-parents… En tout cas, c’est une chance qu’il convient de ne point négliger… Eh bien, le Pain, cette cage ?…

LE PAIN, solennel.

Un instant, s’il vous plaît, Madame la Fée… (Comme un orateur qui prend la parole.) Vous tous, soyez témoins que cette cage d’argent qui me fut confiée par…

LA FÉE, l’interrompant

Assez !… Pas de phrases… Nous sortirons par là, tandis que les enfants sortiront par ici…

TYLTYL, assez inquiet.

Nous sortirons tout seuls ?…

MYTYL

J’ai faim !…

TYLTYL

Moi aussi !…

LA FÉE, au Pain.

Ouvre ta robe turque et donne leur une tranche de ton bon ventre.

(Le Pain ouvre sa robe, tire son cimeterre et coupe, à même son gros ventre, deux tartines qu’il offre aux enfants.)

LE SUCRE, s’approchant des enfants.

Permettez-moi de vous offrir en même temps quelques sucres d’orge…

(Il casse un à un les cinq doigts de sa main gauche et les leur présente.

MYTYL

Qu’est-ce qu’il fait ?… Il casse tous ses doigts…

LE SUCRE, engageant.

Goûtez-les, ils sont excellents… C’est de vrais sucres d’orge…

MYTYL, suçant un des doigts.

Dieu qu’il est bon !… Est-ce que tu en as beaucoup ?…

LE SUCRE, modeste.

Mais oui, tant que je veux…

MYTYL

Est-ce que ça te fait mal quand tu les casses ainsi ?…

LE SUCRE

Pas du tout… Au contraire ; c’est très avantageux, ils repoussent tout de suite, et de cette façon, j’ai toujours des doigts propres et neufs…

LA FÉE

Voyons, mes enfants, ne mangez pas trop de sucre. N’oubliez pas que vous souperez tout à l’heure chez vos grands-parents…

TYLTYL

Ils sont ici ?…

LA FÉE

Vous allez les voir à l’instant…

TYLTYL

Comment les verrons-nous, puisqu’ils sont morts ?…

LA FÉE

Comment seraient-ils morts puisqu’ils vivent dans votre souvenir ?… Les hommes ne savent pas ce secret parce qu’ils savent bien peu de chose ; au lieu que toi, grâce au Diamant, tu vas voir que les morts dont on se souvient vivent aussi heureux que s’ils n’étaient point morts…

TYLTYL

La Lumière vient avec nous ?…

LA LUMIÈRE

Non, il est plus convenable que cela se passe en famille… J’attendrai ici près pour ne point paraître indiscrète… Ils ne m’ont pas invitée…

TYLTYL

Par où faut-il aller ?…

LA FÉE

Par là… Vous êtes au seuil du « Pays du Souvenir ». Dès que tu auras tourné le Diamant, tu verras un gros arbre muni d’un écriteau, qui te montrera que tu es arrivé… Mais n’oubliez pas que vous devez être rentré tous les deux à neuf heures moins le quart… C’est extrêmement important… Surtout soyez exacts, car tout serait perdu si vous vous mettiez en retard… À bientôt… (Appelant le Chat, le Chien, la Lumière, etc.) Par ici… Et les petits par là…

(Elle sort à droite avec la Lumière, les animaux, etc., tandis que les enfants sortent à gauche.)

RIDEAU

Tableau III

LE PAYS DU SOUVENIR


Un épais brouillard d’où émerge, à droite, au tout premier plan, le tronc d’un gros chêne muni d’un écriteau. Clarté laiteuse, diffuse, impénétrable.

(Tyltyl et Mytyl se trouvent au pied du chêne.)
TYLTYL

Voici l’arbre !…

MYTYL

Il y a l’écriteau !…

TYLTYL

Je ne peux pas lire… Attends, je vais monter sur cette racine… C’est bien ça… C’est écrit : « Pays du Souvenir ».

MYTYL

C’est ici qu’il commence ?…

TYLTYL

Oui, il y a une flèche…

MYTYL

Eh bien, où qu’ils sont, bon-papa et bonne-maman ?

