L’Ondine de Capdeuilles/12
xii
Vers deux heures, le lendemain, M. de Montluzac entra dans le petit salon qui faisait communiquer les chambres occupées par Mme de Liffré et Roselyne, dans une aile du château de Seurres. La vieille dame se trouvait seule, à son grand déplaisir. Elle avait fort bien compris, la veille, que son petit-fils était irrité au dernier point. Or, tout en contenant sous des apparences courtoises le sang ardent et l’esprit dominateur de la vieille race mi-française, mi-sarrazine dont il sortait, Odon, en de rares occasions d’ailleurs, se laissait aller à de froides colères, plus redoutées que la violence. Mme de Liffré, qui avait vu tant de sombre mécontentement dans ses yeux, quand il avait pris congé d’elle, hier soir, tremblait presque à la pensée de cet entretien.
Mais aucun reproche nouveau ne sortit de ses lèvres. Il informa seulement sa grand’mère qu’il venait d’écrire au curé de Capdeuilles, et que Roselyne partirait probablement dans quelques jours.
— Elle a grand besoin de retrouver une existence plus tranquille. Cette vie mondaine ne lui est favorable en aucune façon.
Mme de Liffré en convint volontiers. Aujourd’hui, moins que jamais, elle était disposée à contredire son autoritaire petit-fils. Elle lui adressa encore quelques questions, à propos de ce séjour de Roselyne à Capdeuilles, puis elle demanda :
— Lord Holwill ne vous a pas parlé, ce matin ?
— Parlé ? Si, nous avons causé de chevaux, Sombreval, lui et moi, pendant une demi-heure.
— Je veux dire parlé à vous seul, au sujet de Roselyne… Hier, il m’a dit qu’il l’aimait, qu’il n’avait pas de plus vif désir que de la voir devenir sa femme. Je lui ai répondu qu’il devait s’adresser à vous, naturellement.
M. de Montluzac dit brièvement :
— C’est bien, nous verrons cela.
Mme de Liffré hasarda :
— Ce serait un très beau mariage pour elle.
Odon, sans paraître entendre, se leva en demandant :
— Roselyne est-elle ici, grand’mère ?
— Non, elle est sortie avec Mme Berfils.
— Ah !… Eh bien, à ce soir, grand’mère. Je vais fumer une cigarette dans le parc, et ensuite, j’irai faire une partie de golf.
Mme de Liffré, qui le regardait avec attention, demanda :
— Êtes-vous fatigué, mon enfant ?
— Moi ? Non. Pourquoi ?
— Je vous trouve changé, amaigri.
Il eut un léger mouvement d’épaules.
— C’est possible. Mais je n’y attache aucune importance.
— Cela vous va bien, d’ailleurs. Vos yeux paraissent plus grands encore, et plus profonds.
Il retint un geste d’impatience. Il la reconnaissait bien toujours, l’incurable frivolité de cette aïeule qui n’avait jamais compris l’âme de son petit-fils, l’âme ardente, orgueilleuse, mais avide d’affection et tellement sensible à la souffrance que pour ne plus la sentir jamais, elle s’était faite dure, glacée, presque mauvaise.
Il sortit dans le parc, en évitant habilement quelques groupes qui flânaient, à cette première heure de l’après-midi. Machinalement, il alluma une cigarette, tout en avançant. Une longue allée s’étendait devant lui. Là-bas, une petite porte donnait sur un sentier conduisant plus directement au village. Roselyne et Mme Berfils prendraient sans doute ce raccourci, pour revenir…
Oui, les voilà qui arrivaient, précédées du lévrier russe de M. de Montluzac, qu’il avait laissé en partant à sa cousine. Roselyne portait un tailleur de drap blanc et un chapeau noir gracieusement retroussé. Elle avait, aujourd’hui, repris quelque peu de son apparence de petite fille. Du moins, c’était l’impression d’Odon, tandis qu’il la regardait avancer avec un secret ravissement.
Au visage pâli de Roselyne, une vive teinte rose était montée, à la vue de son cousin. Aussi lui dit-il, quand il fut près d’elle :
— Vous avez bonne mine, Rosey. Cette petite course vous a fait du bien.
Elle déclara avec simplicité :
— Je suis toujours mieux quand je reviens de l’église.
Mme Berfils ajouta avec un sourire :
— Si je ne lui rappelais l’heure, elle ne s’en irait jamais.
— Voilà qui fera plaisir à votre vieux curé, Rosey ! Il verra que nous ne lui avons pas endommagé l’âme de sa petite paroissienne.
Roselyne demanda vivement :
— Est-ce que j’irai bientôt à Capdeuilles ?
— Mais oui. Je désirais précisément vous parler à ce sujet… Si vous n’êtes pas fatiguée, voulez-vous que nous allions jusqu’au rond-point ?
— Très volontiers.
— Eh bien, j’emmène ma cousine, madame. Elle vous retrouvera tout à l’heure.
