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L’Ondine de Capdeuilles/9

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 181-195).


ix


« … Dans ma dernière lettre, cher monsieur le curé, je vous parlais longuement de la villa où nous habitons, et qui appartient à mon cousin, de Dinard, que j’aime beaucoup, de la mer qui est si belle et que je ne me lasse pas de contempler. Aujourd’hui, pour répondre à votre désir, je vous ferai part de mes impressions au sujet des personnes que je vois ici, je vous dirai à quoi je m’occupe, quelles sont mes distractions. Celles-ci sont nombreuses — et pas toujours dans mes goûts. Il avait été convenu, entre Mme de Liffré et Odon, que je continuerais ici la même vie tranquille qu’à Paris. Mon cousin paraît peu pressé de me voir faire mon entrée dans le monde. Mais la duchesse est d’un autre avis. Cependant, dans les débuts de notre séjour ici, elle me laissait libre d’agir à ma guise, c’est-à-dire de me promener, de travailler bien paisiblement avec Mme Berfils, de paraître seulement au salon à l’heure du thé. Puis, elle a voulu que je me rende à une garden-party. Ensuite j’ai dû accepter d’aller retrouver, au tennis et au golf, des jeunes filles dont j’avais fait la connaissance. Maintenant, il faut que j’assiste à presque toutes les réunions mondaines, qui se multiplient en ce moment.

« Votre sauvage petite Rosey n’a guère changé, monsieur le curé. Tout cela ne lui plaît pas beaucoup. Le tennis, cependant, me paraît agréable. Je commence à jouer passablement, et je dois devenir très forte dans peu de temps, si j’en crois lord Holwill, un jeune Anglais charmant qui m’a donné des leçons avec une complaisance extrême.

« Presque tout le monde est très aimable pour moi, d’ailleurs. J’ai retrouvé ici des personnes déjà vues à Paris, entre autres la comtesse Borelska, dont je vous ai parlé. C’est une bonne personne, mais quel genre elle a ! Mme de Liffré, pas très difficile cependant, en est offusquée. Elle a refusé l’autre jour de me laisser emmener par elle en automobile, et après elle m’a dit : « Marthe n’est pas possible comme chaperon, elle vous ferait trop remarquer. »

« Tout ce monde pense surtout à s’amuser. Il me semble, à moi, que ces amusements-là doivent être bien ennuyeux, à la longue !

« Savez-vous ce que c’est qu’un flirt, monsieur le curé ? Hier, comme je revenais vers Mme de Liffré, après la partie de tennis, la comtesse Borelska m’a dit en riant :

« — Votre flirt est décidément le plus fort joueur de tout Dinard, mademoiselle. »

« Je la regardais, ne comprenant pas. Alors, elle éclata de rire…

« — Comment, vous ignorez ce que c’est qu’un flirt ?

« — J’ai entendu ce mot, deux ou trois fois, mais je ne sais ce qu’il signifie… »

« Elle rit encore, et, baissant la voix, elle me dit :

« — Cela signifie que lord Holwill vous adore, et vous quitte le moins possible, dès que vous êtes là. »

« Je suis devenue très rouge, et puis, sans rien dire, je me suis assise près de Mme de Liffré. J’étais très ennuyée. Est-ce sot, dites, tout cela ?

« Oh ! monsieur le curé, je ne croyais pas qu’on pût voir tant de choses… en entendre… Il paraît que c’est la vie. Mme de Liffré le dit, et Mme Berfils aussi. Moi, je ne connaissais rien… Et j’étais bien plus tranquille, alors.

« Je vais être très gênée avec lord Holwill, maintenant. C’est vrai qu’il était toujours là, dès que j’arrivais, et nous causions beaucoup ensemble. D’autres jeunes gens, et tous ces messieurs en général sont aussi très aimables. Certaines de ces dames également. Mais pas Mme de Sauroy, dont je vous ai parlé dans une de mes lettres. Peut-être devine-t-elle qu’elle me déplaît beaucoup. Elle est jolie, mais si coquette ! Figurez-vous que, parfois, je rougis pour elle ! Il me semble que j’aimerais mieux mourir plutôt que d’avoir ces allures, ces toilettes, ces regards. Elle vient assez souvent à l’heure du thé, chez Mme de Liffré. Celle-ci ne l’aime guère non plus. Mais elle connaît beaucoup Odon, et s’informe toujours si nous avons de ses nouvelles.

« Mon cousin voyage en Autriche, comme je vous l’ai déjà dit. Il écrit fort peu. C’est son habitude, assure Mme de Liffré. J’ai reçu un mot de lui, très bon toujours, et je lui ai répondu. »

Arrivée à ce point de sa lettre, Roselyne s’interrompit. Son menton s’appuya sur la main qui, tout à coup, frémissait un peu. Sous leurs cils baissés, les yeux tristes jetèrent un long regard distrait vers l’horizon d’un gris doux, vers la mer au souple balancement.

