L’Oiseau bleu (Maeterlinck)/Acte 4
ACTE IV
Tableau VI
DEVANT LE RIDEAU
J’ai reçu un petit mot de la Fée Bérylune qui m’apprend que l’Oiseau-Bleu se trouve probablement ici…
Où ça ?…
Ici, dans le cimetière qui est derrière ce mur… Il paraît qu’un des morts de ce cimetière le cache dans sa tombe… Reste à savoir lequel… Il faudra qu’on les passe en revue…
En revue ?… Comment qu’on fera ?…
C’est bien simple : à minuit, pour ne pas trop les déranger, tu tourneras le Diamant. On les verra sortir de terre ; ou bien on apercevra au fond de leurs tombes ceux qui ne sortent pas…
Ils ne seront pas fâchés ?…
Nullement, ils ne s’en douteront même pas… Ils n’aiment pas qu’on les dérange ; mais comme de toutes façons ils ont coutume de sortir à minuit, cela ne les gênera pas…
Pourquoi que le Pain, le Sucre et le Lait sont si pâles et pourquoi qu’ils ne disent rien ?…
Je sens que je vais tourner…
Ne fais pas attention… Ils ont peur des morts…
Moi, je n’en ai pas peur !… J’ai l’habitude de les brûler… Dans le temps, je les brûlais tous ; c’était bien plus amusant qu’aujourd’hui…
Moi ?… Je ne tremble pas !… Moi, je n’ai jamais peur ; mais si tu t’en allais, je m’en irais aussi…
Et le Chat ne dit rien ?…
Je sais ce que c’est…
Tu viendras avec nous ?…
Non, il est préférable que je reste à la porte du cimetière avec les Choses et les Animaux… Les uns auraient trop peur, et je crains que les autres ne se conduisent pas convenablement… Le Feu, notamment, voudrait brûler les morts comme autrefois, et cela ne se fait plus. Je vais te laisser seul avec Mytyl…
Et Tylô ne peut pas rester avec nous ?…
Si, si, je reste, je reste ici… Je veux rester près de mon petit dieu !…
Bien, bien, tant pis… S’ils sont méchants, mon petit dieu, tu n’as qu’à faire comme ça (Il siffle.) et tu verras… Ce sera comme dans la forêt : Wa ! Wa ! Wa !…
Allons, adieu, mes chers petits… Je ne serai pas loin… (Elle embrasse les enfants.) Ceux qui m’aiment et que j’aime me retrouvent toujours… (Aux Choses et aux Animaux.) Par ici, vous autres…
(Elle sort avec les Choses et les Animaux. Les enfants restent seuls au milieu de la scène. Le rideau s’ouvre pour découvrir le septième tableau.)Tableau VII
LE CIMETIÈRE
Il fait nuit. Clair de lune. Un cimetière de campagne. Nombreuses tombes, tertres de gazon, croix de bois, dalles funéraires, etc.
(Tyltyl et Mytyl sont debout près d’un cippe.)
J’ai peur !…
Moi, je n’ai jamais peur…
C’est méchant, les morts, dis ?…
Mais non, puisqu’ils ne vivent pas…
Tu en as déjà vu ?…
Oui, une fois, dans le temps, lorsque j’étais très jeune…
Comment c’est fait, dis ?…
C’est tout blanc, très tranquille et très froid, et ça ne parle pas…
Nous allons les voir, dis ?…
Bien sûr, puisque la Lumière l’a promis…
Où c’est qu’ils sont, les morts ?…
Ici, sous le gazon ou sous ces grosses pierres.
Ils sont là toute l’année ?…
Oui.
C’est les portes de leurs maisons ?…
Oui.
Est-ce qu’ils sortent quand il fait beau ?…
Ils ne peuvent sortir qu’à la nuit…
Pourquoi ?…
Parce qu’ils sont en chemise…
Est-ce qu’ils sortent aussi quand il pleut ?
