L’Oiseau bleu (Maeterlinck)/Acte 5

La bibliothèque libre.
Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 142-168).

ACTE V


Tableau IX

L’ADIEU


La scène représente un mur percé d’une petite porte. C’est la pointe du jour.


(Entrent : Tyltyl, Mytyl, la Lumière, le Pain, le Sucre, le Feu et le Lait.)
LA LUMIÈRE

Tu ne devinerais jamais où nous sommes…

TYLTYL

Bien sûr que non, la Lumière, puisque je ne sais pas…

LA LUMIÈRE

Tu ne reconnais pas ce mur et cette petite porte ?…

TYLTYL

C’est un mur rouge et une petite porte verte…

LA LUMIÈRE

Et ça ne te rappelle rien ?…

TYLTYL

Ça me rappelle que le Temps nous a mis à la porte…

LA LUMIÈRE

Qu’on est bizarre quand on rêve… On ne reconnaît pas sa propre main…

TYLTYL

Qui est-ce qui rêve ?… Est-ce moi ?…

LA LUMIÈRE

C’est peut-être moi… Qu’en sait-on ?… En attendant, ce mur entoure une maison que tu as vue plus d’une fois depuis ta naissance…

TYLTYL

Une maison que j’ai vue plus d’une fois ?

LA LUMIÈRE

Mais oui, petit endormi !… C’est la maison que nous avons quittée un soir, il y a tout juste, jour pour jour, une année…

TYLTYL

Il y a tout juste une année ?… Mais alors ?…

LA LUMIÈRE

N’ouvre pas des yeux comme des grottes de saphir… C’est elle, c’est la bonne maison des parents…

TYLTYL, s’approchant de la porte.

Mais je crois… En effet… Il me semble… Cette petite porte… Je reconnais la chevillette… Ils sont là ?… Nous sommes près de Maman ?… Je veux entrer tout de suite… Je veux l’embrasser tout de suite !…

LA LUMIÈRE

Un instant… Ils dorment profondément ; il ne faut pas les réveiller en sursaut… Du reste, la porte ne s’ouvrira que lorsque l’heure sonnera…

TYLTYL

Quelle heure ?… Il y a longtemps à attendre ?…

LA LUMIÈRE

Hélas, non !… quelques pauvres minutes…

TYLTYL

Tu n’es pas heureuse de rentrer ?… Qu’as-tu donc, la Lumière ?… Tu es pâle, on dirait que tu es malade…

LA LUMIÈRE

Ce n’est rien, mon enfant… Je me sens un peu triste, parce que je vais vous quitter…

TYLTYL

Nous quitter ?…

LA LUMIÈRE

Il le faut… Je n’ai plus rien à faire ici ; l’année est révolue, la Fée va revenir et te demander l’Oiseau-Bleu…

TYLTYL

Mais c’est que je ne l’ai pas, l’Oiseau-Bleu !… Celui du Souvenir est devenu tout noir, celui de l’Avenir est devenu tout rouge, ceux de la Nuit sont morts et je n’ai pas pu prendre celui de la Forêt… Est-ce ma faute à moi s’ils changent de couleur, s’ils meurent ou s’ils s’échappent ?… Est-ce que la Fée sera fâchée, et qu’est-ce qu’elle dira ?…

LA LUMIÈRE

Nous avons fait ce que nous avons pu… Il faut croire qu’il n’existe pas, l’Oiseau-Bleu ; ou qu’il change de couleur lorsqu’on le met en cage…

TYLTYL

Où est-elle, la cage ?…

LE PAIN

Ici, maître… Elle fut confiée à mes soins diligents durant ce long et périlleux voyage ; aujourd’hui que ma mission prend fin, je vous la restitue, intacte et bien fermée, telle que je la reçus… (Comme un orateur qui prend la parole.) Maintenant, au nom de tous, qu’il me soit permis d’ajouter quelques mots…

LE FEU

Il n’a pas la parole !…

L’EAU

Silence !…

LE PAIN

Les interruptions malveillantes d’un ennemi méprisable, d’un rival envieux… (Élevant la voix.) ne m’empêcheront pas d’accomplir mon devoir jusqu’au bout… C’est donc au nom de tous…