Comme il l’oubliait, sa petite Rosey ! Une lettre, une seule lettre, depuis tout ce grand mois ! Et elle y avait cherché vainement la tendresse fraternelle qui la réconfortait si doucement, quand il lui écrivait naguère, à Capdeuilles. Il prenait le ton d’un tuteur très sérieux, certainement affectueux, mais un peu distant. Et cela semblait si étrange, si douloureux à Roselyne !

Elle se leva, ouvrit un petit coffret ciselé, une délicate merveille que lui avait offerte M. de Montluzac, et y prit une photographie. C’était celle d’Odon. Il la lui avait donnée un jour, sur sa demande, en échange de la sienne que Mme de Liffré venait de faire faire. Depuis qu’il n’était plus là, elle la regardait chaque jour. Il lui semblait que la bouche, un peu ironique, allait s’entr’ouvrir en un de ces sourires qu’il avait naguère, pour sa petite fée, et que ses yeux si beaux s’arrêtaient sur elle, en caresse tendre. Ses yeux de Sarrasin, comme disait M. de Capdeuilles. Roselyne les aimait tant ! Et comme ils étaient doux pour elle, toujours !

Mais qu’avait-il donc ? Pourquoi ce changement, depuis quelques mois ?

Elle cherchait vainement. Avec un soupir, elle rangea la photographie dans le coffret et enferma la lettre commencée pour le curé de Capdeuilles. Car maintenant, il lui fallait s’habiller pour se rendre au tennis de lady Rowning. Après cela, elle accompagnerait Mme de Liffré au thé de la princesse Drosini. Puis, ce soir, elle assisterait à une comédie de salon chez Mme Ellson, la riche Américaine.

Cette vie mondaine à laquelle l’initiait Mme de Liffré ne l’enthousiasmait pas, loin de là. L’admiration, les empressements dont elle était l’objet l’effarouchaient, sans lui causer de plaisir. Au milieu de ces étrangers, femmes sourdement malveillantes, hommes trop aimables, elle avait une impression de douloureux isolement. Quelle différence si Odon était là ! Elle se sentait toujours tellement protégée, près de lui !

Quand elle arriva au tennis de Lady Rowning, presque tous les joueurs habituels s’y trouvaient. Mme de Sauroy s’entretenait avec lord Holwill. À la vue de Roselyne, elle dit à demi-voix, avec un sourire :

— Voilà votre flirt, je vous laisse tout à lui.

L’Anglais dit avec chaleur :

— Délicieuse, n’est-ce pas ?

— Certes ! Et je vous souhaite de tout cœur qu’elle devienne lady Holwill. Oh ! de tout cœur !

En elle-même, elle acheva :

— Pourvu qu’elle me laisse Odon, je lui abandonne le reste de l’univers.

Roselyne jouait sans entrain, aujourd’hui. Elle fit perdre la partie à lord Holwill, qui d’ailleurs n’en parut aucunement contrarié. Il lui demanda :

— Vous semblez fatiguée, mademoiselle ?

— Oui, un peu.

— Voulez-vous que nous allions nous reposer là-bas ?

Là-bas, c’était une charmille isolée. Roselyne dit simplement, en désignant le quinconce où se tenaient assis quelques spectateurs : mères, dames de compagnie ou joueurs au repos :

— Je crois que nous serions très bien ici.

Il réprima un léger mouvement d’impatience. Cette délicieuse Roselyne avait des effarouchements adorables ; mais il aurait voulu, peu à peu, l’apprivoiser, et s’assurer la préférence de ce jeune cœur dont bien d’autres, autour de lui, tentaient déjà la conquête.

Il objecta :

— Nous serions mieux là-bas.

— Oh ! non, je ne crois pas. Il fait très bon sous ces arbres.

Il n’osa insister. Tous deux s’assirent, non loin d’un groupe composé de Mme de Sauroy, de la comtesse Borelska et de deux jeunes gens, dont l’un, M. de Colrennes, était assez intime avec Odon. De sa place, Roselyne voyait le beau visage ambré de Pepita, ses lèvres si bien carminées, ses yeux noirs savamment allongés. Un immense chapeau d’un vert audacieux l’enveloppait d’ombre. Elle riait, en penchant la tête, et un étrange collier fait de pierres glauques reliées par des chaînettes d’or glissait à chacun de ses mouvements, sur l’épiderme mat et lisse de son cou.