Quand il pleut, ils restent chez eux…
C’est beau chez eux, dis ?…
On dit que c’est fort étroit…
Est-ce qu’ils ont des petits enfants ?…
Bien sûr ; ils ont tous ceux qui meurent…
Et de quoi vivent-ils ?…
Ils mangent des racines…
Est-ce que nous les verrons ?…
Bien sûr, puisqu’on voit tout quand le diamant est tourné.
Et qu’est-ce qu’ils diront ?…
Ils ne diront rien, puisqu’ils ne parlent pas…
Pourquoi qu’ils ne parlent pas ?…
Parce qu’ils n’ont rien à dire…
Pourquoi qu’ils n’ont rien à dire ?…
Tu m’embêtes…
Quand tourneras-tu le diamant ?…
Tu sais bien que la Lumière a dit d’attendre à minuit, parce qu’alors on les dérange moins…
Pourquoi qu’on les dérange moins ?…
Parce que c’est l’heure où ils sortent prendre l’air.
Il n’est pas minuit ?…
Vois-tu le cadran de l’église ?…
Oui, je vois même la petite aiguille…
Et bien ! minuit va sonner… Là !… Tout juste… Entends-tu ?…
Je veux m’en aller !…
Ce n’est pas le moment… Je vais tourner le diamant…
Non, non !… Ne le fais pas !… Je veux m’en aller !… J’ai si peur, petit frère !… J’ai terriblement peur !…
Mais il n’y a pas de danger…
Je ne veux pas voir les morts !… Je ne veux pas les voir !…
C’est bon, tu ne les verras pas, tu fermeras les yeux…
Tyltyl, je ne peux pas !… Non, ce n’est pas possible !… Ils vont sortir de terre !…
Ne tremble pas ainsi… Ils ne sortiront qu’un moment…
Mais tu trembles aussi, toi !… Ils seront effrayants !…
Il est temps, l’heure passe…
(Tyltyl tourne le diamant. Une terrifiante minute de silence et d’immobilité ; après quoi, lentement, les croix chancellent, les tertres s’entr’ouvrent, les dalles se soulèvent.)
Ils sortent !… Ils sont là !…
Où sont les morts ?…
Il n’y a pas de morts…
Tableau VIII
LE ROYAUME DE L’AVENIR
Les salles immenses du Palais d’Azur, où attendent les enfants qui vont naître. — Infinies perspectives de colonnes de saphir soutenant des voûtes de turquoise. Tout ici, depuis la lumière et les dalles de lapis-lazuli jusqu’aux pulvérulences du fond où se perdent les derniers arceaux, jusqu’aux moindres objets, est d’un bleu irréel, intense, féerique. Seuls les chapiteaux et les socles des colonnes, les clefs de voûte, quelques sièges quelques bancs circulaires sont de marbre blanc ou d’albâtre. — À droite, entre les colonnes, de grandes portes opalines. Ces portes, dont le Temps, vers la fin de la scène, écartera les battants, s’ouvrent sur la vie actuelle et les quais de l’Aurore. Partout, peuplant harmonieusement la salle, une foule d’enfants vêtus de longues robes azurées. — Les uns jouent, d’autres se promènent, d’autres causent ou songent ; beaucoup sont endormis, beaucoup aussi travaillent, entre les colonnades, aux inventions futures ; et leurs outils, leurs instruments, les appareils qu’ils construisent, les plantes, les fleurs et les fruits qu’ils cultivent ou qu’ils cueillent sont du même bleu surnaturel et lumineux que l’atmosphère générale du Palais. — Parmi les enfants, revêtues d’un azur plus pâle et plus diaphane, passent et repassent quelques figures de haute taille, d’une beauté souveraine et silencieuse, qui paraissent être des anges.
