L’Oiseau d’orage (Recueil)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur.


L’OISEAU D’ORAGE



DU MÊME AUTEUR


Format in-18.
avant l’amour 
 1 Vol.
la rançon 
 1 —
Hellé (Ouvrage couronné par l’Académie française). 
 1 —


Pour paraître prochainement :
la maison du péché 
 1 Vol.


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.

imprimerie chaix, rue bergère, 20, paris. — 26778-11-00. — (Encre Lorilleux).
MARCELLE TINAYRE




L’OISEAU D’ORAGE



PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

3, RUE AUBER, 3



À


MONSIEUR LUDOVIC HALEVY
L’OISEAU D’ORAGE

« Tu enfanteras dans la douleur. »


I

Un grand souffle passa, un souffle venu de très loin, sur l’âpre Atlantique, et que la forêt d’Oléron, toute gémissante, avait parfumé. Cela sentait la résine et le goémon, l’odeur aromatique des pins, l’odeur salée de la grève. Au fond du jardin, un figuier craqua. Des feuilles tourbillonnèrent dans un nuage de sable soulevé. Madame Chaumette, retenant d’une main son chapeau de paille, les yeux aveuglés et éblouis, des mèches brunes glissant sur ses tempes, appela son petit garçon :

— Georges ! l’orage arrive… Rentrons… Dépêche-toi, mon chéri.

Elle prit la main de l’enfant et tous deux coururent vers la maison, dont les volets mal assujettis battaient déjà la diane de la tempête.

Marthe Chaumette traversa le corridor en criant :

— Alida ! montez vite ! Fermez les volets, et dites à monsieur qu’il ne peut pas partir… Ah ! mon Dieu ! le figuier va casser… Et toutes mes fleurs perdues !

— Ce n’est rien, Marthe ; un grain seulement, dit le docteur Chaumette, apparaissant à son tour dans le corridor.

— Mais, Pierre, tu ne peux pas t’en aller ainsi. La jument prendra peur.

— J’irai à pied. J’en ai vu bien d’autres… Que diraient les malades qui m’attendent à Ors et à Saint-Trojan ? Tu oublies le devoir professionnel, peureuse.

Paisible, il endossait par-dessus ses vêtements un caban de grosse laine bleu marine ; il enfonçait sa casquette imperméable sur ses cheveux grisonnants. Un orage ne l’effrayait guère, lui qui avait vu les cyclones des Antilles et les typhons de l’Océan Indien, lorsqu’il était médecin-major sur le cuirassé l’Inexorable. Les cataractes du ciel pouvaient s’ouvrir sur l’île, le docteur Chaumette n’en irait pas moins à Ors, à Saint-Trojan, au Grand-Village. Il rentrerait mouillé et las, mais un grog chaud le guérirait vite, lui qui ne s’enrhumait jamais.

Le petit garçon contemplait, dans une terreur respectueuse, ce papa qui n’avait peur de rien. À quarante-deux ans, avec sa haute taille, ses traits romains, le casque gris-fer de ses cheveux, la douceur de ses yeux bleu tendre, Pierre Chaumette réalisait un type accompli de force sereine. C’était le beau et bon géant des contes, le saint Christophe qui traverse des fleuves en portant l’enfant Jésus sur son dos. Depuis qu’il s’était établi au Château-d’Oléron, il avait conquis toutes les sympathies de la petite population mi-bourgeoise, mi-maritime, car il était exact, charitable et gai, de cette gaieté affectueuse qui plaît aux malades comme un cordial d’espoir. Parfois même des médecins du continent, établis à Ronce-les-Bains ou à Marennes, l’appelaient en consultation.

— Au revoir, dit-il, que Georges soit sage et qu’il n’aille pas au jardin ; le vent l’emporterait.

Il embrassa l’enfant, caressa la joue de sa femme, et s’en alla, courbant le dos sous le vent.

Madame Chaumette monta au premier, tourmentée encore par le souvenir des volets battants. Quand elle entra dans sa chambre, Alida, la servante charentaise, penchée sur l’appui de la fenêtre, achevait de les fixer au mur extérieur.

— Il ne fera pas bon, cette nuit, en mer. J’entends Maumusson qui se fâche.

Marthe prêta l’oreille. Dans le fracas de l’orage, elle reconnut la longue clameur entendue tant de fois pendant les nuits équinoxiales, lorsque les vagues, creusant leur entonnoir de sable, se précipitent au sud de l’île, dans le terrible pertuis. La jeune femme souleva un coin du rideau. Les douaniers regagnaient leur bureau, en hâte, à l’angle de la place où la poussière tournoyait. Les fenêtres des buvettes se fermaient et l’on voyait osciller les mâts des navires entre les ormes de la promenade, derrière les fortifications de Vauban qui donnent à la petite cité le style solennel d’un port du xviie siècle. Au delà, dans le bras de mer pareil à un large fleuve, l’embrun bouillait, jetant au fort abandonné qui commande le Chapus, les éclats de sa colère blanche. De nouveau, l’horizon se déchira. Marthe ferma ses yeux blessés par la zébrure d’un éclair livide. Quand elle les rouvrit, l’averse croulait. Le vent soufflait du large, rabattant les nuages sur Marennes, dont le clocher disparaissait à demi.

Le regard de la jeune femme, suivant la courbe de l’île, à droite, chercha la route plate entre les salines, les maisons d’Ors, la campagne semée de blancs monticules de sel et la forêt de Saint-Trojan, sombre sous le ciel d’étain où passaient le pétrel criard, la mouette et le grand goéland à manteau bleu.

Marthe relevait la guipure dentelée qui frôlait l’épaisse volute de ses cheveux noirs. Petite comme les femmes de son pays — elle était née sur les confins du Béarn — elle paraissait presque grande par l’exquise proportion de ses formes. Le sang ibère dorait ses joues, fleurissait sa bouche. Marthe devait sans doute à ses origines le goût du silence, la fierté, l’instinct religieux et des forces de passion qu’elle ignorait elle-même. Elle ressemblait aux graves héroïnes de Calderon, aux infantes marquées pour des amours tragiques. Ses yeux étaient gris sous des cils très noirs, gris comme les ciels mouillés, comme les perles grises, moins ardents que lumineux. Au soleil, ils s’azuraient à peine ; le soir, ils s’agrandissaient pour contenir toute l’ombre crépusculaire. Clairs ou sombres, ils restaient purs.

Marthe songeait à son mari, qui cheminait, tranquille, sous le déchaînement de l’orage. Elle l’aimait tendrement, et dans sa tendresse il y avait un peu de déférence et beaucoup d’orgueil. Chaumette l’avait connue à Rochefort, chez des cousins où elle passait ses vacances. Pour l’épouser, il avait donné sa démission, et sept années avaient passé depuis leur union, heureuses, pareilles, à l’ombre des ormes du Château. La naissance d’un fils avait comblé les vœux du docteur. Avec les joies maternelles, la douce habitude conjugale, les soins domestiques, des livres, un vieux piano, Marthe avait chassé l’ennui, la nostalgie de l’inconnu et ces rêves dangereux qui rôdent comme des mendiants autour des portes de l’âme.

L’orage s’éloignait. L’averse, sur les vitres, palpitait encore. On ne voyait plus le clocher de Marennes, à travers le rideau de pluie abattu sur le continent. Marthe quitta la fenêtre, prit un ouvrage de broderie et se mit à travailler dans le silence de la vaste chambre meublée d’acajou et de reps bleu.

Soudain, elle entendit la porte du rez-de-chaussée s’ouvrir. Des pas retentirent sur les dalles du corridor et la voix du docteur, inquiète et pressante :

— Marthe !… Descends… Apporte de l’éther, du vinaigre… J’amène un blessé.


II


Jean Demarcys à madame Demarcys.


Château-d’Oléron, mai 18.
« Chère maman,

» Ne vous tourmentez pas. Je suis mieux, beaucoup mieux, presque guéri, grâce au docteur Chaumette. Il me permet enfin de vous écrire pour vous conter mon stupide accident.

» Vous savez combien je m’ennuie à Rochefort, dans cette ville où il pleut toujours, où la campagne marécageuse souffle la fièvre, où les femmes, vraies Charentaises, ont le nez pointu, l’œil pointu et l’accent pointu. Si je me résigne à la pluie, à la fièvre, aux cancres du lycée, aux grâces pointues des dames de Rochefort, c’est que je dois gagner ma vie pour devenir un jour le fils de vos rêves, gloire de l’Université, honneur de la Sorbonne et terreur des candidats au bachot.

» Pour secouer ma mélancolie, j’avais résolu de passer quinze jours dans la grande île et j’étais parti pour Oléron avec ma bicyclette et mon sac bouclé sur mon dos. Après quelques jours de pédalage, je m’étais reposé à Saint-Trojan, — un tout petit village situé entre la forêt et la mer, à l’extrémité sud de l’île, — et là j’avais trouvé des coins de paysages japonais, des pins noirs découpés sur la mer couleur de lapis, au bord de sables orange. Mais, au lieu de samouraïs de laque et de mousmés en porcelaine, parées de soies éclatantes, je trouvais des parqueuses d’huîtres affreusement affublées de culottes courtes et de capelines ou « kichenotes ». Je suppose que la Vénus des Charentes fut irritée de mes dédains, car le jour de mon départ, toute l’armée des aquilons se déchaîna contre un pauvre professeur de rhétorique — si bien qu’à l’entrée du Château, la coalition des divines rancunes me jeta sur un tas de cailloux, aux pieds du docteur Chaumette, qui me rapporta chez lui, fort mal en point.

» Je repris mes sens dans le salon du docteur, sur un vénérable canapé de velours vert qui me rappela mon enfance et la chambre de ma mère-grand. Mon genou gauche me faisait mal ; j’avais de la boue jusque sur les cheveux et j’entendis, à travers une demi-syncope, que ma chère bicyclette était en morceaux. Une femme penchée sur moi appliquait sur mon front des compresses d’eau vinaigrée. Le contact de ces mains, si douces qu’elles me firent penser aux vôtres, me soulagea plus encore que la compresse, et je me réjouis de voir enfin une Charentaise qui n’eût pas le nez pointu.

» Dès que je pus parler, un peu confus de l’aventure, je remerciai mon sauveur et nous déclinâmes nos noms et qualités. J’appris que je m’étais luxé le genou et que cet accident me condamnait au repos absolu, pendant trois semaines, sous peine d’inflammation, abcès, ankylose et autres châtiments variés déterminés par la médecine.

» Un naturel du pays — le même qui avait aidé à mon transport — arriva sur ces entrefaites et prévint le docteur que toutes les chambres de l’hôtel de France étaient occupées par des officiers venus pour les manœuvres. J’exprimai le désir de partir par le prochain bateau, mais le docteur affirma que c’était tout à fait impossible.

» — Je vais télégraphier à votre lycée, me dit-il, et puisque les hôtels sont pleins, je mettrai à votre disposition la chambre que je réserve pour les amis de passage. J’aurai ainsi le plaisir de faire votre connaissance. D’ailleurs, j’ai entendu parler de vous par M. Moriceau, de Rochefort, qui a deux fils en rhétorique.

» Convaincue que je n’étais ni un commis voyageur ni un cycliste de profession, madame Chaumette ajouta quelques paroles encourageantes, et j’acceptai, me réservant d’offrir un joli cadeau à mes hôtes, le prix de ma présence n’acquittant ma dette qu’à moitié.

» Voilà ma dernière aventure. Je suis donc au Château-d’Oléron, une curieuse petite ville qui possède une prison militaire, des promenades plantées d’ormes, d’antiques fortifications. J’ai quitté mon lit pour une chaise longue dans la chambre que j’occupe au rez-de-chaussée de la maison, une chambre si blanche et si bleue que je me sens, en la contemplant, une âme de demoiselle. Il y a des coquillages roses sur la cheminée, et, dans l’alcôve, un crucifix à bénitier. Pendant que le docteur fait sa tournée quotidienne, je regarde le petit Georges Chaumette jouer dans le jardin, je lis des livres que j’ai fait venir de Rochefort, je cause avec madame Chaumette. C’est une jeune femme assez jolie, sérieuse, pas sotte et pleine de préjugés religieux et provinciaux fort rassurants pour votre maternelle sollicitude.

» Le docteur est un excellent homme qui a beaucoup voyagé et ne s’en autorise pas pour assommer les gens avec des histoires de sauvages. Nous sommes devenus grands amis et il est bien entendu que je reviendrai souvent au Château après ma guérison. Si j’en croyais Chaumette, je prendrais le train tous les samedis pour le Chapus, quai d’embarquement. Sans abuser de mes aimables hôtes, je serai heureux d’oublier Rochefort dans cet intérieur balsacien. Là, seulement, je comprends la poésie de la province.

» Écrivez-moi vite, chère maman. Je vous embrasse. Toutes mes tendresses à mes sœurs.

» JEAN DEMARCYS. »


III


Jean Demarcys était assis dans un fauteuil d’osier garni de rabanes, sa jambe malade demeurant étendue sur un tabouret. Devant lui, une table basse supportait des livres et des journaux. Sur les coussins rayés du fauteuil, sa tête se renversait avec une paresse heureuse. La délicatesse de son teint, la jolie nuance de ses cheveux châtain noisette, sa légère barbe presque rousse, le faisaient paraître plus jeune qu’il ne l’était réellement. Il y avait sur cette bouche, dans ces yeux bruns, de l’intelligence, de l’ironie, et cette grâce toute physique qui trompe parfois l’instinct des chercheuses de tendresse. Le charme tout-puissant de ce jeune homme, était-ce la magie d’une adolescence prolongée dans l’âge viril ou la précoce virilité d’un adolescent trop sagace ? Demarcys avait vingt-six ans. Son esprit présentait les mêmes caractères que sa physionomie. Il ressemblait à ces fruits exposés au soleil d’un seul côté, et qui mûrissent inégalement, verts encore, d’une acide saveur et déjà flétris par places. Dix ans de lectures et d’observation dans l’atmosphère ardente de Paris lui avaient enlevé le donquichottisme de la première jeunesse, en même temps que le travail, l’ambition, les dures habitudes de la vie pauvre, l’avaient défendu contre les mélancoliques expériences du libertinage à bon marché, et les cérébrales amours avec les bourgeoises qui ont de la lecture.

Depuis son arrivée à Rochefort, il avait bu jusqu’à la lie le fade ennui de la province. Au lycée, le proviseur, vieil universitaire alourdi sous le bât, le tenait en suspicion à cause de ses opinions littéraires. Les élèves le respectaient peu. La société qui le recevait était tout occupée de querelles et de commérages. Après un morne hiver où l’exilé avait presque pleuré de nostalgie, c’était un intermède délicieux dans son existence, ces trois semaines vécues à Oléron devant la mer bleue, les grands ormes, le petit port. Le docteur avait déclaré que le patient pourrait faire ses premiers pas le soir même — et ce moment, attendu d’abord avec impatience, Jean s’étonnait, non sans tristesse, qu’il fût arrivé si tôt.

Par la fenêtre ouverte, il regardait Alida qui étendait du linge sur les ficelles accrochées aux basses branches des pommiers. Des constellations d’étoiles roses tremblaient sur les rameaux noirs, et parfois, des pétales, se détachant, fleurissaient la toile humide. Le vieux figuier montrait ses jeunes feuilles veloutées d’un duvet d’argent, et sur le bois sec des tonnelles, le blond caprice des pampres cachait les petites grappes acides du verjus. C’était un de ces jours blancs comme des chapelles, où tombe une lumière blanche sur la blancheur des rosiers, des juliennes, des grandes marguerites épanouies d’hier. C’était Mai, le mois d’amour, le mois des orages.

— Monsieur Demarcys ! dit une voix.

Jean se redressa pour saluer madame Chaumette, qui était venue s’appuyer au rebord extérieur de la fenêtre. Elle était nu-tête. Son peignoir blanc formait une harmonie douce avec le fond du verger fleuri, de linges pâles, de ciel voilé.

— Je vous rapporte votre livre, dit-elle en tendant au jeune homme un volume qu’elle tenait. Quelle singulière littérature !

Jean feuilleta le roman, qui portait ce titre :

Un double Amour, puis il le posa sur la table.

— Vraiment, cet innocent badinage vous a scandalisée, chère madame ?

— Innocent badinage ! Vous êtes indulgent. Je trouve ce livre très immoral et… très faux.

— Pourquoi ?

— Parce que… — elle hésitait, n’osant dire sa pensée tout entière — parce qu’une femme qui a du cœur ne peut aimer deux hommes à la fois, et les aimerait-elle, ce qui me semble impossible — elle préférerait renoncer à tous deux que de les tromper réciproquement… Non, je n’aime pas ce livre, monsieur Demarcys. C’est un mauvais livre, qui trouble et qui attriste.

— Dame ! la vérité n’est pas toujours belle et réconfortante.

Elle secoua la tête.

— Non, monsieur Demarcys, non, ces sentiments abominables n’existent qu’à l’état d’exception. Quand on a le cœur droit, on aime ou l’on hait, franchement, et si l’on aime, c’est pour toujours. Vous comprendrez cela quand vous serez marié.

Jean se prit à rire :

— Si je me marie, je tâcherai d’épouser une femme qui ait les mêmes principes que vous ou les mêmes illusions. Allons, je vous prêterai dorénavant les chefs-d’œuvre de la littérature aimable, car il serait fort vilain de troubler par des billevesées une âme convaincue de l’excellence de sa foi.

— Vous êtes railleur. C’est vrai que je suis une pauvre provinciale ignorante.

— Et romanesque ?

— Oui, je l’avoue. J’aime les romans, mais pas ceux qui ressemblent à votre affreux Double Amour. J’aime les romans qui font penser, rêver, pleurer. Je suis très arriérée.

— Parce que vous avez une nature sentimentale.

— C’est un ridicule, aujourd’hui.

Il pensa : « C’est un danger », mais il répondit avec grâce :

— Un ridicule, non, madame. C’est un charme et même une originalité. Je ne savais pas retrouver au Château-d’Oléron une femme capable de relire Graziella.

— C’est un beau livre, si touchant !

Demarcys ne formula aucune opinion. Marthe l’intéressait par sa sincérité, par sa fraîcheur d’âme. Il était fier de l’avoir apprivoisée peu à peu, et sa curiosité de connaître à fond « la provinciale » lui suggérait cent petites ruses que madame Chaumette ne devinait pas.

D’abord, en lui prêtant des livres faits pour l’étonner, il excitait ces enthousiasmes et ces indignations qui révèlent un caractère mieux que toutes les confidences. « C’est une aimable femme, pensait-il, honnête, mais romanesque, fort ignorante d’elle-même et que l’apathie de la vie de province conserve presque ingénue. Elle aime bien son grand et brave mari d’un amour paisible. Pourtant il y a en elle une énergie espagnole, une incroyable force nerveuse, tous les éléments de la passion que le hasard ne combinera sans doute jamais. »

Comme il arrive à tous les psychologues de vingt-six ans, quand le sujet de leurs expériences est une femme jeune et jolie, Demarcys apporta bientôt dans ses recherches une ardeur fort peu méthodique. La sympathie qu’il ressentait, désintéressée encore, submergea le pédantisme et l’enfantillage. Le jeune homme remplaça l’homme de lettres, et les sentiments de Jean se mêlèrent de rouerie et de naïveté. Marthe avait été trop longtemps privée du plaisir qu’elle ressentait à leurs entretiens, pour ne pas se départir de sa réserve coutumière quand Demarcys, habile, lui faisait raconter son enfance, ses années de couvent, ses habitudes de vie au Château. Rien n’était plus innocent que ces causeries. Les soins mêmes que Marthe avait donnés à Jean autorisaient l’expression plus familière d’une reconnaissance qui, déjà, prenait le titre et les privilèges de l’amitié. La jeune femme n’était pas coquette. Sa vie tout unie dans un décor toujours pareil, parmi les mêmes personnages, excluait les occasions d’apprendre la prudence défensive et sceptique dont beaucoup de femmes font une cuirasse à leur vertu. Marthe savait que l’homme est exigeant et égoïste, mais elle ne l’avait jamais éprouvé. Elle savait qu’il est des baisers impurs et menteurs, mais ceux qu’elle recevait étaient chastes et sincères. Les passions existaient pour elle comme des Amériques lointaines, aux confins de la littérature et de la vie, et elle était bien sûre de n’y jamais aborder, tant la petite barque familiale semblait solide, ancrée en un paisible port.

Aussi nul souvenir, nul avertissement de l’instinct endormi et de la mémoire vide, ne troublaient cette femme de vingt-huit ans, devant le jeune homme dont elle avait soutenu la tête et essuyé les cheveux. Elle subissait la séduction qu’exercent un charmant visage, un esprit fin et une galanterie exquise qui tire de toutes choses des occasions de délicate louange. Jean possédait cet art que les femmes affectent de mépriser et qu’elles préfèrent toujours aux plus solides qualités des gens taciturnes. Il savait dire le mot qu’elles attendent au moment précis où elles désirent l’entendre. Il n’avait pas encore éprouvé sa force et l’absence de toute fatuité la rendait plus redoutable. Son air d’extrême jeunesse, qui nuisait tant à sa carrière, lui servait à désarmer la méfiance. Que craindre d’un adolescent, quand on est mariée, mère, solidement établie dans la vie ? Mais l’adolescent était un homme qui gardait les désirs et les exigences de son âge réel.

Jean contemplait Marthe, tout en causant de choses insignifiantes. Il avait aimé sa gravité d’infante espagnole, puis sa modestie de provinciale échappée d’un roman de Balzac. Par ce jour orageux qui la pâlissait de vague migraine, elle avait une grâce plus molle, plus aisée, qu’il ne lui connaissait pas. Ses cheveux noirs semblaient mal noués sur la nuque et leur négligence révélait leur richesse ; ses yeux étaient las, mais plus beaux. Demarcys songea à ses anciennes amies du Quartier Latin, si vulgaires, si débraillées dans l’intimité, abîmant de poudre de riz ce qui leur restait de jeunesse vraie… Jamais encore — et il en était humilié — Jean n’avait tenu dans ses bras une femme par lui conquise, une femme de sa race, de son monde, obligée de lui sacrifier une pudeur, des remords, des appréhensions qui ne fussent pas une comédie. Il ignorait l’ivresse de la poursuite et de la victoire et il était certain de ne pas la trouver à Rochefort.

Rochefort… Ce mot évoquait pour lui un triste appartement meublé, des élèves malveillants, des salons qui sentaient le moisi. Il ne fréquentait ni les riches officiers de marine, ni les jeunes bourgeois du commerce, retenu par sa dignité de fonctionnaire et sa pauvreté. Il soupirait vers Paris où les portes s’ouvrent si vite à quiconque sait plaire, intéresser, amuser… Là, tout homme peut quêter sa part de succès et d’amour. Mais la sainte Province surveille de ses milliers d’yeux la vertu des femmes mariées ; les grisettes ont derrière elles des frères incommodes et de terribles papas ; la femme libre y est encore inconnue. Entre le mariage bourgeois et la basse prostitution, entre l’ennui et le dégoût, Demarcys avait héroïquement choisi l’abstinence. Pourtant sa vertu lui pesait. L’oisiveté de la convalescence, la saison complice, la société continuelle d’une femme désirable réveillaient sa jeunesse sevrée d’amour. Il ne sentait pas encore la convoitise, mais cette tristesse qui la précède et l’insinue dans l’âme, sous un masque sentimental.

— Est-ce que je deviendrais amoureux ? se dit-il tout à coup. Chaumette est un brave garçon. Il m’a soigné. Je l’aime déjà comme un vieil ami. Sa femme, entre toutes, m’est sacrée… Amoureux, moi, de cette petite Marthe ?… Allons donc !… Si elle n’était pas la femme de Chaumette, assurément…

Et tout en se moquant de lui-même, Demarcys prenait un plaisir croissant à s’imaginer les délices que Marthe lui donnerait si elle n’était pas la femme de Chaumette.


IV


Pendant que Demarcys poursuivait son muet monologue, le docteur entra, la main tendue, le sourire aux lèvres. Las et joyeux, il essuyait son front couvert de sueur.

— Je suis mieux ici que sur la route, dit-il en s’asseyant près de Jean. Ces temps orageux sont pénibles. Et vous, qu’avez-vous fait ?… Vous n’avez pas mis le pied par terre ?… C’est défendu.

— J’ai été parfaitement sage. Il est vrai que madame Chaumette a eu pitié de moi. Nous avons causé, longtemps, à propos d’un livre…

Il s’embarrassait dans ses phrases, un peu gêné par la cordialité du mari, car ce pauvre Chaumette n’était plus à ses yeux que le « mari », personnage non moins gênant que ridicule.

Marthe avait disparu. Elle rentra bientôt dans la chambre, portant un plateau chargé de verres et de carafons.

— Un grog, monsieur Demarcys ?

— Volontiers, madame.

Elle versa l’eau fraîche sur le sucre, puis le rhum parfumé. Le docteur la regardait avec complaisance. Comme elle passait près de lui, il lui prit la main :

— Tu es fiévreuse, mon amie… Est-ce la discussion ?

— Peut-être. J’ai la migraine depuis ce matin.

— Tu lis trop.

— Cela m’amuse.

— Je ne te fais pas de reproche. Tu as si peu de distractions ! Votre séjour aura été une bonne fortune pour nous, mon cher Demarcys. Il y a de très braves gens au Château, mais leur conversation manque d’imprévu ; leur esprit somnole et ne se réveille que pour les affaires… Marthe ne voit presque personne, elle qui a été bien élevée et sait s’intéresser à tout. N’est-ce pas, Marthe, tu aurais voulu vivre à Paris ?

— Je suis très heureuse ici.

— Parce que tu es bonne et sérieuse.

Chaumette retenait entre les siennes la petite main qu’il avait prise et Jean était agacé de cette caresse qui affirmait, en sa présence, le droit du légitime possesseur. D’abord, il avait franchement admiré Chaumette, enviant un peu cette beauté de la force qui fait paraître presque malingre l’élégance des adolescents. Pourquoi le docteur lui semblait-il maintenant épais, bonasse, déjà trop vieux pour la jeunesse à peine épanouie de sa femme ?

— Eh bien, Demarcys, nous allons voir si vous tenez sur pied ? dit Chaumette.

Jean se sentit rougir. Une honte l’envahit, malgré le scepticisme qu’il affectait, devant lui-même.

— J’espère pouvoir marcher, dit-il. Vous m’avez si bien soigné…

Et avec une émotion accrue par un petit remords, il ajouta :

— Je vous suis très reconnaissant, docteur, et mon amitié vous est acquise.

— Bah ! vous vous exagérez l’importance de cette petite cure. Dans trois jours, vous marcherez tout seul.

Le jeune homme resta pensif.

— Dans trois jours…

Il regardait Marthe.

— Docteur, vous me permettrez de partir mercredi ?

— Vous voulez partir mercredi. Je croyais que votre congé expirait à la fin de la semaine ?

— J’ai quelques affaires à régler.

— Ne craignez-vous pas de vous surmener ? demanda Marthe.

Chaumette déclara :

— Demarcys est guéri. S’il a besoin d’aller à Rochefort, nous ne devons pas le retenir… à condition qu’il nous revienne.

— Certes, je n’oublierai pas votre bonne hospitalité. Madame Chaumette me permettra de lui envoyer des livres.

Le docteur remercia.

— Marthe doit s’ennuyer quelquefois. Je suis obligé de la quitter tous les jours et je ne prétends pas que la lessive et les confitures suffisent à l’amuser. Prêtez-lui des livres. Le soir elle me parlera de ses lectures. Cela fait causer. Dame ! après les faits et gestes de mes malades, je ne puis lui raconter que des histoires de voyage… et elle les sait toutes par cœur.

— Je m’en irai mercredi, pensa Jean, et je ne reviendrai pas avant six mois… Ce serait trop dangereux et ce pauvre Chaumette est un si brave homme !… Non, je ne dois pas revoir Marthe. J’ai peur de l’aimer.


V


C’était quelques jours après le départ de Jean. Marthe entra dans la chambre du rez-de-chaussée.

Les grands rideaux de mousseline, croisés sur un store pareil, tamisaient un jour pâle et paisible. Une poudre fine s’était répandue sur les gros coquillages roses, sur le lambrequin de perse à fleurs, sur le faux ivoire du bénitier. Marthe rangeait dans l’armoire les piles de torchons et de serviettes ; et dans l’odeur du linge frais, des fleurs sèches, de la chambre close, il lui semblait respirer le souvenir de l’absent.

Elle était seule, comme toujours, depuis midi. Pourquoi supportait-elle mal sa solitude ? N’était-ce pas le lien secret d’une habitude qui tiraillait son âme, doucement ? Ce qui lui manquait, c’était sans doute les causeries, les lectures, l’élément nouveau introduit dans son existence ; ce n’était pas, ce ne pouvait être ce jeune homme, un étranger, presque un inconnu.

Elle se rappelait les livres que Jean lui avait prêtés. Que de fois elle s’était moquée des pâles héroïnes qui fléchissent sous le poids d’un ennui sans nom ! Pourquoi, depuis quelques jours, penchée sur ces visions de roman, y retrouvait-elle, en traits épars, l’image voilée de son âme ? Elle connaissait donc l’ennui — non pas l’énervement physique de l’oisiveté, car ses mains de bonne ménagère restaient actives — mais cette langueur de l’âme, cette nostalgie sans cause et sans but que le travail ne dissipe pas et qui subsiste jusque dans le sommeil. Sur elle, sur sa maison, sur le gai paysage insulaire, une ombre grise descendait.

Elle ne s’alarmait pas encore. Personne ne lui avait appris à discerner ces rapides désorganisations de l’âme, ces premiers troubles de la passion, bien différents de l’épanouissement joyeux qui est l’amour. Marthe aimait profondément son mari ; elle ne soupçonnait pas qu’on pût aimer autrement, et, pour elle, l’amour et la passion n’étaient que des aspects de la tendresse conjugale.

Elle avait disposé le linge blanc par piles régulières… Pourquoi restait-elle debout entre les vantaux de l’armoire quand nul soin ne la retenait là ? Son âme contractée se détendait dans ce jour égal, dans ce silence. La chambre lui plaisait, avec ses solives peintes en gris clair, ses mousselines un peu usées, ses vieux meubles. Pourtant, elle ne l’aimait guère, autrefois.

Elle songeait que le temps s’éclaircissait après la série des jours orageux ; que M. Demarcys arriverait sans doute dès le samedi soir et que, par un clair dimanche, à travers l’île plate qui verdoie entre la mer et le ciel, ils s’en iraient tous vers Maumusson, au trot de la jument pommelée.

Ainsi rêvait Marthe, et jusqu’au samedi soir elle vécut le même rêve. Mais au lieu de Jean Demarcys, ce fut une lettre qui arriva.


VI


Jean Demarcys avait eu peur.

Malgré la comédie de scepticisme qu’il se jouait à lui-même, ce jeune homme n’avait rien du Sorel de Stendhal. C’était une âme sèche et légère, incapable des fortes passions qu’elle s’attribuait et qui hésitait également devant l’héroïsme et la scélératesse. Jean s’amusait, comme un gamin, à jeter des cailloux dans une eau claire, content de la troubler, affirmant ne point la salir. Pendant que Marthe l’attendait, il constatait, non sans plaisir, la révolte de sa dignité devant une trahison possible, et il se rendait naïvement l’hommage du Pharisien.

Pour lui, comme pour la jeune femme, l’absence avait été la révélatrice de l’amour. Le souvenir de Marthe l’obsédait. En voulant scruter ce cœur innocent, il s’était pris à son propre piège, et le désir, l’imagination, la curiosité en éveil, lui donnaient l’illusion de la passion définitive.

Il convint avec mélancolie qu’il vaut mieux paraître un ingrat qu’être un misérable, et il écrivit la lettre qui causa au docteur et à sa femme la plus vive déception.

Mais une semaine ne s’était pas écoulée que Jean se traitait d’imbécile. Il était bien de taille, après tout, à lutter contre un amour tout jeune, que Marthe n’encouragerait pas… Ah ! si elle avait dû l’encourager, Jean ne fût jamais revenu près d’elle. Mais elle était calme, chaste, heureuse. Les désirs de Jean étaient condamnés à tomber d’eux-mêmes, l’occasion de la tentation ne se présentant même pas… À quoi bon passer pour un homme incivil et discourtois ? Quel puéril excès de scrupule !