TYLTYL

Derrière le brouillard… Nous allons voir…

MYTYL

Je ne vois rien du tout !… Je ne vois plus mes pieds ni mes mains… (Pleurnichant.) J’ai froid !… Je ne veux plus voyager… Je veux rentrer à la maison…

TYLTYL

Voyons, ne pleure pas tout le temps, comme l’Eau… T’es pas honteuse ?… Une grande petite fille !… Regarde, le brouillard se lève déjà… Nous allons voir ce qu’il y a dedans…

(En effet, la brume s’est mise en mouvement ; elle s’allège, s’éclaire, se disperse, s’évapore. Bientôt, dans une lumière de plus en plus transparente, on découvre, sous une voûte de verdure, une riante maisonnette de paysan, couverte de plantes grimpantes. Les fenêtres et la porte sont ouvertes. On voit des ruches d’abeilles sous un auvent, des pots de fleurs sur l’appui des croisées, une cage ou dort un merle, etc. Près de la porte un banc, sur lequel sont assis, profondément endormis, un vieux paysan et sa femme, c’est-à-dire le grand-père et la grand’mère de Tyltyl.)
TYLTYL, les reconnaissant tout à coup.

C’est bon-papa et bonne-maman !…

MYTYL, battant des mains.

Oui ! Oui !… C’est eux !… C’est eux !…

TYLTYL, encore un peu méfiant.

Attention !… On ne sait pas encore s’ils remuent… Restons derrière l’arbre…

(Grand’maman Tyl ouvre les yeux, lève la tête, s’étire, pousse un soupir, regarde grand-papa Tyl qui lui aussi sort lentement de son sommeil.)

GRAND’MAMAN TYL

J’ai idée que nos petits-enfants qui sont encore en vie nous vont venir voir aujourd’hui…

GRAND-PAPA TYL

Bien sûr, ils pensent à nous ; car je me sens tout chose et j’ai des fourmis dans les jambes…

GRAND’MAMAN TYL

Je crois qu’ils sont tout proches, car des larmes de joie dansent avant mes yeux…

GRAND-PAPA TYL

Non, non ; ils sont fort loin… Je me sens encore faible…

GRAND’MAMAN TYL

Je te dis qu’ils sont là ; j’ai déjà toute ma force…

TYLTYL et MYTYL, se précipitant de derrière le chêne.

Nous voilà !… Nous voilà !… Bon-papa, bonne-maman !… C’est nous !… C’est nous !…

GRAND-PAPA TYL

Là !… Tu vois !… Qu’est-ce que je disais ! J’étais sûr qu’ils viendraient aujourd’hui…

GRAND’MAMAN TYL

Tyltyl ! Mytyl !… C’est toi !… C’est elle !… C’est eux !… (S’efforçant de courir au-devant d’eux.) Je ne peux pas courir !… J’ai toujours mes rhumatismes !

GRAND-PAPA TYL, accourant de même en clopinant.

Moi non plus… Rapport à ma jambe de bois qui remplace toujours celle que j’ai cassée en tombant du gros chêne…

(Les grands-parents et les enfants s’embrassent follement.)
GRAND’MAMAN TYL

Que tu es grandi et forci, mon Tyltyl !…

GRAND-PAPA TYL, caressant les cheveux de Mytyl.

Et Mytyl !… Regarde donc !… Les beaux cheveux, les beaux yeux !… Et puis, ce qu’elle sent bon !…

GRAND’MAMAN TYL

Embrassons-nous encore !… Venez sur mes genoux…

GRAND-PAPA TYL

Et moi, je n’aurai rien ?…

GRAND’MAMAN TYL

Non, non… À moi d’abord… Comment vont Papa et Maman Tyl ?…

TYLTYL

Fort bien, bonne-maman… Ils dormaient quand nous sommes sortis…

GRAND’MAMAN TYL, les contemplant et les accablant de caresses.

Mon Dieu, qu’ils sont jolis et bien débarbouillés !… C’est maman qui t’a débarbouillé ?… Et tes bas ne sont pas troués !… C’est moi qui les reprisais autrefois. Pourquoi ne venez-vous pas nous voir plus souvent ?… Cela nous fait tant de plaisir !… Voilà des mois et des mois que vous nous oubliez et que nous ne voyons plus personne…

TYLTYL

Nous ne pouvions pas, bonne-maman ; et c’est grâce à la Fée qu’aujourd’hui…

GRAND’MAMAN TYL

Nous sommes toujours là, à attendre une petite visite de ceux qui vivent… Ils viennent si rarement !… La dernière fois que vous êtes venus, voyons, c’était quand donc ?… C’était à la Toussaint, quand la cloche de l’église a tinté…

TYLTYL

À la Toussaint ?… Nous ne sommes pas sortis ce jour-là, car nous étions fort enrhumés…

GRAND’MAMAN TYL

Non, mais vous avez pensé à nous…

TYLTYL

Oui…

GRAND’MAMAN TYL

Eh bien, chaque fois que vous pensez à nous, nous nous réveillons et nous vous revoyons…

TYLTYL

Comment, il suffit que…

GRAND’MAMAN TYL

Mais voyons, tu sais bien…

TYLTYL

Mais non, je ne sais pas…

GRAND’MAMAN TYL, à Grand-Papa Tyl.

