L’Ondine de Capdeuilles/13
xiii
Le curé de Capdeuilles, sa soutane retroussée, achevait d’attacher des tuteurs à ses chrysanthèmes. Ses doigts engourdis par les rhumatismes le rendaient lent à cette besogne, et, à tout instant, la ficelle échappait, ou la baguette de bois tombait. Enfin, les plantes émancipées se trouvèrent dûment retenues, et le vieillard, s’épongeant le front, vint s’asseoir près de la maison, après avoir retiré ses sabots auxquels s’attachaient des plaques de terre humide.
« Je n’ai décidément plus de forces, songea-t-il en croisant sur sa soutane ses grosses mains noueuses. Mes jours sont comptés, la faiblesse m’envahit de plus en plus. Je ne m’en inquiéterais pas, si ce n’était ma petite Roselyne. »
Roselyne… Pauvre enfant ! Il l’avait compris bien vite, le secret de ce cœur virginal. Déjà, il en avait eu l’intuition, cet hiver, en recevant les lettres où elle lui parlait de son cousin Odon, « tellement bon pour elle, et dont les yeux étaient si doux qu’on voudrait les regarder toujours. » Cette phrase, surtout, avait frappé le curé, en l’inquiétant beaucoup. Il s’était un peu rassuré, plus tard, quand Roselyne lui avait appris que M. de Montluzac voyageait, et qu’elle ne le voyait plus bien souvent. Allons, le marquis tenait sa promesse, il s’arrangeait, comme il l’avait dit, pour demeurer éloigné de sa jeune cousine. Celle-ci, dans ses lettres, ne parlait presque plus de lui, au grand contentement du prêtre… Mais elle n’était pas depuis trois jours au presbytère qu’il devinait ce secret que la jeune fille ignorait encore — ou, du moins, dont elle ignorait le nom véritable.
Ce qu’il avait redouté s’était produit. Roselyne aimait son cousin. Il se répétait qu’il ne pouvait rien empêcher, qu’après sa mort qu’il sentait prochaine, M. de Montluzac aurait pris la tutelle et recueilli de même la jeune fille sous son toit. Néanmoins, il se reprochait de l’avoir laissé partir. Ici, à Capdeuilles, elle aurait eu encore une année tranquille, une année de paix enfantine.
Il est vrai qu’il y avait ce gros Veuillard, qui tournait tout autour d’elle, depuis son retour. En vérité, c’était un grand malheur pour elle d’être si jolie ! Elle avait appris à son vieux curé qu’on l’avait demandée en mariage, et qu’elle avait refusé. Il avait hoché la tête en disant :
— Il est vrai que vous êtes très jeune. Mais dans votre situation isolée, ma pauvre petite, vous avez besoin d’avoir le plus tôt possible un foyer, une protection.
Oui, la voir mariée, c’était là maintenant tout le désir du vieillard. La veille, en revenant de dire sa messe, il avait été pris d’une crise d’étouffement qui l’avait effrayé. Aussi, ce matin, s’était-il réjoui en recevant un mot du marquis de Montluzac qui l’informait de sa visite pour ce soir même, en le priant de n’en rien dire à Roselyne, et même d’éloigner la jeune fille, si possible, car il désirait avoir avec lui un entretien confidentiel. Il fallait que, de cet entretien, sortît un changement dans la situation de Roselyne, car il était impossible qu’elle continuât d’habiter sous le même toit que son cousin. Celui-ci l’avait d’ailleurs compris déjà, comme en témoignait sa conduite depuis quelques mois.
Ainsi songeait le vieux prêtre, tandis que le jour déclinait dans le jardin silencieux tout parfumé de l’odeur des poires mûres et des feuilles mourantes. Au seuil de la salle, Attila, le lévrier, sommeillait, dédaigneux du chat qui le considérait avec défiance. Tout à l’heure, il s’en irait avec sa jeune maîtresse vers le château. Roselyne allait revenir, calme, souriante, toute prête à entourer d’attentions son vieux curé. Mais elle pâlissait, maigrissait, et ne riait plus qu’avec effort. Parfois, le prêtre surprenait dans son regard une expression de douleur profonde, qui transformait cette jeune physionomie. Et il pensait : « Pourvu qu’elle puisse l’oublier ! Mais il faudrait qu’elle ne le revît pas. »
Attila se redressa tout à coup. Une porte s’ouvrait, se refermait, un pas léger glissa sur le parquet bien ciré de la salle. Roselyne apparut. Elle donna une caresse au chien et s’approcha du vieux prêtre qui avait souri en l’apercevant.