Jean n’y tenait plus. Le samedi suivant, il débarquait au Château. Cette fois, il n’avait prévenu personne — et pourtant Marthe l’attendait.


VII


Ils avaient dîné gaiement. Au dessert, le docteur proposa une courte promenade. Tous les soirs, il sortait ainsi, par hygiène, et souvent il emmenait son petit garçon. Marthe accepta, toute joyeuse.

— Alida, dit-elle, nous sortons. Vous préparerez la chambre de M. Demarcys. Je vais vous ouvrir l’armoire.

Elle entra dans la chambre, poussa les persiennes, fit pénétrer l’air frais du soir. Il était neuf heures à peine. Le reflet du jour expirant rosait le ciel.

Jean avait suivi la jeune femme. Pendant qu’elle cherchait une clé dans son trousseau, il murmura :

— Je suis heureux de me retrouver ici.

— Pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ? dit-elle.

— Parce que…

Il s’interrompit. Allait-il manquer à la promesse qu’il s’était faite ?… Marthe, dans la pénombre des grandes portes de l’armoire, levait les bras, choisissait deux draps blancs, les draps où dormirait l’hôte. Un parfum de lavande flottait autour d’elle, émané du linge et du vieux meuble patriarcal. Elle déposa les draps sur le lit. La toile n’était pas très fine ; on ne l’avait point ouvrée ni brodée avec art, mais elle gardait l’odeur du pré et de la haie, l’odeur pure qui ne trouble point le sommeil. C’était une toile un peu ancienne, usée par les lessives, léguée de mère en fille depuis trois générations avec le trésor accumulé du lin et du chanvre, luxe provincial dont Marthe conservait l’orgueil. Tissée pour les noces d’une aïeule, cette toile avait paré d’honnêtes lits. Un jour, ses morceaux, divisés par des mains soigneuses, feraient des langes pour les nouveau-nés, ou des linceuls pour les morts.

Mais Demarcys, au geste de Marthe, avait frémi. Près de ce lit, dans la solitude de cette chambre, il sentit qu’il aimait avec violence et qu’il n’aimait pas d’un cœur pur. Et quand la jeune femme se tourna vers lui, répétant la question restée sans réponse, il balbutia des paroles vagues, n’osant plus la regarder.

Dehors, l’air marin, l’air salubre, l’eau mobile, le grand ciel. Jean secoua le charme morbide du désir mué tout à coup en ivresse sentimentale. Il tenait la main du petit Georges ; Marthe marchait à sa gauche. Le docteur les précédait.

Le crépuscule prolongeait à l’infini les courbes lointaines des plages. Entre l’île et la côte, la mer montait, et l’on entendait, au pied des barrages, au flanc des bateaux, son clapotement aux milles petites voix plaintives. Là-bas, sur la rive de France, les villages se noyaient dans un bleu violacé et uniforme comme une teinte de lavis. On ne voyait pas encore les étoiles.

Les promeneurs descendaient vers le port. À peine, en s’embarquant, Jean avait-il pu admirer la rade étroite, dominée par les talus et les contreforts des fortifications. Presque intactes, depuis trois cents ans, elles protégeaient la petite cité guerrière, braquant leurs vieux canons sur le détroit, guettant encore les pirates des côtes et les vaisseaux anglais. Leur vieillesse, que le jour dorait de gloire, s’enfonçait dans la nuit avec tristesse et majesté. Inutiles désormais, à la merci d’un obus moderne, elles continuaient la garde ordonnée par le Roy, et Jean rêvait aux officiers rouges qui, la canne à la main, le feutre à plumes sur la tête, avaient foulé les pierres neuves, entre les barils de poudre et les tas de boulets.

Il acheva tout haut son rêve, évoquant deux siècles de bravoure fringante, la France amoureuse et guerrière d’autrefois. Et Marthe surprise apprenait à voir ce qu’elle avait regardé seulement, l’âme ouverte aux conseils des choses très anciennes qui exaltent si fortement dans les jeunes amours la volonté de sentir la vie.

— J’aimerais à vivre ici, disait Jean, en face de ce port, dans une maison pareille à la vôtre, savourant la chaleur et le silence des longs étés.

— Eh bien, fit Chaumette, vous n’avez qu’à venir passer les vacances chez nous.

Marthe leva la tête. Demarcys répondit en l’observant :

— J’en serais heureux, mais j’ai ma famille qui me réclamera dès les premiers jours d’août.

— C’est naturel, dit le médecin… Et puis, n’est-ce pas, Paris vous attire ?… Quand on a votre âge, on supporte mal la tyrannie des mœurs provinciales, tandis qu’à Paris… dame !… c’est la liberté…

Il riait. Marthe regarda très loin, vers la côte, dans la direction de ce Paris qu’elle ne connaissait pas. Des images erraient dans sa mémoire pleine de souvenirs de romans. Paris ! les rues bruyantes, les cafés lumineux, les femmes faciles et tentatrices… Ah ! que l’ombre du passé tombait funèbre sur la forteresse du Château ! La beauté de ce pays était une beauté morte. Paris, c’était toutes les gloires, tous les amours, la vie !

Un homme passa, saluant Chaumette. Le docteur s’écria :

— Tiens, c’est le patron de l’hôtel de France. Excusez-moi, Demarcys. Il faut que je lui dise un mot.

Il s’éloigna sous les ormes. Marthe et Jean continuèrent leur chemin.

Ils touchaient au bord du quai. À leurs pieds, un barrage de bois traversait une sorte de bassin où les bateaux couverts de bâches, amarrés côte à côte, bougeaient vaguement, bercés par le flux. Une odeur de coquillages et de goudron sortait des coques peintes en noir et des voiles rouges affaissées.

Marthe dit presque malgré elle :

— Il vous tarde de revoir Paris ?

— Mais… pas trop…

— Je supposais…

— Quoi ?

— Que, là-bas, on vous attendait.

— Qui… « on » ?

Elle s’efforça de sourire, effrayée de sa hardiesse et la regrettant déjà.

— Mais… votre mère, vos sœurs, vos amis… d’autres personnes encore.

Il fut envahi d’un soupçon qui dilata orgueilleusement son âme.

— Je devine ce que vous pensez, dit-il avec les plus douces inflexions de sa voix qu’il savait faire si douce. Vous croyez que j’ai laissé là-bas une affection… un amour…

— Oh ! je ne dis pas…

— Si, vous avez pensé cela.

— Et quand bien même je l’aurais pensé, quel mal ?…

— Soyez franche, madame, vous avez cru que cette… affection possible, me rendait indifférent aux nouvelles amitiés.

Elle était au supplice, confuse de cette conversation, un peu amère aussi et curieuse et jalouse.

Il continua :

— Si vous saviez… Si vous connaissiez ma vie… Ah ! je ne ressemble guère aux jeunes gens dont on vous a parlé, qui perdent dans la basse brutalité des mœurs d’étudiants le respect délicat de la femme. J’ai été non plus héroïque, mais plus difficile et plus exigeant que mes camarades. Le beau rêve que j’avais au cœur me protégeait.

Il avait frappé juste. S’il est des femmes qu’attirent les dons Juans, les grands-maîtres de la débauche, Marthe n’était pas de celles-là. Il était sûr de l’intéresser et de lui plaire en exagérant ses scrupules de délicatesse et la mélancolie de sa jeunesse sans amour.

Instinctivement, elle avait pris la main de son enfant, témoin candide qui n’écoutait pas leur dialogue. Elle n’avait plus de paroles. Ses yeux éperdus fixaient le barrage, l’abîme d’ombre où les bateaux noirs heurtaient leurs chaînes, en gémissant comme des prisonniers.

Il reprit :

— Je n’ai jamais aimé… que ce rêve, jusqu’au jour où je l’ai rencontré plus beau sous sa forme vivante… L’honneur me commandait-il de fuir ? Je l’ai cru, d’abord. Maintenant…

Elle fit un mouvement pour s’éloigner. Il l’arrêta :

— Madame, ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles… J’ai trop parlé, peut-être. C’est une raison pour tout dire… Je suis le plus dévoué, le plus tendre, le plus respectueux de vos amis. Je n’attends rien, je n’espère rien, je ne veux rien, — mais je vous aime. Je n’ai aimé que vous. Pardonnez-moi cet aveu. Je ne le renouvellerai plus. Ayez pitié de moi, ne m’éloignez pas de vous… Si vous saviez…

— Taisez-vous, dit-elle, au nom du ciel, taisez-vous.

— Encore un mot… Je tairai mon amour, mais accepterez-vous mon amitié ?… Ah ! ne me répondez pas tout de suite. Ne prononcez pas une parole qui me ferait un mal inutile… Le sentiment que je vous ai voué est si humble, si pur, si fervent… Ce que j’ai de meilleur dans l’âme mourrait de sa mort. Je vous en supplie…

Elle le considéra en silence. L’enfant jetait des cailloux sur les bateaux et ces petits chocs sonores, Marthe et Jean les sentaient retentir en eux. Avec la nuit, avec la mer, l’amour montait, comblant leurs âmes. Le ciel crépusculaire s’étoilait.

Elle dit :

— Je me confie à votre honneur.

Il fit un geste de joie. Sous les ormes, le docteur revenait vers eux. L’enfant jouait toujours. Un train siffla, derrière le Chapus, sur la côte. Tout sombrait dans un violet profond et les phares qu’on ne distinguait plus, très loin, semblaient s’allumer aux étoiles.


VIII


La charrette anglaise filait sur la route, entre les salines qui reflétaient l’azur morcelé dans leurs cadres verts. Elle traversait des villages blancs comme des cités orientales, sans arbres, sous le ciel flambant. La mer basse n’était plus qu’une étroite et longue bande bleue et il semblait qu’on pût aisément franchir le détroit, sur l’immensité des sables.

Marthe, assise à la gauche du docteur qui conduisait, se tournait à demi vers Demarcys. Il occupait la banquette d’arrière, dos à dos avec Chaumette. Tous trois causaient, abrités par la vaste ombrelle rouge de la jeune femme.

Ils devaient s’arrêter à Saint-Trojan, puis repartir à travers la forêt, jusqu’à la côte sauvage.

Bientôt, sur le bord de la route, Jean reconnut les premiers pins espacés, rabougris, mêlés de chênes-verts et de ces tamaris dont le feuillage léger frissonne comme un bouquet de plumes et se pare de panaches rosâtres et odorants. Un rang de peupliers signala le petit port. La route tourna et la voiture roula entre deux files de maisons ceintes de grenadiers et de rosiers pâles. Elle dépassa l’église et s’arrêta devant une grille où s’appuyaient d’énormes lauriers. Entre les rameaux, on apercevait un bâtiment à un seul étage.

La porte s’ouvrit ; une religieuse s’avança, une religieuse d’âge mûr qui portait la coiffe rustique et le vêtement gris des Sœurs de la Sagesse.

— Comme vous arrivez tard, docteur, dit-elle pendant que Chaumette sautait à terre.

— J’espérais qu’il n’y aurait pas de malades, aujourd’hui.

— La femme de Mareau, Chérie, est sur le point d’accoucher. On craint des complications. Comme vous deviez venir cet après-midi, la sage-femme n’a pas envoyé un télégramme ; mais elle vous attend impatiemment.

— Ma trousse est dans le coffre de la voiture… Mais, vraiment, je n’ai pas de chance. Moi qui espérais me promener aujourd’hui ! Enfin, j’y vais.

— Madame Chaumette se reposera chez nous, dit la religieuse. Et vous, monsieur, vous n’allez pas rester là, au soleil.

Elle parlait avec l’avenante simplicité des Hospitalières, habituées au contact des malades de tout sexe et de tout rang. Son accent d’autorité, son front grave plurent à Demarcys.

— Nous acceptons, mère Marie, dit madame Chaumette.

Elle descendit de voiture. Jean la suivit. Comme ils pénétraient dans le parloir sombre qui sentait l’eau bénite et la pharmacie, un cri aigu déchira l’air.

— Ah ! la pauvre Chérie Mareau ! dit Marthe.

Chaumette avait tiré du coffre de la voiture une trousse de cuir et une grande boîte noire dont la vue impressionna Demarcys. À grands pas, il repartit, suivant la rue, vers la petite maison des Mareau, où les cris de la femme en travail semblaient l’appeler à l’aide.

Jean regardait la religieuse, la coiffe blanche, la guimpe, le visage un peu jauni, les mains surtout, croisées sur la ceinture d’un tablier noir, au-dessous du petit Christ de cuivre. Il songeait à toutes les choses souffrantes et répugnantes que ces mains avaient touchées. Un autre cri vibra. Demarcys pâlit. La religieuse lut sa pensée dans ses yeux.

— Cela vous fait mal à entendre ? dit-elle paisiblement.

Il remarqua qu’elle n’était pas très émue. Son austère virginité s’apitoyait à peine sur la femme qui payait, dans les souffrances, la rançon du péché d’Ève et des joies d’amour. Les yeux de Marthe, au contraire, étaient humides de compassion.

— C’est navrant et effrayant, dit-il… Cela ne finira donc pas !

— Pas avant deux heures, peut-être.

Il repoussa le cassis que mère Marie lui offrait. Ces clameurs exaspéraient sa susceptibilité nerveuse. Au même instant, un gamin entr’ouvrit la porte, timidement.

— C’est toi, Désir, dit la Sœur. Que veux-tu ?

— Le médecin fait dire qu’il va rester toute la journée chez Mareau et que sa dame peut aller se promener avec le monsieur, dans la forêt… Y regrette beaucoup. Y dit que sa dame aille jusqu’à la côte.

— Quel contre-temps ! dit Jean.

Et se tournant vers Marthe :

— Préférez-vous que nous retournions au Château ?

Elle réfléchit :

— Pierre a besoin de la voiture, car il sera trop fatigué pour rentrer à pied… Allons plutôt à l’Océan. Il nous rejoindra si la Chérie est délivrée avant deux heures.

Il frémit de joie, ne comprenant pas qu’elle préférait le tête-à-tête sous la menace du retour de Chaumette, au tête-à-tête dans la voiture et dans la maison.

— Partons-nous ? L’heure avance.

— Partons… En revenant, nous passerons chez Mareau. Au revoir, ma sœur. Mes respects à M. le curé.

— Au revoir, monsieur et madame.


IX


Ils revinrent sur leurs pas, côte à côte. Des gens saluaient Marthe, des gens bruns, secs, qui sentaient la mer. Ils revenaient des parcs, où, depuis la pointe du jour, ils avaient travaillé à trier les huîtres. Les femmes portaient la « kichenotte » et la culotte de toile bleue. Presque toutes étaient sans beauté.

Jean admirait Marthe, s’étonnant qu’elle fût de la même espèce que ces femmes. Sous l’ardent reflet de l’ombrelle, ses dents paraissaient plus blanches, ses cheveux plus noirs. Un fluide vermeil circulait à fleur d’épiderme sur la chair de son visage et de son cou. Elle était éclatante et fragile comme un pavot dans les blés.

Depuis qu’il avait osé lui avouer son amour, il ne s’était jamais trouvé seul avec elle, et sa réserve respectueuse avait rassuré la jeune femme. Il devinait qu’elle tenait à cette amitié qu’il avait offerte, qu’elle ne l’éloignerait pas s’il ne commettait aucune imprudence. Elle avait pensé :

— Il est sage et bon. Il oubliera cette folie. D’ailleurs, je lui ai parlé nettement. Il sait que j’aime mon mari.

Jean n’avait point douté qu’elle aimât Chaumette ; mais il savait ce que Marthe ignorait encore. Il savait que l’amour est multiple et divers comme les âmes ; que les âmes se transforment sans cesse pour des sentiments nouveaux ; que, dans leur mystérieux domaine, la volonté ne gouverne pas ; que l’instinct et la raison s’y contredisent et s’y concilient contre toute vraisemblance. Marthe savait, malgré son trouble, que Chaumette lui restait cher et elle n’essayait même pas de lutter contre cette marée de la passion qui l’envahissait, par petites vagues insensibles, ébranlant peu à peu la barque qui portait sa vertu, son bonheur, sa foi conjugale et maternelle, la berçant avant de la submerger.

Le soleil commençait à descendre, mais le sol de sable réverbérait une chaleur si intense qu’elle brûlait la semelle des souliers. Les jeunes gens suivaient la route qui mène à la grève sauvage, sans lacets, sans détours, escaladant les dunes à travers les pins. Ils marchaient poussant du pied les fruits coniques et écailleux semés çà et là sur leur passage, dans les ornières parallèles laissées par les chariots. Parfois, ils longeaient une vigne dont les ceps très bas semblaient ramper, ou un petit marécage desséché qui n’était plus qu’une verte moisissure entre les sveltes fougères et les grosses mousses spongieuses nuancées d’émeraude et d’or.

Les pins s’espacèrent. Ce fut un coin de désert, un lambeau d’Afrique entre la forêt et la haute muraille des dunes barrant l’horizon. Des immortelles y fleurissaient, des œillets mauves au parfum délicieux, d’étranges plantes grasses qui portaient des calices bleuâtres de liserons.

— Écoutez, dit Marthe.

Un souffle profond, infini, continu, montait derrière la blancheur à pic des dunes. Ils demeurèrent un instant immobiles, attentifs au gémissement de la mer.

— Suivez-moi, reprit madame Chaumette. Je vous montrerai le chemin le plus court.

Leste, elle gravit la plus proche éminence. Demarcys se trouva près d’elle, les pieds enfoncés dans le sable ardent. Ils avaient peine à maintenir leur équilibre. La robe maïs de la jeune femme s’accrochait aux chardons d’azur ; elle fermait ses grands yeux, éblouie, sous l’auvent du chapeau de paille où, dans un nuage de gaze, se déployait un oiseau noir.

La courbe insensible de la plage s’étendait de la pointe du Vert-Bois au pertuis de Maumusson, les crêtes sombres des pins couronnant un cirque de dunes. Sous le ciel strié de nuages blancs, l’Atlantique étalait ses fonds bleus, traversés de bandes violacées.

Vers le rivage, en deçà de la barrière écumeuse du ressac, c’était un beau vert glauque et changeant, fleuri de neiges éphémères. Et, d’un bout à l’autre de la plage, deux vagues parallèles, sans cesse écroulées et reformées, dressaient une double ligne de Chimères aux gueules baveuses, aux gorges d’émeraude, aux flancs bombés et bondissants.

— J’aime la mer, dit Marthe.

Elle respirait, la poitrine dilatée par l’air salin, ses grands yeux reflétant la couleur des eaux sonores.

Jean lui prit la main pour descendre la dune et, sur l’arène lisse et solide, ils coururent comme des enfants.

Un peu plus tard, fatigués, ils s’assirent sur un fragment de mât à demi ensablé, épave rejetée par le flot à la grève dévoratrice qui absorbe, lentement, en ses mouvantes profondeurs, les barques brisées, les squelettes des oiseaux et des marsouins. Une puérile envie de rire, de chanter, ouvrait leurs lèvres ; leur jeunesse les envahissait comme un flux et, encore enivrés de leur course, enivrés d’espace, ils se sentaient non point amoureux, mais fraternels. L’Océan, le vent du large, le sable aride n’amollissent point les âmes par des suggestions de volupté. Une âpre vie est en eux, qui dilate les poumons, surexcite les énergies, chasse la fièvre vaine des rêves. Marthe et Jean se regardaient en face, sans trouble, les yeux brillants, et leurs cœurs semblaient s’élargir, comme le ciel sur l’Atlantique.

— La belle journée ! dit-il.

— N’est-ce pas ? Il fait bon vivre.

— Vous êtes heureuse aussi ?

— Infiniment.

Il était presque étendu sur le sable, contre la jupe maïs. Ses yeux, entre ses cils, chatoyaient doucement, et Marthe, tandis qu’il parlait, voyait luire ses dents pures. Il était charmant, avec son teint de fille, l’or sombre de ses prunelles, l’or roux de sa barbe légère, les courtes boucles châtain de ses tempes, réunissant dans une nuance de grâce toute particulière les séductions de l’homme et de l’adolescent.

— Je craignais un peu que ma présence ne vous déplût.

— Pourquoi ?

— Je n’étais pas sûr que vous eussiez confiance en moi… après ma folie de l’autre soir…

Elle rougit.

— Vous me désobéissez, monsieur Jean. Nous ne devions plus parler de ces choses.

— Voilà que je vous ai fâchée.

Il avait l’air si doux, si contrit qu’elle n’eut pas le courage de lui imposer silence.

— Non, vous ne m’avez pas fâchée, mais si vous n’êtes pas raisonnable, vous me ferez un grand chagrin.

Il s’écria :

— Pas raisonnable, moi ! Moi qui suis à vos pieds, bien sage, comme un gamin, tremblant dès que vous froncez le sourcil, moi qui ne demande rien et n’espère rien que votre amitié ?

— Vous avez mon amitié. N’est-ce pas déjà beaucoup ?

— Oui, dit-il sans conviction.

— Que vous êtes enfant ! dit-elle étonnée. Je ne vous savais pas capricieux. Je vous donne, en venant ici, une preuve de réelle confiance… et vous n’êtes pas content.

— Si, je suis content, dit-il avec une câline humilité, qui caressa le cœur de Marthe. Ne prenez pas garde aux bêtises que je pourrai dire. Je vous respecte autant que je vous aime… Je suis trop heureux de vous avoir trouvée pour risquer de vous perdre par ma faute. L’indulgence, la pitié que je vous demande, vous pouvez me les donner. Ma tendresse est sans crime parce qu’elle est sans espoir. Pourtant je ne me plains pas. Un mot de vous, un regard, votre main que vous me laissez prendre, marquent dans ma vie des minutes inoubliables et des souvenirs délicieux. Que ferais-je, si vous m’éloigniez ?… Je suis seul dans ce pays, sans amis, sans famille. Votre seule présence éclaire l’ennui de mes jours. Dites-moi que je ne dois pas trembler sans cesse, que je ne vous ai pas déplu en vous ouvrant ainsi mon cœur et que vous aimez un peu le pauvre exilé jeté à votre porte par le vent d’orage ?

— J’ai de la sympathie pour vous, vous le savez bien, répondit-elle avec une pâleur subite et un frisson qu’il perçut.

— Et vous-même, reprit-il en concentrant sur elle toutes les séductions de son regard, de son sourire, de sa voix, vous-même ne seriez-vous pas heureuse de trouver en moi un confident toujours prêt, toujours sûr, jamais las ? Je vous prêterai les livres que j’aime, je vous raconterai mes projets et mes travaux ; votre vie s’élargira de la mienne. N’est-ce pas un beau rêve, cette fraternité de nos cœurs qui ne peut offenser personne ? Essayons, Marthe, essayons de la réaliser, voulez-vous ? Je vous aime tant, je vous aime si bien…

— Comme vous savez plaider votre cause, dit-elle, en retirant la main qu’il avait saisie et retenait.

— Alors, si vous êtes convaincue, pourquoi me refuser votre main ?

Il s’empara de cette main tremblante, et trop prudent pour la baiser, il la posa sur sa tempe, près de sa joue, d’un geste enfantin. Ils restèrent ainsi, un long moment, en silence.

Fraternité ! tous les hommes l’ont murmuré, ce mot chaste et sévère, à l’oreille de celles qu’ils convoitaient. Leurs baisers révélaient déjà l’impatience du désir, qu’ils répétaient encore le nom très pur : « Ma sœur. » Et ils peuvent mentir impunément. La chimère de l’amitié fraternelle obsède le cœur féminin. De toutes les illusions qui s’y flétrissent, aucune ne fleurit plus longtemps que celle-là.

— Marthe ! dit Jean.

Le battement des artères sur la tempe du jeune homme se prolongeait à travers les doigts de Marthe par ondes insensibles, jusqu’à son cœur. La joie maîtrisait son âme. Elle ne comprenait pas ce qu’elle éprouvait…

Soudain, elle tourna la tête. Une splendeur pourpre l’éblouit. Elle vit que le soleil touchait les flots et que le sable était rose. Combien de temps était-elle restée, muette et vaincue, en face de Jean ? Elle s’épouvanta.

— Il faut partir. Nous avons oublié l’heure.

Jean l’aida à se relever. Brisée d’émotion, elle chancelait. Il dit :

— Prenez mon bras.

Le ciel était pur. Au ras de l’horizon, de longs nuages ardoisés s’ourlaient d’une écume d’or. Un grand éventail de rayons, filtrant au travers, se perdait dans une lumière orangée. Plus haut, par des gradations infinies, l’orange se fondait en rose verdissant et le vert mourait en mauve. Du côté de la forêt, reparaissait l’azur, un azur presque gris de lin où la pleine lune n’était qu’une fleur de rêve.

Les nuages inférieurs rougirent. Comme derrière la gaze tendue d’un décor, le disque sanglant glissa sur la mer. La grève immense, sillonnée des mille ruisseaux que laisse le reflux dans les sables, réverbéra la merveille du ciel. Marthe et Jean contemplaient ces noces du soleil et de l’Océan, cette fête de flamme que la nature donnait à leur amour…

Comme ils traversaient la plage, quelque chose craqua sous leurs pieds. Ils regardèrent : des os blancs émergeaient du sable, menus, travaillés comme un ouvrage de ciseleur. C’était le squelette d’un oiseau, mouette ou goéland, qui était venu mourir sur la côte ou que la vague avait rejeté. Le soleil, les crabes, les insectes de mer n’avaient laissé du cadavre qu’un joyau d’ivoire poli, lentement absorbé par la dune. Cela avait connu l’essor vers le large, dans l’écume, dans la tempête, dans les clameurs de l’Océan. Cela avait palpité dans la vie universelle…

Demarcys, en passant, acheva de l’écraser.


X


Dans la forêt, ils allaient, Marthe au bras de Jean qui murmurait des paroles de tendresse.

Sur le sol couleur de tan, les fûts violets se dressaient avec la majesté des colonnes dans un temple. L’or du couchant poudroyait entre les rameaux, s’atténuant, s’évanouissant à chaque seconde. Le grondement de la mer décroissait.

Peu à peu, une brume azurée s’étendit sur les clairières. La lune se dora en s’élevant et l’enchantement du crépuscule livra les âmes à l’amour.

— Je suis heureux, disait Demarcys.

Et le silence de Marthe répondait :

— Je suis heureuse.

Pour abréger leur route, ils obliquèrent à travers bois. La dune montait. Marthe, plus lasse, pesait davantage au bras de son compagnon. Leurs pieds glissaient sur les aiguilles desséchées, et pour assurer leur marche, ils se rapprochaient involontairement.

— Il doit être tard, disait Marthe. Hâtons-nous.

— Nous arriverons toujours trop vite. J’aurais voulu que cette journée ne finît jamais.

Il y avait un regret sincère dans l’accent de Demarcys. Jamais il n’avait aimé Marthe comme il l’aimait à ce moment, dans le décor sauvage qui s’assombrissait autour d’eux. La poésie de l’heure et du lieu, puissante sur son imagination d’artiste, s’ajoutait au charme de la femme qui régnait sur ses sens émus, sur son cœur léger. Marthe avait ôté son chapeau qui pendait à son bras comme une corbeille, au bout de deux longs rubans. Elle tâchait de s’orienter, dirigeant ses pas vers la droite. Après une montée pénible, ils s’arrêtèrent sur la crête d’une dune boisée, surplombant un grand vallonnement que les pins du dernier semis, très bas encore, couvraient d’un sombre tapis vert. Comme une muraille compacte, la forêt découpait sur le ciel sa masse presque noire, trouée de rares lueurs et qui ondulait de l’ouest à l’est. Très loin, à l’horizon, Jean devina la ligne droite de l’Atlantique, perceptible encore. La lune d’argent rose continuait sa lente ascension.

— Quel parfum ! dit le jeune homme, qui entourait de son bras les épaules de Marthe, penchée vers le précipice de sable.

— Ce sont les acacias qui embaument. Dans cette partie de la forêt, ils croissent par centaines et, depuis huit jours, ils sont en fleur.

Sur la pente, au creux de la vallée, entre les pins et les chênes-verts, Jean distingua les souples grappes blanches fleurissant les rameaux épineux ; et levant les yeux il en aperçut d’autres encore, suspendues sur sa tête. Le vent faible détachait les pétales qui tombaient sur les cheveux de Marthe. Et mêlé à l’âpre odeur des résines et des goémons, un parfum savoureux et sucré, un parfum d’oranger et de vanille, s’exhalait des arbustes frissonnants.

C’était une merveille féerique, un conseil d’amour exhalé dans la nuit, et l’âme du chaste paysage, du stérile Océan, des sables amers, en fut ivre. Jean, grisé, crut que l’île entière fumait comme un encensoir. Il lui sembla respirer un souffle de baisers épandu dans l’air, l’haleine féminine d’Aphrodite. Il perdit la raison, et pressant Marthe contre sa poitrine, il baisa sa brune chevelure sous la pluie odorante des fleurs.

Elle jeta un cri. Demarcys crut qu’elle allait tomber dans le vide. Brusquement, il la ressaisit et la baisa sur la bouche. Alors elle le repoussa et, nu-tête, éperdue, elle se mit à courir, descendant le versant opposé. Sa robe claire flottait entre les troncs noirs comme une tunique de dryade. Jean se lança derrière, enivré par le baiser, l’ombre, les arômes, la poursuite. Légère, elle fuyait, cible mouvante où tendaient ses forces de jeune homme, ses vœux d’amant, et il sentait s’exalter en lui l’impitoyable orgueil de l’atteindre et de la prendre. Mais elle s’arrêta tout à coup, adossée au fût d’un grand pin, ses mains voilant son visage. D’un bond il fut près d’elle :

— Quoi ? dit-il. Vous ai-je fait peur ?

Elle se remit à marcher sans rien dire. Il était à la fois honteux et ravi. Quand les premières maisons apparurent, il la supplia de lui pardonner.

— Vous m’avez fait mal, répétait-elle. Je n’aurais jamais cru cela de vous.

Elle finit par s’attendrir, quand il eut juré de ne plus recommencer. Mais il avait goûté ses lèvres. Il ne renonçait pas à l’espoir de les savourer encore.


XI


L’Angélus sonnait quand ils se retrouvèrent devant la maison des Sœurs. Un homme attelait la jument à la charrette. En apercevant Marthe, il annonça :

— Le docteur est encore chez Mareau. La Chérie est accouchée d’une petite fille.

— Elle va bien ?

— On le dit.

Marthe se tourna vers Demarcys :

— Venez-vous ?

Il la suivit sans enthousiasme. Les notes claires de l’Angélus tombaient comme des gouttes de cristal dans le bleu cendré du crépuscule. Les vitres s’éclairaient. On sentait l’haleine fraîche de la nuit.

C’était, au bout du village, une très petite maison dans un jardinet planté de choux et de salades. Marthe poussa la barrière, et le bruit de ses pas fit accourir une voisine, venue pour aider Chérie Moreau.

— C’est fini, madame. Une belle petite fille.

Marthe entra. Jean s’arrêta au seuil de la maison. Il aperçut une grande cuisine, une chambre dont la porte était ouverte. Près de l’âtre, où flambait un fagot, la sage-femme tenait, au creux de sa jupe, un petit tas blanc qui vagissait.

— Eh oui, dit la voix de Chaumette, répondant à sa femme. Nous avons eu bien du mal à l’avoir, cette jeune personne… Maintenant, la maman est bien contente et le père aussi… n’est-ce pas, Moreau ?

— Faut bien prendre ce qui vient. J’aurais voulu un « drôle »… Mais ce sera pour la prochaine fois, hé, Chérie ?

— Laissons-la reposer, dit le docteur.

Il entra dans la cuisine avec Marthe et le grand Moreau, un pêcheur blond qui portait un pantalon bleu roulé au genou, et une ceinture rouge sur sa chemise de flanelle quadrillée.

— Vous allez prendre quelque chose, monsieur Chaumette, à la santé de la petite… Et vous aussi, monsieur, madame, pour nous faire honneur.

— Acceptez, Demarcys, acceptez, dit Chaumette qui connaissait la susceptibilité des gens du peuple.

La voisine apporta des verres, un flacon d’anisette et une bouteille de vin. Les hommes baissaient la voix pour ne pas troubler le sommeil de l’accouchée.

— Vous avez fait une bonne promenade ?

— Charmante… mais nous nous sommes égarés en revenant à travers bois.

Ils heurtèrent les verres pleins d’un vin ambré nuancé de rose. Marthe désirait embrasser l’enfant. La vieille femme l’apporta.