LE FEU

Pas au mien… J’ai une langue !…

LE PAIN

C’est donc au nom de tous, et avec une émotion contenue mais sincère et profonde, que je prends congé de deux enfants prédestinés, dont la haute mission se termine aujourd’hui. En leur disant adieu avec toute l’affliction et toute la tendresse qu’une mutuelle estime…

TYLTYL

Comment ?… Tu dis adieu ?… Tu nous quittes donc aussi ?…

LE PAIN

Hélas ! il le faut bien… Je vous quitte, il est vrai ; mais la séparation ne sera qu’apparente, vous ne m’entendrez plus parler…

LE FEU

Ce ne sera pas malheureux !…

L’EAU

Silence !…

LE PAIN, très digne.

Cela ne m’atteint point… Je disais donc : vous ne m’entendrez plus, vous ne me verrez plus sous ma forme animée… Vos yeux vont se fermer à la vie invisible des choses ; mais je serai toujours là, dans la huche, sur la planche, sur la table, à côté de la soupe, moi qui suis, j’ose le dire, le plus fidèle commensal et le plus vieil ami de l’homme…

LE FEU

Eh bien, et moi ?…

LA LUMIÈRE

Voyons, les minutes passent, l’heure est près de sonner qui va nous faire rentrer dans le silence… Hâtez-vous d’embrasser les enfants…

LE FEU, se précipitant.

Moi d’abord, d’abord moi !… (Il embrasse violemment les enfants.) Adieu, Tyltyl et Mytyl !… Adieu, mes chers petits… Souvenez-vous de moi si jamais vous avez besoin de quelqu’un pour mettre le Feu quelque part…

MYTYL

Aïe ! aïe !… Il me brûle !…

TYLTYL

Aïe ! aïe ! Il me roussit le nez !……

LA LUMIÈRE

Voyons, le Feu, modérez un peu vos transports… Vous n’avez pas affaire à votre cheminée…

L’EAU

Quel idiot !…

LE PAIN

Est-il mal élevé !…

L’EAU, s’approchant des enfants.

Je vous embrasserai sans vous faire de mal, tendrement, mes enfants…

LE FEU

Prenez garde, ça mouille !…

L’EAU

Je suis aimante et douce ; je suis bonne aux humains…

LE FEU

Et les noyés ?…

L’EAU

Aimez bien les Fontaines, écoutez les Ruisseaux… Je serai toujours là…

LE FEU

Elle a tout inondé !…

L’EAU

Quand vous vous assiérez, le soir, au bord des sources, — il y en a plus d’une ici, dans la forêt, essayez de comprendre ce qu’elles essaient de dire… Je ne peux plus… Les larmes me suffoquent et m’empêchent de parler…

LE FEU

Il n’y paraît point !…

L’EAU

Souvenez-vous de moi lorsque vous verrez la carafe… Vous me trouverez également dans le broc, dans l’arrosoir, dans la citerne et dans le robinet…

LE SUCRE, naturellement papelard et doucereux.

S’il reste une petite place, dans votre souvenir, rappelez-vous que parfois ma présence vous fut douce… Je ne puis vous en dire davantage… Les larmes sont contraires à mon tempérament, et me font bien du mal quand elles tombent sur mes pieds…

LE PAIN

Jésuite !…

LE FEU, glapissant.

Sucre d’orge ! berlingots ! caramels !…

TYLTYL

Mais où donc sont passés Tylette et Tylô ?… Que font-ils ?…

(Au même moment, on entend des cris aigus poussés par le Chat.)

MYTYL, alarmée.

C’est Tylette qui pleure !… On lui fait du mal !…

(Entre en courant le Chat, hérissé, dépeigné, les vêtements déchirés, et tenant son mouchoir sur la joue, comme si elle avait mal aux dents. Il pousse des gémissements courroucés et est serrée de très près par le Chien qui l’accable de coups de tête, de coups de poing et de coups de pied.)
LE CHIEN, battant le Chat.

Là !… En as-tu assez ?… En veux-tu encore ?… Là ! là ! là !…

LA LUMIÈRE, TYLTYL et MYTYL, se précipitant pour les séparer.