— J’ai été un peu longtemps, monsieur le curé. Mais je viens de chez Guillemine, et elle m’a retardée, pauvre bonne vieille, en me racontant des histoires de sa jeunesse.
— Comment va-t-elle ?
— Ni mieux ni plus mal. Elle m’a demandé de revenir demain, parce que, prétend-elle, sa nuit est toujours meilleure quand elle m’a vue.
— Tous les pauvres d’ici vous aiment, Roselyne.
Elle dit avec simplicité :
— Moi aussi, je les aime bien. Et savez-vous à quoi je pense, monsieur le curé ? C’est que je ne me marierai pas, pour pouvoir mieux m’occuper d’eux.
— Oh ! oh ! c’est une grosse détermination, ma fille ! Il faudra laisser au temps le soin de la mûrir.
Le visage pâle frémit légèrement.
— Je voudrais que ce fût décidé bientôt, au contraire. Je n’ai pas du tout envie de me marier. Mlle Céleste disait l’autre jour que les Oblates de Terrelosse recevaient des jeunes filles qui, sans prononcer de vœux, voulaient se préparer au service des pauvres, aux soins des malades. Je pourrais me retirer là, qu’en dites-vous, monsieur le curé ?
— Nous verrons cela, ma chère enfant… un peu plus tard. Maintenant, si vous devez aller au château, partez vite. Je n’aime pas vous savoir sur la route quand le jour baisse.
— Je voudrais bien dîner là-bas, pour voir le clair de lune sur l’étang. Vous savez combien j’aimais cela, monsieur le curé ?
— Oui, petite rêveuse. Mais moi, je ne l’aime pas beaucoup pour vous. Enfin… ce soir, je permets. Vous vous ferez accompagner par Christophe, au retour ?
— Oui, c’est convenu, monsieur le curé. À ce soir.
Elle mit sa main dans celle du prêtre, qui la serra doucement, et s’éloigna. Le vieillard la suivit des yeux. Il songeait avec tristesse : « C’est décidément sérieux, pauvre petite. La voilà qui ne veut plus se marier ! Je ne peux pourtant pas demander à M. de Montluzac de l’épouser ! S’il le faisait par pitié, ayant peut-être quelqu’autre attachement, ce serait encore plus terrible que tout pour ma pauvre Rosey. Et puis, il s’avoue lui-même complètement sceptique, de cœur sec, d’habitudes frivoles — et peut-être pires. Il peut avoir été un cousin excellent, vraiment délicat et généreux, et n’être qu’un mari détestable.
Le vieillard soupira, en passant la main sur son front. Ah ! qu’elle lui donnait du souci, la pauvre chère petite fille ! Et comme ce serait délicat, tout à l’heure, de faire comprendre au marquis de Montluzac qu’il devait s’arranger pour ne plus la revoir, de longtemps du moins !
La lune commençait de s’élever au-dessus des bois de Capdeuilles, quand Roselyne sortit du château. Attila, enfermé dans le salon, gémit doucement. Mais la jeune fille ne voulait pas l’emmener, ce soir. Il lui semblait plus doux d’être seule, dans le grand silence de la nuit.
Tout à l’heure, elle venait de parcourir le château, la chère demeure où demeurait si vivant le souvenir de l’aïeul. Dans le salon, elle s’était assise près de la petite table ronde à dessus de marbre. Là, elle avait revécu les jours passés… Mais toujours, près du grand-père, elle revoyait une haute silhouette masculine, un beau visage aux yeux souriants qui caressaient, attiraient et retenaient à jamais. Où qu’elle allât, d’ailleurs, ce souvenir ne la quittait pas. Ici, dans cette allée, elle était passée avec lui, en revenant de l’étang. Tous deux avaient regardé le vieux logis mélancolique et ruiné…
Elle se détourna et jeta un coup d’œil sur le château. Dans la discrète clarté d’une lune voilée, il perdait son apparence vétuste ; seules apparaissaient ses belles lignes élégantes, la grâce harmonieuse de ses pilastres et de ses fenêtres cintrées. Les charmilles s’étendaient en masses sombres, dans cette nuit claire et tranquille. Un parfum d’herbe mouillée et de feuilles mortes glissait dans la fraîcheur de l’air, autour de Roselyne immobile, perdue dans sa contemplation.
On allait le restaurer, le vieux château. Odon en ferait une merveille. Et puis, un jour, il y amènerait sa femme. La belle Pepita serait maîtresse en ces lieux où, jadis, avait vécu heureuse Roselyne, la petite ondine.
Elle appuya la main contre sa poitrine. N’allait-elle pas étouffer de souffrance ? Non, elle ne voulait plus penser à cela. Il lui semblait qu’elle haïssait cette femme, et c’était si mal, si mal !
