L’Onanisme (Tissot 1769)/Article 2/Section 6

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SECTION VI.


Importance de la liqueur séminale.


COMMENT une trop grande émission de semence produit-elle tous les maux que je viens de décrire ? c’est ce que je dois examiner actuellement. On peut réduire ces causes à deux, la privation de cette liqueur, & les circonstances qui en accompagnent l’émission. Le détail anatomique des organes qui la séparent, les conjectures plus ou moins probables sur la façon dont se fait cette séparation, les observations sur les qualités sensibles, seroient autant d’objets déplacés dans cet ouvrage. Il ne s’agit que de prouver son utilité par les témoignages des Médecins les plus respectables, j’en ai déjà rapporté quelques-uns, & de déterminer ses effets sur le corps. La section suivante sera destinée à l’examen des effets que doivent produire les circonstances qui accompagnent l’émission.

Hippocrate a cru qu’elle se séparoit de tous le corps, mais sur-tout de la tête. La semence de l’homme vient, dit-il, de toutes les humeurs de son corps, elle en est la partie la plus importante. Ce qui le prouve c’est la foiblesse qu’éprouvent ceux qui en perdent par l’union charnelle, quelque petite que soit la dose qu’ils en perdent. Il y a des veines & des nerfs qui de toutes les parties du corps vont se rendre aux parties génitales ; quand celles-ci se trouvent remplies & échauffées, elles éprouvent un prurit, qui se communiquant dans tout le corps, y porte une impression de chaleur & de plaisîr ; les humeurs entrent dans une espece de fermentation, qui en sépare ce qu’il y a de plus précieux & de plus balsamique, & cette partie, ainsi séparée du reste, est portée par la moelle de l’épine aux organes génitaux[1]. Galien adopte ces idées. Cette humeur dit-il, n’est que la partie la plus subtile de toutes les autres, elle a ses veines & ses nerfs qui la portent de tout le corps aux testicules[2]. En perdant la semence, dit-il ailleurs, on perd en même temps l’esprit vital ; ainsi il n’est point étonnant qu’un coït trop fréquent énerve, puisqu’il prive le corps de ce qu’il a de plus pur[3]. Le même auteur nous a conservé dans son histoire de la Philosophie, les opinions de différents Philosophes anciens sur ce sujet : qu’on me permette de les rapporter ici. Aristote, dont les ouvrages physiques seront estimés tant qu’on connoîtra le prix des observations, & le mérite & la difficulté qu’il y a à en ouvrir la carrière, l’appelle l’excrément du dernier aliment, (ce qui signifie en termes plus clairs, la partie la plus perfectionnée de nos alimens,) qui a la faculté de reproduire des corps semblables à celui qui l’a produit. Pythagore dit que c’est la fleur du sang le plus pur. Alcmœon son élève, Physicien & Médecin distingué, l’un des premiers qui aient connu l’importance de disséquer les animaux, & celui des Philosophes payens qui paroît avoir eu les idées les plus vraies de la nature de l’ame, Alcmœon, dis je, la regardoit comme une portion du cerveau, & il n’y a que deux ou trois ans, qu’un Médecin célèbre a adopté & amplifié ce systême ; il indique les partages par lesquels le cerveau va aux testicules, qu’il regarde comme des ganglions, & non pas comme des glandes, & c’est par la dissipation du cerveau qu’il explique tous les phénomènes de l’épuisement vénérien.

Platon envisageoit cette liqueur comme un écoulement de la moelle de l’épine. Démocrite pensoit comme Hippocrate & Galien. Epicure, cet homme respectable, qui a connu mieux que personne que l’homme n’étoit heureux que par les plaisirs, mais qui en même temps a fixé ces plaisirs par des règles que le héros chrétien ne désavoueroit pas ; Epicure dont la doctrine a été si cruellement défigurée & dénigrée par les Stoïciens, que ceux qui ne l’ont connue que par leur canal s’y sont laissé surprendre, & ont pris pour un débauché, dit M. de Fénélon, un homme d’une continence exemplaire, & dont les mœurs ont toujours été très-réglées, j’ajouterai, dont les principes sont la censure la plus sévere des dogmes de ses prétendus sectateurs modernes, qui ne connoissant de lui, que son nom, en abusent indignement pour autoriser des systêmes d’infamie, qu’il abhorreroit, & dont les sages, qui aiment le vrai, ne doivent pas permettre qu’on déshonore la mémoire, si tant est que des gens perdus puissent déshonorer quelqu’un ; Epicure, dis-je, regardoit la semence comme une parcelle de l’ame & du corps, & fondoit, sur cette idée, les préceptes qu’il donnoit de la conserver soigneusement.

Quoique plusieurs de ces sentiments différent, en quelque chose, tous prouvent combien l’on a cru cette humeur précieuse.