Tylô !… Es-tu fou ?… Par exemple !… À bas !… Veux-tu finir !… A-t-on jamais vu !… Attends ! attends !…

(On les sépare énergiquement.)
LA LUMIÈRE

Qu’est-ce que c’est ?… Que s’est-il passé ?…

LE CHAT, pleurnichant et s’essuyant les yeux.

C’est lui, madame la Lumière… Il m’a dit des injures, il a mis des clous dans ma soupe, il m’a tiré la queue, il m’a roué de coups, et je n’avais rien fait, rien du tout, rien du tout !…

LE CHIEN, l’imitant.

Rien du tout, rien du tout !… (à mi-voix, lui faisant la nique.) C’est égal, t’en as eu, t’en as eu, et du bon, et t’en auras encore !…

MYTYL, serrant le Chat dans ses bras.

Ma pauvre Tylette, dis-moi donc où c’est que t’as mal… Je vais pleurer aussi !…

LA LUMIÈRE, au Chien, sévèrement.

Votre conduite est d’autant plus indigne que vous choisissez pour nous donner ce triste spectacle le moment, déjà assez pénible par lui-même, où nous allons nous séparer de ces pauvres enfants…

LE CHIEN, subitement dégrisé.

Nous séparer de ces pauvres enfants ?…

LA LUMIÈRE

Oui, l’heure que vous savez va sonner… Nous allons rentrer dans le Silence… Nous ne pourrons plus leur parler…

LE CHIEN, poussant tout à coup de véritables hurlements de désespoir
et se jetant sur les enfants qu’il accable
de caresses violentes et tumultueuses.

Non, non !… Je ne veux pas !… Je ne veux pas !… Je parlerai toujours !… Tu me comprendras maintenant, n’est-ce pas, mon petit dieu ?… Oui, oui, oui !… Et l’on se dira tout, tout, tout !… Et je serai bien sage… Et j’apprendrai à lire, à écrire et à jouer aux dominos !… Et je serai toujours très propre… Et je ne volerai plus rien dans la cuisine… Veux-tu que je fasse quelque chose d’étonnant ?… Veux-tu que j’embrasse le Chat ?…

MYTYL, au Chat.

Et toi, Tylette ?… Tu n’as rien à nous dire.

LE CHAT, pincé, énigmatique.

Je vous aime tous deux, autant que vous le méritez…

LA LUMIÈRE

Maintenant, qu’à mon tour, mes enfants, je vous donne le dernier baiser…

TYLTYL et MYTYL, s’accrochant à la robe de la Lumière.

Non, non, non, la Lumière !… Reste ici, avec nous !… Papa ne dira rien… Nous dirons à Maman que tu as été bonne…

LA LUMIÈRE

Hélas ! je ne peux pas… Cette porte nous est fermée et je dois vous quitter…

TYLTYL

Où iras-tu toute seule ?

LA LUMIÈRE

Pas bien loin, mes enfants ; là-bas, dans le pays du Silence des choses…

TYLTYL

Non, non ; je ne veux pas… Nous irons avec toi… Je dirai à Maman…

LA LUMIÈRE

Ne pleurez pas, mes chers petits… Je n’ai pas de voix comme l’Eau ; je n’ai que ma clarté que l’Homme n’entend point… Mais je veille sur lui jusqu’à la fin des jours… Rappelez-vous bien que c’est moi qui vous parle dans chaque rayon de lune qui s’épanche, dans chaque étoile qui sourit, dans chaque aurore qui se lève, dans chaque lampe qui s’allume, dans chaque pensée bonne et claire de votre âme… (Huit heures sonnent derrière le mur.) Écoutez !… L’heure sonne… Adieu !… La porte s’ouvre !… Entrez, entrez, entrez !…

(Elle pousse les enfants dans l’ouverture de la petite porte qui vient de s’entre-bâiller et se referme sur eux. — Le Pain essuie une larme furtive, le Sucre, l’Eau, tout en pleurs, etc., fuient précipitamment et disparaissent à droite et à gauche, dans la coulisse. Hurlements du Chien à la cantonade. La scène reste vide un instant, puis le décor figurant le mur de la petite porte s’ouvre par le milieu, pour découvrir le dernier tableau.)