Où est le Sucre, le Chat et le bon Pain ?…
Ils ne peuvent pas entrer ici ; ils connaîtraient l’avenir et n’obéiraient plus…
Et le Chien ?…
Il n’est pas bon, non plus, qu’il sache ce qui l’attend dans la suite des siècles… Je les ai emprisonnés dans les souterrains de l’église…
Où sommes-nous ?…
Nous sommes dans le Royaume de l’Avenir, au milieu des enfants qui ne sont pas encore nés. Puisque le Diamant nous permet de voir clair en cette région que les hommes n’aperçoivent pas, nous y trouverons fort probablement l’Oiseau-Bleu…
Bien sûr que l’Oiseau sera bleu, puisque tout y est bleu… (Regardant tout autour de soi.) Dieu que c’est beau tout ça !…
Regarde les enfants qui accourent…
Est-ce qu’ils sont fâchés ?…
Pas du tout… Tu vois bien, ils sourient, mais ils sont étonnés…
Des petits Vivants !… Venez voir les petits Vivants !…
Pourquoi qu’ils nous appellent « les petits Vivants » ?…
Parce qu’eux, ils ne vivent pas encore…
Qu’est-ce qu’ils font alors ?…
Ils attendent l’heure de leur naissance…
L’heure de leur naissance ?…
Oui ; c’est d’ici que viennent tous les enfants qui naissent sur notre Terre. Chacun attend son jour… Quand les Pères et les Mères désirent des enfants, on ouvre les grandes portes que tu vois là, à droite ; et les petits descendent…
Y en a-t-il ! Y en a-t-il !…
Il y en a bien davantage… On ne les voit pas tous… Pense donc, il en faut de quoi peupler la fin des temps… Personne ne saurait les compter…
Et ces grandes personnes bleues, qu’est-ce que c’est ?…
On ne sait plus au juste… On croit que ce sont des gardiennes… On dit qu’elles viendront sur terre après les hommes… Mais il n’est pas permis de les interroger…
Pourquoi ?
Parce que c’est le secret de la Terre…
Et les autres, les petits, on peut leur parler ?…
Bien sûr, il faut faire connaissance… Tiens, en voilà un plus curieux que les autres… Approche-toi, parle-lui…
Qu’est-ce qu’il faut lui dire ?…
Ce que tu voudras, comme à un petit camarade…
Est-ce qu’on peut lui donner la main ?
Évidemment, il ne te fera pas de mal… Mais voyons, n’aie donc pas l’air si emprunté… Je vais vous laisser seuls, vous serez plus à l’aise entre vous… J’ai d’ailleurs à causer avec la Grande-personne Bleue…
Bonjour !… (Touchant du doigt la robe bleue de l’Enfant.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
Et ça ?…
Ça ?… C’est mon chapeau… Tu n’as pas de chapeau ?…
Non ; pourquoi c’est faire ?…
C’est pour dire bonjour… Et puis, pour quand il fait froid…
Qu’est-ce que c’est faire froid ?…
Quand on tremble comme ça : brrr ! brrr !… qu’on souffle dans ses mains et qu’on fait aller les bras comme ceci…
Il fait froid sur la Terre ?…
Mais oui, des fois, l’hiver, quand on n’a pas de feu…
Pourquoi qu’on n’en a pas ?…
Parce que ça coûte cher et qu’il faut de l’argent pour acheter du bois…
Quoi que c’est de l’argent ?