Roselyne eut un mouvement léger, ses lèvres s’entr’ouvrirent comme pour une protestation. Mais elle n’osa pas la formuler. Silencieusement, elle se mit à marcher près d’Odon. Celui-ci, du coin de l’œil, la regardait. Non, décidément, elle n’avait pas bonne mine, cette pauvre petite Rosey. Sa soirée d’hier devait l’avoir beaucoup fatiguée. Un cerne entourait ses yeux, et au coin des lèvres, Odon croyait remarquer un petit tremblement nerveux.
Doucement, il prit la main de la jeune fille et la glissa sous son bras.
— J’ai écrit ce matin à votre curé, Rosey, et dès que j’aurai la réponse, vous partirez pour Capdeuilles.
Elle dit d’une voix tranquille :
— Je vous remercie beaucoup. Il me sera bon de me retrouver là-bas.
— Vous vous déplaisiez ici ?
— Sincèrement, oui. Non que je ne reconnaisse la parfaite amabilité de tous à mon égard. Mais les goûts, les habitudes de la plupart des hôtes de Mme de la Roche-Bayenne sont trop différents des miens.
Elle ajouta, avec un sourire léger :
— Je ne serai toujours qu’une petite campagnarde.
Il se mit à rire. Son regard ne la quittait pas, admirant la souple élégance de cette jeune taille, la ligne pure du profil, la blancheur délicatement satinée du teint.
— Une campagnarde dont beaucoup de ces dames peuvent envier l’allure, le charme, le goût si sûr, digne de la petite patricienne que vous êtes.
Il sentit que la main de Roselyne frémissait un peu, sous son bras. Une teinte de pourpre montait de nouveau au visage de la jeune fille. Autrefois, elle ne rougissait pas quand il lui parlait sur ce ton… Mais était-il bien sûr, d’abord, qu’il n’eût pas un accent particulier, maintenant, un accent tout autre que celui de naguère, quand il s’adressait à la petite cousine qu’il croyait chérir comme une sœur ?
Ils marchèrent sans parler, un long moment. Puis Roselyne dit d’une voix hésitante :
— J’ai vu que vous fumiez, tout à l’heure. Il ne faudrait pas vous gêner pour moi. Vous savez que j’aime l’odeur du tabac.
— Oui, je le sais, Rosey. Je n’ai pas oublié vos goûts, croyez-le. Mais je fume moins maintenant.
Elle se souvint tout à coup que Mme de Sauroy avait dit un jour : « J’ai grand’peine à m’accoutumer à l’odeur du tabac. Je me force parfois à la supporter, mais j’emporte toujours de l’expérience un fort mal de tête. » Sans doute, Odon voulait lui éviter ce désagrément, et se prêtait aimablement à une concession.
Un petit frisson la secoua. Elle fit un mouvement pour retirer sa main. Mais Odon la retint fortement.
— Qu’avez-vous, Rosey ? Il y a peut-être un peu trop de fraîcheur, sous ces arbres ?
— Oh ! non, pas du tout !
— Retournons sur nos pas… Vous disiez que vous ne vous plaisiez guère, ici ? N’y a-t-il donc personne que vous regrettiez particulièrement ?
Son regard observait avidement la physionomie de la jeune fille. Mais quelle idée avait-elle de tenir baissés, presque constamment, ses cils magnifiques ! On ne pouvait décidément plus voir jusqu’au fond de ses yeux, comme autrefois.
Roselyne répéta :
— Que je regrette particulièrement ? Mais non. Je vous le dis, on a été aimable pour moi, très aimable. Certaines personnes me sont sympathiques. Mais toutes sont beaucoup trop mondaines pour mes goûts.
— Cependant, il en est un qui… Tenez, ma grand’mère me parlait tout à l’heure de lord Holwill, qui souhaite vous épouser. Que pensez-vous de lui ?
Il s’arrêtait, en adressant cette question d’une voix qu’il réussissait à maintenir calme. Il s’arrêtait pour mieux saisir l’impression produite par cette demande. Car il voulait savoir si Rosey avait au cœur un autre amour.
La teinte de pourpre s’accentua à peine sur le joli visage qui n’avait pas tressailli. Les yeux continuèrent de se dérober sous l’ombre des cils foncés, qui les faisaient si profonds et mystérieux. Roselyne dit avec tranquillité :
— Il est charmant, je le crois bon et assez sérieux. Mais je n’ai pas du tout l’idée de me marier. Je suis beaucoup trop jeune.
Il respira plus légèrement.
— C’est tout à fait mon avis… Cependant, si lord Holwill… ou un autre de ces messieurs vous avait plu particulièrement, il faudrait me le dire, Rosey. Je suis presque votre tuteur, et vous avez toujours eu confiance en moi.
Elle secoua la tête. Il vit ses lèvres frémir un peu. Mais elle répondit avec la même tranquillité :
— Je n’ai vraiment rien à vous dire à ce sujet, Odon. Lord Holwill m’est plus sympathique que les autres, parce qu’il me paraît plus sérieux. Mais c’est tout. Et je ne songe pas du tout au mariage.
Elle se remit à marcher. Près d’elle, Odon restait silencieux. Cette nouvelle Rosey le déroutait. Naguère, elle avait accueilli par un éclat de rire la demande d’Hubert de Liffré. Aujourd’hui, elle restait d’un calme déconcertant. En commençant de connaître la vie, avait-elle donc perdu sa spontanéité, sa simplicité confiante ? Quel mystère se cachait en ce cœur, qui devenait un cœur de femme ? À quoi songeait-elle ?… À qui ?