Tableau X

LE RÉVEIL


Le même intérieur qu’au premier tableau, mais tout, les murs, l’atmosphère, y paraît incomparablement, féeriquement plus frais, plus riant, plus heureux. — La lumière du jour filtre gaiement par toutes les fentes des volets clos.


(À droite, au fond de la pièce, en leurs deux petits lits, Tyltyl et Mytyl sont profondément endormis. — Le Chat, le Chien et les Objets sont à la place qu’ils occupaient au premier tableau, avant l’arrivée de la Fée. — Entre la Mère Tyl.)

LA MÈRE TYL, d’une voix allègrement grondeuse.

Debout, voyons, debout ! les petits paresseux !… Vous n’avez donc pas honte ?… Huit heures sont sonnées, le soleil est déjà plus haut que la forêt !… Dieu ! qu’ils dorment, qu’ils dorment !… (Elle se penche et embrasse les enfants.) Ils sont tout roses… Tyltyl sent la lavande et Mytyl le muguet… (Les embrassant encore.) Que c’est bon les enfants !… Ils ne peuvent pourtant pas dormir jusqu’à midi… On ne peut pas en faire des paresseux… Et puis, je me suis laissée dire que ce n’est pas trop bon pour la santé… (Secouant doucement Tyltyl.) Allons, allons, Tyltyl…

TYLTYL, s’éveillant

Quoi ?… La Lumière ?… Où est-elle ? Non, non, ne t’en vas pas…

LA MÈRE TYL

La Lumière ?… mais bien sûr qu’elle est là… Il y a déjà pas mal de temps… Il fait aussi clair qu’à midi, bien que les volets soient fermés… Attends un peu que je les ouvre… (Elle pousse les volets, l’aveuglante clarté du grand jour envahit la pièce.) Là, voilà !… Qu’est-ce que t’as ?… T’as l’air tout aveuglé…

TYLTYL, se frottant les yeux.

Maman, maman !… C’est toi !…

LA MÈRE TYL

Mais bien sûr que c’est moi… Qui veux-tu que ce soit ?…

TYLTYL

C’est toi… Mais oui, c’est toi !…

LA MÈRE TYL

Mais oui, c’est moi… Je n’ai pas changé de visage cette nuit… qu’as-tu donc à me regarder comme un émerveillé ?… J’ai peut-être le nez à l’envers ?…

TYLTYL

Oh ! que c’est bon de te revoir !… Il y a si longtemps, si longtemps !… Il faut que je t’embrasse tout de suite… Encore, encore, encore !… Et puis, c’est bien mon lit !… Je suis dans la maison !…

LA MÈRE TYL

Qu’est-ce que t’as ?… Tu ne t’éveilles pas ?… T’es pas malade, au moins ?… Voyons, montre ta langue… Allons, lève-toi donc, et puis habille-toi…

TYLTYL

Tiens ! je suis en chemise !…

LA MÈRE TYL

Bien sûr… Passe ta culotte et ta petite veste… Elles sont là, sur la chaise…

TYLTYL

Est-ce que j’ai fait ainsi tout mon voyage ?…

LA MÈRE TYL

Quel voyage ?…

TYLTYL

Mais oui, l’année dernière…

LA MÈRE TYL

L’année dernière ?…

TYLTYL

Mais oui, donc !… À Noël, lorsque je suis parti…

LA MÈRE TYL

Lorsque t’es parti ?… T’as pas quitté la chambre… Je t’ai couché hier soir, et je te retrouve ce matin… T’as donc rêvé tout ça ?…

TYLTYL

Mais tu ne comprends pas !… C’était l’année passée, lorsque je suis parti avec Mytyl, la Fée, la Lumière… elle est bonne, la Lumière ! le Pain, le Sucre, l’Eau, le Feu. Ils se battaient tout le temps… T’es pas fâchée ?… T’as pas été trop triste ?… Et Papa, qu’a-t-il dit ?… Je ne pouvais pas refuser… J’ai laissé un billet pour expliquer…

LA MÈRE TYL

Qu’est-ce que tu chantes là ?… Bien sûr que t’es malade, ou bien tu dors encore… (Elle lui donne une bourrade amicale.) Voyons, réveille-toi… Voyons, ça va-t-il mieux ?…

TYLTYL

Mais, Maman, je t’assure… C’est toi qui dors encore…

LA MÈRE TYL

Comment ! je dors encore ?… Je suis debout depuis six heures… J’ai fait tout le ménage et rallumé le feu…

TYLTYL

Mais demande à Mytyl si c’est pas vrai… Ah ! nous en avons eu des aventures !…

LA MÈRE TYL

Comment, Mytyl ?… Quoi donc ?…

TYLTYL

Elle était avec moi… Nous avons revu bon-papa et bonne-maman…

LA MÈRE TYL, de plus en plus ahurie.