Demarcys n’avait jamais vu un nouveau-né.

Il considéra avec une pitié mêlée de répugnance ce petit être chauve et plissé, marqué de rouge aux paupières et au front. Les mains tuméfiées s’agitaient faiblement hors des langes et de temps en temps, le visage informe se contractait, se ridait dans un effort pénible, pour un cri frêle et douloureux.

C’était la promesse d’une femme, l’ébauche d’une créature qui grandirait pour l’amour des hommes, dans l’air salubre de la mer, à l’ombre des pins. Un jour, sa jeunesse fleurie troublerait le cœur fruste des pêcheurs, et elle céderait à la loi éternelle pour enfanter à son tour. Sa vie était tracée d’avance, bornée aux rivages sablonneux, aux forêts de l’île natale, remplie de simples devoirs et de simples travaux. On pouvait fêter sa naissance.

— Pauvre petite ! dit Marthe en relevant son front.

Elle pensait à son fils et ses yeux étaient pleins de larmes.


XII


Demarcys repartit pour Rochefort avec la joie folle du triomphe. Il était sûr d’être aimé.

Vainement il s’efforçait au remords d’une trahison déjà commise dans le secret de son âme ; vainement, pour s’émouvoir, il se représentait le désespoir de ce pauvre Chaumette dont il était l’hôte, dont il se sentait l’obligé. Les épouvantails moraux qu’il dressait devant lui-même s’écroulaient vite quand la voix fallacieuse du désir avait murmuré : « Personne ne saura rien. » Les révoltes de loyauté, provoquées par un effort de raisonnement, n’étaient qu’à demi sincères, et Jean avait accueilli la passion avec trop de complaisance pour espérer même la repousser.

Cependant, il reculait devant l’entière responsabilité d’une aventure qui pouvait devenir redoutable. Son amour, fait de sensualité et de littérature, acceptait les compromis qu’il masquait de générosité. « Je ne veux pas contraindre Marthe. Je ne lui tendrai aucun piège. Elle se donnera volontairement, je ne veux pas qu’elle puisse rien me reprocher. » Demarcys traduisait ainsi cette vérité brutale : « Je ne veux pas autoriser un scandale qui bouleverserait mon existence ; je ne veux pas l’ennui des reproches après le plaisir. Il faut que je me réserve le droit de dire : — Ma chère, vous l’avez voulu. » Pas une minute, cet homme si épris de psychologie et de casuistique sentimentale, n’entrevit que l’inégalité des risques fait l’inégalité des dons échangés entre l’homme et la femme, et que celui-là reste le débiteur de celle-ci. Son égoïsme superbe s’accommodait trop bien du partage des responsabilités. Il se trompait lui-même aux mots sonores dont il décorait la pauvreté de ses sentiments.

Ses belles résolutions ne l’empêchèrent pas de multiplier les artifices qui livraient Marthe à sa merci. Il fut tendre sans audaces pour séduire le cœur en rassurant la raison. Il fut l’ami, il fut le frère, il fut même, à certains jours, près de cette femme si maternelle, un enfant dont le rire désarme, dont la douceur attendrit. Ce jeu, où Marthe risquait son âme, surexcitait la curiosité, la vanité, les désirs de Demarcys… Quel beau roman il se promettait d’écrire, plus tard, quand il n’aimerait plus.


XIII


Marthe luttait. Entre les visites de Jean, elle prenait conscience de son trouble, qu’elle n’osait nommer son amour. Demarcys, habile, l’endormait dans une tendresse berceuse, mais la jeune femme avait de brusques réveils.

Alors, elle se réfugiait vers son mari, inquiète de ne plus l’aimer comme autrefois, apaisée quand elle avait senti combien il lui était cher encore. Sept ans elle avait dormi sur ce cœur loyal, sans que sa pensée lui fût infidèle. Elle aimait la mâle beauté de Pierre, sa force, sa douceur, ses cheveux gris qui seyaient si bien à son visage. Avec lui, elle ne s’ennuyait jamais. Mais ils passaient chaque jour de longues heures l’un sans l’autre et l’imagination de Marthe s’égarait parfois. Elle franchissait la mer, elle visitait les cités lointaines, elle commençait des voyages et des aventures qu’elle n’achevait pas. Mais elle était capricieuse et pure ; elle n’appelait aucun nouvel amour.

L’impossibilité d’aimer deux hommes était pour Marthe un article de foi, le fonds même du code moral et sentimental qu’elle avait reçu de sa mère. Elle ignorait la dualité du cœur et des sens, leurs réactions réciproques, leurs contradictions, leurs conflits. Après avoir pâli sous le regard de Jean, elle se rassurait parce qu’elle pouvait dire à Chaumette, sans mensonge : « Pierre, je t’aime et je t’aimerai toujours. »

Demarcys, à la fin, s’irrita. L’aveu qu’il souhaitait se faisant attendre, il décida de le provoquer.

C’était un dimanche de juillet, après le repas du soir. Le docteur était allé faire sa partie à l’hôtel de France. Jean proposa une promenade au jardin.

Marthe déshabillait son fils. Elle se complaisait à présider elle-même au coucher du petit garçon. C’était sa récréation maternelle, l’heure des câlineries charmantes, des caresses, des baisers qui la laissaient toute rose et vibrante d’un bonheur que Jean respectait. Elle était mère comme on est amante, concentrant sur l’enfant de sa chair toute la passion que n’alimentait pas la calme tendresse conjugale. Quand elle eut fermé les rideaux de mousseline sur le sommeil de son fils, elle rejoignit Demarcys, laissant Alida vaquer aux soins du ménage.

Il faisait jour encore. Sous le ciel turquoise, les cimes des arbres ne tremblaient même pas, immobiles dans une lumière dorée. Les raisins noirs se gonflaient sous la dentelle des feuilles légères, et les rosiers rouges étaient en fleur.

— J’ai à vous parler, dit Jean.

Elle leva les yeux, déjà inquiète.

— Il paraît que vous irez bientôt à Rochefort ?

— Je compte partir jeudi. J’ai des emplettes à faire, car la saison des bains commence et nous aurons des visites sans doute, des parents, des amis…

— Ah ! fit-il.

Et, après un silence :

— Alors… il est très probable que, pendant cette période, nous ne pourrons plus nous voir ?

— Pourquoi ? La maison vous est ouverte, vous le savez bien.

Il s’écria :

— Je vous verrai au milieu de vos invités, comme une étrangère… À peine oserai-je vous parler. Ce sera bien gai pour moi.

— Que vous êtes injuste et déraisonnable !

— Il est certain que je me résigne malaisément au nouveau régime que vous allez inaugurer. Vous, qui êtes la sagesse même, vous renoncerez sans regret à nos causeries, à nos promenades, à notre délicieuse intimité.

— Vous me faites de la peine, dit Marthe, émue par l’accent ironique de Jean. Cette intimité qui sera forcément interrompue, nous la retrouverons…

— Qui sait ?

— Vous voulez me tourmenter. C’est mal. Je vous ai donné une liberté…

— Dont j’abuse ?

— Peut-être.

— Et que vous regrettez ?

— Quelquefois.

Il eut un geste d’impatience. Puis, se radoucissant :

— Marthe, je suis un sot de vous taquiner ainsi ; mais, depuis trois mois, je deviens nerveux comme une femme et irritable comme un enfant. Ce n’est pas ma faute. Je vous aime trop. L’effort que je fais pour maîtriser mon amour m’excède et m’épuise. Amie, soyez-moi plus indulgente. Faites la part du feu, pour éviter qu’il ne dévore tout.

Elle rougit.

— Il me semble que je l’ai faite, la part du feu. Vous avez pris dans ma vie une place et des privilèges que je n’aurais jamais dû, sans doute, vous accorder. Ne vous récriez pas… Je ne regrette rien. J’espère encore que vous reviendrez à des sentiments plus sérieux et que…

— Est-il un sentiment plus sérieux que l’amour ?

— Que voulez-vous donc ? s’écria-t-elle. Ne sommes-nous pas heureux ainsi ?

Il s’arrêta au milieu de l’allée, entre les bordures de buis et de résédas.

— Marthe, dit-il, Marthe, ne m’aimerez-vous jamais ?

— Je vous aime autant qu’il m’est permis d’aimer.

— L’amitié, toujours !

— Oui, l’amitié.

— Mais si j’étais venu huit ans plus tôt dans votre vie… si vous étiez libre maintenant… si je vous disais : « Marthe, je vous aime », m’offririez-vous encore votre amitié ?

— Je ne sais si je dois vous répondre, dit-elle. Vous prêtez souvent à mes paroles un sens qui me déconcerte et me confond. Peut-être vous aurais-je aimé d’amour ; peut-être… Mais à quoi bon nous troubler en imaginant ce qui aurait pu être, ce qui n’est pas ? Nous sommes amis. Ma vie est faite ; la vôtre se fera. Un jour, vous rencontrerez une jeune fille…

— Vous me conseillez le mariage. Parlez-vous sincèrement ?

Elle se révolta, blessée dans sa pudeur.

— Quelle arrière-pensée me prêtez-vous ? Je ne vous ai rien promis. Je n’ai accepté de vous aucun engagement. Certes, le mariage vaudrait mieux pour vous que cette existence solitaire et inquiète que je ne puis ni remplir, ni égayer…

Ils firent quelques pas sans parler. Jean réfléchissait sans doute, comme un général qui médite le mouvement tournant destiné à tromper l’ennemi. L’antique duel des sexes se continuait, entre l’homme qui attaque, la femme qui fuit et se défend. Et leurs armes n’étaient plus dans leur force et leur agilité ; c’étaient leurs esprits qui s’affrontaient et se dérobaient, sous la convention des paroles suppliantes et respectueuses. Marthe sentait venir le danger. Jean rêvait un coup décisif. Il eut une inspiration de génie.

— Vous êtes pleine de bon sens, dit-il sans ironie, et si j’étais un homme sage, j’arrangerais ma vie d’après vos conseils.

— C’est bien, répondit Marthe qui crut l’avoir persuadé de s’en tenir à la fraternité affectueuse. Vous comprenez que je veux, avant tout, notre repos et notre bonheur.

— Vous êtes très généreuse.

— C’est que je vous aime bien.

— Je commence à le croire… Et, dites, si je suivais votre conseil… si je me mariais… nous resterions bons amis ?

— Assurément, dit-elle, convaincue que le mariage de Jean était une hypothèse lointaine et vague comme la mort.

— Eh bien, je vais vous faire un aveu. L’hiver dernier, j’ai été reçu, très souvent, chez les Moriceau. Ils ont une fille jeune et charmante… Les parents m’ont fait comprendre qu’une demande en mariage aurait des chances de succès… Je pensais à vous, Marthe. J’ai presque rompu avec cette famille, qui m’avait fait si bon accueil. J’étais hanté, affolé par vous… Mais je comprends que votre affection de sœur ne peut suffire à mon âme. J’ai besoin d’être aimé, sans réserves, sans restrictions, aimé par une épouse… ou par une amante. Je suis homme, je suis jeune, je ne puis séparer mon esprit de mon corps ; je veux me donner tout entier à celle qui se donnera tout entière. Vous êtes exquise, mais votre froide fraternité irrite en moi des regrets dangereux. Il faut que je mette entre nous le souvenir des joies que je recevrai d’une autre. Alors, votre vœu sera accompli. Je vous aimerai sagement ; je ne tremblerai plus en touchant votre robe ; je ne vous demanderai plus ces baisers qui nous laissent, vous, honteuse, moi, frémissant et inassouvi. Mademoiselle Moriceau est un peu naïve, mais elle a la fraîcheur de la prime jeunesse, le charme unique de celles qui n’ont pas aimé…

— Épousez-la donc, dit Marthe, d’un ton bref.

— Vous me le conseillez.

— Je vous le conseille.

Elle s’était remise à marcher, le long des plates-bandes, détournant la tête et relevant d’un geste fiévreux les cheveux qui jouaient sur ses tempes… Tout à coup, Demarcys la prit par le bras et l’arrêta net.

— Regardez-moi, dit-il impérativement, regardez-moi en face.

Elle cria presque :

— Laissez-moi… Que me voulez-vous ?… Laissez-moi donc !

Mais il avait vu la pâleur de son visage, la contraction de ses lèvres, l’éclat dur de son regard. Il la maintint, il la força à rester sous ses yeux, éperdue, livrant le secret de son âme, tous ses voiles tombés, et tremblante de jalousie, de colère, d’amour et de douleur.

— Marthe !

Deux larmes parurent au bord des cils noirs, glissèrent, laissant sur la joue veloutée une trace brillante ; et deux autres coulèrent, puis deux autres. Demarcys, impitoyable, insista :

— Vous ne m’aimez pas… Et vous pleurez… Quelle femme êtes-vous donc, Marthe ? Je me marierai, mais vous ne me perdrez pas. Puisque vous ne désirez en moi qu’un frère…

Elle éclata en sanglots. Il sentit le frisson du triomphe.

— Folle, dit-il de sa voix la plus tendre ; folle et méchante. Dites-moi donc que vous m’aimez !

— Hélas ! dit-elle, ayez pitié de moi.

Les larmes étaient un aveu. Sa tête se renversa sur l’épaule de Demarcys et les yeux clos, dans un cauchemar de passion et de souffrance, elle lui rendit ses baisers.


XIV


« Jean, ne m’attendez pas mercredi. J’irai à Rochefort, mais je ne vous y verrai pas. J’étais folle quand je vous ai promis d’aller chez vous. Vous sentez bien que c’est impossible. Vous ne serez pas fâché contre moi ?… Je ne peux pas, Jean, je vous le jure. J’ai confiance en vous, je ne redoute rien de votre loyal amour, mais j’ai peur d’entrer dans votre maison. Ma conscience me dit : « Il ne faut pas… » Oh ! mon cher Jean, ne me gardez pas rancune. Je suis bien sotte, évidemment, d’avoir peur. Que je vous voie dans mon jardin ou dans votre chambre, je ne devrais pas trembler, puisque j’ai votre parole… Mais je ne puis pas, non… Pardonnez-moi. Ne m’obligez pas à mentir devant mon mari… C’est à cause de lui surtout… Ah ! quel aveu m’avez-vous arraché ! Je suis déjà trop coupable.

» Accordez-moi le temps de me calmer et de me ressaisir. Ne venez même pas à la gare. Votre présence anéantit ma volonté. Ne me faites pas de mal parce que je vous aime, vous qui êtes si puissant sur moi. Je croyais connaître l’amour. Quel sentiment m’avez-vous donc appris ? Je me débats, je tremble, je souffre. Il me semble que tous nos bonheurs sont finis. Ayez pitié de moi. Répétez-moi que rien n’est changé, que rien ne changera. Ah ! pourquoi ai-je parlé ? Je vous aimais sans remords, en sécurité, protégée par mon silence. Les paroles irréparables m’ont mises à votre merci.

» Mon ami, vous ne vous fâcherez pas, dites ?… D’ailleurs, si je désirais aller vous voir, je n’en aurais même pas le temps. Je quitterai Rochefort samedi, par le train du soir et je passerai la nuit à Marennes. Mes achats, les visites obligatoires rempliront le temps de mon séjour. Que cette pensée adoucisse vos regrets… Il faut que nous soyons raisonnables, mon ami. Je tâche de vous accorder tout ce qu’il m’est permis de donner sans crime, mais vous n’êtes pas seul dans mon cœur…

» À bientôt donc. Songez à votre amie avec douceur et résignez-vous comme elle se résigne.

» Adieu, mon cher Jean.

» MARTHE. »


XV


Marthe préparait sa valise pour le voyage. Dans la chambre conjugale, c’était la tristesse et le désordre des veilles de départ, l’armoire ouverte, le linge empilé, Marthe, à genoux sur le tapis, au milieu des étoffes. La lampe brûlait sur un guéridon, et Chaumette, mélancolique, feuilletait un livre qu’il ne lisait pas.

Il songeait que, pendant trois jours, la maison allait être bien vide. Pourtant, lui-même, contrariant son propre désir, avait conseillé ce voyage, que Marthe renouvelait deux fois par an. Il avait remarqué chez sa femme des symptômes de fatigue nerveuse et il pensait l’en guérir par le mouvement et la distraction.

Un homme moins profondément épris, plus égoïste, plus sagace, eût remarqué peut-être la coïncidence du trouble de la jeune femme avec les visites de Demarcys. Mais Chaumette était, comme Marthe elle-même, un esprit simple, incapable de discuter les principes reçus dès l’enfance et acceptés sans examen. Il croyait à la vertu des femmes, à l’extrême rareté de l’adultère dans les familles heureuses et bien organisées, et les Bovary lui semblaient, sans exception, des malades ou des détraquées. Sa jeunesse studieuse, les années vécues sur mer, n’avaient pas défloré cette candeur morale si touchante, presque vénérable chez les êtres forts. À près de quarante ans, il gardait intactes ses illusions de jeune homme. Les romans ne l’avaient pas instruit. La nature, déroulée sous ses yeux et dans ses souvenirs, satisfaisait en lui le besoin du rêve. Il ne s’attendrissait pas sur les souffrances d’ « Adolphe » et de « Werther », lui qui entendait chaque jour le sanglot des veuves et le cri des mères. Il croyait à la force du serment, à l’immortalité d’un amour unique et il se sentait trop sincèrement aimé pour se demander, une minute, si l’affection d’habitude n’avait pas remplacé l’amour. La froideur de Marthe, en l’étonnant, l’eût averti. Mais exaltée par ses remords, Marthe, lui témoignait un attachement plus tendre. Le doute ne l’effleura pas.

La jeune femme boucla les courroies de sa valise. Elle se releva. Chaumette la regardait. Qu’elle était charmante ainsi, les joues colorées, les yeux plus clairs, la taille et la gorge libres dans la grande blouse plissée en fin crépon blanc.

— Viens, dit-il, je veux te parler.

Elle s’approcha et la prenant à la ceinture, il la fit asseoir sur ses genoux. Alors, elle posa sa main sur l’épaisse chevelure grisonnante qu’elle aimait à caresser, et tous deux demeurèrent dans cette attitude.

— Tu es bien jolie, ce soir, dit-il… Vois si je suis bête ! tu me plais davantage lorsque tu dois me quitter.

— Pas pour longtemps.

Il soupira :

— Trois jours sans toi ! Reviens-moi vite, mon amour, ma vie.

Elle l’embrassait rêveusement gagnée par l’effusion, reconnaissante de ce réconfort que la tendresse de Pierre apportait à sa vertu. Comme elle avait bien fait d’écrire à Jean ! Ces visites, ces familiarités imprudentes peuvent mener plus loin qu’on ne veut… Non, jamais Marthe n’aurait pu trahir son mari. Elle sentait qu’il était moralement supérieur à ce jeune homme dont elle avait subi l’inexplicable séduction. Demarcys l’inquiétait malgré ses serments. Chaumette était de la race des fidèles. Tout passerait, la jeunesse de Marthe, sa beauté, sa folie, la passion de Demarcys, tout, excepté l’amour de Pierre. Celui-là était la chair de sa chair, l’os de ses os, son compagnon dans la vie et dans la mort.

— Tu sembles triste, mignonne. Qu’as-tu ?

Elle ne répondit pas. L’aveu montait à ses lèvres. Ah ! parler, parler, demander conseil, demander secours… Elle ne pouvait pas. Seule, elle devait se perdre ou se sauver. Son secret séparait les époux, tel un abîme.

Comme un naufragé saisit une épave, Marthe se jeta dans les bras de son mari.

— Garde-moi, garde-moi bien !

Troublé par la contagion de ce trouble, Pierre frémit, Marthe ne lui avait jamais parlé avec cet accent, avec cette étreinte, avec ce regard qui le brûla. Sur ce cœur où elle avait dormi sept ans, elle crut oublier. Nul coupable souvenir ne l’atteignit dans ce refuge.


XVI


Marthe partit le lendemain.

Elle se croyait bien forte, sûre enfin de la victoire, et elle était parfaitement tranquille en arrivant à Rochefort. Les amis qui devaient la recevoir l’attendaient à la gare. Elle n’aperçut pas Demarcys.

La première journée lui parut courte ; dès la seconde, après avoir terminé ses achats et ses visites, elle sentit grandir en elle un étrange ennui. L’idée que Jean vivait dans cette ville, qu’un hasard pouvait les mettre en présence, obséda constamment son cœur. Par un sentiment bizarre, elle regrettait non pas sa résolution, non pas sa lettre, mais la trop complète obéissance du jeune homme à ses volontés. Pourquoi ne passait-il pas sous sa fenêtre, lui qui connaissait son logis ?

Dehors, quand elle croyait le voir, elle ressentait un choc en plein cœur, une secousse spasmodique, et elle restait pâle de sa déception. Le jour de son départ arriva. Une hardiesse irréfléchie la fit errer autour du lycée, puis traverser la rue où demeurait Jean. D’un coup d’œil furtif, elle entrevit les volets mi-clos, les volets de cette chambre où elle n’avait pas voulu entrer.

— Il ne m’aime plus.

Cette pensée affola Marthe. Hors de son foyer, loin de son mari et de son enfant, elle se sentit faible tout d’un coup, faible et misérable, livrée aux tentations, aux convoitises, aux regrets. Elle connut, pendant toute une journée, l’amertume de la vertu, le poids du devoir. Quel maléfice respirait-elle dans cette ville où habitait Jean ? Elle le vit chez mademoiselle Moriceau, coquetant avec la jeune fille… Ne lui avait-il pas, une fois, cruellement parlé du charme incomparable de celles qui n’ont pas aimé ?

Le train du soir l’emporta vers Marennes, à travers les pâturages coupés de canaux où le ciel mire ses moires roses. Des mâts émergeaient des prairies, mêlés aux grêles peupliers. Des vaches et des chevaux, paissant par troupes, s’enfuyaient au grondement du train. Et Marthe, seule dans un wagon, regardait cette terre de Charente qui devait rester à jamais dans sa mémoire telle qu’elle la contemplait, verte, humide, silencieuse, noyée dans la grisaille crépusculaire et triste comme son cœur.

Il était huit heures et demie quand elle arriva en gare de Marennes.

Un omnibus la transporta jusqu’à la petite ville blanche aux pavés retentissants. Elle vit pointer le vieux clocher qu’elle apercevait tous les matins sur la côte, quand elle ouvrait ses fenêtres aux souffles vifs de la mer. La voiture s’arrêta à l’angle d’une place plantée de tilleuls et ornée d’une statue. La patronne de l’hôtel d’Europe se précipita :

— Monsieur le docteur va bien ?… Madame va dîner… Madame ne veut pas… Oh ! madame prendra bien quelque chose : une douzaine d’huîtres, du bouillon…

— Soit, un peu de bouillon. Vous ferez préparer ma chambre.

— La chambre rouge, comme toujours. Laissez ces paquets, madame. La fille les montera.

Madame Chaumette était connue à l’hôtel d’Europe. Elle y descendait deux fois par an, l’heure de son arrivée ne lui permettant pas de prendre le bateau du soir, au Chapus. Elle aimait à retrouver les mêmes visages, la même chambre, la même vue sur le jardin planté de tournesols et de roses trémières. Le docteur étant fort estimé dans tout le pays de Marennes, les gens témoignaient à Marthe de grands égards.

Elle monta dans sa chambre pour arranger ses cheveux, laver ses mains et secouer la poussière du voyage. Que pensait Jean, là-bas ?… Marthe avait fait son devoir. Elle n’avait aucune raison d’être irritée et triste.

Elle était prête. Elle descendit dans la salle à manger. Une émotion violente la cloua sur le seuil, immobile… Au bout de la table, en face d’elle, Jean Demarcys attendait.


XVII


Il s’était levé, très respectueux, la main tendue, le sourire aux lèvres. La servante apportait le potage fumant. Marthe dut saluer, répondre, écouter les explications que le jeune homme lui donnait.

— C’est un hasard qui m’a fait descendre ici. J’ai déjeuné à Bourcefranc, chez un élève… et la curiosité de visiter l’église…

— Oui, c’est un hasard singulier, répondit Marthe, comprenant le prétexte que son cœur séduit excusait comme une folie d’amour. Moi, j’arrive de Rochefort. Je n’ai pas dîné. Je suis très lasse.

Jean s’écria :

— Ne laissez pas refroidir votre bouillon. Je me permettrai de vous tenir compagnie, si ma présence ne vous dérange pas. Je vous recommande les huîtres, elles sont délicieuses… Mademoiselle, voulez-vous fermer la fenêtre, s’il vous plaît ?

La bonne obéit. Demarcys, par une adroite libéralité, se l’était rendue favorable. Elle ferma les fenêtres qui laissaient pénétrer l’air frais et les senteurs des tilleuls. Marthe s’étonna. Il faisait presque trop chaud dans la longue salle à manger, tapissée de papier jaunâtre, ornée de chromos et de têtes de chevreuil. Les mouches bourdonnaient autour de la suspension en porcelaine blanche et l’odeur des fruits mûrs, dans les compotiers, écœurait.

— C’est à cause des moustiques, expliqua Jean.

Et, plus bas, il ajouta :

— Avez-vous remarqué que nous entendons tout ce que disent les passants ? Ils peuvent aussi bien nous entendre. Je vous assure que nous serons mieux ainsi.

La bonne sortait. Marthe dit, d’un ton de reproche :

— Il vous est donc indifférent de me compromettre ? Quelle folie vous avez faite en venant ici ! Si j’avais su !…

Elle s’efforçait de prendre un air fâché. Demarcys la couvrait d’un regard d’adoration, heureux du succès de sa ruse. Que Marthe lui semblait jolie, dans sa simple robe bleu marine ouverte sur un plastron blanc. L’émotion rosait ses joues du rose indéfinissable qui nuance le cœur ouvert des roses-thé. Ses prunelles chatoyaient la lumière. Jean, ravi, lui prit les mains :

— Sage Marthe, ne grondez pas. Votre lettre m’avait rendu très malheureux. Pour vous voir, pour vous sentir une heure près de moi, je serais allé au bout du monde.

— Imprudent, dit-elle, vaincue par la magie de ce regard d’or, de ce jeune sourire, de ces cheveux noisette que le reflet des lampes blondissait.

La porte se rouvrit. La bonne posa devant madame Chaumette une douzaine d’huîtres vertes et un citron. Puis elle emporta le potage presque intact, pendant que Demarcys disait tout haut :

— Vous repartez demain matin, chère madame ?

Ils étaient seuls. Elle répondit :

— Je devrais repartir tout de suite, à pied, dans la nuit, pour vous fuir.

— Bah ! je ne suis pas si dangereux ! Vous savez, Marthe, que je vous obéirai partout et toujours. Ne me gâtez pas le bonheur de cette rencontre. Je n’aurai de vous, mon amie, que ce que vous voudrez bien me donner, votre main, vos yeux, votre joue…

Il tentait un baiser timide.

— Jean, vous êtes fou… On peut entrer.

— N’évoquez pas le Croquemitaine. J’ai tant de choses à vous dire.

— Vous me les direz après dîner.

— Ici ? Le spectre de la bonne glacera notre conversation.

— Nous ne pouvons pas sortir ensemble ; vous le savez bien.

— Ah ! la province ! Si nous étions à Paris…

— Eh bien ?

— Je vous emmènerais dans un restaurant de banlieue où personne ne nous connaîtrait. Nous dînerions sous une tonnelle, au bord de l’eau, en regardant Paris s’illuminer dans la vallée. Au retour, le bercement du train vous endormirait sur mon épaule. Alors…

Il s’interrompit, troublé par le rêve d’une soirée à deux, dans cette ville de liberté et de mystère où les amours se perdent comme des algues flottantes sur l’Océan. Marthe écoutait, appuyée sur un coude, la poitrine émue sous la blancheur de la chemisette, charmante de confusion et de pudeur.

Il se pencha vers elle, et, tout bas, comme effrayé de sa hardiesse :

— Nous ne nous séparerions plus.

Marthe devint pourpre. Il ajouta :

— C’est un rêve… un rêve chimérique et délicieux, mais la réalité m’est chère… Est-ce vous, ma bien-aimée, qui êtes ici, en face de moi ? Je n’y puis croire. Regardez-moi. Souriez… Jamais je ne vous ai vue si belle. Laissez-moi baiser ces yeux que j’ai fait pleurer.

Elle protesta, mais il l’attirait à lui, et, longuement, il baisait les paupières qui frémissaient sous ses lèvres. Elle murmura une fois encore : « Laissez-moi. » Pourtant, elle ne détournait pas la tête, conquise par la douceur de cette caresse chaste encore et qui ne l’effrayait déjà plus.

Une porte craqua. Ils se séparèrent, si violemment émus, que chacun d’eux, dans le silence, crut percevoir le double battement de leurs deux cœurs. Personne n’entrait. C’était une fausse alerte. Dix heures sonnèrent au clocher.

Marthe se leva, passant sa main sur ses yeux éblouis.

— Vous êtes si fou que vous me rendez folle. Adieu, Jean, Il faut que je me retire, cela vaut mieux.

— Cela vaut mieux. Pourquoi ?

Elle se tut. Ne devinait-il pas sa pensée ? Mais au lieu de s’en aller, elle restait à le regarder, muette, sérieuse, comme si elle voulait remplir ses yeux de cette image chérie et l’emporter dans les nocturnes ténèbres pour la contempler jusqu’au jour. Un pouvoir inconnu la clouait au sol, devant le jeune homme. Il l’observait, plus maître de lui, plus sagace, dans l’ivresse du désir qu’il sentait partagé.

Elle soupira, d’une voix faible :

— Adieu, adieu, Jean.

— Adieu, dit-il, puisque vous le voulez.

Marennes dormait sous le ciel étoilé, dans la plaine coupée de lagunes, entre la Seudre limoneuse et la plage aux maigres pins. Dans les maisons, les lumières s’éteignaient une à une.

La servante, ensommeillée, apporta des bougeoirs aux voyageurs et les salua d’une voix dolente :

— Bonne nuit, madame Chaumette. Bonne nuit, monsieur.

Ils s’engagèrent dans l’escalier, tandis qu’elle éteignait la lampe du vestibule.

Au premier étage, ils tournèrent à gauche, dans un couloir. Leurs chambres étaient séparées par une pièce à peu près vide qui servait de lingerie et de débarras. Marthe avait laissé la clef sur sa porte. Elle ouvrit. Demarcys aperçut le lit d’acajou voilé par de grands rideaux de perse à fleurs rouges.

Il baissa la voix, par une prudence instinctive.

— C’est donc là que vous dormirez.

— Sauvez-vous vite, répondit-elle, Jean, il est tard. On pourrait nous entendre. Soyez raisonnable ; allez-vous-en.

— Tout à l’heure. Je voudrais voir la chambre où vous reposerez, à quelques pas de moi. Je penserai mieux à vous, Marthe, cédez à ce petit caprice. C’est une fantaisie d’amoureux.

Elle refusa. Il insista encore. Elle craignit que leur colloque n’attirât l’attention des voisins.

— Vous vous en irez tout de suite ?

— Dès que vous me l’ordonnerez.

Elle entra et il la suivit. La porte fermée, ils restèrent debout au milieu de la chambre. Les flambeaux, posés sur une commode Empire, mêlaient leurs lueurs vacillantes au reflet du clair de lune qui dessinait sur le parquet l’ombre des stores comme une guipure d’argent. La chambre était si petite qu’en trois pas on touchait au lit. Jean voyait l’édredon rouge, le drap rabattu, l’oreiller si doux et si blanc que les yeux savouraient sa mollesse. Un délicat parfum s’évaporait de la valise ouverte, du manteau suspendu au mur.

— Quelle étrange aventure, dit-il enfin. Nous sommes seuls, libres, cachés, nous nous aimons… et les paroles qui nous viennent aux lèvres sont des paroles d’adieu.

— Il le faut.

— Si, du moins, notre séparation, ce soir, nous causait quelque peine, un regret, si léger qu’il fût ! Il me serait doux de m’endormir avec cette certitude que votre vertu seule m’exile et que votre amour m’appelle tout bas.

