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L’Ondine de Capdeuilles/10

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 196-204).


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M. de Montluzac, à son retour d’Autriche, s’était rendu à Naples pour y compléter certaines études nécessaires à un ouvrage en préparation, comme il l’avait écrit à son cousin de Torbannes. Il essayait d’oublier dans le travail la trop chère image. De Dinard, il avait peu de nouvelles. Mme de Liffré n’aimait pas écrire, et d’ailleurs son existence et celle de son petit-fils avaient toujours été trop séparées, moralement surtout, pour qu’il s’établît jamais une correspondance entre eux. Odon avait reçu d’elle un mot, au début de son séjour à Naples, puis une carte de Roselyne, en réponse à la sienne. Quelques mots insignifiants… Où étaient-elles, les lettres charmantes, si ingénument tendres de la petite Rosey ? Mais cela valait mieux ainsi. Elle commençait à l’oublier, sans doute. Elle allait dans le monde, disait-elle. Là, elle voyait des jeunes gens, très empressés autour d’elle, et peut-être, déjà, l’un d’eux avait-il fait impression sur son jeune cœur…

À cette pensée, Odon frémit de douleur, et ses lèvres s’appuyèrent sur la signature — une signature de pupille correcte : « Votre petite cousine reconnaissante. — Rosey. »

Ce fut en un moment où le souvenir poignant et douloureux le dominait plus impérieusement que Mme de Sauroy apparut. Tout d’abord, cette rencontre qu’il savait fort bien n’être pas due au hasard, l’impatienta, l’irrita même. Il fut froid, railleur. Pepita ne parut pas s’en apercevoir. Elle l’invita à venir prendre le thé à son hôtel. Il y alla, puis y retourna. Près de cette jeune femme, dont il méprisait la coquetterie et connaissait la médiocre valeur morale, mais qui était intelligente, souple et passionnée, il voulait s’étourdir, chercher à oublier Roselyne. Pepita triomphait. Elle avait retrouvé son flirt, et elle ne désespérait pas d’arriver à lui faire partager les sentiments qui l’animaient elle-même, à son égard.

Mais l’oubli ne venait pas, pour Odon. À tout instant, rejetant dans l’ombre le visage ambré de Pepita, ses lèvres trop rouges, ses yeux sombres et hardis, lui apparaissaient le ravissant visage de Roselyne, sa petite bouche d’un dessin délicat, son sourire délicieux, ses yeux éclairés d’une si pure lumière, d’une tendresse profonde et doucement ardente. Il la revoyait avec ce petit bonnet de velours brodé, garni de ruchettes de tulle, tel qu’on en portait au printemps dernier, et qui enlaidissait presque toutes les femmes. Elle, au contraire, semblait adorablement jeune et charmante là-dessous. Il le lui avait dit, et elle avait ri, gaiement, en répliquant : « Je suis très contente de vous plaire ainsi. »

Pauvre petite chérie !

Pepita trouvait parfois M. de Montluzac bien distrait, ou d’une ironie froide qu’elle redoutait plus que tout. Mais elle l’avait toujours connu d’humeur fantasque, inaccessible à l’émotion, se raillant volontiers de l’amour, et elle ne se dissimulait pas que cette conquête, difficile à faire, le serait plus encore à conserver.

Un soir, en revenant avec lui de Sorrente, où ils avaient passé la journée, Mme de Sauroy lui dit :

— J’ai reçu un mot de la comtesse Borelska. Elle est au château de Seurres, où l’on s’amuse énormément, paraît-il. Votre jeune cousine a beaucoup de succès. M. de Sombreval et lord Holwill, entre autres, sont parmi les plus empressés.

Elle le regardait du coin de l’œil, guettant jalousement un signe d’émotion. Car elle craignait encore que cette trop jolie pupille n’eût fait quelque impression sur lui.

Mais il répondit avec beaucoup de tranquillité :

— Ah ! vraiment ? Cela ne m’étonne pas, du reste.

Pepita, satisfaite, convint généreusement :

— Elle est en effet fort gentille. Vous la marierez vite, et très bien.

— Évidemment… La comtesse vous cite-t-elle d’autres noms, parmi les hôtes de mes cousins de la Roche-Bayenne ?

Mme de Sauroy commença aussitôt une énumération. Il l’écoutait avec un apparent intérêt. Mais sa souffrance venait de se réveiller avec une intensité poignante. Les yeux plongés dans la lumière ardente du golfe, il ne voyait plus que Roselyne, entourée, courtisée, aimée.

Aimée… Sa petite fée… Un autre l’emporterait, un autre en serait le maître, s’enivrerait de sa grâce, de sa délicate tendresse… Cet autre-là, il le haïssait d’avance.

L’automobile déposa Mme de Sauroy à son hôtel. En quittant Odon, elle demanda :

— Alors, à demain ?… Nous irons à Gaëte, comme c’était convenu ?

— Oui, c’est cela. À demain.