C’est étonnant, là-haut… Ils ne savent pas encore… Ils n’apprennent donc rien ?…

GRAND-PAPA TYL

C’est comme de notre temps… Les Vivants sont si bêtes quand ils parlent des Autres…

TYLTYL

Vous dormez tout le temps ?…

GRAND-PAPA TYL

Oui, nous dormons pas mal, en attendant qu’une pensée des Vivants nous réveille… Ah ! c’est bien bon de dormir, quand la vie est finie… Mais il est agréable aussi de s’éveiller de temps en temps…

TYLTYL

Alors, vous n’êtes pas morts pour de vrai ?…

GRAND-PAPA TYL, sursautant.

Que dis-tu ?… Qu’est-ce qu’il dit ?… Voilà qu’il emploie des mots que nous ne comprenons plus… Est-ce que c’est un mot nouveau, une invention nouvelle ?…

TYLTYL

Le mot « mort » ?…

GRAND-PAPA TYL

Oui ; c’était ce mot-là… Qu’est-ce que ça veut dire ?…

TYLTYL

Mais ça veut dire qu’on ne vit plus…

GRAND-PAPA TYL

Sont-ils bêtes, là-haut !…

TYLTYL

Est-ce qu’on est bien ici ?…

GRAND-PAPA TYL

Mais oui ; pas mal, pas mal ; et même si l’on priait encore…

TYLTYL

Papa m’a dit qu’il ne faut plus prier…

GRAND-PAPA TYL

Mais si, mais si… Prier c’est se souvenir…

GRAND’MAMAN TYL

Oui, oui, tout irait bien, si seulement vous veniez nous voir plus souvent… Te rappelles-tu, Tyltyl ?… La dernière fois, j’avais fait une belle tarte aux pommes… Tu en as mangé tant et tant que tu t’es fait du mal…

TYLTYL

Mais je n’ai pas mangé de tarte aux pommes depuis l’année dernière… Il n’y a pas eu de pommes cette année…

GRAND’MAMAN TYL

Ne dis pas de bêtises… Ici il y en a toujours…

TYLTYL

Ce n’est pas la même chose…

GRAND’MAMAN TYL

Comment ? Ce n’est pas la même chose ?… Mais tout est la même chose puisqu’on peut s’embrasser…

TYLTYL, regardant tour à tour son grand-père et sa grand’mère.

Tu n’as pas changé, bon-papa, pas du tout, pas du tout… Et bonne-maman non plus n’a pas changé du tout… Mais vous êtes plus beaux…

GRAND-PAPA TYL

Eh ! ça ne va pas mal… Nous ne vieillissons plus… Mais vous, grandissez-vous !… Ah ! oui, vous poussez ferme !… Tenez, là, sur la porte, on voit encore la marque de la dernière fois… C’était à la Toussaint… Voyons, tiens-toi bien droit… (Tyltyl se dresse contre la porte.) Quatre doigts !… C’est énorme !… (Mytyl se dresse également contre la porte.) Et Mytyl, quatre et demi !… Ah, ah ! la mauvaise graine !… Ce que ça pousse, ce que ça pousse !…

TYLTYL, regardant autour de soi avec ravissement.

Comme tout est bien de même, comme tout est à sa place !… Mais comme tout est plus beau !… Voilà l’horloge avec la grande aiguille dont j’ai cassé la pointe…

GRAND-PAPA TYL

Et voici la soupière que tu as écornée…

TYLTYL

Et voilà le trou que j’ai fait à la porte, le jour que j’ai trouvé le vilebrequin…

GRAND-PAPA TYL

Ah oui ! tu en as fait des dégâts !… Et voici le prunier où tu aimais tant grimper quand je n’étais pas là… Il a toujours ses belles prunes rouges…

TYLTYL

Mais elles sont bien plus belles !…

MYTYL

Et voici le vieux merle !… Est-ce qu’il chante encore ?…

Le merle se réveille et se met à chanter à tue-tête.
GRAND’MAMAN TYL

Tu vois bien… Dès que l’on pense à lui…

TYLTYL, remarquant avec stupéfaction que le merle est parfaitement bleu.