Roselyne écoutait distraitement lord Holwill, qui lui racontait une partie de chasse dans l’Inde. Elle revoyait Mme de Sauroy, un jour, dans le salon de la duchesse, à l’heure du thé. C’était un après-midi d’avril. Odon entrait pour demander un renseignement à sa grand’mère. Il s’asseyait quelques instants et causait avec la baronne. Celle-ci avait ce même collier, qui glissait ainsi dans l’ouverture ronde du corsage que laissait voir la jaquette de fourrure rejetée en arrière. Ces pierres bizarres avaient attiré le regard de Roselyne. Puis bientôt, celle-ci n’avait plus vu que les yeux de Pepita, les yeux ardents qui s’attachaient à M. de Montluzac, qui lui souriaient et semblaient lui dire hardiment : « Vous seul, ici, existez pour moi. »

Roselyne se souvenait d’avoir éprouvé, alors, un indéfinissable malaise, prolongé encore après le départ de Mme de Sauroy. Son antipathie pour cette jeune femme s’était augmentée, depuis ce moment, sans qu’elle en eût presque conscience. Parfois, en parlant à table d’une réunion à laquelle il avait assisté, Odon, énumérant quelques invités, disait : « Il y avait aussi Mme de Sauroy. » Et Roselyne, avec un étrange serrement de cœur, revoyait la belle Espagnole aux yeux enjôleurs, près du marquis de Montluzac ironique et gai, tel qu’il était ce jour-là dans le salon de Mme de Liffré, en lui parlant.

La voix claire de la comtesse Borelska s’éleva…

— Voyons, monsieur de Colrennes, avez-vous des nouvelles de cet insaisissable Montluzac ?

— Non, pas directement. Mais Torbannes a reçu une carte de lui. Il projette de passer le mois de septembre à Naples.

— Tiens, quelle idée ! Il la connaît, Naples ! Il l’a battue et rebattue.

— Il paraît qu’il a commencé un ouvrage qui demande un petit séjour là-bas.

— Ah ! bon, c’est une autre question !… Ses Récits sarrasins étaient quelque chose de ravissant. N’est-ce pas, madame ?

Pepita répéta de sa voix pleine, bien timbrée :

— Ravissant !

Elle abaissait un peu ses paupières mates. Un sourire entr’ouvrait ses lèvres, les relevait légèrement sur les dents longues et blanches. Le collier glissa autour du cou élégant, et les pierres étranges parurent d’un bleu ardent, pendant quelques secondes.

Roselyne détourna les yeux. Un frisson l’agita. Lord Holwill s’interrompit en demandant avec sollicitude :

— Vous avez froid, mademoiselle ?

— Non, je vous remercie… mais il est temps que je rentre, pour m’habiller, car je dois me rendre avec Mme de Liffré chez la princesse Drosini.

— J’aurai le très grand plaisir de vous y retrouver.

Elle murmura quelques mots, elle ne savait quoi. Son regard revenait irrésistiblement à cette femme aux yeux mi-clos, qui souriait toujours, mystérieusement.

La mi-septembre approchait maintenant. Mme de Liffré se préparait à quitter sa villa pour se rendre au château de Seurres, chez ses cousins de la Roche-Bayenne. Roselyne et Mme Berfils devaient l’y accompagner. La jeune fille passerait là une quinzaine de jours, puis sa dame de compagnie la conduirait à Capdeuilles, où elle resterait un mois ou deux, selon l’humeur d’Adèle.

Odon se trouvait à Naples, comme l’avait dit son ami de Colrennes. Un mot sur une carte en avait averti Mme de Liffré. Puis une autre carte arriva, un jour, à l’adresse de Roselyne. Quelques mots affectueux, des recommandations de se bien soigner, l’annonce d’un bijou qu’il avait trouvé joli, et qu’il lui envoyait…

« Ma chère enfant… »

Elle avait emporté la carte et elle la relisait au jardin, dans sa retraite favorite, une charmille taillée en portique, le long d’une petite terrasse dominant la mer. Aujourd’hui, il y avait réunion intime chez la duchesse. Roselyne, souffrant beaucoup de la tête depuis le matin, avait obtenu de n’y paraître que plus tard, ou même pas du tout, si elle se trouvait trop fatiguée. Et elle s’était réfugiée sur cette terrasse, au bas de laquelle un chemin taillé dans le roc, bordé de tamaris, longeait la mer.

« Ma chère enfant… »

Le vent agitait la charmille, autour d’elle. Un soleil pâle éclairait la mer, un peu houleuse, et qui se nuançait de bleu sombre, de bleu ardent, de vert glauque, selon le caprice de la lumière et des nuées. Des senteurs de sel passaient dans l’air, qui était doux, attiédi par ce rayon de soleil.

Roselyne pensait : « Il m’appelait autrement, jadis. Il ne m’aime plus comme avant. »

Elle appuyait son bras au rebord de pierre de la terrasse, et de sa main, elle soutenait sa tête lasse. Comme elle aspirait au moment où elle serait près de son cher vieux curé ! En ces milieux mondains, bien des choses la froissaient, d’autres, non comprises, à peine soupçonnées, l’effrayaient. Elle avait besoin d’être rassurée, d’entendre la parole autorisée, toute paternelle, qui apaiserait son âme inquiète.