Bon-papa et bonne-maman ?…

TYLTYL

Oui, au Pays du Souvenir… C’était sur notre route… Ils sont morts, mais ils se portent bien… Bonne-maman nous a fait une belle tarte aux prunes… Et puis les petits frères, Robert, Jean, sa toupie, Madeleine et Pierrette, Pauline et puis Riquette…

MYTYL

Riquette, elle marche à quatre pattes !…

TYLTYL

Et Pauline a toujours son bouton sur le nez…

LA MÈRE TYL

Vous avez trouvé la clef de l’armoire où Papa cache sa bouteille d’eau-de-vie ?…

TYLTYL

Papa cache une bouteille d’eau-de-vie ?…

LA MÈRE TYL

Marche un peu devant moi, que je voie si tu peux marcher droit… (Tyltyl obéit.) Mais non, ce n’est pas ça… Mon Dieu ! qu’est-ce qu’ils ont ?… Je vais les perdre aussi, comme j’ai perdu les autres !… (Subitement affolée, elle appelle.) Papa Tyl ! papa Tyl !… Venez donc ! Les petits sont malades !…

(Entre le Père Tyl, très calme, une hache à la main.)

LE PÈRE TYL

Qu’y a-t-il ?…

TYLTYL et MYTYL, accourant joyeusement
pour embrasser leur père.

Tiens, Papa !… C’est Papa !… Bonjour, Papa !… Tu as bien travaillé cette année ?…

LE PÈRE TYL

Eh bien, quoi ?… Qu’est-ce que c’est ?… Ils n’ont pas l’air malade ; ils ont fort bonne mine…

LA MÈRE TYL, larmoyante.

Il ne faut pas s’y fier… Ce sera comme les autres… Ils avaient fort bonne mine aussi, jusqu’à la fin ; et puis le bon Dieu les a pris… Je ne sais ce qu’ils ont… Je les avais couchés bien tranquillement hier au soir ; et ce matin, quand ils s’éveillent, voilà que tout va mal… Ils ne savent plus ce qu’ils disent ; ils parlent d’un voyage… Ils ont vu la Lumière, grand-papa, grand'maman, qui sont morts mais qui se portent bien…

TYLTYL

Mais bon-papa, il a toujours sa jambe de bois…

MYTYL

Et bonne-maman ses rhumatismes…

LA MÈRE TYL

Tu entends ?… Cours chercher le médecin !…

LE PÈRE TYL

Mais non, mais non… Ils ne sont pas encore morts… Voyons, nous allons voir… (On frappe à la porte de la maison.) Entrez !

(Entre la Voisine, petite vieille qui ressemble à la Fée du premier acte, et qui marche en s’appuyant sur un bâton.)

LA VOISINE

Bien le bonjour et bonne fête à tous !

TYLTYL

C’est la Fée Bérylune !

LA VOISINE

Je viens chercher un peu de feu pour mon pot-au-feu de la fête… Il fait bien frisquet ce matin… Bonjour, les enfants, ça va bien ?…

TYLTYL

Madame la Fée Bérylune, je n’ai pas trouvé l’Oiseau-Bleu…

LA VOISINE

Que dit-il ?…

LA MÈRE TYL

Ne m’en parlez pas, madame Berlingot… Ils ne savent plus ce qu’ils disent… Ils sont comme ça depuis leur réveil… Ils ont dû manger quelque chose qui n’était pas bon…

LA VOISINE

Eh bien, Tyltyl, tu ne reconnais pas la mère Berlingot, ta voisine Berlingot ?…

TYLTYL

Mais si, madame… Vous êtes la Fée Bérylune… Vous n’êtes pas fâchée ?…

LA VOISINE

Béry… quoi ?