Il la prit dans ses bras. Elle eut une palpitation d’oiseau prisonnier et, tournant déjà des yeux voilés vers celui qui parlait encore en suppliant quand il agissait en maître :

— Vous me demandez… ce que je ne puis dire… Je vous aime… je vous aime trop… Allez-vous-en…

— Tu m’aimes ! dit-il ; — et le tutoiement les fit frémir tous deux, comme une caresse — tu m’aimes et tu me chasses quand nous pourrions nous endormir dans le délice unique que nous ne connaîtrons plus… Cette nuit… Cette seule nuit… toi contre moi… les ténèbres, le silence… Ah ! pense à la joie de nous aimer ! car tu brûles comme moi, tu trembles comme moi, tu me veux comme je te veux… Marthe, tes yeux consentent, Marthe, je t’aime et je te prends et tu te donnes, Marthe, tu es à moi.

Elle jeta un dernier cri :

— Allez-vous-en.

Un baiser lui ferma la bouche. La triple ivresse de la solitude, du silence, du baiser prolongé cœur contre cœur, fit courir dans les veines de Jean les ondes d’une volupté brûlante. Marthe, une fois encore, essaya de se dérober. Il la maintint sous ses lèvres, contre sa poitrine, dans cette étreinte où s’usaient ses forces de résistance. Alors, elle se sentit perdue. Sa volonté lâche la trahissait. Elle n’était qu’une plume dans l’orage. La tête renversée, elle cessa de lutter, et, dans ses yeux fixes, pleins de détresse et d’amour, Jean vit monter les larmes de la défaite.


XVIII


Le frisselis des premières vagues léchait à peine le vapeur qui stationnait à vingt mètres du quai d’embarquement, contre le fort du Chapus. Sur la digue jonchée de varechs et de coquilles calcaires, les hommes d’équipe roulaient des wagonnets chargés de bourriches. Au bout de la presqu’île, le village semblait dormir.

Marthe était assise près de la gare, sur un banc qu’ombrageaient des lauriers-roses. Seule, parmi les employés flâneurs et les matelots affairés, elle regardait la grande île émergeant en face d’elle, à fleur de mer.

À droite, la rive se creusait vers Fouras. L’île de Ré s’estompait au large de Rochefort, comme un nuage. À gauche, les couches fuyaient jusqu’à l’embouchure de la Seudre, jusqu’à la barre blonde des dunes dressées vers le pertuis de Maumusson où l’éternel embrun blanchissait sur le glauque saphir des eaux mobiles. Mais les yeux de Marthe, cernés de fatigue et de tristesse, ne quittaient pas la ligne des pins dressés comme une couronne sombre sur la sablonneuse Oléron.

Un homme coiffé d’une casquette galonnée vint prendre la valise de Marthe. C’était le capitaine du petit vapeur.

Il salua :

— Vous devez bien vous ennuyer ici, madame Chaumette. Vous devriez vous promener un peu.

— Nous embarquons bientôt ?

— Tout à l’heure.

Le capitaine courait vers le bateau. Marthe le suivit de loin, évitant les coquilles coupantes et les pierres recouvertes d’un verdâtre et gluant lichen de mer. Sous ses pas, des crabes hâtaient leur fuite oblique, et des crevettes transparentes sautaient par bonds éperdus.

La jeune femme suivait lentement la jetée sous le soleil écrasant de onze heures, regardant le donjon du fort abandonné. Quand elle fut au bas de l’escalier que les eaux couvrent à marée haute, elle hésita un instant. Puis elle se mit à gravir les marches glissantes, s’aidant de son ombrelle, la sueur au front.

En haut, la première porte franchie, elle se trouva sur une plate-forme entourée de murailles. Une maison de garde, au centre de la cour, montrait ses vitres crevées, ses corridors ouverts, ses chambres où les araignées de l’oubli éternisaient leur labeur mélancolique. Le gazon avait poussé partout, un haut gazon déjà brûlé, étoile de fleurettes jaunes. Des meurtrières révélaient par leurs fentes le bleu vibrant de la mer et Marthe crut entrer dans le château du Silence.

Elle s’assit sur une pierre. Nul regard ne pesait sur elle. Les oiseaux marins, croisant dans le lumineux espace, au-dessus de sa tête, rappelaient seuls que la vie continuait, inquiète et bruyante, hors des remparts enchantés. Marthe, la tête dans ses mains, goûta la trêve.

Elle n’osait plus se souvenir ; elle n’osait plus penser. Elle était comme suspendue entre le passé qu’elle avait détruit et l’avenir qu’elle allait vivre. Elle ne se sentait ni colère, ni remords, ni douleur précise, rien qu’une lassitude infinie, un évanouissement intérieur. Parfois, une réminiscence la traversait et elle tressaillait tout entière. Puis elle sombrait dans la torpeur. Ses prunelles se distrayaient aux taches jaunes des fleurettes, aux anfractuosités de la pierre. Elle avait envie de mourir.

Son mari, son enfant, Demarcys, passaient dans sa mémoire comme des fantômes et, à cette heure, elle ne savait même plus si elle les avait aimés. Transportée hors des réalités anciennes de sa vie, elle attachait un regard morne sur ces ombres. Pierre ? Georges ? Elle les avait connus naguère, dans un passé qui ne se mesure pas avec les heures créées par les hommes, avec les degrés de la lumière et les alternances des nuits et des jours. Jean ? Elle ne le connaissait pas encore. À l’aube de la nuit amoureuse, elle s’était réveillée pâle d’épouvante, dans les bras d’un inconnu. Vainement, elle s’était pressée contre sa poitrine, en demandant : « M’aimes-tu comme hier ? M’aimeras-tu toujours ? » elle avait senti qu’elle embrassait un étranger, un homme dont elle ignorait la race, l’histoire, le caractère même. Entre eux, rien n’était commun, que la volupté d’une nuit. Jean, malgré lui, changeait de langage et d’accent ; la possession avait fait évanouir l’exquise nuance de tendresse que Marthe rêvait éternelle. La pauvre femme avait éprouvé l’angoisse qui saisit les plus fières, quand n’ayant plus rien à donner, elles craignent d’être dépréciées aux yeux de leur amant, quand l’avenir d’une passion se révèle par un mot, un regard, un silence qui font blessure. Marthe sentait qu’il n’est pas de bonheur possible sans l’illusion de la durée, et que cet amour n’était qu’une aventure, un incident sans conséquences et sans résultats dans la vie de Demarcys. Les risques encourus, le plaisir partagé, l’intimité la plus extrême les avaient rapprochés, sans les unir.

Elle avait connu un instant de détresse affreuse.

« Je l’aime pourtant, se disait-elle en déracinant, du bout de son ombrelle, les brins d’herbe, entre les pavés. Quelle femme serais-je donc si je ne l’aimais pas ? »

Le soleil était haut sur l’horizon. Le sifflement du vapeur déchira l’air. Marthe s’arracha de son refuge. Elle traversa la cour, descendit l’escalier, et, franchissant un pont de planches, elle parvint sur le bateau. Un sifflement retentit encore et le petit bâtiment s’ébranla. Il oscillait sur les eaux, dans un léger tangage, et l’onde, avec un froissement de soie, glissait sur sa coque et se fleurissait d’argent.

Marthe, appuyée au bastingage, s’éblouissait des diamants que le soleil roulait sur la mer. Le vent salé jouait dans ses cheveux et son chagrin s’évaporait dans les ardentes vibrations de la lumière. Tout à coup, relevant la tête, elle aperçut les bastions du Château.

Il lui sembla qu’un voile se déchirait. Elle vit l’arrivée, le débarquement, l’accueil de Chaumette, le rire joyeux de son fils. Elle se vit elle-même, rentrant au foyer, condamnée au secret éternel, au silence. Elle vécut sa vie de femme jusqu’à la mort.

Elle jeta un cri que le vent emporta. Elle sortait du songe. Comme une bête captive cherche une issue, elle regarda autour d’elle, désespérément. Folle qu’elle était d’avoir pris ce bateau, d’avoir fait le premier pas dans l’horreur de sa vie nouvelle ! Elle ne voulait pas arriver au Château, jamais… Ah ! si le vapeur pouvait s’ensabler dans la passe, heurter un fond, disparaître !… Hélas ! il avançait, il s’engageait entre deux crêtes de sable, dans l’eau jaunâtre du chenal ; il se hâtait vers le quai, vers la ville dont on apercevait les remparts, les ormes, les maisons…

Marthe n’osait plus regarder. Elle était tombée assise sur la banquette, s’abandonnant à la destinée, l’acceptant avec la part de remords et de souffrances qu’elle contenait. Et le bateau l’emportait, muette, immobile, sans larmes, vers le baiser de Chaumette et le châtiment qui commençait.


XIX


Le train du soir ramena Jean à Rochefort. Toute la journée il avait erré autour de Marennes, sans regrets, mais non sans anxiété. Un excès de prudence l’ayant empêché d’accompagner Marthe à la gare, il déplorait l’occasion perdue d’un nécessaire entretien. Il eût été plus adroit et plus sage de préparer la jeune femme aux émotions toujours pénibles du retour, tout en risquant quelque allusion à l’arrangement futur de leur vie. Jean ne savait ni où ni quand il retrouverait cette maîtresse dont son désir était mal rassasié. D’autre part, il redoutait la nervosité féminine, les aveux qu’une crise de larmes provoque, l’assaut des superstitions religieuses et morales qu’il avait dû feindre de respecter pour ne pas compromettre son œuvre de séduction. Mais d’enivrants souvenirs le rassuraient. Marthe ne s’était ni disputée ni marchandée… et le matin même, avec quel frisson de tout son être, elle répétait : « M’aimeras-tu toujours ? »

Toujours ? C’était beaucoup demander. Demarcys avait répondu : « Je t’aimerai longtemps, » et il se rappelait que la chère petite n’avait pas semblé tout à fait contente. Étrange manie qu’ont les femmes de réclamer des serments ! Elles savent bien ce qu’ils valent, elles qui ont violé les plus sacrés. N’importe, Jean était ravi. Aucune femme n’avait donné pareille fête à sa sensualité et à son orgueil. Il était impatient de goûter encore à cette beauté brune et dorée comme la grenade, qu’il désirait d’autant plus qu’il la connaissait mieux. Et Chaumette ?… Jean n’y pensait guère. Il y pensait même beaucoup moins que l’avant-veille, quand il pouvait encore hésiter et délibérer. L’événement accompli supprimait les colloques entre la passion et la conscience.

Pourtant, ce ne fut pas sans un vif battement de cœur que le jeune homme débarqua au Château, un dimanche matin, huit jours après l’aventure de Marennes. Il avait espéré une lettre de Marthe, et cette lettre n’étant pas venue, l’égoïsme de Jean s’était attendri en imaginant la jeune femme malade ou accablée de désespoir. Chaumette était sur le quai. Demarcys respira en constatant que le docteur avait toujours le même visage serein. Il prit avec un peu de honte la main qu’on lui tendait, et, sans affecter trop d’empressement, il s’informa de madame Chaumette.

— Elle va bien, quoique son voyage l’ait un peu fatiguée. Il paraît qu’elle vous a rencontré à Marennes. Vous connaissez donc quelqu’un à Bourcefranc ?

— Oui, un M. Lagneau qui a deux fils dans ma classe. Il m’avait invité à déjeuner chez lui. En revenant, j’ai eu la curiosité de visiter Marennes. Madame Chaumette était stupéfaite de m’y rencontrer.

— Vous avez vu l’église. Le clocher passe pour curieux. Il est fort ancien et l’on prétend…

Chaumette continua jusqu’à la maison l’historique du clocher de Marennes. Sur la place, ils aperçurent le petit Georges qui jouait avec des gamins. Alida, de la fenêtre du premier étage, envoyait un bonjour à M. Jean.

Rien n’était changé, ni l’aspect du vestibule, ni la gaieté de la salle à manger, ni l’accueil de Marthe, assise devant sa table à ouvrage. Elle donna la main à Demarcys d’un geste ferme, fixant sur lui des yeux impénétrables. Son visage semblait mûri. « Comme les femmes dissimulent bien, pensa-t-il. On ne dirait certes pas qu’elle m’aime. » Cette idée lui fit peur, mais il se fortifia dans la certitude par le souvenir de la nuit de Marennes. « Les femmes, se disait-il tout en dépliant sa serviette pour déjeuner, les femmes ont une énergie passive qui tient à leur tempérament conservateur. Souvent malhabiles à l’action, elles triomphent par la force d’inertie, pour maintenir leurs conquêtes et sauvegarder leurs secrets. Leur bavardage ne compromet guère que les autres. Combien meurent les lèvres scellées sur des mystères que personne n’a soupçonnés ! » Cette conclusion l’ayant rétabli dans la paix, Demarcys reprit des crevettes roses.

Quand les trois convives passèrent au salon, Jean se sentait tout à fait à l’aise. Il souriait en songeant aux effets mélodramatiques qu’un romancier eût tirés de sa situation. Il comprenait que la nécessité et l’habitude arrangent tout et que les catastrophes sont exceptionnelles. Certes, il déplorait d’avoir trompé Chaumette, ce bon docteur, cet excellent docteur ! — mais son remords s’exprimait par le regret que Marthe n’eût pas dû trahir un mari moins sympathique.

Quant à Marthe, il la sentait toute à lui. Elle ne pouvait expliquer ni excuser sa faute que par un excès d’amour et il lui fallait adorer Jean pour ne pas se mépriser elle-même.


XX


Les compositions de fin d’année, quelques visites officielles, un discours pour la distribution des prix occupèrent Jean jusqu’aux vacances. Sa mère le réclamait impatiemment ; mais retardant son voyage jusqu’à la seconde quinzaine d’août, il annonça son intention d’aller passer cinq ou six jours dans la grande île.

Dans l’intervalle de leurs entrevues au Château, Marthe avait écrit plusieurs lettres, et Jean s’étonnait de l’intensité de passion qu’il y découvrait, sous les gaucheries de l’expression et la naïveté des confidences.

Près de lui, Marthe, surmontant mal son trouble pudique, gardait l’attitude paisible d’une honnête femme de province qui tremble, cède et se repent. Loin de Jean, la nostalgie lui arrachait des cris qui venaient de l’âme. Depuis sa faute, elle vivait dans la terreur d’être moins aimée, dans la chimère d’éterniser cette forme passagère de leurs sentiments qui avait précédé la crise suprême. Marthe n’était pas heureuse, parce que l’ancienne tendresse avait disparu parce qu’elle n’était pas encore accoutumée à leurs rapports nouveaux. Elle n’était plus l’amie de Demarcys ; elle n’était pas sa maîtresse. Son accent, ses craintes, ses désirs contredisaient sa situation.

Demarcys était si parfaitement sûr de ne mériter aucun reproche, qu’il ne fut pas surpris de n’en point recevoir ; mais il craignait une apologie de Chaumette, des réflexions morales et gémissantes, ridicules comme un roman de madame Cottin. La discrétion de Marthe l’enchanta. « Elle est jolie, elle a du tact ; elle n’a pas de vice. Je serais bien bête de la négliger, pensait-il. Ses préjugés mêmes me plaisent parce qu’ils perpétuent en elle une lutte qui exalte l’amour. Ils serviront à la consoler plus tard, quand les circonstances nous sépareront. Je ne crois pas qu’elle me donne jamais un successeur. Elle a l’âme religieuse. La dévotion offrira un refuge à son âge mûr et elle finira par se persuader que Dieu ne lui sera pas trop sévère parce qu’elle m’aura aimé de tout son cœur… Qui sait où je serai alors ? À Paris, peut-être, marié, orné d’un beau titre, converti à la saine morale… Cette liaison me fera un joli souvenir. »

Demarcys, assurément, était un sage, mais cette sagesse fut mise à l’épreuve quand il trouva la maison des Chaumette pleine de parents inconnus. Il lui fallut même des prodiges d’énergie pour ne pas laisser percer une mauvaise humeur qu’aggravait l’hostile indiscrétion des cousines de Marthe — vieilles pécores aux longs nez, aux corsages plats, aux chapeaux bizarres, ornés de nœuds ponceau et de raisins noirs. La plus revêche occupait la chambre bleue et Demarcys, exilé à l’hôtel de France, contraint de supporter le bavardage des vieilles dames, s’exaspérait en mesurant la brièveté des jours.

La veille de son départ, seulement, il put trouver l’occasion d’un tête-à-tête dans le salon, sous la menace d’une visite toujours possible. Les cousines étaient à Vêpres. Chaumette assistait aux régates d’Ors. Énervé par l’attente et la privation, Jean perdit la tête au contact de la jeune femme, et sans la résistance suppliante qu’il rencontra, il eût tenté les pires folies. Marthe tâcha de le rendre raisonnable, mais, à toutes ses représentations, il répondait :

— Vous ne m’aimez pas.

Elle se révolta enfin.

— Je ne vous aime pas… Oh ! Jean, que vous êtes injuste ! Je ne vous ai pas donné le droit de suspecter ma sincérité. Vous me faites une cruelle injure. Vous n’êtes donc plus mon ami ?

— Si, Marthe, dit-il en la pressant contre lui, je suis ton ami, mais je suis aussi ton amant et ta présence me brûle… Que vous êtes froide ! À peine me rendez-vous ces baisers que vous disiez si doux, dans vos lettres.

— Vos baisers me font mal, Jean. C’est une ivresse, mais c’est une angoisse aussi… Il me semble que vous n’êtes plus le même… Vous me parlez familièrement, vous me dites « tu » et ma « chérie » ; vous me rappelez que je vous appartiens — et plus je me rapproche de vous, plus je sens que nous sommes, malgré tout, des étrangers.

— Des étrangers, nous ?

Elle prit entre ces mains cette tête charmante qu’elle ne pouvait regarder sans désir et sans frayeur :

— Jean, mon cher Jean, quand tu te marieras, ta fiancée te dira : « N’avez-vous aimé aucune autre femme ? » Tu chercheras dans ta mémoire et tu répondras « non » presque sincèrement, tant tu m’auras bien oubliée.

Il haussa les épaules.

— Quelle idée !

— Je le sens. Notre amour est incomplet et malheureux, parce que la sécurité lui manque.

— Marthe, je suis sûr de toi.

— Ce n’est pas réciproque.

— Parce que tu penses que je me marierai un jour ?

Elle ne répondit pas.

— Il faut que tu trouves un réel plaisir à te tourmenter, ma pauvre amie. Je me marierai peut-être, mais ce ne sera ni demain, ni dans un an. Je t’aimerai longtemps, ma petite Marthe.

— Mais tu cesseras de m’aimer. Jamais tu ne m’as dit, jamais tu n’as cru que tu m’aimerais toujours. Je ne suis rien dans ta vie.

— Au lieu de nous disputer, nous ferions mieux d’aviser au moyen de nous rencontrer, dit Jean. Croyez-vous que je puisse vivre ainsi, privé de vous ? Mais, sans doute, votre paisible passion s’accoutume à l’absence. Vous ne m’embrassez même pas.

Elle lui donna un baiser et soudain ses yeux s’emplirent de larmes.

— Bon ! des pleurs… À quoi pensez-vous ?

— Je pense au passé, dit-elle, en essuyant ses joues humides. Vous étiez si tendre, si soumis, si empressé. Nous avons vécu des heures si délicieuses…

— Nous en vivrons d’autres, de meilleures, si vous m’aimez vraiment.

— Hélas ! je vous aime trop. Parce que je ne vous parle jamais de mon mari et de mon fils, vous ignorez par quelles souffrances quotidiennes j’expie la faute de vous chérir. Je vous vois rarement ; nous allons être séparés pendant deux longs mois et vous ne pourrez pas m’écrire… Je ne saurai rien de votre vie, de vos actions, de vos plaisirs. Est-ce le bonheur, Jean ? Le bonheur, c’est la certitude de ne jamais quitter celui qu’on aime. Et je n’ose même pas vous dire toutes mes pensées. Je suis timide et gênée auprès de vous, craignant toujours d’être obsédante ou ridicule. Parfois, je vous sens irrité, et notre amour troublé, incertain, inassouvi, me fait regretter l’amitié d’autrefois.

— Pourtant, Marthe, si je vous demandais de tout quitter pour me suivre, vous me répondriez que vous aimez encore votre enfant et votre mari.

— C’est vrai. Ma vie est faite et je sais que vous ferez la vôtre. Aussi ne vous ai-je demandé aucun engagement. Quittez-moi, mariez-vous. Je ne récriminerai pas. Vous êtes libre.

Il se tut, ne sachant que répondre, sentant bien que Marthe disait la vérité, que jamais il n’avait pensé à s’attacher à elle, corps et âme, éternellement. Il n’essayait même plus de se duper par la sonorité des paroles creuses, en invoquant, comme naguère, la tendresse et le dévouement. Il n’était plus question de la durable union des âmes dans cette affaire où la curiosité et le désir d’un jeune homme étaient seuls en jeu. Rien de plus banal, en somme, que cette aventure.

Demarcys partit donc sans avoir obtenu le rendez-vous qu’il souhaitait. Son désir inassouvi se mêlait d’ennui jaloux, quand il songeait à Chaumette. Marthe, sans doute, ne se refusait pas à son mari, tandis que lui, l’aimé, le conquérant, se contentait de promesses vagues. Il jugea donc légitime et nécessaire d’accueillir les distractions galantes qui lui furent offertes dès son arrivée à Paris et son âme philosophique sut fort à propos décliner la responsabilité des actes peu nobles que son corps accomplissait. Bien qu’il n’attachât aucune importance à des caprices de quartier latin, Jean, après quatre ou cinq expériences, se sentit gêné et humilié. Sa passion pour Marthe s’accrut de tous ses dégoûts et des comparaisons qu’il avait pu faire. La nuit de Marennes le hanta. Il déplora de ne pouvoir correspondre avec sa maîtresse, librement, d’autant plus que les billets de la jeune femme se faisaient rares. Dans la dernière quinzaine de septembre, elle n’écrivit pas.

À peine arrivé à Rochefort, Jean prévint Chaumette qu’il serait heureux de revoir ses amis d’Oléron. Le docteur répondit avec empressement. Le premier samedi d’octobre, sous un admirable ciel, Demarcys vit apparaître les cimes rousses des ormes au-dessus des remparts du Château. L’absence de Marthe sur le quai lui fut un chagrin. Le docteur annonça que la jeune femme était souffrante.

Elle attendait le visiteur, étendue sur le canapé du salon.

— Réservez pour une autre occasion vos compliments de condoléance, dit Chaumette avec un sourire. Le malaise de Marthe est sans gravité.

Demarcys trouva Marthe un peu maigrie et pâlie, les yeux cernés d’une nacre fine, mais charmante et désirable toujours. Il attribua cet état de langueur à l’ennui de l’absence, à des soupçons que Marthe avait laissé percer dans ses lettres, et que l’absence de Jean avait justifiés. Elle était certainement heureuse de revoir le voyageur, et la seule prudence glaçait sur ses lèvres ces demi-mots que comprennent les amants, furtives caresses du langage. Elle était réellement indisposée, aussi, car elle se retira aussitôt après le dîner. Demarcys en témoigna de l’inquiétude, mais Chaumette le rassura.

Le lendemain, Marthe avait repris sa physionomie ordinaire. Jean remarqua pourtant qu’elle touchait à peine aux plats qu’on leur servait. Le docteur ayant fait porter le café au jardin, Demarcys guetta l’occasion de s’écarter avec la jeune femme, sous prétexte d’admirer les derniers raisins.

Un arbuste touffu les cachait à tous les yeux, pendant qu’ils feignaient de contempler la treille, Jean, très bas, demanda :

— Qu’avez-vous ? Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? Êtes-vous fâchée ou malade ?

Elle répondit, sans le regarder :

— J’ai des choses graves à vous dire. Je serai ce soir, dans votre chambre, à minuit.


XXI


Une heure sonna. Jean ferma le livre qu’il feuilletait. La bougie, dans le flambeau de porcelaine, était consumée plus qu’à moitié. Aucun bruit ne troublait la paix nocturne depuis que Jean avait reçu le bonsoir de ses hôtes. L’inquiétude de Jean Demarcys devint de l’angoisse.

Il avait compris que, depuis une semaine, Marthe couchait dans la chambre de son fils. Ce détail, révélé par le hasard d’une conversation, expliquait comment, sans témérité folle, la jeune femme pourrait rejoindre Demarcys. Il ne supposait pas qu’elle poussât l’imprudence jusqu’à lui offrir, dans la maison conjugale, l’aubaine inattendue d’une nuit d’amour. Alors ?… Jean devait tout prévoir et tout craindre. Chaumette aurait-il exprimé quelque soupçon ? L’accord apparent des époux n’était-il qu’une comédie ?… Mais Pierre Chaumette, âme droite et naïve, ne savait rien dissimuler. Demarcys craignit des cancans de voisines, des médisances. Les gens de l’hôtel, à Marennes, avaient peut-être surpris quelque chose…

Le jeune homme eut une exclamation de colère… Il sentait à la fois une peur confuse, et le confus regret de s’être jeté dans cette aventure sentimentale. « Je suis aussi grotesque que le petit clerc de notaire qui courtisa madame Bovary », pensa-t-il ; et le souvenir du célèbre roman l’incita à des comparaisons désobligeantes pour sa maîtresse : « Gentille petite femme, mais bien provinciale, bien exaltée !… Que ferais-je d’elle, si… » Un instant il entrevit le scandale possible, la carrière compromise ou brisée, l’existence besoigneuse du professeur libre chargé d’une maîtresse qu’il ne peut épouser… L’instant d’après il se persuadait que Marthe, retenue malgré elle, allait bientôt paraître, souriante et rougissante… « Ô perversité féminine, éternelle inconscience d’Ève ! songeait Demarcys. Ma foi, si elle vient, tant mieux ou tant pis pour elle !… Elle m’a fait passer deux heures atroces. J’exigerai des compensations. »

Il s’était jeté sur son lit. Un bruit de pas légers dans le couloir le fit sauter à terre. Doucement, la porte s’ouvrit. Marthe entra. Elle portait encore sa robe de l’après-midi, cette robe bleu-marine qui rappelait à Jean la nuit de Marennes. Ses cheveux étaient affaissés autour de ses tempes, et l’on devinait par quel geste d’indécision et de souffrance, elle avait longtemps pressé sa tête entre ses mains. Elle avança, sans rien dire.

Demarcys la regarda. Rêvait-elle toute éveillée ? Elle avait des yeux singuliers presque effrayants, de grands yeux fixes et dilatés, des yeux d’agonisante ou de somnambule.

— Je n’espérais plus vous voir, dit Jean à mi-voix. J’étais dans une inquiétude affreuse… Oh ! Marthe, quel supplice de ne pouvoir vous écrire, ni vous parler librement… Est-ce que votre mari ?

— Il ne soupçonne rien.

Jean respira. Il s’était assis dans un fauteuil, près du lit, et Marthe, debout devant lui, muette, le contemplait profondément.

— Jean… murmura-t-elle, et à plusieurs reprises, comme en songe, elle prononça son nom… « Jean… c’est vous… c’est Jean… »

— C’est votre Jean, votre ami, votre amant… C’est lui, ma chère Marthe.

Elle frissonna. Le jeune homme l’examinait avec surprise…

— Eh bien ? dit-il.

Elle fit un effort pour rassembler ses idées, composer son visage, parler…

— Jean, mon ami, mon amant… comme vous dites… je ne vous demande pas si vous m’aimez… Si vous ne m’aviez pas aimée… vous… vous ne m’auriez pas… vous ne m’auriez pas prise… Car enfin, vous êtes bon, vous avez du cœur… Alors… alors… puisque je vous suis chère… je puis… compter… sur…

— Sur mon amour ?… sur mon dévouement ?… Mais assurément, chère amie, répondit Jean, un peu troublé par ce préambule. Et il songeait : « Diable ! Va-t-elle me proposer de fuir avec elle, sous d’autres cieux ? Ce serait par trop romanesque… »

— Mais, reprit-il, de cette voix fascinatrice dont il avait éprouvé la puissance, ce n’est pas le besoin d’être rassurée qui vous a conduite ici ? Nous avons bien des choses à nous dire, après cette longue séparation, et il me tarde de t’embrasser tendrement, passionnément, comme je t’aime, car je t’aime, mon amour…

Il entoura de ses bras le corps désiré, le corps charmant qui frémit sous son étreinte. Et soudain, sur les joues pâles de sa maîtresse, il vit des larmes lentes qui coulaient.

— Mais qu’avez-vous donc ? s’écria-t-il.

Elle balbutia :

— Je ne peux pas… je ne sais pas… Si je savais ! Je ne peux pas dire…

— Dire quoi ?

Elle éclata en sanglots.

— Marthe ! Mais qu’y a-t-il ? Mais parlez donc ! suppliait le jeune homme, plus ennuyé qu’ému.

Et il maudissait les nerfs des femmes :

« J’aurais dû m’y attendre… C’est l’heure des reproches et des remords… la scène inévitable… Nous avons l’air d’être au théâtre… Et elle pleure de tout son cœur, la pauvre petite ! »

Elle comprit qu’il était impatient, irrité. Elle essuya ses yeux.

— Pardonnez-moi, reprit-elle. C’est un moment de faiblesse… La réaction nerveuse a été violente, d’autant plus violente qu’il m’a fallu plus d’énergie pour cacher mon secret. Je n’ai pu me contenir… mais c’est fini. Je ne pleure pas, Jean. Je ne pleurerai plus…

— Un secret ? Vous avez parlé d’un secret… En quoi me concerne-t-il ? Est-il si terrible que vous deviez vous faire violence pour me l’avouer, à moi qui vous aime…

Elle ouvrit les lèvres… et se tut… Demarcys l’entendait haleter d’angoisse. Enfin, d’une voix sourde, elle avoua :

— Vous le sauriez tôt ou tard… Après votre départ pour Paris, j’ai été malade… Mes lettres n’ont pas trahi mon inquiétude. Je voulais douter encore de mon malheur. Maintenant, mon mari lui-même a confirmé ce que je soupçonnais… Je suis enceinte.

Demarcys resta stupéfait. Il avait tout prévu, hors cet événement, conséquence fort naturelle de l’amour, dont les héroïnes de roman sont toujours affranchies par une grâce spéciale. La nature lui rappelait sa loi, cette loi qu’il tenait pour assez grossière et inélégante. Il jura, cynique et furieux… Mais le souci de ne pas paraître « mufle » comme il disait, dans son argot, triompha de sa contrariété intime.

— Eh bien ! ma pauvre amie, c’est très regrettable… C’est une fatalité… Je ne souhaitais pas, ah non !… Mais, que faire ?

— C’est ce que je vous demande… Que faire !… Moi, je ne sais pas… je ne sais plus… J’ai la tête perdue. Je ne pouvais pas, pourtant, vous cacher ça…

— Votre… mari, que dit-il ?

— Rien.

— Il n’a aucun soupçon ?

— Aucun.

— Alors…

Il se leva ; il fit quelques pas à travers la chambre.

— Que le diable m’emporte si je croyais… Mais enfin, Marthe, parlez vous-même, dites quelque chose ! Que craignez-vous ? Que demandez-vous ?

Elle répondit simplement :

— Je ne vous demande rien. Si vous m’aimez, vous sentirez ce qu’il faudra me dire… comment vous pourrez m’encourager… me soutenir… Et puis… Oh ! ne me quittez pas, ne me laissez pas seule ! Si vous saviez, si vous pouviez savoir, si je pouvais dire ce qui se passe en moi ! Et je ne peux pas… Il n’y a pas de mots pour dire ces choses…

Ses yeux se fermèrent. Elle tendit ses mains vers Demarcys, avec le grand geste éperdu du naufragé qui sombre… Puis elle tomba sur les genoux le front contre le lit.

La fureur de Jean s’évanouissait. Sa situation lui semblait à la fois mélodramatique et ridicule. Il n’avait aucune envie de s’attendrir à propos d’un enfant qui pouvait être à Chaumette, et que lui, ne souhaitait pas revendiquer. « Sait-on jamais ? » pensait-il. Puis toutes ses réflexions se résumaient en une seule phrase : « Pour une fois !… Est-ce bête ! Ah ! si j’avais su !… » Et il prévoyait des ennuis sans nombre.

« Heureusement qu’elle est mariée ! Et puis, j’espère bien que ce mioche n’est pas de moi… Seulement je ne peux pas le dire. Ce ne serait pas décent… Pauvre Marthe ! Quelle malchance ! »

Il s’était penché vers la jeune femme, tout en murmurant des phrases banales. Il s’efforçait d’être convenable et digne, mais il était surtout, prodigieusement « embêté ».