L’on a demandé, est-elle analogue à quelqu’autre humeur ? Est-elle la même, que ce liquide, qui, sous le nom d’esprits animaux, parcourt les nerfs, concourt à toutes les fonctions un peu importantes de la machine animale, & dont la dépravation produit une infinité de maux, si fréquents & si bizarres ? Pour répondre positivement à cette question, il faudrait connoître intimement la nature de ces deux humeurs. Nous sommes loin de ce degré de connoissance, & nous n’avons à proposer que d’ingénieuses & de probables conjectures.

L’on comprend aisément, dit M. Hoffman, comment il y a un rapport si étroit entre le cerveau & les testicules ; puisque ces deux organes séparent, du sang, la lymphe la plus subtile & la plus exquise, qui est destinée à donner la force & le mouvement aux parties, & à servir même aux fonctions de l’ame. Aussi il est impossible, qu’une dissipation trop abondante de ces liqueurs ne détruise pas les forces de l’ame & du corps[4]. Le liquide séminal, dit-il ailleurs, se distribue comme les esprits animaux séparés par le cerveau, dans tous les nerfs du corps : il paroît être de la même nature ; de-là vient, que plus on en dissipe, moins il se sépare de ces esprits. M. de Gorter est dans la même idée : le sperme est la plus parfaite & la plus importante des liqueurs animales, la plus travaillée, le résultat de toutes les digestions ; son intime rapport avec les esprits animaux prouve, que, comme eux, elle tire son origine des humeurs les plus parfaites[5]. En un mot il paroît par ces témoignages, & par une foule d’autres qu’il seroit inutile de citer, que c’est une liqueur extrêmement importante, qu’on pourroit appeller l’huile essentielle des liqueurs animales, ou plus exactement peut-être l’esprit recteur, dont la dissipation laisse les autres humeurs foibles, &, en quelque façon, éventées.

Quelle que soit, dira-t-on, l’importance de cette humeur, puisqu’elle est déposée dans ses réservoirs, de quel usage peut-elle être au corps ? L’on accorde, qu’une trop grande évacuation des humeurs qui circulent actuellement dans les vaisseaux, qui par-là même, fournissent à la nutrition, telles que le sang, la sérosité, la lymphe, &c, doit affoiblir ; mais il est plus difficile de comprendre comment une humeur, qui ne circule plus, qui est isolée, peut produire cet effet. Je réponds d’abord, que des exemples semblables, & trop fréquents pour n’être pas généralement connus, auroient dû prévenir cette objection. Il n’y a personne qui n’ait vu, qu’une évacuation de fait pour me borner à celle-ci, quoique médiocre & peu longue, affoiblit, a un point dont les influences se sont quelquefois ressentir pendant le reste de la vie, une nourrice dont la santé n’est pas vigoureuse, & que la plus robuste succombe au bout d’un certain terme. La raison en est sensible : en vuidant trop souvent les réservoirs destinés à recevoir quelque liqueur, l’on détermine les humeurs, par une suite nécessaire des loix de la machine, à y affluer en plus grande abondance : cette sécrétion devient excessive ; toutes les autres en souffrent, surtout la nutrition, qui n’est qu’une espece de sécrétion ; l’animal languit & s’affoiblit. Mais, en second lieu, il y a pour la semence une réponse, qui n’a pas lieu pour le lait : le lait est une liqueur simplement nutritive, dont la trop grande sécrétion ne nuit qu’en diminuant trop la quantité des humeurs : la semence est une liqueur active, dont la présence produit des effets nécessaires au jeu des organes, qui cesse, si on l’évacue : une liqueur, par-là même, dont l’émission superflue nuit par un double endroit. Je m’explique : il est des humeurs, telles sont la sueur & la transpiration, qui abandonnent le corps au moment où elles sont séparées des autres humeurs, & expulsées des vaisseaux de la circulation. Il en est d’autres, telle est l’urine, qui, après cette séparation & cette expulsion, sont retenues pendant un certain temps dans des réservoirs destinés à cela, & donc elles ne sortent, que quand elles sont en assez grande quantité pour exciter, sur ces réservoirs, une irritation, qui les force méchaniquement à se vuider. Il en est de troisiemes, qui sont séparées & retenues, comme les secondes, dans des réservoirs, non point dans la vue d’être, du moins entièrement, évacuées ; mais pour acquérir, dans ces réservoirs, une perfection qui les rend propres à de nouvelles fonctions, quand elles rentrent dans la masse des humeurs. Telle est, entre plusieurs autres, la liqueur génitale. Séparée dans les testicules, elle passe de-là par un canal assez long, dans les vésicules séminales, & est constamment repompée par les vaisseaux absorbants, &, de proche en proche, rendue à la masse totale des humeurs. C’est une vérité que l’on démontre par bien des preuves ; une seule suffit. Dans un homme sain, la séparation de cette liqueur se fait continuellement dans les testicules ; elle se rend dans ses réservoirs, dont l’étendue est très-bornée, & ne peut peut-être pas en contenir tout ce qui se sépare dans un jour ; cependant il est des hommes continents qui n’en évacuent point pendant des années entières. Que deviendroit-elle si elle ne rentroit pas continuellement dans les vaisseaux de la circulation ? Rentrée qui est extrêmement facilitée par la structure de tous les organes qui servent à la séparation, à la route & à la conservation de cette humeur. Les veines y sont beaucoup plus considérables que les arteres, & cela dans une proportion qui ne se trouve point aussi grande ailleurs[6]. Aussi il est probable que ce repompement ne se fait pas seulement dans les vésicules séminales, mais qu’il a déjà lieu dans les testicules, dans les épididymes, qui sont une espece de premier réservoir adhérent aux testicules, & dans le canal déférent, qui est celui par lequel la semence va du testicule à la vésicule séminaire.