C’est avec quoi l’on paie…
Ah !…
Il y en a qui en ont, d’autres qui n’en ont point…
Pourquoi ?…
C’est qu’ils ne sont pas riches… Est-ce que tu es riche ?… Quel âge as-tu ?…
Je vais naître bientôt… Je naîtrai dans douze ans… Est-ce que c’est bon, naître ?…
Oh oui !… C’est amusant !…
Comment que tu as fait ?…
Je ne me rappelle plus… Il y a si longtemps !…
On dit que c’est si beau, la Terre et les Vivants !…
Mais oui, ce n’est pas mal… Il y a des oiseaux, des gâteaux, des jouets… Quelques-uns les ont tous ; mais ceux qui n’en ont pas peuvent regarder les autres…
On nous dit que les mères attendent à la porte… Elles sont bonnes, est-ce vrai ?…
Oh oui !… Elles sont meilleures que tout ce qu’il y a !… Les bonnes-mamans aussi ; mais elles meurent trop vite…
Elles meurent ?… Qu’est-ce que c’est ça ?…
Elles s’en vont un soir, et ne reviennent plus…
Pourquoi ?…
Est-ce qu’on sait ?… Peut-être qu’elles sont tristes…
Elle est partie, la tienne ?…
Ma bonne-maman ?…
Ta maman ou ta bonne-maman, est-ce que je sais, moi ?…
Ah ! mais, ça n’est pas la même chose !… Les bonnes-mamans s’en vont d’abord ; c’est déjà assez triste… La mienne était très bonne…
Qu’est-ce qu’ils ont, tes yeux ?… Est-ce qu’ils font des perles ?…
Mais non ; c’est pas des perles…
Qu’est-ce que c’est alors ?…
C’est rien, c’est tout ce bleu qui m’éblouit un peu…
Comment que ça s’appelle ?…
Quoi ?…
Là, ce qui tombe ?…
C’est rien, c’est un peu d’eau…
Est-ce qu’elle sort des yeux ?…
Oui, des fois, quand on pleure…
Qu’est-ce que c’est pleurer ?
Moi, je n’ai pas pleuré ; c’est la faute à ce bleu… Mais si j’avais pleuré ce serait la même chose…
Est-ce qu’on pleure souvent ?…
Pas les petits garçons, mais les petites filles… On ne pleure pas ici ?…
Mais non, je ne sais pas…
Eh bien, tu apprendras… Avec quoi que tu joues, ces grandes ailes bleues ?…
Ça ?… C’est pour l’invention que je ferai sur Terre…
Quelle invention ?… Tu as donc inventé quelque chose ?…
Mais oui, tu ne sais pas ?… Quand je serai sur Terre, il faudra que j’invente la Chose qui rend Heureux…
Est-elle bonne à manger ?… Est-ce qu’elle fait du bruit ?…
Mais non, on n’entend rien…
C’est dommage…
J’y travaille chaque jour… Elle est presque achevée… Veux-tu voir ?…
Bien sûr… Où donc est-elle ?…
Là, on la voit d’ici, entre ces deux colonnes… ?
et le tirant par la manche.
Veux-tu voir la mienne, dis ?…
Mais quoi, qu’est-ce que c’est ?…
Les trente-trois remèdes pour prolonger la vie… Là, dans ces flacons bleus…
Moi, j’apporte une lumière que personne ne connaît !… (Il s’illumine tout entier d’une flamme extraordinaire.) C’est assez curieux, pas ?…
Viens donc voir ma machine qui vole dans les airs comme un oiseau sans ailes !…
Non, non ; d’abord la mienne qui trouve les trésors qui se cachent dans la lune !…
de colossales pâquerettes d’azur.
Regardez donc mes fleurs !…
Qu’est-ce que c’est ?… Je ne les connais pas…
Ce sont des pâquerettes !…
Pas possible !… Elles sont grandes comme des roues…
Et ce qu’elles sentent bon !…
Prodigieux !…
Elles seront comme ça quand je serai sur Terre…
Quand donc ?…
Dans cinquante-trois ans, quatre mois et neuf jours…
(Arrivent deux Enfants-Bleus qui portent comme un lustre, pendue à une perche, une invraisemblable grappe de raisins dont les baies sont plus grosses que des poires.)
Que dis-tu de mes fruits ?…
Une grappe de poires !…
Mais non, c’est des raisins !… Ils seront tous ainsi, lorsque j’aurai trente ans… J’ai trouvé le moyen…
grosses comme des melons.
Et moi !… Voyez mes pommes !…
Mais ce sont des melons !…
Mais non !… Ce sont mes pommes, et les moins belles encore !… Toutes seront de même quand je serai vivant… J’ai trouvé le système !…
des melons bleus plus gros que des citrouilles.