— Ma pauvre amie, acceptez courageusement ce que vous ne pouvez empêcher… Résignez-vous… Essayez de réagir, de vous distraire… Vous n’êtes pas la seule à qui pareil accident soit arrivé. Et vous savez, Marthe, il faut éviter les émotions.

Il devenait prudhommesque, et il en avait conscience. Mais la jeune femme ne l’entendait pas. Elle souleva sa tête aux yeux gonflés, aux joues marbrées par les larmes, sa tête pitoyable et touchante qu’enlaidissait un désespoir trop sincère…

— Qu’est-ce que je vais devenir ?… Pourrai-je vivre entre, vous et mon mari ?

Il saisit l’occasion qu’elle lui offrait.

— Oui, Marthe, je comprends… Ce serait une situation trop pénible. Autant que possible, je vous en épargnerai le tourment. Mes visites seront plus rares…

Elle parut effarée.

— Il le faudra, ma chérie… Nous devons être prudents, non seulement dans notre intérêt à tous deux, mais… pour… pour le cher petit que vous portez. Nous lui ferons le sacrifice de nos joies, et plus tard…

Marthe resta muette. Le ton câlin de ce discours n’en masquait pas le sens véritable. Cet homme qui discutait, qui raisonnait, qui décidait, comme elle le sentait loin d’elle, étranger, inconnu, de l’autre côté d’un abîme !

Elle le regarda, pendant qu’il parlait, et son misérable cœur d’amante palpita d’une douleur nouvelle… Ah ! les yeux d’or, la grâce des paupières jeunes, les doux cheveux, la barbe délicate, et le sourire, et le regard, et la voix !… C’était cela, cela qui l’avait perdue !… Un charme émanait de cet homme, un charme qu’on subissait d’abord sans le comprendre, puis qu’on subissait encore en le maudissant, un charme inexprimable, un charme obscur comme le désir, enivrant comme un vin, pénétrant et léger comme un parfum. Hélas ! ce charme seul avait ensorcelé Marthe Chaumette. Elle ignorait la nature véritable, l’âme de Demarcys.

Et l’idée qu’elle n’était plus, qu’elle ne serait plus aimée, s’ajouta, se mêla pour l’accroître, à la terrible douleur de Marthe. Jean l’avait pressée dans ses bras pourtant ; il avait cueilli sur sa bouche les baisers défaillants et les paroles mystérieuses de la volupté ; il l’avait possédée corps et âme… Maintenant, quand Marthe désespérée venait à lui, il répondait froidement et correctement à son cri d’angoisse… il redevenait l’Étranger.

Pour la première fois, Marthe devinait un peu cet homme ni bon, ni méchant, médiocre et dur. Pour la première fois, son âme de femme, son âme novice et blessée se heurtait à l’égoïsme masculin, à l’égoïsme hypocrite qui empruntait, selon l’usage, l’accent de la prudence et de la raison. Et la rancune naissait dans l’âme féminine, une rancune sourde, secrète, tenace, une de ces haines qui sont éternelles parce qu’elles sont l’éternel regret de l’amour.

— Ne craignez-vous pas que votre mari s’aperçoive de votre absence ? demanda Jean, inquiet tout à coup.

— J’ai pris la chambre de mon fils ; mes insomnies troublaient Pierre… Si je ne suis pas descendue à l’heure indiquée, c’est parce que j’hésitais… je perdais courage… cet aveu…

— Et Chaumette, que dit-il ?

Elle fit signe qu’elle ne voulait pas parler. Le carré de la fenêtre sortait de l’ombre, en face d’elle, comme une blancheur hallucinante qui la fascinait. Le vacillement de la lumière, sous le reflet décoloré du jour, avait une douceur funèbre. C’était l’heure où les yeux gris et glacés de l’aube font pâlir les lampes au chevet des mourants.

Les coqs stridents chantaient et, dans les rues voisines, on entendait les voix des pêcheurs, revenus de leur expédition nocturne. Marthe sentit la main de Demarcys sur son bras.

— Chère amie, dit-il, il serait dangereux de prolonger notre conversation. Le jour vient. Remontez chez vous.

Elle éteignit sa lampe et le matin blafard accusa la fatigue de ses traits. Jean, sans désir ni tendresse, trahissait l’envie d’être seul, d’être tranquille, de dormir.

Il l’embrassa froidement et ferma la porte sur elle. Marthe resta un instant immobile dans le couloir, regardant cette porte close sur le fantôme de son amour mort. Puis elle monta l’escalier et rentra dans sa chambre.

Son fils dormait. Elle détourna ses yeux du petit lit. Son cœur pétrifié avait épuisé les attendrissements et les angoisses. Marthe ne devait plus pleurer sur elle-même, mais elle apprenait à connaître les muettes énergies du désespoir.

Dehors, comme une promesse radieuse, le soleil se levait sur la mer.


XXII


Dans l’air glacé, traversé de rafales, les cloches de Noël sonnaient. Marthe, couchée sur le canapé, regardait les châteaux éblouissants qui s’édifient et s’écroulent au cœur enflammé des grosses bûches. Elle voyait s’ouvrir des cavernes d’or, habitées par des lutins bleuâtres et des gnomes phosphorescents. Des volcans minuscules lançaient leurs gerbes d’étincelles ; la cendre blanchâtre comblait des lacs de feu et la magie du foyer se renouvelait, inépuisable et diverse comme les rêves.

Un coup de marteau résonna à travers la maison. Le petit Georges qui jouait sur le tapis avec les cadeaux de la veille, cria gaiement :

— Le facteur, maman, le facteur !

Il courut dans le vestibule avec des exclamations de plaisir. Marthe se souleva sur ses coussins, les pommettes devenues roses, une lueur aux yeux.

Chaumette entra.

— Une lettre de Demarcys.

— Et un paquet pour moi, annonça l’enfant. C’est la panoplie que M. Jean m’a promise.

Il arrachait le papier gris, les ficelles, le couvercle d’une grande boîte de carton.

— Je le savais bien, maman, c’est une panoplie.

Et sautant de bonheur, il se coiffait du képi galonné, endossait le sac, plaçait le fusil sur son épaule : « Une !… deux !… portez arme !… En avant !… À bas les Prussiens ! » Le salon ne lui suffisait plus. Il se précipita dans le couloir et on l’entendit monter l’escalier quatre à quatre en criant : « Alida !… ma panoplie !… Alida !… hé !… Voilà un colonel qui vous demande… Rendez-vous, ou je vais vous tuer. »

— Quel galopin ! dit Chaumette. Il devient terrible en grandissant. J’espère que cette fois-ci tu me donneras une fille.

Tout en parlant, il décachetait la lettre. Il déplia la feuille de papier et lut.


Paris, 24 décembre.
« Mon cher ami,

» J’ai bien sincèrement déploré le contre-temps qui m’a privé du plaisir de vous voir avant mon voyage. J’étais si fatigué par le climat fiévreux de Rochefort que ma famille, inquiète à tort ou à raison, a mis en jeu de hautes influences et entrepris des démarches dont je vous raconterai plus loin le résultat. Pour le moment, je me repose de mes travaux par les gâteries maternelles ; mais ma pensée va souvent vers les amis d’Oléron et je ne songe pas sans regret aux bonnes journées que j’ai passées dans leur maison hospitalière.

» J’espère que la santé de madame Chaumette, un peu ébranlée, mais non compromise, se rétablira tout à fait par la joie d’une maternité nouvelle qui la consolera de toutes les petites misères qu’elle supporte si courageusement.

» J’envoie à mon petit ami Georges un joujou qui satisfera ses instincts belliqueux. J’aurais bien voulu y joindre des fleurs de Nice pour la maman, mais il paraît que la longueur et les complications du voyage nuiraient à la fraîcheur de mon envoi. Je vous prie donc d’accepter mes vœux pour le nouvel an et l’assurance de mon amitié très dévouée.

» L’année qui vient ne me ramènera pas parmi vous — je gardais pour la fin la grosse nouvelle. Les amis influents que ma famille a fait agir ont obtenu du ministre une rare faveur en me faisant nommer au lycée de Rouen. Je ne puis me défendre d’un sentiment de tristesse en songeant que je ne reverrai pas Oléron avant de longs mois, avant des années peut-être… Mais, comme je vous sais très occupé, cher docteur, je supplie madame Chaumette de vouloir bien me donner des nouvelles de temps en temps.

» Votre ami,
» JEAN DEMARCYS. »


— Il nous quitte ! s’écria Chaumette. Quel dommage ! Un si gentil garçon, si intéressant… Enfin, puisque son intérêt l’exige, nous devons nous réjouir de sa nomination.

Marthe avait pâli. Elle répliqua :

— En effet, il faut nous réjouir… Les professeurs et les officiers ne se fixent jamais nulle part… Ils doivent s’attendre sans cesse à changer de garnison… Tant mieux pour Demarcys.

— Cette nouvelle me contrarie, pourtant. Nous nous étions attachés à ce jeune homme.

— Les amis, soupira Marthe, les amis ! Ce sont des oiseaux de passage. Ils traversent notre vie sans se fixer. Bonjour, bonsoir. Entrés par une porte, ils sortent par l’autre… Tu crois que Demarcys nous écrira souvent ? Allons donc, une fois ou deux peut-être… Il trouvera vite, à Rouen, des amis qui nous remplaceront et, je te l’affirme, Pierre, nous n’entendrons plus parler de lui.

— Tu es bien sévère, dit le médecin, déconcerté par l’accent de sa femme. Je croyais que tu le regretterais davantage, ce pauvre Jean. Il a toujours été charmant pour toi.

— Crois-tu que je vais mourir de son absence ?… Dis à Georges de se taire. Ce bruit me tue. Je ne suis pas bien, aujourd’hui.

— Comme tu deviens nerveuse, Marthe !

— Cela t’ennuie ?

— Non, mignonne, les femmes grosses sont sujettes à des malaises si étranges…

— Je suis une égoïste et tu es le meilleur des hommes, mon bon Pierre. Il faut me pardonner.

Il lui baisa la main et elle le regarda tendrement, honteuse, devant cet amour que rien n’importunait.

— Tu me trouves bien changée ? J’ai enlaidi.

— Je te vois toujours belle. Et tu n’es pas seulement belle à mes yeux, tu es chère et vénérable. Ah ! ma petite Marthe, les parents meurent, les amis s’en vont ; nos enfants mêmes nous quittent un jour ; mais je serai près de toi jusqu’à mon dernier moment. Tu trouveras toujours ton fidèle.

— Oh ! mon Pierre, ne me parle pas ainsi.

Chaumette craignit de l’attendrir jusqu’aux larmes et, tout à coup, il se souvint qu’il devait aller voir un malade. Il quitta sa femme après un long baiser.

Quand elle fut seule, Marthe reprit la lettre de Demarcys, et la relut plusieurs fois avec une attention extrême. Puis elle la jeta loin d’elle, sur le tapis. « Hypocrite ! » murmurait-elle. La cordialité de cette lettre l’irritait. Elle avait si bien deviné le manège de Demarcys, quand il avait résolu de quitter Rochefort. Des incidents caractéristiques avaient fait prévoir à la jeune femme l’événement que Jean confirmait.

Leurs rapports, depuis l’automne, s’étaient refroidis et distendus. Sous une politesse exquise, d’où la camaraderie disparaissait, Marthe avait senti le détachement lent et volontaire, le souci d’être correct, l’effort de paraître affectueux. Les rôles étaient changés ; Marthe, à son tour, quêtait les témoignages de tendresse dont Jean se montrait parcimonieux. Elle cherchait un refuge près de celui qui, seul au monde, connaissait son secret, et pouvait lui procurer le soulagement relatif des confidences. Mais Jean se dérobait toujours. Ses visites s’espaçaient. Quand il se trouvait seul avec la jeune femme, il l’écoutait d’un air d’ennui, comme s’il subissait une corvée. Et Marthe voyait, avec épouvante, qu’il ne l’aimait plus, qu’il ne l’avait jamais aimée, qu’elle avait été pour lui le jouet d’un jour. Ne lui avait-il pas déclaré, dans un moment d’impatience, qu’il espérait bien n’être pas le père de l’enfant qu’elle portait ?

Dans cette situation affreuse, au lieu de se répandre en larmes et en reproches, elle s’était roidie et durcie en une âpre résignation. Silencieuse mais sagace, elle percevait les pensées de Demarcys, et lui rendait en mépris son indifférence. L’expérience que peut donner une longue vie, Marthe l’avait reçue en quelques mois, de l’amour, de l’abandon, du mystère même de sa fécondité. Maintenant elle n’avait pas une larme pour la séparation qu’elle devinait définitive. Jean s’en allait… Tant mieux. Elle ne lui écrirait pas. Il ignorerait à jamais la naissance de l’enfant et le dénouement de leur lamentable aventure.

Hélas, Jean s’en irait-il tout à fait, n’était-ce pas la chair de cet homme qui vivait et tressaillait au plus profond de la chair souffrante de Marthe ? Un enfant allait naître. Reconnaîtrait-elle en lui les traits fins, les yeux brun doré, le sourire dont le charme l’avait perdue ? « Je ne pourrai pas l’aimer, pensait-elle. S’il est le fils de Jean, puisse-t-il mourir avant d’avoir vécu. » Le fils de Jean… Marthe le saurait-elle jamais ? Que serait la pauvre petite créature portée dans le désespoir — le châtiment vivant de sa mère ou le gage de miséricorde envoyé par le sort ?

Marthe alla rajuster ses cheveux devant la glace. Son visage creusé par le chagrin lui apparut, ses yeux qui semblaient plus sombres, ses joues où la fleur de jeunesse avait pâli. La robe brune aux plis flottants voilait l’ampleur de sa taille, le fardeau qu’elle portait déjà péniblement et que chaque jour alourdissait. Elle se rappela l’ancienne Marthe au corps svelte, aux lèvres fraîches — et le sentiment de sa misère l’envahit devant les stigmates d’un mal physique. Elle pensa à Demarcys qui s’en allait, libre, insouciant, séduisant, vers d’autres conquêtes, et elle sentit le désir de prendre enfin sa revanche.

Le secrétaire d’acajou qui servait au docteur était ouvert, entre les deux fenêtres. Marthe s’assit et, sans méditer ni mesurer ses phrases, d’un seul trait, elle écrivit :


« Votre lettre ne me surprend guère, mon cher Jean. Je ne vous dirai pas qu’elle m’afflige, car il vous serait difficile de me faire souffrir plus que j’ai souffert. Je prévoyais votre décision et je vous remercie de l’avoir prise, puisqu’il n’y a plus rien de commun entre nous. Oh ! je ne prétends pas vous adresser aucun reproche ! Vous avez été si parfaitement correct qu’une rancune, venant de moi, vous paraîtrait moins pénible qu’injuste. C’est à moi seule, à mon peu de clairvoyance et de sagesse, que j’attribue mon malheur actuel. Je ne vous avais demandé aucun engagement… Je n’ai pas su apprécier, comme il le méritait, ce sentiment que vous appeliez votre amour et que je connais aujourd’hui sous son nom véritable — un nom moins poétique et moins beau. Vous avez mis un terme à notre malentendu réciproque, car nous ne nous étions pas bien compris : vous n’aviez besoin que d’une femme, et je vous offrais un amour. Ma faute m’a coûté cher. Que la vôtre vous soit légère ! Elle est si naturelle aux hommes qu’ils l’avouent avec fierté. D’ailleurs, les affres d’une paternité illégitime contristaient la sensibilité de votre âme et la délicatesse de vos nerfs. Mais, rassurez-vous : l’enfant n’est pas à vous ni à personne : il est à moi. Je l’aimerai par devoir, si mon affection hésite devant la redoutable image de vos traits. Et je ne vous dis pas que je vous pardonne, n’ayant rien à vous pardonner, n’est-ce pas ? — car je réclame pour moi seule la responsabilité de ma conduite, comme ma douleur, comme mon enfant. »


Elle cacheta l’enveloppe, écrivit l’adresse d’une main ferme et mêla sa lettre aux nombreuses lettres que Chaumette avait écrites et qu’Alida devait mettre à la poste en allant faire les commissions. Puis, ramassant le billet de Demarcys, elle le déchira en petits morceaux qu’elle jeta dans la cheminée.


XXIII


Égaux, silencieux, lents comme des flocons de neige, les jours d’hiver, un à un, passaient. Le ciel de février, entre deux averses, étendait son pâle azur sur la mer houleuse. Parfois, par les nuits de tempête, le rugissement de l’Atlantique, la plainte de la forêt ébranlaient Oléron tout entière — et Marthe, qui ne dormait plus, sentait son chagrin s’engourdir, bercé par les voix effrayantes.

Depuis le départ de Jean, son énergie, tendue par un effort extraordinaire, s’affaissait à mesure que déclinaient ses forces physiques. Chaumette s’inquiéta. Tous les remèdes échouaient contre ce mal indéfinissable qu’on appelait tour à tour hypocondrie, langueur, consomption. Marthe mangeait peu, sommeillait à peine, passait des jours entiers sans prononcer un mot. « Je ne souffre pas, répondait-elle aux questions du docteur. J’ai seulement les nerfs un peu malades. » Pouvait-elle avouer que l’idée fixe la tuait lentement ? Sa grossesse, déjà fort avancée, accomplissait son évolution normale et Chaumette attribuait les malaises de Marthe aux mystérieuses modifications que la maternité apporte dans l’organisme féminin.

Cette mélancolie, qui n’avait même plus d’impatiences, ressemblait peut-être à la folie puerpérale, aux troubles cérébraux que provoque l’interruption brusque de l’allaitement. Chaumette n’espérait plus qu’en la seule nature qui substituerait aux drogues inutiles le puissant réconfort des joies maternelles.

Il tâcha d’intéresser la jeune femme à l’enfant qu’ils attendaient. Mais elle ne se préoccupait même pas de la layette et du berceau, affirmant que les langes de Georges, conservés dans quelque coin, suffiraient pour les premières semaines. On verrait plus tard à complèter le trousseau de l’enfant, s’il vivait…

— Pourquoi ne vivrait-il pas ? disait le bon Chaumette, en qui s’éveillait déjà le sentiment paternel.

L’indifférence de Marthe l’alarmait :

« Cela n’est pas naturel, pensait-il. Il faut que ma pauvre femme soit vraiment malade, plus malade que je ne l’ai cru d’abord. »

Le jour, par un effort qui réussissait quelquefois, Marthe essayait de secouer sa torpeur, de s’occuper du ménage, de continuer l’éducation de son fils. Des voisines venaient, avec les nouvelles de la petite ville, les menus racontars qui passionnent les oisifs. Dans le salon de velours grenat et de palissandre, autour du canapé de Marthe, un cercle de bavardes se formait et les langues allaient bon train, tandis que les doigts maniaient le crochet ou l’aiguille. Un jour même, la notairesse demanda à madame Chaumette si elle avait reçu des nouvelles de « ce charmant jeune homme, M. Demarcys ». Marthe répondit que M. Demarcys était trop occupé, elle, trop souffrante, pour entretenir une correspondance. Le soir de ce même jour, elle pria le médecin d’interdire sa porte aux visiteuses qui, décidément, la fatiguaient trop.

À mesure que la grossesse s’avançait, les nuits devenaient plus pénibles. Étendue sur les oreillers empilés, Marthe sentait un poids écrasant remonter vers sa poitrine. Par lentes ondulations, l’enfant, déjà fort, se déplaçait, refoulant l’estomac, précipitant les battements du cœur, comprimant tous les organes dans sa prison douloureuse. C’étaient de brusques secousses, des séries de chocs réguliers, une palpitation de vie impatiente. Quand Marthe, épuisée, fermait ses paupières, un sursaut violent l’éveillait — et elle restait pâle, la main posée sur son flanc où couvait l’énigme vivante.

Alors, renonçant au repos, elle revivait l’année de passion, ses longs tourments, ses courtes joies. Elle se rappelait les promenades au bras de Jean dans les vertes solitudes des bois, dans les blondes solitudes des plages… Ah ! jeunesse de l’amour, goût délicieux de la vie !… Le vent qui ébranlait la maison avait passé sur la mer, soulevé le sable où Marthe s’était assise, où Jean s’était couché à ses pieds… Elle n’était pas revenue, là-bas, depuis… L’épave qui leur avait servi de banc, lentement ensablée, gisait sans doute dans les profondeurs de la dune. Tout près, ils avaient rencontré un squelette d’oiseau, un pauvre petit squelette dont les os blanchâtres avaient craqué sous les pas de Demarcys. Elle s’attendrissait à ce souvenir. L’amour n’avait-il pas traversé sa vie comme ces oiseaux qui se plaisent dans la tempête, jettent leur cri strident sous le ciel noir, et tombant, les ailes brisées, ne touchent la grève que pour mourir ?

Les heures sonnaient l’une après l’autre et Marthe ne s’endormait pas. Elle revoyait le soleil rouge sur la mer, la forêt mystique embaumée du parfum crépusculaire qui montait des acacias. Le premier baiser glissait de ses cheveux à sa bouche. Et, tout à coup, c’était la chambre de Marennes, la nuit de vertige et de volupté. Le souvenir des caresses de Jean pénétrait en elle comme un fer rouge, et, frémissant des angoisses maternelles, l’enfant, dans son sein, tressaillait plus fort.

Souvent, réfugiée dans les bras de Pierre, Marthe avait senti naître en elle la tentation de l’aveu. Elle n’avait plus de parents, elle n’avait pas d’amis et elle arrivait à ce moment où, le secret qu’on porte écrasant l’âme, il faut parler ou mourir. Un seul être l’aimait assez pour la rattacher à la vie, et c’était le seul qui ne pût l’entendre. Car si Pierre Chaumette était bon et noble, entre les hommes, Marthe n’avait pas le droit d’exiger de lui un héroïsme surhumain. Elle sentait qu’il pardonnerait peut-être devant l’excès de son infortune, mais que son bonheur, intact encore, resterait frappé à jamais.

Elle devait donc s’ensevelir dans ce tombeau du silence que la naissance d’un fils de Jean refermerait sur elle avec des portes de triple airain. Dans sa nuit, une lueur passait, fugitive : l’espérance que le nouveau-né affirmerait par les formes de son corps et les traits de son visage, sa filiation légitime et ses droits. Mais cette espérance pouvait être déçue et Marthe savait combien sont variables et trompeurs ces indices de la ressemblance.

Un après-midi, elle rêvait à ces choses, tout en promenant Georges, du côté du port. Une lumière diffuse, pâle et doucement dorée à la fois, baignait la côte vaporeuse. Le fort du Chapus émergeait des eaux, entouré d’un vol de voiles errantes. Et le pressentiment du printemps qui faisait briller les yeux des filles, gonflait le cœur de Marthe d’un nostalgique et confus chagrin. Le flot montait dans le chenal, entre les maçonneries, couvertes de varechs et de coquilles ; les chaînes des bateaux s’entrechoquaient, et Marthe songeait à la soirée lointaine où, sur le bord de ce même quai, Demarcys lui avait avoué son amour. Le fantôme de Jean habitait tous les paysages. Jusqu’à la vieillesse, jusqu’à la mort, Marthe devait le retrouver partout. Elle ne pouvait ni s’en isoler chez elle, ni le fuir à travers l’île qu’elle avait visitée au bras du jeune homme. Elle restait prisonnière du passé, mieux enfermée dans le cercle de ses souvenirs qu’Oléron dans sa ceinture de vagues.

Elle avança. L’eau clapotait en bas, à quelques mètres d’elle, et de cette eau troublée comme une âme, un conseil montait, un appel de mort.

Et Marthe, les flancs brisés par son fardeau, le cœur triste jusqu’à l’agonie, se penchait, attirée invinciblement. Le gazon ras des talus, autour d’elle, blondissait dans la lumière. Des promesses de vie couvaient sous les noires écorces, aux creux des pierres où les renoncules d’or fleuriraient bientôt, dans les yeux étonnés de l’enfant qui admirait toutes choses, dans la chair féconde de la femme qui voulait mourir.

Elle se pencha encore. Une voix effrayée cria :

— Maman !

Georges tirait Marthe par sa robe.

— Oh ! petite mère, j’ai cru que tu tombais… J’ai eu si peur ! Oh ! ma pauvre maman !…

Il pleurait dans son épouvante. Alors, ce cœur que la dureté d’un homme avait pétrifié, fondit au cri d’amour d’un enfant. Les fibres profondes retentirent. Marthe saisit son fils et l’emporta loin de l’eau tentatrice, reconquise et sauvée par ses baisers. La femme avait senti passer la mort ; la mère devait vivre.


XXIV


Chaumette fut très surpris quand sa femme exprima le désir d’aller voir Chérie Moreau, à Saint-Trojan. Elle vivait depuis si longtemps passive et indifférente, qu’il interpréta cette fantaisie comme un indice d’amélioration. Il fut convenu qu’il conduirait Marthe en voiture, la route plate n’offrant aucun danger de cahots. Puis, après ses visites, il irait la reprendre, à la maison de communauté.

Le docteur avait choisi un jour sec, attiédi de soleil, un de ces jours de mars qui sentent la terre remuée, l’herbe naissante, la sève. Sous la capote du vieux cabriolet qui la préservait de la brise, Marthe était soutenue par des coussins ingénieusement disposés. Déshabituée de l’air vif, elle respirait avec délices, et Chaumette attentif voyait passer sur son visage un reflet de la beauté d’autrefois.

Les aspects de l’île changent peu. La lumière, intense ou discrète, marque seule le passage des saisons sur ces rivages où dominent trois éléments essentiels : la mer, les sables, la forêt. La mer répète, bleue ou glauque, irisée ou grise, la variété infinie du ciel. Les sables pâlissent ou se dorent ; le couchant, parfois, les nuance d’un délicieux rose orangé ; les pins dressent des parasols noirs ou des tentes d’émeraude, et les combinaisons des couleurs jouent dans des lignes fixes sans modifier le caractère du paysage. On voit peu de champs cultivés. Çà et là, des vignes, des maïs aux frissonnantes chevelures et, dès juin, les longues bandes fauves des seigles, des avoines, des blés. Mais ces détails se perdent dans le cadre immuable des sables, des salines, des pins. Le soleil voilé, le vol des nuages trahissent seuls l’approche de l’hiver.

Aussi, dans ces bois sans printemps et sans automne, au bord de ces grèves, par les plus radieux midis, on comprend la mélancolie de l’Orient, la mortelle beauté des pays de lumière. Les villages trop blancs s’espacent contre la forêt sombre comme des cimetières turcs entre des bosquets de cyprès — et l’on pense aux fraîches prairies septentrionales, vertes et grasses sous un ciel mouillé, aux peupliers de la Touraine, aux chênes vendéens, aux bruyères de la Bretagne, aux pays de brume dont l’aspect varie comme les sentiments humains.

Marthe reconnaissait le paysage parcouru avec Demarcys, naguère. Rien n’avait changé, mais comme le mirage de l’amour, la splendeur de juin s’était évanouie. La forêt, les grèves, la route n’étaient plus qu’un décor effacé.

La jeune femme descendit devant la maison des Sœurs.

— Nous nous réjouissons de vous revoir, chère dame, dit Mère Marie. Monsieur Chaumette vous laisse ici, n’est-ce pas ?

— Je reviendrai la chercher vers six heures, dit le médecin.

Marthe, dans le parloir, accepta le goûter offert par la religieuse. Celle-ci parlait du beau temps, de la pêche, des progrès de ses élèves, d’un pauvre vieillard qui allait mourir. Madame Chaumette écoutait sans entendre. Sortant enfin de sa rêverie, elle demanda :

— Pourrai-je trouver M. le curé au presbytère ? Je lui dois une visite depuis longtemps.

— Certes, répondit avec empressement Mère Marie, vous trouverez M. le curé ! Il ne sort guère à cette heure.

— J’y passerai en revenant de chez Mareau. Excusez-moi de vous quitter si vite, ma bonne mère.

Elle salua les Sœurs et s’en alla, serrant les plis de son manteau autour de sa taille alourdie.

Chérie Mareau se précipita pour la recevoir. C’était la plus jolie femme du village, une brune souple comme un jonc. Ses joues gardaient un éclat vermeil sous leur hâle. Elle avait l’âpre saveur des mûres qui rougissent sur les branches épineuses avant leur pleine maturité.

Marthe admira le carreau fraîchement lavé, la gaine luisante de l’horloge, les belles images du mur, représentant la Russie et la France enlacées sous un portrait de M. Carnot. Dans un coin de la cuisine, un rideau cachait le berceau de bois où dormait un enfant brun, coloré et potelé qui ressemblait à sa mère.

Au bruit des voix, il s’éveilla et Chérie le prit dans ses bras pour le calmer.

— N’est-ce pas, elle est forte, elle est bien forte pour une petite de dix mois ?

— Elle est superbe, dit Marthe en caressant la joue de l’enfant.

— Ah ! vous l’avez vue jeune, madame Chaumette. Elle n’était pas aussi jolie que maintenant. Elle faisait peur au monsieur de Paris. T’es belle, maintenant ; t’es belle, mon amour !

Marthe rêvait. Demarcys n’aimait pas les enfants, et la répulsion qu’il avait ressentie devant la petite Moreau, il l’eût éprouvée tout aussi bien devant l’enfant de Marthe. Jamais, avant son départ, l’idée de la paternité probable ne lui avait donné la moindre émotion. L’état même de Marthe choquait sa délicatesse d’artiste et dissimulait mal son dégoût pour les fonctions inesthétiques qui perpétuent les races. Il n’acceptait des réalités de l’amour que le plaisir. La fécondité ressuscitait en lui le mépris de l’Ève impure, et ses nerfs seuls s’étaient révoltés aux cris de l’enfantement entendus à travers les murailles.

Après avoir remis ses cadeaux à Chérie, madame Chaumette se dirigea vers le presbytère. Une vieille femme introduisit la visiteuse dans le salon du curé. Marthe resta seule dans la petite pièce meublée de fauteuils en velours vert, d’une bergère voilée de rosaces aux crochets et d’un grand guéridon ovale. Sur le parquet ciré, un tapis de laine imitait la mousse. Des camélias rouges, à cœur de perles, y fleurissaient à intervalles égaux. Devant chaque fauteuil, on avait placé un tabouret bas et une rondelle en tissu cordé devant chaque chaise.

La pendule représentait un sujet profane : une dame respirant des fleurs. M. le curé avait reçu cet objet d’art en héritage et le conservait à titre de souvenir. Les bougies des flambeaux portaient des bobèches de papier rose, et les lampes des bonnets grecs où se devinait la dévote patience de quelque vieille fille. Dans des cadres d’or, des chromolithographies montraient le Sacré-Cœur, le Saint-Père, saint Joseph armé de son lys. Et cet humble salon de prêtre campagnard, avec ses ornements d’un mauvais goût si naïf qu’il désarmait l’ironie, était presque agréable par sa propreté, son silence, la virginale lumière de ses rideaux blancs.

Le curé entra. C’était un homme de haute taille, robuste, avec une figure avenante, des cheveux gris, des mains de paysan. Il expliqua qu’il venait de tailler ses rosiers, et vanta la beauté des roses dont il récoltait, à chaque Fête-Dieu, une moisson éclatante. Puis, sans fausse honte, il demanda à la jeune femme des nouvelles de sa santé.

— J’ai vu monsieur votre mari et il m’a dit que vous étiez souffrante. Il faut demander au bon Dieu la grâce de la santé, afin qu’un petit chrétien, tout joyeux de vivre, naisse pour la gloire du Seigneur.

— Je ne suis pas malade, répondit Marthe avec embarras… C’est mon âme qui souffre… J’ai de cruelles, d’affreuses appréhensions.

— Eh, madame Chaumette, dit le curé, rappelez-vous la parole de l’Écriture : « Quand une femme est à l’heure de l’enfantement, elle s’attriste, parce qu’elle ressent des douleurs ; mais, ensuite, elle se réjouit, parce qu’un homme est né en ce monde. » Songez que les femmes des patriarches considéraient la stérilité comme un opprobre. Un petit enfant qui naît dans une famille chrétienne apporte la bénédiction de Dieu à ses parents.

Il parlait d’une voix tranquille, sans pruderie ni componction. On sentait en lui, sous le prêtre, un simple brave homme, point mystique, paternel à tous.

Marthe avait porté ses mains à sa poitrine. L’abbé crut qu’elle souffrait.

— Seriez-vous indisposée, ma chère dame ? demanda-t-il, penché en avant, les mains à plat sur les genoux.