Dans le silence, un bruit de pas et de voix se fit entendre. Roselyne songea : « Pourvu qu’on ne me dérange pas ! » Mais non, ceux qui venaient se trouvaient dans le petit chemin, en contre-bas. Il faisait partie de la propriété de Mme de Liffré, et les intimes s’en servaient comme raccourci.

Roselyne se recula un peu, après avoir reconnu la comtesse Borelska et son amie intime, Mme Ellson. Toutes deux se rendaient chez la duchesse. Celle-ci aurait peu de monde, car déjà il y avait eu de nombreux départs. Mme de Sauroy avait quitté Dinard dans les premiers jours de septembre, au secret contentement dé Roselyne. Elle allait en Provence, chez une amie, avait-elle dit. Après cela, elle était invitée dans plusieurs châteaux, pour la saison des chasses. On ne la verrait plus jusqu’à l’hiver… Et Rosey poussa un soupir de soulagement à cette pensée.

En bas, dans le sentier, un rire étouffé se fit entendre, puis la voix de Marthe, nerveuse, ironique…

— Mais, ma chère, ce n’est pas vrai du tout ! Mme de Seillannes m’écrit qu’elle l’a vue à Naples.

— À Naples ?

— Mais oui, à Naples, où se trouve le marquis de Montluzac. Elle a eu une déception terrible, en apprenant qu’il ne venait pas à Dinard, cette année. J’étais là, et je l’ai bien compris, Alors, elle veut prendre sa revanche. Elle l’aime follement. Lui… je n’en sais rien. On ne sait jamais rien, avec Odon.

— Elle doit être bien habile ! Et elle est fort belle, on ne peut le nier.

— Belle et terriblement coquette. J’ai dans l’idée qu’Odon l’épousera. Il a bien dit un jour qu’il ne voulait pas se marier avant la quarantaine, et qu’il n’admettait que le mariage de raison. Mais bah ! quand l’occasion passe, on la saisit ! Et l’atmosphère napolitaine aidant, les beaux yeux de Pepita arriveront peut-être à lui tourner un peu la tête.

Quelques mots, prononcés par l’Américaine, se perdirent dans le vent. Puis le rira de Marthe résonna de nouveau, amusé, railleur…

— Elle ? C’est une enfant… une enfant ravissante, je n’en disconviens pas. Mais voyez-vous un homme de son âge, de son caractère, s’embarrassant de cette petite fille ? Il s’est diverti un moment à jouer le parfait tuteur, mais je le soupçonne déjà d’en avoir assez. Il aime le changement, Montluzac, et ses caprices ne se comptent plus…

Elles s’éloignèrent, leurs voix devinrent indistinctes, puis s’évanouirent.

Roselyne restait appuyée au rebord de pierre. Elle avait froid, tout à coup, et elle frissonnait. Cependant le soleil était toujours là, clair et doux. Mais elle ne le voyait plus. Une ombre descendait sur ses yeux, et elle se trouvait dans les ténèbres.

Son cœur battait à coups désordonnés. Elle y posa la main, machinalement, pour le comprimer. Une douleur immense l’envahissait, en flot subit.

Odon… Mme de Sauroy. Ils s’aimaient. Maintenant, elle comprenait… Et Pépita deviendrait sa femme…

Mais oui, elle comprenait tout ! La lumière se faisait soudainement. Pepita avait avoué à M. de Montluzac le peu de sympathie que lui inspirait Roselyne, et Odon, désireux de ne pas lui déplaire, préparait doucement sa cousine à l’expulsion de l’hôtel de Montluzac, pour le jour, sans doute prochain, où il y amènerait la nouvelle marquise.

La femme d’Odon !

Roselyne frissonna plus fort. Son front retomba sur la pierre, dont la fraîcheur le pénétra.

Il l’aimait.

Roselyne avait entendu parler de l’amour, depuis quelque temps. Mais elle ne savait trop encore ce que c’était, au juste. Dans une révélation soudaine, elle le voyait maintenant, entre Odon et Pepita, vainqueur, dominant tout… rejetant bien loin la pauvre petite cousine devenue importune. Elle se rappelait les yeux de l’Espagnole, ces grands yeux hardis et brûlants, attachés sur Odon. Et son sourire… son inquiétant sourire…

Le front charmant s’appuya plus fort à la pierre, et s’y meurtrit. Roselyne gémit doucement :

— Mon Dieu, je vous en prie, faites que je rejoigne bientôt grand-père, puisqu’« il » ne veut plus de moi, puisque je le gêne, maintenant.