Et mes petits melons ?…
Mais ce sont des citrouilles !…
Quand je viendrai sur terre, les melons seront fiers !… Je serai le jardinier du Roi des neuf Planètes…
Le Roi des neuf Planètes ?…
Ce sera le grand roi qui durant trente-cinq ans fera le bonheur de la Terre, de Mars et de la Lune… On peut le voir d’ici…
Où est-il ?…
Là, le petit qui dort au pied de la colonne…
À gauche ?…
Non, à droite… À gauche c’est le petit qui apportera la joie pure sur le globe…
Comment ?…
Par des idées qu’on n’a pas encore eues…
Et l’autre, le petit gros qui a les doigts dans le nez, qu’est-ce qu’il fera, lui ?…
Il doit trouver le feu pour réchauffer la Terre quand le soleil sera plus pâle…
Et les deux qui se tiennent par la main et s’embrassent tout le temps ; est-ce qu’ils sont frère et sœur ?…
Mais non, ils sont très drôles… Ce sont les Amoureux…
Qu’est-ce que c’est ?…
Je ne sais pas… C’est le Temps qui les appelle ainsi pour s’en moquer… Ils se regardent tout le jour dans les yeux, ils s’embrassent et se disent adieu…
Pourquoi ?
Il paraît qu’ils ne pourront pas partir ensemble…
Et le petit tout rose, qui semble si sérieux et qui suce son pouce, qu’est-ce que c’est ?…
Il paraît qu’il doit effacer l’injustice sur la Terre…
Ah !…
On dit que c’est un travail effrayant…
Et le petit rousseau qui marche comme s’il n’y voyait pas. Est-ce qu’il est aveugle ?…
Pas encore ; mais il le deviendra… Regarde-le bien ; il paraît qu’il doit vaincre la Mort…
Qu’est-ce que ça veut dire ?…
Je ne sais pas au juste ; mais on dit que c’est grand…
sur les marches, les bancs, etc.
Et tous ceux-là qui dorment, — comme il y en a qui dorment ! est-ce qu’ils ne font rien ?…
Ils pensent à quelque chose…
À quoi ?…
Ils ne le savent pas encore ; mais ils doivent apporter quelque chose sur la Terre ; il est défendu de sortir les mains vides…
Qui est-ce qui le défend ?…
C’est le Temps qui se tient à la porte… Tu verras quand il ouvrira… Il est bien embêtant…
Bonjour, Tyltyl !…
Tiens !… Comment sait-il mon nom ?…
Tyltyl et Mytyl avec effusion.
Bonjour !… Ça va bien ?… — Voyons, embrasse-moi, et toi aussi, Mytyl… Ce n’est pas étonnant que je sache ton nom, puisque je serai ton frère… On vient seulement de me dire que tu es là… J’étais tout au bout de la salle, en train d’emballer mes idées… Dis à maman que je suis prêt…
Comment ?… Tu comptes venir chez nous ?
Bien sûr, l’année prochaine, le dimanche des Rameaux… Ne me tourmente pas trop quand je serai petit… Je suis bien content de vous avoir embrassés d’avance… — Dis à Papa qu’il répare le berceau… Est-ce qu’on est bien chez nous ?…
Mais on n’y est pas mal… Et Maman est si bonne !…
Et la nourriture ?…
Ça dépend… Il y a même des jours où l’on a des gâteaux, n’est-il pas vrai, Mytyl ?…
Au Nouvel An et le Quatorze Juillet… C’est maman qui les fait…
Qu’as-tu là, dans ce sac ?… Tu nous apportes quelque chose ?…
J’apporte trois maladies : la fièvre scarlatine, la coqueluche et la rougeole…
Eh bien, si c’est tout ça !… Et après, que feras-tu ?…
Après ?… Je m’en irai…
Ce sera bien la peine de venir !…
Est-ce qu’on a le choix ?…
(À ce moment, on entend s’élever et se répandre une sorte de vibration prolongée, puissante et cristalline qui semble émaner des colonnes et des portes d’opale que touche une lumière plus vive.)
Qu’est-ce que c’est ?…
C’est le Temps !… Il va ouvrir les portes !…
(Aussitôt, un vaste remous se propage dans la foule des Enfants-Bleus. La plupart quittent leurs machines et leurs travaux, de nombreux dormeurs s’éveillent, et les uns comme les autres tournent les yeux vers les portes d’opale et se rapprochent de celles-ci.)