TYLTYL

Bérylune.

LA VOISINE

Berlingot, tu veux dire Berlingot…

TYLTYL

Bérylune, Berlingot, comme vous voudrez, madame… Mais Mytyl qui sait bien…

LA MÈRE TYL

Voilà le pis, c’est que Mytyl aussi…

LE PÈRE TYL

Bah, bah !… Cela se passera ; je vais leur donner quelques claques…

LA VOISINE

Laissez donc, ce n’est pas la peine… Je connais ça ; c’est rien qu’un peu de songeries… Ils auront dormi dans un rayon de lune… Ma petite fille qu’est bien malade est souvent comme ça…

LA MÈRE TYL

À propos, comment qu’elle va, ta petite fille ?

LA VOISINE

Couci-couci… Elle ne peut se lever… Le docteur dit que c’est les nerfs… Tout de même je sais bien ce qui la guérirait… Elle me le demandait encore ce matin, pour son petit noël ; c’est une idée qu’elle a…

LA MÈRE TYL

Oui, je sais, c’est toujours l’oiseau de Tyltyl… Eh bien, Tyltyl, ne vas-tu pas le lui donner enfin, à cette pauvre petite ?…

TYLTYL

Quoi, Maman ?…

LA MÈRE TYL

Ton oiseau… Pour ce que tu en fais… Tu ne le regardes même plus… Elle en meurt d’envie depuis si longtemps !…

TYLTYL

Tiens, c’est vrai, mon oiseau… Où est-il ?… Ah ! mais voilà la cage !… Mytyl, vois-tu la cage ?… C’est celle que portait le Pain… Oui, oui, c’est bien la même ; mais il n’y a plus qu’un oiseau… Il a donc mangé l’autre ?… Tiens, tiens !… Mais il est bleu !… Mais c’est ma tourterelle !… Mais elle est bien plus bleue que quand je suis parti !… Mais c’est là l’Oiseau-Bleu que mous avons cherché !… Nous sommes allés si loin et il était ici !… Ah ! ça, c’est épatant !… Mytyl, vois-tu l’oiseau ?… Que dirait la Lumière ?… Je vais décrocher la cage… (Il monte sur une chaise et décroche la cage qu’il apporte à la Voisine.) La voilà, madame Berlingot… Il n’est pas encore tout à fait bleu ; ça viendra, vous verrez… Mais portez-le bien vite à votre petite fille…

LA VOISINE

Non ?… Vrai ?… Tu me le donnes, comme ça, tout de suite et pour rien ?… Dieu ! qu’elle va être heureuse !… (Embrassant Tyltyl.) Il faut que je t’embrasse !… Je me sauve … Je me sauve !…

TYLTYL

Oui, oui ; allez vite… Il y en a qui changent de couleur…

LA VOISINE

Je reviendrai vous dire ce qu’elle aura dit…

(Elle sort.)
TYLTYL, après avoir longuement regardé autour de soi.

Papa, Maman ; qu’avez-vous fait à la maison ?… C’est la même chose ; mais elle est bien plus belle…

LE PÈRE TYL

Comment, elle est plus belle ?…

TYLTYL

Mais oui, tout est repeint, tout est remis à neuf, tout reluit, tout est propre… Ça n’était pas comme ça, l’année dernière…

LE PÈRE TYL

L’année dernière ?…

TYLTYL, allant à la fenêtre.

Et la forêt qu’on voit !… Est-elle grande, est-elle belle !… On croirait qu’elle est neuve !… Qu’on est heureux ici !… (Allant ouvrir la huche.) Où est le Pain ?… Tiens, ils sont bien tranquilles… Et puis, voilà Tylô !… Bonjour, Tylô, Tylô !… Ah ! tu t’es bien battu !… Te rappelles-tu dans la forêt ?…

MYTYL

Et Tylette ?… Elle me reconnaît bien, mais elle ne parle plus…

TYLTYL

Monsieur le Pain… (Se tâtant le front.) Tiens, je n’ai plus le Diamant ! Qui est-ce qui m’a pris mon petit chapeau vert ?… Tant pis ! je n’en ai plus besoin… Ah ! le Feu !… Il est bon !… Il pétille en riant pour faire enrager l’Eau… (Courant à la fontaine.) Et l’Eau ?… Bonjour, l’Eau !… Que dit-elle ?… Elle parle toujours, mais je ne la comprends plus aussi bien..