Elle répondit avec effort :

— Non… Ce sont vos paroles qui m’ont émue… D’ailleurs, je venais vous prier de m’entendre en confession… Je ne suis pas bien, monsieur le curé… j’ai le cœur malade… et personne… personne ne peut me secourir.

Une véritable stupeur figea les yeux bleus de l’abbé Gaillac. Il tenait madame Chaumette pour une épouse modèle, le docteur pour un homme de devoir, chrétien par les sentiments sinon par les croyances. Le passage de Jean Demarcys dans leur vie avait été si rapide qu’aucun commérage n’était venu jusqu’au curé. Il s’étonnait donc un peu que Marthe montrât tant d’angoisse et le choisît, lui, pour directeur.

Troublé par un scrupule, il répondit :

— Mais, ma chère dame, vous avez votre confesseur ordinaire, le curé de votre paroisse. Je ne voudrais pas empiéter…

— Je vous en supplie, dit Marthe en levant vers lui un visage dont la pâleur l’effraya. Monsieur le curé du Château est plein de mérites, mais sa rigidité m’effraie… J’ai besoin de ménagements, de conseils… Ne refusez pas de m’entendre, je vous en conjure, monsieur le curé.

L’abbé pressentit des choses graves.

— Nous allons passer dans l’église, dit-il.

Marthe se leva. Il remarqua le développement de sa taille. Une pitié lui vint.

— Non, reprit-il, je vais vous confesser ici. Votre état vous donne le privilège des malades… Vous me semblez souffrante réellement… Restez assise, là, c’est bien… Et maintenant, puisque vous ne pouvez vous agenouiller devant l’autel, recueillez-vous, humiliez votre cœur, ma fille.

Elle balbutia dans un sanglot :

— Mon cœur… mon cœur brisé, mon cœur coupable et puni…

Le prêtre s’accouda au bord du guéridon, sa main cachant ses yeux, comme pour s’isoler de la pénitente, qui ne devait plus être qu’une voix. Un rayon de soleil, par la fente du volet, frappait de sa flèche d’or le corsage bronzé de la dame qui minaudait sur le cadran. Dans la rue vibraient des rires de petites filles. Et saint Joseph, le Pape, le Christ au cœur brûlant, semblaient écouter, frais et roses, avec des sourires pareils.

Marthe fit un signe de croix et récita le Confiteor, puis il y eut un silence.

Elle dit enfin :

— Mon père, il y a presque une année que je ne me suis approchée des sacrements. J’avais toujours été pieuse sans pratiquer avec une dévotion assidue… J’étais heureuse. Ma conscience ne me reprochait rien de grave et l’obligation de la confession m’était pénible car je n’avais pas de secrets. J’ignorais combien il est nécessaire à notre faiblesse de rejeter, devant un sûr confident, le fardeau de nos malheurs et de nos fautes. Pourtant, je me plaisais dans les églises. La religion m’apparaissait belle et aimable et le joug de Dieu m’était léger.

— Pourquoi donc vous êtes-vous éloignée de la Sainte-Table ?

— De mauvais jours sont venus pour moi. Oh ! mon père, je n’accuse personne. Ma lâcheté, ma complaisance m’ont conduite à l’abîme… Au printemps dernier, un homme est entré dans ma vie…

Elle respirait à peine.

— Continuez, dit le curé avec douceur.

Marthe s’écria :

— J’aimais mon mari. Je l’ai toujours aimé… Ne croyez pas que mon cœur ait changé pour lui… Est-ce que je savais cela, qu’on peut aimer deux hommes, qu’un amour honnête et béni ne défend pas toujours de la tentation ?… Nous étions heureux et paisibles… Je vous l’ai dit ; un homme est entré dans ma vie… Je le connaissais à peine… et il m’a perdue, vous dis-je, il m’a perdue… J’avais lutté d’abord… mais le hasard m’a livrée à sa merci… et il m’a prise… et je me suis laissée prendre… sans résister…

Elle avait parlé, d’un trait, précipitant ses phrases, arrachant ses aveux comme des lambeaux d’âme qu’elle jetait tout palpitants, aux pieds du prêtre.

Il répéta :

— Continuez.

Mais elle ne pouvait parler… Le curé la regarda. Il la vit écrasée de honte et de douleur, à bout de courage. Compatissant, il murmura :

— Dites-moi tout, ma pauvre enfant. Quelle que soit votre faute, vous n’aurez pas commis le péché suprême en désespérant de la miséricorde de Dieu. Je suis moi-même rempli de tristesse, par l’aveu que je reçois de vous. Gravissez donc le calvaire de la pénitence, portant votre repentir comme une croix. Si vous vous détachez sincèrement de l’homme qui vous a séduite…

Elle sanglota.

— Je n’ai pas eu à me détacher de lui. Il m’a cruellement abandonnée et son souvenir est mort dans mon cœur.

— Eh bien, dit l’abbé, vous savez maintenant ce que valent ces tristes joies de la chair que le sacrement ne sanctifie pas. Dieu vous a châtiée par votre faute même. Soyez certaine que votre complice vous méprise aujourd’hui. Vous lui apparaissez dépouillée de ce charme qu’il aimait en vous comme un appât à sa luxure ; la laideur du péché est sur vous. Il oublie son crime pour vous accabler du vôtre, car l’homme est impitoyable pour celle qui se perd avec lui. Les passions, ma pauvre fille, ont une lie de haine ; leur vin délicieux laisse aux lèvres le goût de la mort. Considérez donc la misère de ces amours qui vous ont fascinée ; habituez-vous à l’idée de l’abandon, du mépris, de l’indifférence plus cruelle que l’inimitié… Vous avez sacrifié pour rien votre pudeur, votre repos, le salut de votre âme. Pleurez toutes vos larmes, non sur le néant de vos espoirs adultères, mais sur les réalités sacrées que vous avez méconnues. Pleurez sur votre mari, sur votre fils, sur vous-même… Puis, regardez vers Dieu. Il a pris en pitié votre remords sincère et il vous a fait une grande grâce en vous permettant le rachat par la maternité. Votre enfant…

— Mon enfant !

Elle tomba à genoux, dans les plis noirs du manteau qui s’élargissait autour d’elle.

— Ayez pitié de moi. Mon châtiment est effroyable. J’ai souffert tout ce qu’on peut souffrir sans mourir. Je suis venue ici, fuyant l’obsession du suicide, épouvantée par le secret que je porte en moi… Vous me parlez de la miséricorde de Dieu… Ah ! priez-le donc, priez-le pour moi. Qu’il m’accorde un signe… que je connaisse le père de mon enfant !

Le prêtre eut un geste d’effroi.

— Je n’en puis plus, continua Marthe en sanglotant… Depuis sept mois, le doute me tue… J’ai beau réfléchir, violenter ma mémoire, je ne trouve aucun indice, aucun… Je n’avais rien prémédité… J’ai passé, malgré moi, des bras de mon mari aux bras de l’autre… Oh ! Dieu, quel souvenir ! Celui qui fut mon amant m’a abandonnée dès qu’il a connu mon état. Je ne le reverrai jamais. Son départ m’a laissée presque insensible. Tout le mal qu’il pouvait me faire, il l’avait fait… Je n’ai plus de pensées que pour l’enfant, l’inconnu qui va naître… Le fils de Jean ? le fils de Pierre ?… Si Dieu ne le marque pas d’un signe, je ne saurai jamais…

Elle resta prosternée, à bout de forces, ayant versé toutes ses larmes, abattant aux pieds du prêtre toute la douleur, toute la misère féminine. L’enfant frémissait dans son flanc, ébranlé par l’écho de son épouvante. Le curé craignit de la voir mourir.

— Relevez-vous, dit-il, et calmez-vous. Ménagez l’innocent que Dieu appelle à la vie… Reprenez votre sang-froid et prions.

Il prit sa tête entre ses mains. Qu’allait-il dire à cette femme ? Elle avait failli ; Moïse l’eût lapidée devant son peuple, devant les Tables de l’ancienne Loi. Les juges de tout temps et de tous pays l’eussent condamnée. Mais le prêtre voyait se lever pour la défendre, la pécheresse Samaritaine et Marie de Magdala. Miséricorde à la chair qui s’est émue, au cœur qui s’est égaré, à l’âme qui n’a pas douté de Dieu. Un geste évangélique, à travers dix-neuf siècles, détournait les pierres de ce front.

Marthe se calmait peu à peu. Avec les larmes, le trop plein de son angoisse s’en allait d’elle, doucement. Le curé avait achevé sa prière. Il parla :

— Vous demandez un signe à Dieu. De quel droit ? Il lui a plu d’envelopper de mystère l’œuvre de la nature pour rendre nécessaire la fidélité de l’épouse et la confiance de l’époux. Il a institué le mariage afin que la certitude de la paternité en légitimât les devoirs. Vous, femme coupable et repentante, vous redoutez d’introduire un étranger au foyer conjugal. Eh bien, je vous le dis, votre enfant appartient à votre mari selon la loi, selon Dieu, peut-être même selon la nature. Puisque vous ne savez rien, ne risquez pas d’égarer un ressentiment sacrilège sur la chair et le sang de votre mari. Je vous interdis toute autre hypothèse ; je vous défends d’arrêter votre pensée sur les détails de votre faute. L’absolution l’efface. Celui qui en fut le complice sera pour vous comme s’il n’avait jamais existé.

— Est-ce possible, dit Marthe, je pourrais oublier !

— À cause de l’enfant, oui. Son intérêt doit primer le vôtre. Ne vous complaisez pas dans la langueur mortelle de vos souvenirs. Vous aimeriez votre tristesse et peu à peu, le goût de la vie mourrait en vous. Vous n’êtes pas une nonne contemplative. Vous avez des devoirs actifs. Allons, secouez la cendre et la fange du passé. Avec vos douleurs et vos remords, créez en vous un amour nouveau pour une vie nouvelle. Unissez, dans la même tendresse, votre mari et vos deux enfants.

Elle joignit les mains.

— Vous me sauvez.

Le prêtre murmura les paroles de l’absolution et tout en bénissant Marthe inclinée, il songeait dans son cœur :

« La paix soit avec cette âme. Elle ne péchera plus. »


XXV


En sortant du presbytère, Marthe Chaumette entra dans l’église.

Elle l’aimait, cette pauvre église sans dorures, sans orgues, sans vitraux, que des matelots seuls pouvaient trouver belle. Elle aimait l’autel très humble, les rangées de bancs, les statues, les ex-voto pendant à la voûte, barques minuscules offertes par les marins que l’Étoile de la mer avait sauvés du naufrage. Près de la grande porte, on avait placé des épaves, des proues de navire aux sculptures rongées par les flots, et que la piété populaire respectait comme les seuls monuments consacrés aux morts inconnus, aux morts dont les âmes communiaient avec les âmes chères des parents et des amis défunts, là-haut, dans l’Église triomphante.

Marthe s’assit à l’écart, sur le dernier banc. Le jour de cinq heures était déjà crépusculaire. L’odeur des jacinthes fleurissant l’autel de la Vierge se mêlait à l’odeur d’encens dont les murs étaient imprégnés. Marthe sentait sa peine se dissoudre dans ces parfums, dans ce clair obscur qu’étoilait le lumineux rubis de la lampe du sanctuaire suspendue par trois chaînettes d’or.

La porte s’ouvrit. Mère Marie entra, précédant une troupe de jeunes filles qui défilèrent deux par deux, dans un muet recueillement. Les plus jeunes n’avaient pas moins de douze ans ; quelques-unes se fanaient déjà. Deux vieilles suivaient, coiffées de l’antique coiffure oléronnaise, véritable mitre de mousseline montée sur un carton. Aux rubans bleus qui se croisaient sur leur poitrine, à leurs médailles d’argent, Marthe reconnut ces « Enfants de Marie » dont elle avait fait partie autrefois, avant son mariage.

La petite procession traversa la nef pour aller s’agenouiller devant la statue de la Vierge, après une grande révérence au tabernacle. Un murmure de prière courut, et, au signal donné par la religieuse, des voix fraîches, novices et mal assurées encore, entonnèrent l’Ave maris stella.

Marthe se courba sur son prie-Dieu. Une supplication ardente montait, des profondeurs de son âme, vers cette Vierge vêtue d’azur, qui souriait, les pieds nus posés sur le serpent, portant le fils qui l’avait faite grande entre les femmes. Des souvenirs de litanies, des fragments d’hymne flottaient dans sa mémoire, se mêlaient à sa prière, et paraphrasant le cantique des jeunes filles, l’invocation de la pécheresse s’élevait :

« Ouvre-toi, porte heureuse du ciel ! Étoile de la mer, lève-toi ! Je crie du fond de l’abîme, en plein naufrage, toute meurtrie par les tempêtes de l’amour. Depuis deux mille ans, ô Marie, Ève pleure à tes pieds. Change son nom[1], brise ses liens, toi que salua Gabriel, Vierge très douce.

» J’étais bien petite encore quand ma mère m’apprit ton nom. À douze ans, je parus devant ton autel, sous le voile blanc et la couronne blanche. Le jour de mes noces, au seuil de l’église, mes compagnes, portant ta bannière, vinrent en chantant me recevoir. Je t’implorai pour mon premier-né, en le présentant au baptême. Hélas ! des gens m’ont dit plus tard que tu étais un vain symbole, que Jésus était mort tout entier sur la croix… Mais je sais que ces gens ont menti, car la vie, sans l’espoir chrétien, serait trop affreuse, et malgré mes fautes, un reflet de ta pureté demeure en mon cœur. Ma foi n’a pas chancelé. Ce qui m’a éloignée du sanctuaire, ce n’est pas le démon de l’orgueil, c’est l’amour. Tu ne l’as pas connu, Vierge très pure ; tu n’as pas su qu’il est fort comme la mort et que la femme est faible contre lui. Mais tes entrailles ont frémi ; tu as crié dans l’enfantement ; le lait a gonflé tes mamelles. Par le premier sourire de ton fils, par tes joies et tes tortures, par les sept glaives de ton cœur, fais un miracle, accorde-moi la grâce, au nom de ce fils que tu tiens dans tes bras !

» Je sens le mien tressaillir. Qu’il ne porte pas des traits abhorrés ! Que je ne reconnaisse pas en lui ma faute vivante ! Tu sais, ô Mère, qu’il est doux d’aimer son enfant. Permets-moi de chérir le mien. Je te le consacrerai comme font les femmes du peuple quand leurs nouveau-nés sont en péril de mort. Je le vêtirai de cet azur que tu aimes. Accorde-moi un signe, par pitié. »

Les chanteuses s’étaient tues. La religieuse récitait les litanies :

« Mère aimable…

» Mère admirable…

» Mère du Sauveur… »

Et les jeunes filles répondaient :

— Priez pour nous…

» Vierge très prudente…

» Vierge vénérable…

» Vierge très fidèle… »

Les voix unies saluaient la Vierge, la Mère, la Reine. Et soudain, comme un vol de colombes, les invocations suaves s’élevèrent :

» Rose mystique…

» Tour de David…

» Tour d’ivoire…

» Porte du ciel…

» Maison d’or…

» Arche d’alliance…

» Étoile du matin…

» Santé des infirmes…

» Refuge des pécheurs…

» Consolatrice des affligés… »

Marthe, soulevée d’extase, joignit sa voix aux voix virginales. « Priez pour nous ! Ayez pitié de nous ! » Un apaisement divin descendait en elle, jusque dans le mystère de son sein, pendant que se déroulait, harmonieusement, la guirlande de lys des litanies. La foi triomphait de la raison. L’âme s’élançait vers l’avenir, délivrée du passé d’impureté et de faiblesse effacé par l’Agneau de Dieu, avec tous les péchés du monde.


XXVI


Un matin d’avril, à la pointe du jour, Marthe sentit les premières douleurs. Elle n’était pas à terme encore, mais les émotions et les fatigues avaient hâté sa délivrance. Elle avertit Chaumette qui déclara :

— Tout va bien. Ce soir même, nous embrasserons notre enfant.

Pâle et défaite, Marthe se leva. Après quelques jours de calme et de résignation, l’angoisse étreignit de nouveau son âme… Elle allait donc voir son enfant ! Elle l’acceptait, quel qu’il fût, docile aux conseils du prêtre ; mais, au moment suprême, son cœur défaillait.

— Allons, dit Chaumette, ne nous alanguissons pas. Il faut être brave. Je réponds de tout.

Toute la matinée, Marthe surveilla les préparatifs. Elle fit conduire Georges chez une voisine et, assise devant le grand feu qu’on avait allumé, elle disposa, dans une corbeille, les premiers petits vêtements. Insensible à la souffrance, sans plainte, sans terreur, elle plia la chemise de toile fine, les mignonnes brassières, les langes épais et légers. Puis elle s’approcha du berceau. Elle l’avait garni elle-même, émue parfois d’une tendresse indécise pour l’enfant qui dormirait là. Ses larmes avaient coulé sur les dentelles ; l’ombre des rideaux avait caché l’accablement de son front et, souvent, en maniant les tissus légers, Marthe avait oublié sa peine. Tout était prêt, maintenant. Sur la nacelle de soie bleu pâle, un volant de guipure retombait, encadrant l’oreiller brodé, l’édredon gonflé d’un duvet impalpable. Bleus aussi étaient les rideaux. La flèche tordue s’élevait comme un mât entre deux voiles, portant à son faîte un pavillon d’azur, et la barque bleue et blanche semblait attendre l’innocent passager pour appareiller vers la vie.

Lentement, à travers la chambre, Marthe marchait, s’arrêtant quand une douleur plus forte la clouait sur place. Dehors, le vent d’ouest faisait rage. Sous le ciel pluvieux, les ormes ployaient, les barques fuyaient, des houles couraient sur la mer grise. Les douaniers, au seuil de leur baraque, revêtaient leurs cabans en surveillant le grain qui venait de l’ouest, rapide.

Et Marthe songeait au jour si récent et si lointain où la fureur des éléments déchaînés avait jeté Demarcys dans sa maison. Un an à peine ! L’orage gardait peut-être un dernier coup de tonnerre. Allait-il la foudroyer ?

Elle continuait sa promenade silencieuse. Tout à coup, le docteur qui la suivait des yeux la vit pâlir. Il courut à elle, lui fît respirer des sels, l’encouragea à marcher encore. Elle tenta d’obéir. La douleur, au bout de trois minutes, se renouvela, foudroyante. Marthe cria. Une clameur sourde sortait de sa gorge, montait, montait encore plus aiguë dans le paroxysme de la souffrance, déclinant avec elle pour renaître et grandir aussitôt. Alida s’empressait, détachait les vêtements de la jeune femme, nattait ses longs cheveux, préparait le lit. En quelques minutes, le visage de Marthe avait changé. Des gouttes de sueur se formaient sur ses tempes, glissaient comme des larmes, se reformaient instantanément. Ses yeux, si doux, se dilataient avec un regard d’agonie. Broyée dans une ceinture de fer, glacée, ne sentant plus la vie que par ses tortures, elle s’évanouissait presque contre la poitrine de son mari. Les phénomènes de l’accouchement se précipitaient. Chaumette enleva sa femme dans ses bras robustes et la posa sur le lit. Elle jeta un grand cri, un cri de bête. Son front se renversa dans le flot noir de ses cheveux, ses mains se crispèrent sur le drap. Dans la chambre, le jour s’assombrissait. Mêlé aux plaintes de Marthe, on entendait, très loin, vers Maumusson, le grondement de l’orage.

Chaumette se pencha. L’émotion de l’homme, brusquement, fit place à l’impassibilité du médecin. Les sentiments professionnels le ressaisirent, et la voix de Marthe arriva à ses oreilles comme une voix étrangère, impersonnelle, incapable de modifier le mouvement de sa main et le cours de son sang.

C’était la fin. Les dents serrées, les mains cramponnées au chevet de son lit, convulsive et haletante, Marthe ne criait plus. Dans sa pauvre tête vide qu’elle roulait sur l’oreiller comme font les mourants, passaient des visions de cauchemar, Demarcys, Chaumette, tous les amours, toutes les douleurs de sa vie… Jean l’obsédait, Jean invisible était près d’elle. C’était par lui, pour lui qu’elle souffrait et sa plainte s’en allait, à travers l’espace et la mer, à travers la terre de France, vers l’homme qu’elle avait aimé… Il ne finirait donc jamais, ce martyre ? C’était trop. Elle ne pouvait plus souffrir, elle ne voulait plus. Mais elle n’était qu’une proie inconsciente livrée aux forces éternelles, dans un de ces moments où la nature reprend ses droits sur l’être humain. L’enfantement s’achevait, inéluctable. La raison de Marthe s’abîma.

Soudain, un cri terrible et triomphant jaillit de sa poitrine — et dans le silence qui succéda, un cri faible répondit. Un être avait franchi les portes de la vie, dans le sang, dans l’épouvante, en face de la mort.

Le docteur posa dans le tablier d’Alida quelque chose de rouge qui geignait et remuait. Il dit :

— C’est une fille.

Marthe, anéantie, fermait les yeux. Sa souffrance s’apaisait en lentes vagues amorties. Un frisson secouait ses genoux, et sur ses joues, de ses paupières fermées, deux larmes coulaient.

Elle ne s’aperçut pas que Chaumette la soignait, l’embrassait, l’exhortait. Elle ne voulait pas ouvrir les yeux… Une fille, elle avait une fille… Jamais elle ne la verrait. Elle avait peur de la voir, cette fille qui ressemblait à Jean peut-être, cette fille que Chaumette avait reçue, qu’il élèverait, qu’il aimerait.

— C’est la petite Marthe-Marie, dit Chaumette.

Ensemble, ils avaient choisi ce nom qui réunissait, par un sentiment de piété gracieuse, les noms de ces deux sœurs de Lazare que Jésus aima. Marthe-Marie : celle qui travaille, celle qui rêve, les deux parts de la vie de la femme se complétant l’une par l’autre, pour la sagesse et le bonheur.

La mère ouvrit ses yeux, profonds comme des puits d’ombre. Alida lavait la petite, et Marthe écoutait le vagissement grêle qui troublait douloureusement son cœur… Une fille, une pauvre créature vouée à l’amour cruel de l’homme, qui pleurerait, souffrirait, concevrait à son tour pour perpétuer la misère humaine. Une fille, hélas !

— Veux-tu la voir, dit Pierre. Sois raisonnable. Ne t’émeus pas.

Il tenait l’enfant couchée à plat sur ses fortes mains. Il avait un beau sourire d’orgueil et de tendresse, et Marthe, pâle de la mortelle pâleur des accouchées, saisie d’une curiosité poignante, regarda.

Elle vit un linge blanc, des mains dont les cinq petits doigts étaient tout rouges, avec des ongles plus délicats que le plus fin papier… Puis une tête plus rouge que les mains, tuméfiée et déformée ; des yeux bleuâtres qu’un voile de buée semblait couvrir. À la place molle des fontanelles, sur le crâne, une artère battait.

Marthe dit :

— Plus près.

Elle avait entendu dire que les nouveau-nés présentent, dans les premières heures de leur vie, l’exagération du type futur qui s’affirmera dans leur virilité. Mais ces traits menus quoique meurtris, ces yeux bleus, cette bouche ne lui rappelaient ni les traits de Chaumette, ni ceux de Demarcys. Elle y trouvait le souvenir fugitif d’une photographie qu’on avait faite d’elle, toute petite, et que ses tantes conservaient dans leur album… La Vierge implorée n’avait pas accordé la grâce redoutable, le Signe. Marthe ne reconnaissait qu’elle-même dans son enfant. Elle ne saurait rien, jamais.

Pierre avait placé la petite à côté de la mère, sur l’oreiller. Marthe avança la tête. Elle effleura le bébé et posa sa bouche sur la menotte froide et molle dont le contact la fit trembler. Son anxiété s’évanouit tout à coup : l’enfant n’était ni de Pierre ni de Jean, il était d’elle. Formé de son sang, il avait ressenti ses douleurs. Ah ! comme elle allait l’aimer, de toute son âme triste, tendre, fervente, découragée des autres amours !

La pluie cinglait les vitres. Sur le détroit, vers Marennes, le vol noir de l’orage s’éloignait.


XXVII


Mai revenu avait fait le jardin tout blanc. Les jacinthes avaient fleuri, et les rosiers, et les grandes marguerites. Les feuilles du figuier se veloutaient d’un duvet d’argent. Les pommiers semaient sur le gazon leurs constellations d’étoiles roses. C’était Mai, le mois d’amour, le mois des orages. Les pins livraient au vent le pollen balsamique de leurs thyrses d’or et l’ouragan même servait aux fêtes végétales, aux noces fécondes de la forêt.

Marthe Chaumette se levait pour la première fois.

On avait ouvert les fenêtres de sa chambre. L’air entrait avec l’âpreté de la mer, et la convalescente sentait la vie affluer en elle après les mois de souffrance et de chagrin. Ses joues se coloraient ; la jeunesse souriait dans le gris charmant de ses prunelles. Elle ne semblait pas changée, mais elle avait au front un pli, une cicatrice au cœur.

Dans le berceau, sous les mousselines, la petite Marthe-Marie dormait.

Marthe regardait verdir les ormes, la mer bleuir sous le ciel bleu, les voiles rouges filer vers la côte. Elle contemplait le fort où elle était entrée par une matinée splendide, et elle songeait que les pâquerettes et les renoncules jaunes allaient fleurir entre les pavés de la cour. Que cette matinée était loin !

Jean n’avait plus osé écrire, mais, dans son nouveau logis, là-bas, il comptait sans doute les semaines et les jours. Il savait que l’enfant avait dû naître, et Marthe sentait que tout le cynisme du jeune homme ne le défendrait pas contre l’obsession du mystère qu’il avait fui, lâchement. Elle ne lui souhaitait ni bonheur ni malheur. Elle était arrivée à l’indifférence. La passion avait traversé sa vie comme un grand goéland rapace. En trois coups d’aile, l’oiseau avait mesuré l’horizon. Il était tombé en plein essor. Et l’orage qui l’avait apporté s’était évanoui de lui-même.

Chaumette entra dans la chambre. Il vint s’asseoir près de sa femme et lui prit tendrement les mains.

— À quoi rêvez-vous, chère rêveuse ?

Elle frémit, réveillée par cette voix qui chassait les mauvais souvenirs, et sans répondre directement :

— Pierre, j’ai quelque chose à te dire.

— Dis, mon amour.

— Eh bien, je ne t’ai pas assez remercié. Tu m’as soutenue, encouragée, soignée avec tant de dévouement. Mes tristesses égoïstes t’ont souvent désolé. Pardonne-moi, je t’aimais autrefois, mon Pierre, mais pas autant qu’aujourd’hui, pas si bien.

Il s’écria :

— Je n’ai rien à te pardonner. Mais je suis content que tu aies senti combien je t’aime ; et je t’aime bien, Marthe, crois-moi. Les autres s’en vont, parents et amis — vois Demarcys ! — moi je reste. Je suis ton mari et ton ami. Et je sais aussi que tu m’aimes plus que tout au monde. Je suis sûr de toi.

Elle baissa la tête, étreinte d’une mélancolie navrante. Mais elle reprit aussitôt.

— Je t’aime plus que ma vie. Il n’y a personne entre nos deux cœurs.

Elle se penchait pour embrasser Chaumette. Un vagissement sortit du berceau.

— La petite s’éveille, dit Pierre. Elle a faim.

Il prit l’enfant et la déposa sur les genoux de Marthe. La jeune femme défit les langes et pendant que le bébé, mal éveillé, étirait à l’air ses petits membres, elle le regarda et regarda Pierre tour à tour.

Rien… Elle ne trouvait rien. Elle ne savait rien. Le corps à peine formé, le visage mignon, reproduisaient exactement le type maternel. Marthe-Marie aurait la peau mate, les yeux gris, les cheveux sombres de sa mère. Et Marthe soupira. Il y avait entre elle et Demarcys l’abîme de leur indifférence, entre elle et Chaumette, l’abîme de son secret, entre elle et l’enfant l’abîme plus profond d’un mystère.

Elle comprenait que nous sommes tous solitaires en ce monde, que nous vivons côte à côte sans nous connaître, sans nous pénétrer, étrangers même à ceux que l’amour unit à nous, à ceux qui naissent de notre chair. Mais sa frêle pensée de femme hésitait au bord de ce gouffre, attirée par les chimères consolantes qui donnent la force de vivre. L’abbé Gaillac avait résolu le problème, par un juste instinct. Demarcys n’existait plus. Légalement, moralement, l’enfant appartenait à Chaumette, et le temps viendrait où Marthe, par la suggestion de l’habitude, attribuerait au père légitime la véritable paternité.

Marthe dégrafa son corsage, découvrit la beauté de son jeune sein fleuri d’une corolle rose. Et la tête inclinée, dans l’attitude chaste et grave des Madones, elle allaita son enfant.

Avec son lait, sa vie coulait, passait d’elle au petit être, s’épanchait comme un fleuve d’amour. Chaumette, ému, contemplait ce doux spectacle.

La petite quitta le sein. Marthe la regarda longuement et, tout à coup, la tendant à Chaumette, d’une voix dont il ne comprit pas l’accent solennel :

— Tiens, dit-elle, embrasse-la, prends-la, je te la donne.


Paris, février 1897.

UNE AMITIÉ


Mes amis m’avaient beaucoup parlé de madame Beauchamp et je la connaissais déjà — vingt-huit ans, grande, gracieuse et grave avec de beaux yeux tristes sous la soie châtaine de ses longs bandeaux, — quand un soir de février 1890, Morbrandt me présenta chez elle. Il m’avait dépeint le mari, alors député de X…, un de ces fantoches politiques, vides et sonores comme des grelots. J’avais cru voir, depuis longtemps, le salon du boulevard des Invalides, le sobre et luxueux décor, les visages familiers entourant madame Beauchamp assise au piano, sous les verts éventails des fougères. Morbrandt m’avait nommé tous ceux qui se réunissaient chaque jeudi dans cette maison hospitalière, vrai petit temple de la Musique, dont madame Beauchamp était la grande prêtresse. Je savais rencontrer là Clément Holler, le sculpteur ; Deschamps, le romancier, Hervigny, le poète, et quelques-uns de ces rares hommes du monde, artistes de race, qui forcent la sympathie des professionnels.

Deux femmes, différentes par l’âge, le caractère et la beauté, égayaient ce petit cercle et mêlaient aux discussions abstraites et techniques la grâce légère de leurs propos ; la maîtresse du logis m’attirait surtout, par sa beauté fine, son goût délicat des arts et l’intelligente indulgence qui la rendait chère à Morbrandt.

Elle était, disait-il, bienveillante sans effort et trop juste pour tomber dans cet excès de malice parfois involontaire qui donne aux saillies des femmes très spirituelles une nuance de cruauté.

D’autre part, je n’étais pas tout à fait un inconnu pour elle. Elle avait aimé mes deux grandes toiles du dernier Salon, ces paysages crépusculaires où j’ai tâché d’évoquer les granits et les bruyères, et le ciel voilé de l’automne breton. Et j’étais certain que Morbrandt avait parlé de moi en représentant l’homme et l’artiste sous les couleurs propres à favoriser une curiosité sympathique.

Je n’éprouvai donc aucune surprise en pénétrant dans le salon où Hélène Beauchamp vint à moi le sourire aux lèvres.

— André Maurienne, un brave garçon, un grand talent, dit Morbrandt, dont le zèle amical ne connaissait pas de limite.

Je protestai convenablement en affirmant la joie que me causait le bon accueil de la jeune femme ; elle sourit encore et me présenta elle-même à tous ses amis.

Madame Dantenay et madame de Kerhostin causaient devant la cheminée. Leurs maris écoutaient un jeune diplomate blond, d’aspect hautain et qui ressemblait étrangement au célèbre médaillon qui représente Schiller dans sa jeunesse. On l’appelait Franz de Lauten.

Holler, plus affable en sa qualité de demi-confrère, m’accapara immédiatement. Hervigny et Deschamps se tenaient sur la réserve, sans froideur mais sans enthousiasme. Je sentis qu’il me faudrait les conquérir l’un après l’autre et que leurs regards croisés semblaient déterminer et limiter à l’avance la place que j’occuperais parmi eux. Mais, j’étais plein de bonne volonté, trop jeune et trop inconnu encore pour leur faire ombrage. Aidé par Morbrandt notre aîné à tous, l’homme aux fortes amitiés et aux rudes franchises, j’espérais me faire accepter.