Le sourire enjôleur de Pepita fut perdu pour lui. Il remonta en voiture sans jeter un coup d’œil sur la jeune femme qui demeurait au seuil du hall, offrant à la lumière du couchant son beau visage ardent. Jusqu’à son hôtel, il resta enfoncé en un angle de l’automobile, le front sur sa main. Il songeait : « Je voudrais savoir si elle m’aime encore… ou si elle en aime un autre. Je voudrais savoir si elle a changé, depuis que je ne l’ai vue. Elle va dans le monde, maintenant. Déjà, elle a dû perdre quelque chose de sa charmante ignorance. Ce n’est plus, sans doute, la même petite Rosey. Mais il le fallait bien. »

Dans son appartement, son valet de chambre lui remit le courrier. Apercevant une lettre de sa grand’mère, il l’ouvrit avec un peu de hâte. Mme de Liffré parlait d’abord de ses cousins de la Roche-Bayenne, de leur hospitalité charmante, comme toujours. Puis elle ajoutait :

« Notre petite Rosey devient de plus en plus jolie. C’est, en tout cas, l’avis du clan masculin. Je m’attends, d’un jour à l’autre, à recevoir plusieurs demandes en mariage. Lord Holwill, entre autres, est absolument pris. Il a de sérieuses qualités, et une grosse fortune. Je crois qu’il rendrait Rosey fort heureuse. Enfin, nous verrons cela, le moment venu.

« Roselyne reste toujours simple, un peu timide, aisément effarouchée. Il est vrai qu’il y a parfois de quoi, avec la liberté d’allures et de propos de quelques-unes de ces dames. J’aurais été toute semblable à son âge. Mais par exemple, moi, j’étais coquette. Elle pas du tout. Et je n’ai pu encore lui donner le goût du monde. Il me semble même qu’elle est moins gaie, depuis que je l’oblige à se distraire un peu plus. Singulière petite nature ! Mais comme elle sait se faire aimer ! Je vous avoue qu’elle me manquera beaucoup, pendant le temps qu’elle passera chez son curé. Je m’étais trop bien accoutumée à ses petites attentions, à sa grâce, à son joli rire. Celui-ci, cependant, est moins fréquent maintenant. Est-elle fatiguée ? À mes questions, elle répond négativement. Mais je la trouve un peu pâlotte, un peu amaigrie. L’air de son Capdeuilles lui fera peut-être du bien.

« Nous allons avoir mardi une fête charmante, ici. Marguerite a combiné un programme superbe. Entre autres numéros, l’apparition d’un groupe d’ondines aura, je crois, le plus grand succès. Marguerite m’a tellement tourmentée pour que Roselyne en fasse partie, qu’il a fallu céder enfin. Rosey ne voulait pas. Elle ne s’est rendue qu’à mes instances. J’ai écrit aussitôt à Sordel qui lui a combiné une toilette merveilleuse. Je lui mettrai ma parure de nénuphars, qui me fit tant de jalouses, jadis, à un bal chez la princesse de Metternich. Ce sont des diamants, mais pour un travestissement, Rosey peut en porter. Elle sera idéale, ainsi. Il est vraiment dommage que vous ne puissiez assister à cette fête, mon cher Odon… »

M. de Montluzac jeta la lettre sur la table. La colère contractait son visage et allumait une flamme dans ses yeux sombres. Il murmura :

— Ma petite Roselyne ainsi exposée à l’admiration de tous !… Ah ! non, pas cela !

Il attira à lui une formule télégraphique. Sans un instant de retard, il allait envoyer l’interdiction absolue que Roselyne concourût à ce numéro…

Il s’interrompit aux premiers mots. Quel jour avait lieu cette fête ?… Il regarda la lettre… Mardi. C’était demain. La dépêche arriverait au matin. Tout serait prêt. Quel effet produirait-elle ? Pour lui, personnellement, peu lui importait ce que l’on dirait là-dessus. Mais ne trouverait-on pas qu’il était un peu exagéré dans sa sollicitude pour sa jeune cousine ? Il savait si bien ce que pouvaient imaginer la jalousie féminine et les curiosités mondaines, toujours prêtes à se jeter sur la moindre apparence ! Maintenant surtout, on ne ménagerait pas Roselyne, puisqu’elle était si admirée. Eh bien, alors, il allait partir, se rendre à Seurres. En prenant le train ce soir, il pouvait arriver… Et il serait là, il la verrait aussi, lui, comme les autres, il la protégerait, discrètement, s’il en était besoin…

Un peu de fièvre martelait son cerveau. Il songeait : « J’ai tort… Je vais à une souffrance plus grande, ou à la capitulation. » Mais l’homme énergique qui avait toujours su endiguer la passion, était sans force cette fois devant cet amour qui ravivait en son cœur la jeunesse, l’idéal, tant de pures et douces choses qu’il croyait mortes à jamais, depuis si longtemps !

Il sonna son valet de chambre, donna ses ordres pour un départ immédiat… Au moment de quitter l’hôtel, il se souvint tout à coup qu’il devait se rendre le lendemain à Gaëte, avec Mme de Sauroy. Sur une carte, dans le hall, il écrivit un mot d’excuse, prétextant une affaire qui l’appelait à Paris. Puis il monta en voiture, l’esprit déjà bien loin de Pepita, et tout occupé de l’image chérie qu’il allait revoir.