Il se le demandait avec angoisse, en la regardant avancer à son côté d’un pas souple et glissant. Avait-il trop bien réussi à la guérir de son amour pour lui ? Sans cela, elle le lui eût laissé voir ingénument, comme autrefois. Tandis qu’elle était si tranquille, et presque froide ! Que s’était-il donc passé ?
Les questions se pressaient sur ses lèvres. Mais un sentiment bien inaccoutumé le paralysait. L’orgueilleux et hardi Montluzac se sentait étrangement gêné près de cette enfant silencieuse, devenue pour lui une énigme. Il voulait lui parler, essayer de connaître sa pensée, et il n’osait, craignant de laisser déborder cet amour dont il sentait en lui le battement fougueux, craignant sur tout, peut-être, le mystère de cette pensée que Roselyne semblait lui refuser de lire dans son regard, comme autrefois.
Le lévrier, bondissant à ce moment vers son maître, vint quêter une caresse que M. de Montluzac lui donna d’une main distraite. Roselyne demanda :
— Est-ce que vous me permettrez d’emmener Attila à Capdeuilles ?
— Mais certainement. Il vous appartient, Rosey. Par exemple, il gênera peut-être un peu, au presbytère ?
— Oh ! je crois bien ! Adèle ne le supporterait pas. Mais je le laisserai au château. Christophe le soignera parfaitement, et je le verrai tous les jours.
— Comment vous arrangerez-vous, avec Mme Berfils ? Y a-t-il de quoi la loger au presbytère ?
Roselyne secoua négativement la tête.
— Non, c’est impossible. Il faudra qu’elle revienne, après m’avoir accompagnée. Mme de Liffré m’a dit qu’elle la garderait, comme dame de compagnie, jusqu’à mon retour.
— Mais vous vous ennuierez, toute seule, à Capdeuilles ?
— Non, je ne crois pas.
— En rentrant à Paris, je vais voir un architecte pour la restauration du château. L’année prochaine, vous pourrez l’habiter avec Mme Berfils, et vous serez ainsi délivrée de cette insupportable Adèle.
Roselyne eut un sourire contraint.
— Pendant un mois ou deux, elle ne dira rien. Mais si je restais plus longtemps, ce serait autre chose.
— Fort heureusement, cette éventualité n’est pas à envisager. Vers la fin d’octobre, Mme Berfils ira vous chercher et vous ramènera près de ma grand’mère.
De nouveau, le silence tomba entre eux. Odon se disait : « Que ferai-je alors ? Je ne pourrai plus vivre ainsi près d’elle… » Roselyne songeait en frissonnant : « Il sera peut-être marié. Alors je ne pourrai plus rester. Je sens que cette femme me déteste. Et lui ne m’aimera plus comme avant, jamais. Je les gênerais, et je souffrirais trop. »
À l’extrémité de l’avenue, un groupe apparut. Doucement, Odon laissa retomber la main de Roselyne. Il avait reconnu Mme de Révillet, lord Holwill et Robert de la Roche-Bayenne.
La marquise chuchota à l’oreille de ce dernier :
— Voyez donc, Montluzac en promenade sentimentale avec sa délicieuse cousine ! Et elle lui donnait le bras. C’est tout à fait tendre !
Robert ne put retenir une légère grimace.
— Oui, ça va mal pour nous, Holwill. Ils font un couple superbe. Ce mâtin de Montluzac avait bien besoin d’arriver en fâcheux, pour nous couper l’herbe sous le pied.
L’Anglais, en fronçant les sourcils, murmura :
— Il avait son flirt à Naples. Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?
Robert dit mélancoliquement :
— Nous mettre tous d’accord, mon cher. Nous étions plusieurs prétendants à la main de Mlle de Salvagnes, et celle-ci ne semblait témoigner de préférence à aucun de nous. Il en est autrement pour son beau cousin, si nous en croyons le témoignage de nos yeux.
Holwill grommela :
— Ce n’est pas un mari pour elle.
— Sans doute est-il d’un autre avis que vous, mon bon ami. À moins qu’il ne s’agisse encore que d’un simple flirt. Mais un flirt avec une créature ravissante comme celle-ci, il me semble, par ma foi, que cela doit toujours conduire à l’amour !
Les deux groupes se rejoignirent, fusionnèrent. Sous l’ombre fraîche des vieux arbres, tous revinrent dans la direction du château. Odon s’entretenait distraitement avec Mme de Révillet. Mais son regard ne quittait guère l’élégante silhouette de femme qui, un peu devant lui, s’avançait entre Robert et lord Holwill. Roselyne était calme, souriante, telle qu’il l’avait vue hier soir, quand elle écoutait ses admirateurs et leur répondait. Mais sa gaieté d’enfant semblait avoir disparu. M. de Montluzac pensa : « Je n’avais pas tort de retarder pour elle l’instant où elle commencerait de connaître le monde. Là voilà toute changée, ma petite fée. »