Tâchons de nous dissimuler derrière les colonnes… Il ne faut pas que le Temps nous découvre…
D’où vient ce bruit ?…
C’est l’Aurore qui se lève… C’est l’heure où les enfants qui naîtront aujourd’hui vont descendre sur Terre…
Comment qu’ils descendront ?… Il y a des échelles ?…
Tu vas voir… Le Temps tire les verrous…
Qu’est-ce que c’est le Temps ?…
C’est un vieil homme qui vient appeler ceux qui partent…
Est-ce qu’il est méchant ?…
Non, mais il n’entend rien… On a beau supplier, quand ce n’est pas leur tour, il repousse tous ceux qui voudraient s’en aller…
Est-ce qu’ils sont heureux de partir ?
On n’est pas content quand on reste ; mais on est triste quand on s’en va… Là ! Là !… Voilà qu’il ouvre !…
Ceux dont l’heure est sonnée sont-ils prêts ?…
Nous voici !… Nous voici !… Nous voici !…
aux enfants qui défilent devant lui pour sortir.
Un à un !… Il s’en présente encore beaucoup plus qu’il n’en faut !… C’est toujours la même chose !… On ne me trompe pas !… (Repoussant un enfant.) Ce n’est pas ton tour !… Rentre, c’est pour demain… Toi non plus, rentre donc et reviens dans dix ans… Un treizième berger ?… Il n’en fallait que douze ; on n’en a plus besoin, nous ne sommes plus au temps de Théocrite ou de Virgile… Encore des médecins ?… Il y en a déjà trop ; on s’en plaint sur la Terre… Et les ingénieurs, où sont-ils ?… On veut un honnête homme, un seul, comme phénomène… Où donc est l’honnête homme ?… C’est toi ?… (L’enfant fait signe que oui.) Tu m’as l’air bien chétif… tu ne vivras pas longtemps !… Holà, vous autres, là, pas si vite !… Et toi, qu’apportes-tu ?… Rien du tout ? les mains vides ?… Alors on ne passe pas… Prépare quelque chose, un grand crime, si tu veux, ou une maladie, moi, cela m’est égal… mais il faut quelque chose… (Avisant un petit que d’autres poussent en avant et qui résiste de toutes ses forces.) Eh bien, toi, qu’as-tu donc ?… Tu sais bien que c’est l’heure… On demande un héros qui combatte l’Injustice ; c’est toi, il faut partir…
Il ne veut pas, monsieur…
Comment ?… Il ne veut pas ?… Où donc se croit-il, ce petit avorton ?… Pas de réclamations, nous n’avons pas le temps…
Non, non !… Je ne veux pas !… J’aime mieux ne pas naître !… J’aime mieux rester ici !…
Il ne s’agit pas de ça… Quand c’est l’heure, c’est l’heure !… Allons, vite, en avant !…
Oh ! laissez-moi passer !… J’irai prendre sa place !… On dit que mes parents sont vieux et m’attendent depuis si longtemps !…
Pas de ça… L’heure est l’heure et le temps est le temps… On n’en finirait pas si l’on vous écoutait… L’un veut, l’autre refuse, c’est trop tôt, c’est trop tard… (Écartant des enfants qui ont envahi le seuil.) Pas si près, les petits… Arrière les curieux… Ceux qui ne partent pas n’ont rien à voir dehors… Maintenant vous avez hâte ; puis, votre tour venu, vous aurez peur et vous reculerez… Tenez, en voilà quatre qui tremblent comme des feuilles… (À un enfant qui, sur le point de franchir le seuil, rentre brusquement.) Eh bien, quoi ?… Qu’as-tu donc ?…
J’ai oublié la boîte qui contient les deux crimes que je devrai commettre…
Et moi le petit pot qui renferme l’idée pour éclairer les foules…
J’ai oublié la greffe de ma plus belle poire !…