Mais il est bleu !… Mais c’est lui, l’Oiseau-Bleu que je dois rapporter à la Fée !… Et vous ne disiez pas que vous l’aviez ici ! Oh ! qu’il est bleu, bleu, bleu, comme une bille de verre bleu !… (Suppliant.) Bon-papa, bonne-maman, voulez-vous me le donner ?…

GRAND-PAPA TYL

Bien oui, peut-être bien… Qu’en penses-tu, maman Tyl ?…

GRAND’MAMAN TYL

Bien sûr, bien sûr… À quoi qu’il sert ici… Il ne fait que dormir… On ne l’entend jamais…

TYLTYL

Je vais le mettre dans ma cage… Tiens, où est-elle, ma cage ?… Ah ! c’est vrai, je l’ai oubliée derrière le gros arbre… (Il court à l’arbre, rapporte la cage et y enferme le merle.) Alors, vrai, vous me le donnez pour de vrai ?… C’est la Fée qui sera contente !… Et la Lumière donc !…

GRAND-PAPA TYL

Tu sais, je n’en réponds pas, de l’oiseau… Je crains bien qu’il ne puisse plus s’habituer à la vie agitée de là-haut, et qu’il ne revienne ici par le premier bon vent… Enfin, on verra bien… Laisse-le là, pour l’instant, et viens donc voir la vache…

TYLTYL, remarquant les ruches.

Et les abeilles, dis, comment vont-elles ?…

GRAND-PAPA TYL

Mais elles ne vont pas mal… Elles ne vivent plus non plus, comme vous dites là-bas ; mais elles travaillent ferme…

TYLTYL, s’approchant des ruches.

Oh oui !… Ça sent le miel !… Les ruches doivent être lourdes !… Toutes les fleurs sont si belles !… Et mes petites sœurs qui sont mortes, sont-elles ici aussi ?…

MYTYL

Et mes trois petits frères qu’on avait enterrés, où sont-ils ?…

(À ces mots, sept petits enfants de tailles inégales, en flûte de Pan, sortent un à un de la maison.)

GRAND’MAMAN TYL

Les voici, les voici !… Aussitôt qu’on y pense, aussitôt qu’on en parle, ils sont là, les gaillards !…

(Tyltyl et Mytyl courent au-devant des enfants. On se bouscule, on s’embrasse, on danse, on tourbillonne, on pousse des cris de joie.)

TYLTYL

Tiens, Pierrot !… (Ils se prennent aux cheveux.) Ah ! nous allons nous battre encore comme dans le temps… Et Robert !… Bonjour, Jean !… Tu n’as plus ta toupie ?… Madeleine et Pierrette, Pauline et puis Riquette…

MYTYL

Oh ! Riquette, Riquette !… Elle marche encore à quatre pattes !…

GRAND’MAMAN TYL

Oui, elle ne grandit plus…

TYLTYL, remarquant le petit Chien qui jappe autour d’eux.)

Voilà Kiki dont j’ai coupé la queue avec les ciseaux de Pauline… Il n’a pas changé non plus…

GRAND-PAPA TYL, sentencieux.

Non, rien ne change ici…

TYLTYL

Et Pauline a toujours son bouton sur le nez !…

GRAND’MAMAN TYL

Oui, il ne s’en va pas ; il n’y a rien à faire…

TYLTYL

Oh ! qu’ils ont bonne mine, qu’ils sont gras et luisants !… Qu’ils ont de belles joues !… Ils ont l’air bien nourris…

GRAND’MAMAN TYL

Ils se portent bien mieux depuis qu’ils ne vivent plus… Il n’y a plus rien à craindre, on n’est jamais malade, on n’a plus d’inquiétudes…

(Dans la maison, l’horloge sonne huit heures.)
GRAND’MAMAN TYL, stupéfaite.

Qu’est-ce que c’est ?…

GRAND-PAPA TYL

Ma foi, je ne sais pas… Ce doit être l’horloge…

GRAND’MAMAN TYL

Ce n’est pas possible… Elle ne sonne jamais…

GRAND-PAPA TYL

Parce que nous ne pensons plus à l’heure… Quelqu’un a-t-il pensé à l’heure ?…

TYLTYL

Oui, c’est moi… Quelle heure est-il ?…

GRAND-PAPA TYL

Ma foi, je ne sais plus… J’ai perdu l’habitude… Elle a sonné huit coups, ce doit être ce que, là-haut, ils appellent huit heures.

TYLTYL

La Lumière m’attend à neuf heures moins le quart… C’est à cause de la Fée… C’est extrêmement important… Je me sauve…

GRAND’MAMAN TYL

Vous n’allez pas nous quitter ainsi au moment du souper !… Vite, vite, dressons la table devant la porte… J’ai justement une excellente soupe aux choux et une belle tarte aux prunes…

(On sort la table, on la dresse devant la porte, on apporte les plats, les assiettes, etc. Tous y aident.)