Galien avoir sçu que les humeurs s’enrichissent de la semence retenue, quoiqu’il en ignorât le méchanisme : Tout en est plein, dit-il, chez ceux qui ne commercent pas avec les femmes ; l’on n’en trouve pas chez ceux qui se livrent souvent à ce commerce. Il se donne ensuite beaucoup de peine pour découvrir comment une petite quantité de cette humeur peut donner autant de force au corps ; enfin il décide, qu’elle est d’une vertu exquise, & qu’ainsi elle peut communiquer tres-promptement de sa force à toutes les parties du corps[7]. Il prouve ensuite par plusieurs exemples, qu’une petite cause produit souvent de grands effets, & conclut enfin : Est-il donc étonnant que les testicules fournissent une liqueur propre à répandre une nouvelle vigueur sur tout le corps ? Le cerveau produit bien les sensations & les mouvements, & le cœur donne aux artères la force de battre ! Je finirai cette section par rapporter ce que dit de la semence l’un des plus grands hommes de ce siécle. La semence est gardée dans les vésicules seminaires jusqu’à ce que l’homme en fasse usage, ou que les écoulements nocturnes l’en privent. Pendant tout ce temps-là, la quantité qui s’y en trouve, excite l’animal à l’acte vénérien ; mais la plus grande quantité de cette semence, la plus volatile, la plus odorante, celle qui a le plus de force, est repompée dans le sang, & elle y produit, en y entrant, des changements bien surprenants ; la barbe, les poils, les cornes ; elle change la voix & les mœurs ; car l’âge ne produit pas dans les animaux ces changements, c’est la semence seule qui les opère, & on ne les remarque jamais dans les eunuques[8].

Comment la semence opere-t-elle ces effets ? c’est là un de ces problèmes dont la solution n’est peut-être pas encore mûre. Ce qu’on peut cependant dire, avec beaucoup de probabilité, c’est que cette liqueur est un stimulus, un éguillon qui irrite les parties qu’il touche ; son odeur forte, & l’irritation évidente qu’elle exerce sur les organes de la génération, ne laissent aucun doute là-dessus, & l’on comprend que ces particules âcres, étant continuellement repompées & remêlées aux humeurs, aiguillonnent légerement, mais sans interruption, les vaissaux qui, par-là même, se contractent avec plus de force ; leur action sur les fluides est plus efficace ; la circulation est plus animée ; la nutrition plus exacte ; toutes les autres fonctions se font d’une manière plus parfaite ; quand ces secours manquent, plusieurs fonctions ne se développent jamais ; c’est le cas des eunuques[9], toutes se font mal.

Il se présente ici une question assez naturelle ; c’est, pourquoi les eunuques n’éprouvent pas les mêmes maux, que ceux qui s’épuisent par les débauches vénériennes ? il n’est guère possible de répondre exactement à cette question, qu’à la fin de la section suivante.

  1. De Genitura, Foëf. p. 231.
  2. De Spermate, l. 1, c. 1. t. 8, p. 215.
  3. De Semine, l. 1, c. 25, t. 1, p. 1282.
  4. Même endroit, Cas. 101, p. 293.
  5. De perspiratione insensibili, c. 17, §. 5, p. 219. En 1710 le Docteur G. A. Jacques soutint à Paris une These sur cette question : An humorum prœstantior semen ? &, suivant l’usage, il répondit affirmativement.
  6. J’adopte ou je parois adopter ici le systême commun que les veines ordinaires absorbent ; dans le systême de M. Hunter, qui croit que l’absorption ne se fait que par les veines lymphatiques, les parties génitales sont également propres à une très-grande absorption, puisque les vaisseaux de cette espece y sont très abondants.
  7. De semine, l. i, c. 34, t. i p. 1279.
  8. Haller, prim. lin. phys. §. 790. L’on peut consulrer sur ces matières Wharton de glandulis, Russel de œconomia naturæ in glandul. morb. p. 92. Semeider de regressu feminis ad massam samguineam. Supplém. aux actes des Sçavans de Leipsic, t. 5. p. 252, & une foule d’autres auteurs physiologistes.
  9. Ceux qui voudront lire un tres bon ouvrage sur ces hommes imparfaits, doivent se procurer Withoe de castrasis.