MYTYL

Je ne vois pas le Sucre…

TYLTYL

Dieu que je suis heureux, heureux, heureux !…

MYTYL

Moi aussi, moi aussi !…

LA MÈRE TYL

Qu’ont-ils donc à tourniller comme ça ?…

LE PÈRE TYL

Laisse donc, t’inquiète pas… Ils jouent à être heureux…

TYLTYL

Moi, j’aimais surtout la Lumière… Où est sa lampe ?… Est-ce qu’on peut l’allumer ?… (Regardant encore autour de soi.) Dieu ! que c’est beau tout ça et que je suis content !…

(On frappe à la porte de la maison.)
LE PÈRE TYL

Entrez donc !…

(Entre la Voisine, tenant par la main une petite fille d’une beauté blonde et merveilleuse qui serre dans ses bras la tourterelle de Tyltyl.)

LA VOISINE

Vous voyez le miracle !…

LA MÈRE TYL

Pas possible !… Elle marche ?…

LA VOISINE

Elle marche !… C’est-à-dire qu’elle court, qu’elle danse, qu’elle vole !… Quand elle a vu l’oiseau, elle a sauté, comme ça, d’un saut, vers la fenêtre, pour voir à la lumière si c’était bien la tourterelle de Tyltyl… Et puis pfff !… dans la rue, comme un ange… C’est tout juste si je pouvais la suivre…

TYLTYL, s’approchant, émerveillé.

Oh ! qu’elle ressemble à la Lumière !…

MYTYL

Elle est bien plus petite…

TYLTYL

Sûr !… Mais elle grandira…

LA VOISINE

Que disent-ils ?… Ça ne va pas encore ?…

LA MÈRE TYL

Ça va mieux, ça se passe… Quand ils auront déjeuné, il n’y paraîtra plus…

LA VOISINE, poussant la petite fille dans les bras de Tyltyl.

Allons, va, ma petite, va remercier Tyltyl…

(Tyltyl, soudainement intimidé, recule d’un pas.)
LA MÈRE TYL

Eh bien, Tyltyl, qu’est-ce que t’as ?… T’as peur de la petite fille ?… Voyons, embrasse-la… Voyons, un gros baiser… Mieux que ça… Toi si effronté d’habitude !… Encore un !… Mais qu’est-ce donc que t’as ?… On dirait que tu vas pleurer…

(Tyltyl, après avoir gauchement embrassé la petite fille, reste un moment debout devant elle, et les deux enfants se regardent sans rien dire ; puis, Tyltyl caressant la tête de l’oiseau.)

TYLTYL

Est-ce qu’il est assez bleu ?…

LA PETITE FILLE

Mais oui, je suis contente…

TYLTYL

J’en ai vu de plus bleus… Mais les tout à fait bleus, tu sais, on a beau faire, on ne peut pas les attraper.

LA PETITE FILLE

Ça ne fait rien, il est bien joli…

TYLTYL

Est-ce qu’il a mangé ?…

LA PETITE FILLE

Pas encore… Qu’est-ce qu’il mange ?…

TYLTYL

De tout, du blé, du pain, du maïs, des cigales…

LA PETITE FILLE

Comment qu’il mange, dis ?…

TYLTYL

Par le bec, tu vas voir, je vais te montrer…

(Il va pour prendre l’oiseau des mains de la petite fille ; celle-ci résiste instinctivement, et, profitant de l’hésitation de leur geste, la tourterelle s’échappe et s’envole.)

LA PETITE FILLE, poussant un cri de désespoir.

Maman !… Il est parti !…

(Elle éclate en sanglots.)
TYLTYL

Ce n’est rien… Ne pleure pas… Je le rattraperai… (S’avançant sur le devant de la scène et s’adressant au public.) Si quelqu’un le retrouve, voudrait-il nous le rendre ?… Nous en avons besoin pour être heureux plus tard…


RIDEAU