TYLTYL

Ma foi, puisque j’ai l’Oiseau-Bleu… Et puis la soupe aux choux, il y a si longtemps !… Depuis que je voyage… On n’a pas ça dans les hôtels…

GRAND’MAMAN TYL

Voilà !… C’est déjà fait… À table, les enfants… Si vous êtes pressés, ne perdons pas de temps…

(On a allumé la lampe et servi la soupe. Les grands-parents et les enfants s’assoient autour du repas du soir, parmi des bousculades, des bourrades, des cris et des rires de joie.)

TYLTYL, mangeant gloutonnement.

Qu’elle est bonne !… Mon Dieu, qu’elle est donc bonne !… J’en veux encore ! encore !

(Il brandit sa cuiller de bois et en frappe bruyamment son assiette.)

GRAND-PAPA TYL

Voyons, voyons, un peu de calme… Tu es toujours aussi mal élevé ; et tu vas casser ton assiette…

TYLTYL, se dressant à demi sur son escabelle.

J’en veux encore, encore !…

(Il atteint et attire à soi la soupière qui se renverse et se répand sur la table, et de là sur les genoux des convives. Cris et hurlements d’échaudés.)

GRAND’MAMAN TYL

Tu vois !… Je te l’avais bien dit…

GRAND-PAPA TYL, donnant à Tyltyl une gifle retentissante.

Voilà pour toi !…

TYLTYL, un instant déconcerté,
mettant ensuite la main sur la joue, avec ravissement.

Oh ! oui, c’était comme ça, les claques que tu donnais quand tu étais vivant… Bon-papa, qu’elle est bonne et que ça fait du bien !… Il faut que je t’embrasse !…

GRAND-PAPA TYL

Bon, bon ; il y en a encore si ça te fait plaisir…

(La demie de huit heures sonne à l’horloge.)
TYLTYL, sursautant.

Huit heures et demie !… (il jette sa cuiller.) Mytyl, nous n’avons que le temps !…

GRAND’MAMAN TYL

Voyons !… Encore quelques minutes !… Le feu n’est pas à la maison… On se voit si rarement…

TYLTYL

Non, ce n’est pas possible… La Lumière est si bonne… Et je lui ai promis… Allons, Mytyl, allons !…

GRAND-PAPA TYL

Dieu, que les Vivants sont donc contrariants avec toutes leurs affaires et leurs agitations !…

TYLTYL, prenant sa cage et embrassant tout le monde
en hâte et à la ronde.

Adieu, Bon-papa… Adieu, Bonne-maman… Adieu, frères, sœurs, Pierrot, Robert, Pauline, Madeleine, Riquette, et toi aussi, Kiki ! Je sens bien que nous ne pouvons plus rester ici… Ne pleure pas, Bonne-maman, nous reviendrons souvent…

GRAND’MAMAN TYL

Revenez tous les jours !…

TYLTYL

Oui, oui ! nous reviendrons le plus souvent possible…

GRAND’MAMAN TYL

C’est notre seule joie, et c’est une telle fête quand votre pensée nous visite !…

GRAND-PAPA TYL

Nous n’avons pas d’autres distractions…

TYLTYL

Vite, vite !… Ma cage !… Mon oiseau !…

GRAND-PAPA TYL, lui passant la cage.

Les voici !… Tu sais, je ne garantis rien ; et s’il n’est pas bon teint !…

TYLTYL

Adieu ! adieu !…

LES FRÈRES ET SŒURS TYL

Adieu, Tyltyl !… Adieu, Mytyl !… Pensez au sucre d’orge !… Adieu !… Revenez !… Revenez !…

(Tous agitent des mouchoirs tandis que Tyltyl et Mytyl s’éloignent lentement. Mais déjà, durant les dernières répliques, le brouillard du début s’est graduellement reformé, et le son des voix s’est affaibli, de manière qu’à la fin de la scène, tout a disparu dans la brume et qu’au moment où le rideau baisse, Tyltyl et Mytyl se retrouvent seuls visibles sous le gros chêne.)
TYLTYL

C’est par ici, Mytyl…

MYTYL

Où est la Lumière ?…

TYLTYL

Je ne sais pas… (Regardant l’oiseau dans la cage.) Tiens ! l’oiseau n’est plus bleu !… Il est devenu noir !…

MYTYL

Donne-moi la main, petit frère… J’ai bien peur et bien froid…

RIDEAU