Cependant madame Beauchamp s’était mise au piano, et M. de Lauten, le violon à l’épaule, vint se placer près d’elle.

Dans le silence du salon une grande plainte harmonieuse monta tout à coup, tendre et déchirante, accompagnée et suivie par un déroulement d’accords profonds et larges comme les vagues régulières de la mer. Le violoniste inclinait sa tête au profil germanique où tremblaient d’épaisses masses de cheveux blond foncé, rejetés en arrière, découvrant un large front mat et des yeux d’un bleu froid peu à peu voilés de rêve. Madame Beauchamp se penchait par moment vers la partition qu’elle déchiffrait ; je voyais l’ombre profonde de ses cils noyer dans un amoureux mystère ses prunelles d’un vert indécis, et sous les cheveux châtains poudrés de cendre dorée, j’admirais le lobe rose de l’oreille, la nuque un peu grasse et le cou émergeant de la robe sombre avec la grâce d’une jeune tige portant une jeune fleur.

Mon regard de peintre errait sur son corps, sans insolence et sans timidité.

Un grand charme émanait d’elle, mais c’était un charme pur, et je sentais dans l’attitude des hommes empressés autour d’elle une sorte de tendre respect. Je retrouvais dans le jeu de la musicienne ces mêmes caractères de délicatesse, de grâce et de simplicité. Son art la reflétait et la mélodie éveillée sous ses doigts semblait raconter son âme. Parfois, cependant, ses lèvres s’entr’ouvraient sur la nacre à peine aperçue de ses dents, ses paupières frémissaient plus vite et, aux évocations de l’harmonie, je croyais voir sur ce chaste visage comme une langueur de volupté. Ou bien, quand les adagios de Beethoven prolongeaient leurs gémissements sonores, traversés par le rappel d’un héroïque allegro, les lèvres fines se serraient, les sourcils bruns tendaient leur arc, une énergie volontaire et sombre, un orgueil douloureux révélaient un nouvel aspect de cette créature qui semblait de toute grâce, de tendresse et de fragilité.

Je surprenais au passage ces apparitions de physionomie que j’étais seul peut-être à remarquer. L’habitude du portrait a développé chez moi une faculté d’observation et de divination qui me tenait lieu de science psychologique. J’arrivais facilement à reconstituer l’être intérieur par le sens particulier de chaque forme extérieure ; et le regard, le geste, les passages de pâleur ou de rougeur, un pli sur le front, une contraction des lèvres, me donnaient les éléments nécessaires à ce petit travail fort instructif et divertissant pendant les longues séances mondaines où je suis presque toujours muet de timidité et d’ennui.


II


Néanmoins, je ne me croyais pas infaillible, et si j’avais conclu des observations précédentes que la douce madame Beauchamp pouvait être tour à tour une fervente amoureuse et une hautaine révoltée, je me serais contredit sans doute, moins de six mois après mon entrée dans la maison. Les nombreuses soirées que je passai boulevard des Invalides ne détruisirent pas l’enchantement de la première. Quelques compliments voilés, quelques reparties venues à propos m’avaient concilié la bienveillance des dames. Les hommes m’accordaient enfin droit de cité. Je ne sentais plus autour de moi ces jalousies latentes spéciales aux petits cercles où le nouveau venu est souvent tenu en suspicion.

J’eus alors la vraie joie de comprendre que j’étais particulièrement sympathique à madame Beauchamp et que nos relations simplement cordiales prenaient chaque jour une nuance plus affectueuse.

Ce ne fut pas sans inquiétude que je reconnus la puissance du charme dont cette femme m’enveloppa. Je voulus scruter son âme, étudier sa vie, avant de remettre en ses mains cette part de mon âme qu’elle semblait me demander. Sait-on jamais où mène cette route périlleuse et fleurie de l’amitié féminine, bordée de chaque côté par les précipices de la perfidie, de la coquetterie, du caprice et qui aboutit parfois aux abîmes de la passion ? La petite enquête que je tentai me rassura vite. Madame Beauchamp n’avait jamais été effleurée d’un soupçon. On ne lui connaissait pas d’ennemis, et si les femmes qu’elle fréquentait, en leur qualité de femmes, lui pardonnaient difficilement sa beauté, son esprit et les sympathies qu’elle éveillait, ces dames observaient du moins une neutralité déjà flatteuse.

Raisonnablement, on ne pouvait pas leur demander plus. Je crois rarement à l’amitié des femmes pour les femmes âgées de moins de cinquante ans. Ce sentiment, le plus artificiel, le plus civilisé, le plus désintéressé de tous, comporte une part d’intellectualité dont la plupart sont incapables. Leurs amitiés ressemblent à des coalitions de défense contre l’ennemi commun : l’Homme. Mais, heureusement pour nous, les défections sont fréquentes, et souvent les alliées se déchirent entre elles et passent à l’ennemi.

Quant à l’amitié entre les personnes de sexe différent qui n’ont pas atteint la cinquantaine, je la crois possible, mais plus encore rare, toujours menacée dans son essence si les intéressés n’ont pas la volonté et la clairvoyance nécessaires pour maintenir son caractère primitif. Tant que l’Ève éternelle gardera sa chevelure d’or, son sourire, et dans la main le fruit parfumé de la volupté, Adam ne pourra l’approcher de trop près sans une involontaire ivresse. Le secret des véritables amis des femmes — je parle de ceux qui ne sont et ne veulent être que des amis — consiste uniquement dans le sentiment de la distance à garder. S’ils peuvent tout deviner, ils ne doivent pas tout dire ; certaines formes de la familiarité affectueuse leur sont interdites ; leur confiance absolue n’entraîne pas les complètes confidences, et s’ils marchent côte à côte, tout près de leur amie, ils n’ont pas le droit de lui tenir la main.

Je n’analysais pas encore le sentiment qui m’entraînait vers Hélène. Je n’avais aucune arrière-pensée de galanterie, étant plein d’un sincère respect. Je n’osais pas m’avouer à moi-même que je pourrais devenir amoureux. Morbrandt m’avait raconté comment notre amie avait évincé quelques imprudents qui avaient parlé de leur dévouement avec l’accent d’une trop vive tendresse. Bien que M. Beauchamp ne fût ni très intelligent ni très aimable, sa femme lui demeurait attachée et montrait un soin dévoué de son bien-être et de ses intérêts. Peut-être l’aimait-elle à sa façon, comme elle-même en était aimée : par la force de l’habitude, la solidarité que la communauté du nom, de la fortune et du lit crée entre la plupart des époux.

Hélène m’apparaissait comme une femme bonne et tendre, au cœur paisible, aux sens glacés, éprise d’art et de littérature, dominée par le sentiment du devoir et une peur d’hermine pour toutes les souillures. Et je me résolus à goûter la douceur d’une affection qui s’offrait quasi fraternelle, tout en observant la fameuse, l’indispensable distance. D’ailleurs, je suis, par tempérament, plus passif qu’agressif, plus sentimental que passionné, l’homme du rêve plutôt que l’homme d’action, capable d’aimer la femme pour elle-même, sans calcul égoïste ni brutalité. Je l’aime comme une belle fleur, embaumée et harmonieuse, qui aurait la parole et le regard. Qu’elle soit heureuse et belle… je puis l’admirer sans la cueillir.


III


Quelques mois passèrent ainsi dans une quiétude exquise. Je venais de rompre une liaison banale commencée dans l’ennui, achevée dans le dégoût. J’étais un peu las de l’amour, rassasié jusqu’à la rancœur des tristes ivresses et des ardeurs factices ; mon cœur courbaturé réclamait le repos. L’amitié de madame Beauchamp était l’oasis verte et fleurie où j’allais prolonger la halte délicieuse, dans une sensation rassurante de fraîcheur, de détente et d’oubli.

Dès le commencement de l’été, la jeune femme était partie pour Fontainebleau. Elle habitait, quatre mois par an, une villa blottie sous les hêtres et les trembles argentés. Chaque jeudi nous débarquions en bande, Holler, Morbrandt et moi, certains de trouver à la gare Paul Hervigny et le blond Lauten, qui, plus heureux que nous, avaient pu s’établir à Moret. L’absence de M. Beauchamp donnait à nos réunions une gaieté plus libre, dont Hélène ne s’offensait point. Je savais même que Lauten venait fréquemment déchiffrer avec elle les partitions de Wagner et j’en éprouvais secrètement une petite jalousie. L’intimité n’avait pu s’établir entre nous, bien que ce grand garçon impassible m’intéressât particulièrement. Quand il écoutait Parsifal ou Tristan pressant dans sa main son front harmonieux et large comme le portique du temple de l’Esprit, je pensais à ces jeunes hommes de la vieille Allemagne, mystiques et guerriers, qui rêvent d’amour et de philosophie en traînant leur sabre d’étudiant dans les rues d’une ville gothique, au bord d’un fleuve calme où tremble le reflet des cathédrales. Ni la naturalisation, ni l’éducation française, ni le sang d’une mère parisienne, célèbre par sa beauté et sa frivole élégance, n’avaient prévalu contre l’hérédité germaine. Nous n’acceptions pas Lauten comme notre compatriote, tant les différences de race, et de tempérament étaient nettement tranchées. Cet homme de trente ans, méditatif et concentré, regardait de haut nos turbulences de Latins. Nos intelligences même ne fraternisaient pas. Lauten n’aimait que la poésie et la musique, dédaigneux des arts plastiques qui matérialisent le rêve en le limitant dans la prison des contours. Il demeurait donc un peu à part dans la bande amicale que nous formions ; mais sans familiarité, nos relations restaient courtoises.



IV


Vers la mi-novembre nous nous retrouvâmes tous à Paris.

Madame Beauchamp était revenue depuis quelques jours quand j’allai lui rendre visite.

J’avais quitté mon atelier, un peu las, fatigué d’une séance laborieuse. Le temps était doux. Après une journée uniformément grise, le crépuscule de cinq heures tombait d’un ciel fin, sans nuages apparents, sans trouées d’azur, sans étoiles. Les jardins mouillés sentaient le cimetière et, par les avenues où pourrissaient les feuilles des marronniers, les petites voitures de fleurs circulaient déjà, chargées de violettes de Nice, avec leur minuscule lanterne clignotant dans la brume. La coupole des Invalides effaçait dans le ciel de perle son or atténué, pâli par l’usure. Je traversais des quartiers riches et déserts, sans boutiques ni bruits de foule, des rues bordées d’hôtels qui semblaient dormir dans leur hautain ennui. J’arrivai chez Hélène, gagné par la contagion de cette tristesse.

La femme de chambre ouvrit devant moi la porte du salon. Le tapis amortissant mes pas, j’aperçus Hélène avant qu’elle me vît venir. Les lampes n’étaient pas encore allumées. Le feu écroulé dans les cendres répandait une vague lueur qui mourait à quelques pas de la cheminée ; au delà, dans la pénombre où les fenêtres noyaient leurs pâles rectangles bleuâtres, madame Beauchamp était assise, la tête dans ses mains, les coudes appuyés sur une petite table. Son visage voilé, l’affaissement découragé de sa pose, me frappèrent d’un triste pressentiment. Je craignis de troubler une douleur ignorée.

Mais comme je heurtais un fauteuil, elle tressaillit et se leva.

— C’est vous ! dit-elle.

— C’est moi… Je vous dérange peut-être… Mettez-moi vite à la porte si je suis venu mal à propos.

— Un ami vient toujours à propos, répondit-elle en me tendant la main d’un geste affectueux.

Son accent était sincère. Elle vint s’asseoir en face de moi près de la cheminée. Le reflet rougeâtre des tisons me montra son visage douloureux où brillaient des traces de larmes. Certes, elle traversait une crise pénible et je ne pouvais l’interroger. Sentirait-elle seulement ma muette sollicitude ?

— Comme il fait noir ici, dit-elle en affermissant sa voix. Si vous le désirez, je vais sonner pour la lampe.

— Ne sommes-nous pas bien ainsi ? répliquai-je, comprenant qu’elle redoutait de me laisser voir ses yeux meurtris.

Elle acquiesça d’un signe de tête et resta penchée vers le feu, toute pensive, et bien touchante dans son attitude de vaincue, avec le jeu des reflets dans sa chevelure et ses beaux bras nus qui sortaient des manches larges de sa robe en crêpe gris.

Je lui racontais ma promenade à travers le Paris de novembre, le morne Paris de la Toussaint. Et l’automne avec son cortège d’agonies et d’adieux, nous conduisit insensiblement à parler de nous-mêmes qui avions vu, sans doute, décliner et mourir tant d’espérances et d’affections. Ensemble, nous discutâmes l’éternel problème de la Destinée, et le mot d’ « amour » se trouva tout à coup sur nos lèvres sans que nous l’eussions prémédité.

Je n’eus pas besoin d’aveux précis pour comprendre quelles désillusions Hélène avait rencontrées dans le mariage. Comme beaucoup de femmes trop pures pour chercher l’amour hors du chemin permis, elle se consolait en niant passionnément l’existence de ce sentiment tel que le rêvent les poètes et les jeunes filles. Et non seulement elle se refusait à reconnaître l’amour chez les autres, mais avec plus d’insistance encore, elle s’affirmait incapable de jamais le ressentir.

Et comme je me récriais :

— Ne pensez pas que je me plaigne, dit-elle vivement, je suis heureuse, très heureuse.

Je la regardai. Des traces humides brillaient encore sur ses joues. Elle reprit :

— Ne cherchez aucun sens caché à mes paroles. Je vous sais assez mon ami pour être tout à fait franche avec vous. Et puis, — je ne sais si je me trompe, — je vous crois indulgent.

— Indulgent, c’est peu dire… Je vous suis entièrement dévoué… Plus que vous ne pensez, madame…

— Merci, répondit-elle en me tendant la main… Il y a longtemps que j’ai deviné et apprécié la qualité de ce dévouement… Votre amitié m’est très précieuse…

— Je craignais un peu qu’elle vous parût banale et fade. Tant d’affections, tant d’admirations vous entourent ! Je me résignais mal à prendre une place quelconque, la deuxième ou la dernière, c’est la même chose — parmi ceux qu’une même sympathie réunit autour de vous.

— Vous êtes si exigeant que cela ?

— Me trouvez-vous trop audacieux ?

— Non pas, fit-elle en souriant, je sais que vous méritez ma confiance ; je vous accorde votre franc-parler par surcroît.

Elle se tut un instant, puis, d’une voix plus grave :

— Tant d’admirations, tant d’affections m’entourent, avez-vous dit… En êtes-vous bien sûr ? Des admirations peut-être… Oh ! toute femme jeune, à peu près jolie et pas trop sotte réunira aisément des suffrages de cette sorte… Mais des affections !…

— Mais, madame, croyez-vous que Morbrandt et Holler, pour ne citer que vos amis les plus intimes, — et Lauten même — ne vous soient pas attachés ?

— Je ne dis pas cela… Vous aussi, vous m’êtes attaché… Mais…

— Mais que sont nos pauvres dévouements, nos minces mérites, auprès des grands sentiments que vous niez ?… Ah ! madame, j’ai deviné votre pensée…

Elle souriait ; elle reprit doucement :

— Je puis être une vraie amie, sûre et fidèle, et je veux que vous me quittiez persuadé de ma sincérité. D’abord, je vous avouerai que je hais les coquettes et que je suis complètement inhabile aux petits manèges du « flirt ». Les braves garçons, un peu naïfs, un peu fats, qui ont tenté de me convertir en ont été pour leur courte honte… Je ne suis ni tout à fait femme ni tout à fait Parisienne sous ce rapport ; un compliment m’est désagréable comme une maladresse ; une déclaration me blesse comme une injure… Je suis bien mal organisée, j’en conviens ; je n’existe pas pour l’amour. Et quand je me plaignais du petit nombre de mes affections, vous n’avez pas pensé que je n’avais pas d’enfants, pas de famille… Oui, ni père, ni mère, ni frères… et pas même un bébé sur les genoux !… Je suis seule, toute seule…

— Mais votre mari…

— C’est vrai, j’ai mon mari… Oh ! je suis très dévouée à mon mari… Je crois qu’il m’aime à sa manière… Mais nous vivons si peu ensemble… Est-ce qu’il a le temps de s’occuper de moi, mon mari ? Je ne lui reproche pas ses grands travaux, ses soucis politiques. Quand nous sommes ensemble, il est parfait pour moi… Vous n’allez pas croire que je n’aime pas mon mari ?

— Je crois M. Beauchamp très heureux…

— Vous voyez bien que tout est pour le mieux. Je vous répète que je suis très satisfaite de mon sort ; quelques bons amis, un piano, le violon de M. de Lauten, des fleurs partout… Ça suffit au bonheur de mon existence. Et ça sera toujours comme ça, j’espère, jusqu’à mes quatre-vingts ans.

— Vous êtes une jeune femme très raisonnable… et très raisonneuse. À votre place, je craindrais de manquer de philosophie. Le piano, le violon, les fleurs et même les bons amis, c’est charmant… Mais on s’en lasse… même avant quatre-vingts ans.

Elle haussa les épaules.

— Mon cher ami, vous me prenez pour une provinciale romanesque. Vous croyez que mes accès de mélancolie proviennent de l’ennui d’une âme qui espère, regrette ou repousse ce qu’on appelle « l’amour ». L’amour !… Ce sont les poètes et les artistes qui l’ont inventé pour faire prendre patience à la pauvre humanité. Mais c’est le merle blanc, l’amour… ça n’existe pas !… Vous avez aimé, vous, aimé d’amour, aimé comme Léandre ou Roméo ? Allons donc !… Pas même comme Desgrieux !

— Permettez ! dis-je.

— Eh ! je ne prétends pas que vous ayez échappé à l’illusion éternelle. Vous avez eu, autant et plus que d’autres, vos petites crises de sentiment. Mais ça ne vous a pas empêché de dîner, de dormir, d’oublier et de trouver belles les femmes qui vous trouvaient aimable. Si vous aviez aimé, vraiment, une seule fois, rien ni personne ne vous aurait arraché à votre amour… et vous ne seriez pas ici, en face de moi, en train de philosopher devant les tisons, d’un air tranquille.

— Vous avez raison, évidemment.

— Il faut nous soustraire à cette prétendue domination de l’amour, reprit-elle. Ah ! s’il existait tel qu’on le rêve, tel qu’on le chante ! Les plaisirs de l’intelligence, les douceurs un peu graves de l’amitié, l’orgueil de n’être ni tyran ni victime et de voir toutes choses en face, sans peur ni bravade, cela suffit pour remplir la vie. Je ne demande ni plus, ni moins.

— Vous êtes sage et charmante, répondis-je en me levant pour prendre congé. Vous m’avez tout à fait converti… Malheureusement, les femmes comme vous sont rares.

— C’est la faute des hommes, dit-elle gaiement.

Elle semblait complètement remise. Les lampes apportées me montrèrent son joli visage un peu pâli, mais souriant. Elle me regardait avec une expression de raillerie affectueuse. J’eus la certitude que cette causerie familière m’avait fait faire un grand pas en avant vers l’idéal d’amitié que je désespérais parfois d’atteindre.

Jamais encore Hélène ne s’était départie de sa réserve accoutumée ; auprès d’elle je me sentais intimidé et contraint. Désormais, j’aurais, avec des allures plus aisées, un franc parler presque fraternel. J’allais pénétrer dans l’intimité morale de cette femme si différente de toutes celles que je connaissais ; j’allais posséder une petite part d’elle-même, respirer ce délicat parfum de la tendresse féminine qui charme sans enivrer. Sa beauté même m’appartiendrait un peu, pendant les heures de nonchalante causerie où ses beaux yeux liraient dans les miens l’admiration mêlée de respect et la sollicitude permise.

Dans l’escalier, je rencontrai Lauten qui montait lentement, la tête basse et l’air sombre.

Je me félicitai de sa germanique humeur. Quel bizarre caractère ! Et, pourtant, lui aussi était l’ami d’Hélène ! Mais je me croyais si fermement le « meilleur ami ».


V


« Un compliment me choque comme une maladresse, une déclaration me blesse comme une injure ; je n’existe pas pour l’amour. »

Ces paroles d’Hélène hantèrent ma mémoire ; je pouvais les interpréter de plusieurs façons.

Cette prétendue insensibilité n’est-elle pas la plus élémentaire et la plus habile manœuvre de la coquetterie ou de la coquinerie féminine ? Elles savent bien, nos chères ennemies, que la victoire disputée est plus douce. Ce manège éternel leur permet des chutes toujours adroites, souvent utiles, avec les bénéfices attachés au rôle de victime. Pourquoi le monsieur, ce vil séducteur, a-t-il troublé le sommeil d’une âme innocente, la quiétude de sens qui s’ignoraient ? La pauvre petite dame ne savait rien, ne voulait rien apprendre. Que le monsieur assume toutes les responsabilités, ce n’est que justice. Elle ne l’a pas provoqué. Elle n’était pas de ces femmes hardies qui disent tout simplement qu’elles aiment, — quand elles aiment, — et se donnent, sans marchander, à leurs risques et périls. Il est vrai que ces rares amoureuses sont souvent punies de leur cynisme un peu naïf, et par ceux-là mêmes qui en profitent.

Il existe cependant des hommes et des femmes qui sont faits pour le mariage, pour la famille, pour l’amitié, et non pour l’amour. Un bel amour est rare comme un chef-d’œuvre, et la passion, quand elle s’élève jusqu’au sublime, devient le génie du cœur. Il n’est pas donné à tous et à toutes d’avoir du génie. Ce serait même trop exiger que de leur demander du talent. Dans l’ordre des sentiments comme dans tous les autres, l’honnête médiocrité domine et la majorité fait loi. Mais personne ne veut être une unité de cette collectivité qui s’appelle « Tout-le-Monde ». Ceux qui n’oseraient pas emprunter le personnage des Napoléon et des Hugo se croient très capables de jouer les grands amoureux, les Roméos et les Pétrarques. Nul n’avoue son impuissance sentimentale… Et moi-même… Allons ! j’allais écrire que madame Beauchamp avait raison.

Le charme de la beauté est tel que j’admettais difficilement que ces grands yeux, ces lèvres de fleur, ce corps élancé de jeune déesse fussent perdus pour l’amour. Laide, Hélène eût gardé son même prestige de femme spirituelle, ses mêmes qualités d’amie, et son indifférence pour les choses de l’amour m’eût paru toute naturelle. Je la croyais sincère pourtant. La destinée avait déçu ses vœux de maternité ; son foyer restait désert : c’était assez pour justifier ses accès de tristesse, l’ironie qu’on sentait passer dans sa voix, son goût presque maladif pour les seules jouissances esthétiques.

Peut-être se trompait-elle en se disant incapable d’aimer ; peut-être l’heure de la passion devait-elle sonner dans sa vie ; peut-être plus clairvoyante, trop clairvoyante, mesurait-elle l’abîme qui sépare le rêve de la réalité, l’hymen mystique des âmes de la complète étreinte des amants ; peut-être était-elle uniquement une cérébrale, une créature inachevée sous la splendeur extérieure de sa forme, chaste sans désirs, sans efforts, sans mérite ; peut-être, très tendre mais très pure, avait-elle bravement renoncé à l’amour et, par un scrupule de pudeur, en repoussait-elle l’image, obstinée dans une incrédulité volontaire où je découvrais de la prudence et de l’orgueil.

Je m’arrêtai à cette dernière hypothèse.


VI


Pendant les mois qui suivirent, elle demeura pareille à elle-même, sauf de légers accès de mélancolie que j’attribuais à sa solitude, et j’eus la révélation d’une amitié bien supérieure aux liaisons banales qu’on décore de ce beau nom ; toujours attentive et souriante, sachant tout entendre et tout dire, experte surtout dans l’art si féminin de consoler, elle parfuma ma vie de sa présence, ma pensée de son souvenir.

J’avais craint un instant de n’être point maître de moi-même… Si j’allais me réveiller de ce songe dans la réalité d’un impossible et douloureux amour ?… Je m’interrogeai sérieusement.

Mais à force de spiritualiser ma tendresse, je l’avais affranchie peu à peu des influences passionnelles. Je n’éprouvais ni les émotions lancinantes, ni les désirs précis qui accompagnent la naissance de l’amour et je ne souhaitais rien d’Hélène qu’elle ne pût m’accorder sans déchoir. Amour de tête, si l’on veut, ou plutôt amitié amoureuse, sentiment incomplet qu’on ne pourrait classer ni définir. J’observais aisément la distance et je respirais la rose sans l’effleurer. Je me croyais en sûreté près d’elle, elle n’avait rien à craindre de moi, et si j’avais parfois des impatiences et presque des jalousies d’amant, je n’étais même pas tenté de baiser sa jolie main blanche. J’aurais préféré lui baiser la joue fraternellement.

Il était donc bien avéré que je n’aimais pas Hélène de cette grossière et brève ardeur qui, toute animale et décevante qu’elle soit, constitue l’élément et la cause initiale du véritable amour. Je me sentais parfaitement libre et je sacrifiais quelquefois à la Vénus vulgaire sur de très profanes autels ; mais ces aventures d’une semaine ou d’une nuit, qui me laissaient sans plus de joie que de remords, ne modifiaient nullement mon état d’âme quand je retrouvais mon amie.

Mon amie !… je lui donnais dans le secret de mon cœur ce nom doux comme elle-même.

J’étais particulièrement heureux certain soir de mai où j’avais dîné chez elle avec les Kerhostin, Lauten et notre vieux Morbrandt. Elle avait montré pendant le repas une gaieté plus libre que de coutume, une gaieté à boutades et à saillies, presque gamine, qui rajeunissait sa mélancolique beauté. Ses gestes, sa voix, le port fier de sa tête, l’éclat mouillé de ses yeux où luisait le reflet des bougies, la pourpre avivée de ses lèvres, la fleur même de sa chair plus rose révélaient la plénitude physique du bonheur.

— Comme elle est gaie, ce soir ! pensais-je en comparant cette apparition lumineuse au fantôme accablé, vêtu d’étoffes couleur de cendre que j’avais vu pleurer dans le crépuscule, le soir où ma sympathie devint pitié, puis tendresse.

La vivacité joyeuse de la jeune femme se communiqua vite à ses convives, et quand nous passâmes au salon, tous les visages étaient épanouis, — sauf celui de Lauten peut-être, car cet homme du Nord ne savait pas rire ; il souriait pourtant d’un sourire qui seyait à son beau visage de jeune burgrave, et la surexcitation d’Hélène l’étonnait moins que je n’aurais cru.

On fit peu de musique ce soir-là. Madame de Kerhostin, blottie sur un divan d’angle, opposé au piano, racontait des potins qui attirèrent les messieurs vers elle. Notre « honorable » même, le grave Beauchamp, daigna s’en égayer.

Il était tard. Le thé fumait sur la petite table fleurie parmi les cristaux et les porcelaines. L’odeur de la nuit, l’odeur du printemps montant des parcs voisins, entrait par la fenêtre ouverte. De rares étoiles palpitaient très haut dans un ciel noir.

Je m’étais réfugié sur le balconnet, laissant rire et causer les autres, heureux de respirer l’air de la nuit tout imprégné de frais aromes où flottait je ne sais quelle promesse d’inconnu bonheur.

Derrière moi, Lauten, isolé aussi, déchiffrait au piano, d’une main distraite, les premières mesures du second acte de Tristan : l’anxieux dialogue d’Yseult et de Brangaine écoutant frémir le vent nocturne dans les feuilles, murmurer la source lointaine et décroître la fanfare de Marke à travers les bois. Ma mémoire complétait les harmonies que Lauten indiquait à peine. Soudain, la magie de cette musique m’emporta loin du boulevard des Invalides, loin du groupe bruyant des causeurs, loin de madame de Beauchamp elle-même.

Je me perdis dans l’ombre des jardins où la fille d’Irlande gémit si mélodieusement tandis qu’un orchestre invisible évoque autour d’elle le double mystère de l’amour et de la nuit.

— « J’entends le cor ! » dit Brangaine. — « Non, répond Yseult, l’effroi t’égare… C’est le vent de la nuit, messager des amours… La nuit sera trop courte, Brangaine ! Ne retarde pas ma joie ! Rends-moi le bien-aimé de mon cœur ! »

Sous les doigts de Lauten, l’une après l’autre, se déroulaient les phrases de tendresse et de rêve où éclataient des cris d’amour. Attentif, je me rapprochai en silence. Soudain, je vis Hélène, à quelques pas de moi, debout contre la table à thé, enivrée aussi par cette musique.

Elle ne regardait ni moi, ni Lauten, ni personne ; elle était transfigurée par une de ces expressions passagères que j’attribuais uniquement à l’émotion enthousiaste de l’art ; et, cependant, il y avait dans ses yeux un secret doux et terrible…

Ils s’ouvraient, fixes et profonds, ces beaux yeux impénétrables, ces beaux yeux pareils à des lacs remués reflétant un ciel d’orage. Oh ! ce regard de guerrière vaincue, d’esclave heureuse, ce regard de douloureuse et douce extase, je l’avais aperçu déjà dans les yeux des femmes amoureuses… Il avait trahi les plus prudentes.

Une âpre curiosité me mordit au cœur.

Mais le rire impérieux de madame Kerhostin résonna dans le salon, pendant que le piano murmurait l’Invocation à la nuit traversée par le lointain rappel des fanfares.


VII


Je rentrai chez moi fort troublé.

J’en avais le pressentiment sans en avoir la certitude : Hélène aimait, ou allait aimer, ou désirait aimer.

De ces trois hypothèses, la dernière me paraissait la plus vraisemblable, car je connaissais tous les amis de la jeune femme et j’aurais pu établir sans peine ce que j’appellerai prétentieusement « le graphique de ses sentiments ». J’avais de bonnes raisons pour me croire son ami le plus intime ; ses préférences allaient ensuite à Morbrandt, puis à Lauten. Le premier lui était cher par sa loyauté, son esprit de vieil artiste un peu bohème, son admiration naïve pour tout ce qu’elle faisait, disait ou voulait. Mais Morbrandt avait cinquante-cinq ans, trois enfants d’une vieille maîtresse qui l’avait abandonné depuis dix ans, le goût de la pipe et un complet mépris pour les « cheveux coupés en quatre ». Il désignait ainsi tout un ensemble de théories sentimentales chères aux femmes et qui ne laisseront jamais indifférents les esprits curieux du problème de l’amour. Je ne pouvais, sans rire, imaginer Hélène éprise de Morbrandt.

J’avais des données moins précises en ce qui concernait Lauten. Il était jeune, celui-là, et certains pouvaient le dire séduisant par cette même hauteur mélancolique que je trouvais simplement bourrue. Mais savons-nous jamais pourquoi un homme plaît ou déplaît aux femmes ? Lauten avait pour lui l’étrangeté de son caractère, ses défauts même qu’une âme éprise transformerait en autant d’originalités ; il avait ce beau visage froid qui nous glaçait tous, et surtout son talent de musicien… Ce violon qui chantait comme une voix humaine et surhumaine, quel pouvoir redoutable il lui conférait peut-être, quand les femmes l’écoutaient toutes pâlissantes des suggestions de la musique…

Mais non. Hélène admirait Lauten ; elle ne cachait pas sa réelle sympathie ; et les éléments de cette sympathie étaient étrangers à l’amour. Lauten enchantait l’artiste en elle ; Morbrandt l’amusait ; seul, j’avais ému la femme. Quelle folie !… Si elle devait m’aimer ?

Cette idée m’enivra d’un orgueil mêlé de malaise. À force de le combattre, j’avais tué l’amour dans mon cœur. Mais Hélène était belle ; je la chérissais tendrement. Sans rien espérer, sans rien désirer d’elle, je lui étais reconnaissant de m’avoir peut-être choisi. J’étais déterminé, d’ailleurs, à ne jamais modifier le caractère de nos amicales relations. Hélène Beauchamp, si elle aimait, aimait à son insu, d’un amour inconscient et forcément platonique. Je me traçai donc un plan d’observation qui ne me parut pas mal combiné.

J’eus le dépit de voir échouer toutes mes prévisions. Vainement je suscitai des occasions où je mettais Hélène dans le cas de se trahir. Elle n’eut jamais avec moi ni un mot, ni un geste d’amoureuse, ni même ce regard inoubliable que je ne devais plus revoir avant longtemps. Elle continua d’être madame Beauchamp, gracieuse et réservée, sérieuse sans pruderie, affable sans gaieté, affectueuse sans abandon.