Courez vite les chercher !… Il ne nous reste plus que six cent douze secondes… La galère de l’Aurore bat déjà des voiles pour montrer qu’elle attend… Vous arriverez trop tard et vous ne naîtrez plus… Allons, vite, embarquons !… (Saisissant un enfant qui veut lui passer entre les jambes pour gagner le quai.) Ah ! toi, non, par exemple !… C’est la troisième fois que tu essayes de naître avant ton tour… Que je ne t’y prenne plus, sinon ce sera l’attente éternelle près de ma sœur l’Éternité ; et tu sais qu’on ne s’y amuse pas… Mais voyons, sommes-nous prêts ?… Tout le monde est à son poste ?… (Parcourant du regard les enfants réunis sur le quai ou déjà assis dans la galère.) Il en manque encore un… Il a beau se cacher, je le vois dans la foule… On ne me trompe pas… Allons, toi, le petit qu’on appelle l’Amoureux, dis adieu à ta belle…
Monsieur le Temps, laissez-moi partir avec lui !…
Monsieur le Temps, laissez-moi rester avec elle !…
Impossible !… Il ne nous reste plus que trois cent quatre-vingt-quatorze secondes…
J’aime mieux ne pas naître !…
On n’a pas le choix…
Monsieur le Temps, j’arriverai trop tard !…
Je ne serai plus là quand elle descendra !…
Je ne le verrai plus !…
Nous serons seuls au monde !…
Tout ça ne me regarde pas… Réclamez auprès de la Vie… Moi, j’unis, je sépare, selon ce qu’on m’a dit… (Saisissant l’un des enfants.) Viens !…
Non, non, non !… Elle aussi !…
Laissez-le !… Laissez-le !…
Mais voyons, ce n’est pas pour mourir, c’est pour vivre !… (Entraînant le premier enfant.) Viens !…
vers l’enfant qu’on enlève.
Un signe !… Un seul signe !… Dis-moi, comment te retrouver !…
Je t’aimerai toujours !…
Je serai la plus triste !… Tu me reconnaîtras !…
Vous feriez beaucoup mieux d’espérer… Et maintenant, c’est tout… (Consultant son sablier.) Il ne nous reste plus que soixante-trois secondes…
(Derniers et violents remous parmi les enfants qui partent et qui demeurent. — On échange des adieux précipités : « Adieu, Pierre !… Adieu Jean… As-tu tout ce qu’il faut ?… Annonce ma pensée !… — As-tu le nouveau carburateur ?… — Parle de mes melons !… — N’as-tu rien oublié ?… — Tâche de me reconnaître !… — Je te retrouverai !… — Ne perds pas tes idées !… — Ne te penche pas trop sur l’Espace !… — Donne-moi de tes nouvelles !… — On dit qu’on ne peut pas !… Si, si !… essaie toujours !… — Tâche de dire si c’est beau !… — J’irai à ta rencontre !… — Je naîtrai sur un trône !… etc., etc. »)
Assez ! assez !… L’ancre est levée !…
(Les voiles de la galère passent et disparaissent. On entend s’éloigner les cris des enfants dans la galère : « Terre !… terre !… Je la vois !… Elle est belle !… Elle est claire !… Elle est grande !… » Puis, comme sortant du fond de l’abîme, un chant extrêmement lointain d’allégresse et d’attente.)
Qu’est-ce ?… Ce n’est pas eux qui chantent… On dirait d’autres voix…
Oui, c’est le chant des Mères qui viennent à leur rencontre…
(Cependant, le Temps referme les portes opalines. Il se retourne pour jeter un dernier regard dans la salle, et soudain aperçoit Tyltyl, Mytyl et la Lumière.)
Qu’est-ce que c’est ?… Que faites-vous ici ?… Qui êtes-vous ?… Pourquoi n’êtes-vous pas bleus ?… Par où êtes-vous entrés ?…
Ne réponds pas !… J’ai l’Oiseau-Bleu… Il est caché sous ma mante… Sauvons-nous… Tourne le Diamant, il perdra notre trace…
(Ils s’esquivent à gauche, entre les colonnes du premier plan.)