Et je revins, non sans un peu de honte, à mes sentiments d’autrefois, convaincu seulement de l’extraordinaire pouvoir de la musique sur certaines femmes.


VIII


Vers le commencement de l’année suivante, nous perdîmes Lauten, nommé premier secrétaire d’ambassade à Bucarest.

Madame Beauchamp le vit partir avec regret — ses soirées perdaient leur principal virtuose, — mais elle fit si bonne contenance que mes derniers et vagues soupçons s’évanouirent tout à fait.

Le départ de Lauten me rapprocha d’elle. Qu’eût-elle fait des longs après-midi qu’elle passait autrefois à déchiffrer des partitions avec son partenaire préféré ? Elle vint souvent, à l’improviste, me surprendre dans mon atelier, demandant gaiement « un fauteuil et un petit lunch ». Nous bavardions pendant des heures. Elle critiquait ou admirait naïvement, sans cacher certaines opinions un peu barbares, qu’elle tenait sans doute de Lauten. Je la plaisantais parfois sur son adorateur germanique. Elle convenait que notre ami manquait d’esprit parisien.

— Mais croyez-moi, mon ami, vous parlez à la légère, dit-elle un jour. Ni vous, ni moi ne connaissons bien Lauten.

— Moi, peut-être… mais vous ?

— Moi… Mais… nous n’étions pas si intimes, il me semble ?

Je crus la voir rougir. Elle n’insista plus. Mais elle cessa de me lire des passages des lettres qu’elle recevait de Bucarest.


IX


Un matin de novembre, je lus, dans le Figaro, l’entrefilet suivant :

« Un douloureux événement a consterné la colonie française de Bucarest : M. François de Lauten, premier secrétaire d’ambassade, est mort hier matin des suites d’une chute de cheval, après une nuit de souffrances.

» M. de Lauten était fils de M. le comte Pierre de Lauten, — d’origine autrichienne, naturalisé Français depuis 1860 — et de la comtesse née de Marcilly.

» Il avait à peine trente-quatre ans. »

À ma première surprise succéda un sincère chagrin, Lauten ne m’était pas antipathique, son image se mêlait à de chers souvenirs, j’appréciais son intelligence, son érudition, son talent de musicien. Je devinais son caractère supérieur à son état, supérieur à sa destinée. La mort affreuse qui le frappait en pleine jeunesse, sur une terre d’exil, ajoutait à sa belle figure la sombre poésie des prédestinés. Je philosophai tout seul, rêvant d’un portrait qui fixerait à jamais parmi nous l’image de l’ami disparu, certain que madame Beauchamp approuverait cette idée…

Je pensai ensuite au chagrin qu’elle devait éprouver, et dans l’après midi du même jour je me rendis chez elle.

C’était le 21 novembre, date inoubliable, qu’un clou noir fixe dans ma mémoire.

La femme de chambre m’introduisit dans le salon.

Madame avait eu la migraine pendant toute la matinée ; elle s’habillait, elle allait venir.

En l’attendant, je promenais mes regards à travers le salon vide, le cœur serré, évoquant le souvenir du premier soir où j’avais vu Lauten debout près d’Hélène, avec ses cheveux blonds, ses yeux froids, son profil aux lignes sévères et sa haute taille qui nous dominait tous. Et comme je frissonnais sous l’égoïste angoisse qui étreint la vie devant la mort, j’aperçus Hélène dans l’encadrement d’une portière soulevée.

Elle vint à moi et me prit la main.

Ses yeux brillaient d’un feu sec, dans la lividité de son visage ravagé par la douleur. Elle n’avait plus ni beauté ni jeunesse. Ses cheveux relevés en hâte, sa robe froissée, ses gestes fébriles racontaient des heures terribles, des heures d’agonie où les cris et les larmes s’étouffent dans les oreillers, derrière les rideaux tirés et les portes closes.

Elle me regarda fixement.

J’eus le pressentiment tragique de la vérité…

— Vous savez ?… dit-elle.

J’inclinai la tête ; elle lâcha ma main, tomba dans un fauteuil, et, dans un flot de larmes, dans un sanglot rauque et déchirant, elle gémit :

— Je veux mourir !

J’étais bouleversé. Cette douleur qui dépassait mes prévisions illuminait comme un éclair le passé d’Hélène. Son cri m’avait dit son amour, son secret, son désespoir.

Que dire ? Que faire ?…

Je sentais que rien, à cette minute, ne pourrait la consoler. Je m’assis près d’elle, respectueux de sa souffrance ; et lui prenant les mains d’un geste timide comme si j’avais craint de la blesser, je laissai passer le flot des larmes qui apaisent et détendent. Et doucement :

— Mon amie, dis-je, si vous voulez pleurer devant un compagnon compatissant et fidèle, pleurez. Je ne vous demande rien. Mais si votre mal vous étouffe, parlez sans crainte. Je suis prêt à tout entendre. Vous ne me direz rien qui puisse m’étonner.

Elle murmura :

— Vous saviez donc ?… et vous ne me méprisez pas ?…

Je hochai la tête :

— Moi, vous mépriser ? Mais je vous aime comme une sœur.

— Ah ! fit-elle de cette voix sans timbre qu’on entend dans les cauchemars, vous saviez que j’étais à lui ?… Alors, cela ne vous étonne pas que je veuille mourir ?

— Je vous en prie…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit-elle… Je l’aimais, je l’aimais… je l’aimais !…

Ses larmes redoublèrent. Combien de temps pleura-t-elle ainsi ?… Je perdis la notion du temps que dura cette scène. Je sais qu’Hélène finit par m’écouter, sa main oubliée dans ma main, et par me répondre et par achever, phrase par phrase, sa douloureuse confession.

J’appris comme une chose toute simple qu’elle était depuis deux ans la maîtresse de Lauten ; qu’elle l’avait aimé trois ans en silence, sans espoir et sans projets ; qu’elle avait mis toute sa vie dans cet amour que personne ne soupçonnait autour d’elle. Elle avait caché son bonheur coupable avec une sagacité jalouse, une force de volonté presque invraisemblable, telle que ses amis les plus intimes n’en avaient rien deviné. Elle avait connu des félicités de toute espèce, mêlées d’angoisse et de remords. Elle ne regrettait rien… Elle ne s’innocentait pas… Elle aurait voulu être morte…

… Depuis un moment, elle ne parlait plus. Elle pleurait doucement, presque appuyée sur mon épaule, dans un mouvement involontaire qui semblait demander protection. Je ne l’interrogeais pas ; je n’essayais pas de la consoler. Je regardais sa vie ; je voyais sa jeunesse pleine d’espérances stériles, sa vieillesse pleine de stériles regrets. Entre la solitude du passé et la solitude de l’avenir, ces pauvres années de bonheur « taciturne et toujours menacé » m’apparaissaient comme un Eden où ne rentrerait plus l’infortunée. Que faire ? hélas ! que dire ?… Je ne pouvais rien pour soulager sa misère, rien que lui faire sentir la douceur fidèle de ma pitié : je lui prodiguai cette pitié, sans restriction ni mesure, accumulant des preuves d’estime qu’elle ne demandait pas, berçant son désespoir de femme comme un chagrin d’enfant.

Dans l’appartement, des portes battirent, des domestiques circulèrent. C’était l’heure où M. Beauchamp revenait de la Chambre. Nous ne pouvions rester ainsi. Mais je ne devais pas songer à quitter Hélène. Son regard de suppliante me retenait. Il fallait prendre un parti :

— Chère amie, lui dis-je alors, vous ne pouvez rester seule… Il faut absolument une diversion à votre douleur et nous la trouverons dans votre douleur même. Venez avec moi. Je vous emmène jusqu’au soir. Nous irons loin, dans un quartier où nous serons inconnus. Et là, tout à votre aise, vous me parlerez de votre peine… et de celui que vous aimiez.

Elle me regarda avec une douceur infinie :

— Ah ! dit-elle, que je vous aime d’être si bon !


X


Une heure après, un fiacre nous emportait place des Invalides. Enveloppée d’un manteau sombre, sa voilette rabattue sur les yeux, Hélène était assise à côté de moi…

Pauvre âme à jamais veuve, je ne te jugeais point alors, je ne me souvenais que de ta souffrance. La voiture avançait lentement…

Oh ! la longue, l’interminable promenade sur les berges désolées de Billancourt, roussies et pelées par l’automne, dans ce fiacre où le cocher à face cynique croyait cahoter un couple d’amants suspects ! Derrière nous, le viaduc dressait ses hautes arches blanches sur un ciel sali de fumées. Des morceaux de Paris s’encadraient entre les piliers, dominés par la maigre silhouette de la Tour démesurée, monument digne de l’idéal du siècle. Çà et là, les grandes taches jaunâtres des champs de manœuvres, les treillages pourris d’une guinguette sur un terrain plâtreux, de noirs bâtiments d’usines. La rivière coulait entre les platanes dénudés, reflétant la tristesse de l’heure et la tristesse du ciel ; elle coulait, indifférente et grise, sans murmure ni remous, roulant à la mer des épaves et des cadavres inconnus, terne, lente, mystérieuse comme la vie.

Et je songeais à Lauten qu’on enterrait sans doute, là-bas, dans un sol étranger ; je songeais à son beau visage défiguré par la mort, promis aux transformations affreuses, à la nuit du tombeau, à l’œuvre de la terre qui décompose pour absorber.

Déjà ses traits flottaient dans ma mémoire ; déjà il mourait un peu en moi ; bientôt il ne vivrait plus que dans le cœur obstiné d’Hélène, déformé, altéré par le mirage du souvenir.

Et l’incertaine vision s’en irait de plus en plus confuse vers cette seconde mort — la mort définitive — qui est l’oubli des vivants.

— « Rends-moi le bien-aimé de mon cœur ! » chantait l’Yseult de Wagner dans ma mémoire.


XI


Après quelques semaines d’un désespoir qui se traduisit extérieurement par un mutisme farouche, Hélène parut se résigner. Elle rouvrit son salon. Je ressentis une émotion inexprimable quand je la revis pour la première fois, assise à sa place accoutumée, entourée des visages familiers, si calme, si pâle dans la robe noire qui semblait un deuil somptueux.

Je lui avais conseillé de reculer cette épreuve, mais je ne connaissais encore qu’à demi cette espèce de courage des femmes qui savent souffrir en souriant, vêtues de dentelles et de velours, parées comme des victimes. Ne sont-elles pas les éternelles victimes des convenances et des conventions ?

J’admirais la puissance de ce sentiment fait d’orgueil, de pudeur et de prudence, sentiment presque inconnu à notre sexe, imposé aux femmes par la crainte de l’opinion et que l’on confond trop souvent avec l’hypocrisie. La loyauté de ce sexe, comme son honneur, ne ressemble pas à la loyauté virile, et parfois le mensonge lui devient un pénible mais nécessaire devoir. Il n’a pas le droit d’aimer, de parler, de pleurer tout haut. Toutes les belles audaces lui sont un danger.

N’était-ce pas ce même sentiment qui avait poussé Hélène, deux ans auparavant, à ce jeu des fausses confidences qui m’avait si bien trompé ? Quand elle exprimait son mépris de l’amour, dans le même salon où je la vis ensuite crier sa douleur d’amante, elle sortait peut-être des bras de Lauten ; peut-être ces larmes que j’avais surprises coulaient-elles sur le remords de leurs premiers baisers. Dieu sait si j’étais tombé naïvement dans le piège que composaient, comme autant de réseaux multiples, ses attitudes de reine virginale, l’habile réserve de ses propos, son aversion avouée pour les compliments. Jamais femme n’avait pratiqué avec ce tact délicat, ce souci de la vraisemblance, ce naturel dans l’expression, l’art complexe de se recréer dans un personnage factice et vrai tout ensemble.

Cependant, j’excusais Hélène, je comprenais la nécessité de cette dissimulation qui jetait malgré moi une lueur trouble sur notre passé d’amis. Elle s’en était si humblement excusée ! elle avait tant protesté de la violence qu’elle avait dû se faire pour me tromper chaque jour un peu ! L’ordre de Lauten, à cet égard, était formel, et j’approuvais cette prudence de ne pas vouloir de confident.

Mais je me trouvais, à distance, un peu naïf, un peu ridicule ; il me semblait qu’ils avaient dû rire quelquefois de mon rôle d’admirateur platonique et cette crainte me piquait au vif.

— Comment, me disais-je, me fier jamais à aucune femme après cela ?… La meilleure de toutes a su si bien mentir !…

Je ne modifiais nullement mon attitude auprès d’Hélène. Je me disais qu’elle n’avait rien perdu dans mon estime, la sincérité de son amour et de sa douleur effaçant à mes yeux cette tache que l’adultère, fût-il entouré de toutes les excuses, met toujours au front d’une femme. J’avais chéri Hélène dans son auréole de pureté ; je me serais trouvé misérable de la chérir moins quand, l’auréole tombée, elle m’apparaissait dans sa misère et sa faiblesse. Et puis, — l’égoïsme a de ces revanches, — comme elle ne perdait aucune occasion de m’entretenir de Lauten et d’elle-même, je me complaisais dans mon rôle de confident. Il m’était doux de penser que j’étais généreux et noble, et un peu de vanité mesquine se mêlait au chaleureux plaisir de faire du bien.

Peut-être, dans un cas analogue, un ami moins désintéressé eût-il abusé de la confiance d’Hélène ; peut-être même cet ami de qualité médiocre eût-il exhorté son amie à un modéré demi-deuil.

Comme le Pharisien de l’Évangile, je me félicitais de n’être pas cet ami.


XII


Pour recevoir Hélène plus facilement, sans donner prise à la médisance, j’avais obtenu la faveur de commencer son portrait. Elle devait poser chez moi, trois fois par semaine.

Dans le silence de l’atelier, parmi les formes simples des meubles et les nuances passées des tapisseries, douces au regard, la jeune femme s’isolait de l’appareil fastidieux de son existence mondaine. Elle déposait son masque et son fardeau. Libre de parler, de pleurer, de sourire, elle devenait la véritable Hélène, celle que j’avais seulement entrevue, celle qu’avait aimée et possédée Lauten.

Elle goûtait pleinement la triste volupté des confidences et je les écoutais, ces confidences, avec un plaisir âpre et mélangé que je pressentais dangereux.

Souvent, la porte refermée sur elle, je restais pensif, contemplant le fauteuil qu’elle avait déplacé en se levant, l’ébauche où flottait confusément un reflet d’elle, à travers les maladresses du premier travail. Je la reconnaissais pourtant, l’amie d’autrefois ; c’était bien la même femme, la même créature de douceur et de bonté, mais je la voyais dans une autre lumière. Je pensais malgré moi qu’elle était belle, et qu’elle avait appartenu à Lauten. Son mari comptait pour si peu, que jamais je ne m’étais représenté madame Beauchamp dans son rôle d’épouse ; elle était à mes yeux une sorte de vierge-femme, un être insexuel et charmant. Maintenant, elle se révélait femme, avec la puissance redoutable d’une beauté épanouie par l’amour. Certes, je la savais pure de cœur, incapable d’aucune dépravation ; mais quand elle parlait de son amant, un feu étrange traversait ses vertes prunelles et je pensais avec un peu de gêne et de tristesse que les plus tendres éloquences de l’amour aboutissent toujours à cet uniforme, simple et éternel mode d’expression qui est l’étreinte…

Je ne voulais pas m’attarder aux images que cette certitude suscitait en moi. Je me rejetais dans mes souvenirs. Je rappelais l’ancienne ferveur de mon amitié, si chaste et si vive.

Mais j’avais beau faire : je revoyais toujours deux Hélènes distinctes, et si la dernière, la vraie, m’était chère encore, elle m’était chère autrement. Je la sentais plus proche de moi, pétrie de la même argile, femme simplement en face d’un homme qui pouvait la regarder en face, sans lever les yeux ni courber le genou.

Je ne sais si madame Beauchamp devinait le travail secret de mes pensées. Elle redoublait de sollicitude délicate et tâchait de montrer que rien en elle n’avait changé. Son esprit cultivé et fin, l’adorable bonté de son âme, enchantaient les heures que nous passions ensemble, mais, par moments, je devenais taciturne, presque amer. Ces trésors de son intelligence et de son cœur, ces grâces de sa personne, elle les avait prodigués à un autre, et la pensée des bonheurs exquis de leur intimité me donnait quelquefois une vague jalousie.

J’étais plus ému que jamais, à la fin d’une longue séance, vers les premiers jours d’avril. Des mois de surexcitation et de malaise avaient détraqué mes nerfs et ma volonté. L’air était si doux que j’avais ouvert la fenêtre. L’odeur du jardin, où les marronniers dépliaient leurs feuilles, nous apportait comme une promesse de printemps…

Je redoute ces heures troubles et charmantes, cette fièvre qui court dans la sève des arbres et les veines des hommes avant la grande débauche amoureuse de mai. Les premiers jours d’azur pâle et de soleil tiède, cette volupté éparse dans l’air, cette fermentation qui fait éclater les bourgeons aux pointes des branches, me tourmentent d’un désir de tendresse et de caresses d’une mélancolie affinée jusqu’à la douleur. Enfant, ces émotions inconnues se résolvaient en larmes ; homme, j’aurais voulu les sentir se fondre en baisers…

Je traversais, ce jour délicieux d’avril, la période aiguë de cette crise physique et sentimentale. Nous achevions de goûter. Hélène était assise en face de moi, dans sa robe noire où brillaient des fleurs de jais. La tête renversée en arrière, les yeux vagues, elle souriait à demi, dans une pose qui trahissait la grâce de son corps. Un rose léger rendait à ses joues amaigries leur charme de jeunesse ; la cendre dorée de ses cheveux brillait dans le soleil.

Soudain, elle me regarda :

— Qu’avez-vous ? dit-elle…

— J’ai… j’ai… Je n’en sais rien…

— Comment ! vous n’en savez rien ?

Elle eut un rire qui m’irrita absurdement ; je répondis :

— J’ai… j’ai que vous êtes belle… et que je ne peux pas ne pas m’en apercevoir.

Elle eut un air étonné ; cependant, elle continua sur un ton de demi-badinage :

— Mais, il me semble… que vous êtes là pour vous en apercevoir.

Elle faisait allusion au portrait ; elle reprit gravement :

— Si vous saviez comme cela m’est égal d’être belle ou laide… maintenant !

— Oh ! oh ! fis-je, êtes-vous bien sincère ?

— Mais je suis toujours sincère.

— Comme les femmes !… répondis-je en allant me jeter sur un divan, plein d’une mauvaise humeur que je ne dissimulais plus.

— Que voulez-vous dire ?

Je l’avais blessée ; elle reprit d’un ton amer :

— C’est mal à vous de suspecter ma franchise. Je ne vous en ai pas donné le droit. Me prenez-vous pour une coquette ?

— Non pas… mais vous êtes femme… comme les autres.

— Comme les autres ! Ah ! mon ami, voilà une parole que vous n’auriez pas dite autrefois !

— Voyons, fis-je en m’accoudant sur les coussins, pourquoi vous êtes-vous moquée de moi ?

— Moi ?…

— Vous-même !

— Quand cela ?

— Il y a deux ans… Vous vous souvenez ? Le soir où je vous ai surprise si triste, dans votre salon ! le soir où vous avez vanté l’amitié et nié l’amour.

Elle était devenue pâle.

— Moi, ce soir-là, je me suis moquée de vous ?

— Vous avez parlé contre votre pensée… Vous avez voulu égarer des soupçons que je n’avais même pas… Pourquoi ne pas choisir entre la vérité… ou le silence ?

— Le silence, mon ami ?… Mais je craignais votre clairvoyance, je l’avoue ; j’ai voulu détourner votre attention que je sentais peser sur moi, sur nous. Cela ne change rien à la déclaration que je vous ai faite, en ce qui concerne l’amitié. Quant à la vérité, je ne pouvais pas vous la dire.

— Je l’aurais acceptée de vous.

— Et à quel titre ?… Voyons, vous n’êtes pas sérieux !

— Je suis très sérieux, repartis-je d’un ton sec… Vous ne me considériez donc pas comme un ami, puisque vous m’avez fait jouer un rôle ridicule ?

— Ridicule ?… Vous êtes fou !

Elle resta pensive, puis, venant s’asseoir près de moi, elle reprit :

— Écoutez, mon ami… J’avais des raisons pour parler comme je l’ai fait. Vous étiez jeune, vous aviez pour moi une sympathie dont j’ignorais le véritable caractère ; vous pouviez faire fausse route. J’ai voulu vous enlever des espérances inutiles et prévenir d’inévitables chagrins. Rendez-moi cette justice que je n’ai été ni coquette ni provocante…

— Certes !… Vous étiez bien gardée, vous, bien défendue…

— Oh ! dit-elle, me le reprochez-vous ?

Sa tête était tout près de la mienne… Une idée folle me traversa l’esprit… Si Lauten ne m’avait pas précédé dans la vie de cette femme ?… J’étais sûr maintenant qu’elle n’était pas impeccable… Mon amitié d’alors était si proche de l’amour ! Une colère me prit, contre elle, contre moi-même, contre Lauten, contre la destinée qu’on ne recommence pas. Je me sentais bouleversé par sa présence. Ses beaux yeux même, fixés sur moi avec une anxiété touchante, ne m’attendrissaient plus. Je n’éprouvais ni l’adoration ardente, ni la tendre folie de l’amour vrai ; mais tous les ferments mauvais que peut soulever le désir, une jalousie rétrospective, la rancune d’avoir été dupé, remontèrent à la surface de mon âme…

Cette femme, que j’avais respectée comme l’image vivante de la loyauté et de la pudeur, elle m’avait trompé pendant des années ; peut-être me trompait-elle encore ?

Je la vis soudain près de moi, telle que Lauten l’avait vue, dans le désordre de la volupté. Je cherchai sur ses paupières, sur ses lèvres, sur la chair parfumée de son cou, la trace abominable des baisers et des caresses, la traînée du limaçon sur la fleur. J’imaginai, dans une révolte de tout moi-même, cette ivresse qu’elle avait goûtée et que je ravalais jusqu’à la brutalité. Elle était vraiment « comme les autres », oui, comme les autres, mensonge, luxure et lâcheté !

N’avait-elle pas caché sa faute sous une affectation de hautaine vertu, n’avait-elle pas ménagé l’opinion du monde, incapable du dangereux et beau courage d’une rupture ? Allons ! j’en avais assez de mon rôle de Don Quichotte sentimental !… Ces femmes-là ne sont pas inconsolables et, puisque je lui plaisais à demi, je me serais trouvé bien naïf et bien bête de ne pas chercher à lui plaire tout à fait…

— Qu’avez-vous ? dit-elle encore.

— Parbleu ! dis-je, ce n’est pas difficile à deviner. Vous me trouvez méchant, vous me trouvez injuste… Vous avez peut-être raison… Mais est-ce ma faute ?… Vous devez comprendre ce qui se passe dans le cœur d’un homme quand une femme jeune et belle lui parle de l’amour qu’elle a éprouvé pour un autre… L’épreuve est rude. Je ne suis pas un saint.

— Oh ! fit-elle… oh ! mon ami !…

— Allons donc ! convenez que vous seriez bien surprise si je ne vous disais pas… ce que vous savez… que vous êtes belle… que je vous aime…

En lui jetant ces paroles insensées, j’avais saisi son bras, je l’attirais.

Je n’étais plus maître de moi-même.

Mais elle se dégagea brusquement, toute tremblante d’indignation et de douleur :

— Vous m’avez infligé la plus cruelle injure que je puisse recevoir, dit-elle. Je vous laisse le temps de réfléchir et de reconnaître combien votre erreur est grossière. Rappelez vos souvenirs, monsieur. J’ai été la maîtresse de M. de Lauten, mais j’ai été aussi votre amie…

Je balbutiai je ne sais quoi. Mais sans me regarder ni m’entendre, elle avait épinglé son chapeau, noué sa violette. Derrière elle la porte se referma avec un bruit sec qui sonnait la rupture.


XIII


Jeudi soir.

« Je ne sais, madame, comment vous demander pardon. Mon attitude a dû vous paraître inexplicable et je ne tenterai pas de l’expliquer sans votre autorisation. Je mets mon repentir à vos pieds.

» Voulez-vous me pardonner et m’entendre ?… Voulez-vous ne plus jamais entendre parler de moi ?

» Je crains bien qu’une heure de délire n’ait compromis à jamais votre amitié et cette belle confiance que j’avais méritée, pourtant, jusqu’à ce jour. Disposez de nous. Quelle que soit votre décision, je l’accepte, désespéré et résigné.

» JACQUES MAURIENNE. »

Je portai ce billet chez Hélène, deux heures après son départ et, lentement, je revins m’enfermer dans mon atelier solitaire.

Réveillé du cauchemar où je vivais depuis quatre mois, je me sentais plus que ridicule ; aux yeux d’Hélène, j’étais moralement déshonoré. Sous l’impulsion d’une frénésie de mes sens et de mon orgueil, j’avais outragé une femme qui croyait en moi, qui m’avait témoigné tant d’affection et de confiance !

Mille résolutions folles me vinrent à l’esprit. Puis, l’ouragan tomba. Je me retrouvai face à face avec moi-même, et je fis mon examen de conscience.

Je revécus les années précédentes. Je me rappelai les circonstances qui avaient entouré la naissance de cette amitié ; je recherchai si un germe d’amour n’avait pas survécu, à mon insu, dans mon âme. Certes, j’avais été bien sincère, et, au court moment de trouble qui me fit craindre une nouvelle et sérieuse passion, succéda une sérénité sans nuages. Et cet amour même que j’avais entrevu, dégagé de tout élément sensuel, était moins l’amour qu’un culte d’artiste pour une incarnation de beauté physique et morale. Si j’avais profondément, violemment souhaité de posséder Hélène, aurais-je, malgré sa propre sagesse, malgré mes résolutions, renoncé à la chance de possession qu’offre toujours l’intimité d’une femme ? Mes caprices, mes aventures ne m’avaient laissé près d’elle aucun remords. Hélène, certaine de n’avoir rien à craindre, défendue par son amour, avait encouragé une amitié dont elle avait nettement déterminé les droits et les limites. Je ne pouvais rien lui reprocher, rien, même ses mensonges qu’une nécessité plus forte que sa volonté excusait suffisamment.

Comme tout ce passé m’apparaissait pur et doux, à travers la mélancolie de l’heure présente !

L’évolution de mes sentiments datait seulement des aveux d’Hélène. Déjà, dans mon dévouement même, pointait le germe du doute, et le germe était devenu une plante vivace et vénéneuse, toute fleurie de soupçons, de rancunes et de mauvais désirs. Je reconnaissais en moi ce mépris injuste que tant d’hommes infligent aux femmes qui n’ont pas voulu d’eux, aux femmes qui ont voulu d’un autre. Je subissais encore, malgré les révoltes tardives de ma raison, le vieux préjugé qui mesure la valeur d’une femme à ce qu’on appelle sa vertu, comme si cette vertu était un absolu, indépendant du milieu et des circonstances.

Belle découverte, vraiment, et dont je pouvais être fier ! Le libre esprit, l’artiste, transformé en Joseph Prud’homme ! Cependant, je ne pouvais que constater l’absurdité de la contradiction qui me faisait excuser Hélène des fautes qu’elle aurait pu commettre lorsque je me croyais sûr qu’elle ne les commettrait jamais… Elle les avait commises, je le savais, ces fautes d’amour qui me la présentaient découronnée et déchue… Malgré moi, je voyais en elle la maîtresse de Lauten, et je me souvenais du mépris avec lequel ma mère, mes sœurs, toutes les femmes que je respectais, prononçaient ce mot de « maîtresse » si doux pourtant et d’un sens si beau quand il exprime la souveraineté de l’amante. Pauvre Hélène ! elle avait pris à mes yeux le charme pervers des pécheresses, l’attrait qui s’attache aux femmes qui ont aimé dans le mystère, dans le crime, dans le danger.

Et dans ce chaos elle avait sombré, l’amitié d’antan, si belle et si pure ! Je sentais avec une tristesse infinie que rien ne la remplacerait, — pas même l’amour. Car l’amour est un pressentiment des joies que peut donner un être unique, et j’étais sûr que la possession d’Hélène ne me donnerait aucune joie, à peine le frisson de la volupté, et mêlé de tant d’amertume !…

Ah ! qu’il valait mieux nous séparer !

Hélas ! je n’avais pas la ressource suprême d’une sincère confession. Après ce qui s’était passé, avouer à Hélène que je ne l’aimais pas, c’était convenir que je l’avais traitée comme une fille, c’était lui infliger la douleur d’un nouvel affront. Quant à reconquérir ma place auprès d’elle, je ne pouvais le tenter sans continuer mon rôle d’amoureux, et cette hypocrisie de chaque jour était au-dessus de mon courage.

Non, notre amitié mourrait d’une plus courte mort et n’agoniserait pas dans le ridicule et la lâcheté de cette comédie finale ; me croyant vraiment épris, et sincère, Hélène me pardonnerait.


XIV


Le lendemain, je reçus la lettre suivante :


« Mon ami, — car je veux encore vous donner ce nom, — rassurez-vous : je vous ai pardonné. Mais vous m’avez fait un mal irréparable.

» Il faut nous séparer.

» Mon ami, j’ai vu clair en vous, mieux peut-être que vous n’y verrez vous-même. Je ne crois plus à votre amitié ; je ne crois pas à votre amour. Certes, vous êtes sincère ; mais vous prenez pour de la passion un mélange de désir et d’orgueil que je n’ose pas analyser. Cette flamme éteinte laissera des cendres, où vous ne retrouverez rien de votre cœur.

» Aussi ne m’attardé-je pas à vous consoler. Quand vous recevrez ces lignes, peut-être serez-vous déjà guéri. Adieu donc, et pardonnez-moi de n’avoir pas su dissimuler jusqu’au bout. On ne nous sait jamais gré d’une demi-franchise. D’ailleurs, certaines confidences sont dangereuses, de femme à homme. Notre amitié ne comporte pas toutes les indulgences. Et puis, le préjugé est si fort ! Les mœurs, les lois, la religion, l’intérêt même des hommes condamnent les entraînements du cœur. Vous ne les excusez qu’en littérature ; dans la vie réelle, quand vous n’en profitez pas directement, ils vous apparaissent comme une déchéance. C’est notre désertion, à nous : quel tribunal pardonne aux déserteurs ?

» Peut-être avions nous tenté l’impossible ? Peut-être l’amitié entre les sexes différents est-elle tout à fait chimérique ? Peut-être n’existe-t-elle que pour les âmes heureuses qui ont dépassé l’âge de l’amour ?

» Adieu donc. Adieu, malgré les révoltes de votre cœur où subsiste peut-être un reste de l’affection d’autrefois, malgré les révoltes de mon cœur où cette affection, quoique blessée, demeure vivante. L’absence n’implique pas l’oubli. Vous m’avez donné l’illusion d’une amitié incomparable quand je perdais un incomparable amour ; je ne l’oublierai jamais et je vous remercie encore…

» Adieu, une fois de plus, pour longtemps, — pas pour toujours ; nous nous reverrons, j’espère, quand vous aurez des cheveux blancs et moi des cheveux gris.

» HÉLÈNE. »


XV


J’écrivis aussitôt un billet où semblait se résigner un amour que je n’éprouvais pas, mais où pleurait un regret sincère dont l’accent tromperait l’amie trop clairvoyante. J’acceptais le mélancolique rendez-vous qu’elle m’assignait, au seuil de la vieillesse. Je n’essayais pas de discuter son irrévocable et nécessaire décision.

Je restai longtemps pensif, dans la poignante tristesse du mensonge qui déshonorait ses adieux. Persuaderais-je Hélène ? m’absoudrait-elle, la poésie de l’abnégation amoureuse décorant mon souvenir ? Ah ! que je l’avais mal aimée après l’avoir aimée si bien ! Pourquoi n’avais-je pu oublier que j’étais un homme, quand elle n’avait gardé de son sexe que la grâce et la douceur ?

Et je mesurais ma lâcheté, mon impuissance, les revanches imprévues de l’orgueil et de la chair, et la boue où s’engluent nos rêves, condamnés à tendre sans l’atteindre vers le double idéal de la beauté parfaite et du parfait amour.

Paris, 1894.


FIN


TABLE



imprimerie chaix, rue bergère, 20, paris. — 26778 11-00. — Encre Lorilleux).
  1. Mutans Evœ nomen.