Le long des allées herbeuses, entre les parterres aux contours indistincts et les miroirs d’eau morte où la lune se reflétait, elle avança lentement, petite ombre noire glissant dans cette clarté, sans bruit. Elle passa sous la voûte de l’allée, entre les bosquets éclairés par cette pâle lumière mystérieuse, d’un bleu argenté. Tout au bout, elle vit devant elle l’étang.
Elle s’approcha de la berge. Là, près de cette souche d’arbre, elle dormait, quand Odon était venu. En s’éveillant elle l’avait vu, debout devant elle, la considérant avec un regard un peu énigmatique. Puis aussitôt il avait souri, et elle avait aimé ses yeux.
Elle s’assit sur l’herbe, en s’appuyant à ce même petit monticule contre lequel sa tête se reposait, ce jour-là. Comme cette pauvre tête la faisait souffrir, ce soir ! Ses cheveux lui semblaient d’un poids insupportable. Elle enleva les épingles, et la merveilleuse chevelure se répandit sur ses épaules, en ondes légères que frôlait la brise du soir.
Quelle reposante tranquillité ! Elle resterait ici une demi-heure, puis elle irait chercher Christophe pour la reconduire au presbytère. Pauvre bon curé, il ne fallait pas risquer de l’inquiéter ! Il était maintenant le seul qui l’aimât, car Odon…
Son front lourd s’appuya sur sa main. Comme elle avait été confiante et heureuse, pendant quelques mois ! Puis ce changement, tout à coup, chez lui… Changement inexpliqué, jusqu’au jour où elle avait appris que Mme de Sauroy l’aimait, qu’elle avait été le rejoindre, et que sans doute ils s’épouseraient. Alors, ses yeux s’étaient ouverts. Avec la connaissance de la vie qui lui venait peu à peu, elle comprenait qu’elle n’était, qu’elle ne serait jamais pour Odon qu’une petite fille, pour laquelle il avait sans doute une affection réelle, mais qu’il trouvait un peu gênante, maintenant qu’il songeait au mariage. Puis la comtesse Borelska n’avait-elle pas dit : « Il aime le changement, Montluzac… » Lui se déclarait profondément égoïste. Sa jeune cousine avait peut-être été une distraction pour lui. Mais maintenant, Mme de Sauroy l’occupait trop pour qu’il eût le loisir de penser à Roselyne. Son silence, depuis qu’elle se trouvait à Capdeuilles, en était une preuve cruelle !
Cette désillusion était affreuse. Il lui semblait que toujours, elle en souffrirait avec cette intensité poignante qui la courbait là, palpitante, comme un pauvre petit être frappé à mort.
Odon ! Les paroles de la comtesse Borelska, d’autres propos, entendus ensuite, à Seurres, le lui avaient laissé entrevoir si différent de l’être presque parfait qu’elle avait imaginé, en son esprit d’enfant innocente ! Elle l’aimait toujours, mais avec crainte, avec un peu d’effroi. Jamais plus, maintenant, elle n’oserait lui confier toutes ses pensées, lui demander conseil en toutes choses, comme elle le faisait l’hiver précédent. Jamais elle n’oserait lui laisser voir son affection si profonde, devenue timide, douloureuse, un peu défiante.
Mais lui-même avait montré qu’il désirait que cette affection ne se manifestât plus. Elle l’avait compris, et s’était préparée à l’attitude nouvelle qui convenait. Par exemple, elle se demandait comment elle avait eu la force de la maintenir, pendant les quelques jours qu’il avait passés à Seurres, en même temps qu’elle. Mais il lui était si insoutenable de penser qu’elle pouvait être une gêne, un ennui pour lui ! Puis elle savait bien que jamais, jamais, elle ne pourrait redevenir à son égard la simple et confiante petite fille d’autrefois.
Certainement, il avait dû la trouver très différente. Mais comme il ne lui en avait pas fait la remarque, il fallait bien penser que cette nouvelle Roselyne lui agréait. Il n’avait d’ailleurs pas cherché à avoir avec elle d’autre entretien seul à seule, comme autrefois avec sa petite fée. Certes, il s’était montré affectueux, très bon toujours. Mais Roselyne avait eu l’impression qu’il s’éloignait d’elle. Et depuis un mois qu’elle était ici, il n’avait écrit qu’une fois, dix mots, tout juste, sur une carte. Depuis, plus rien…
Cette nuit d’automne était d’une douceur merveilleuse. Au-dessus des bois, la lune montait, dépouillée de ses brumes, et répandait sa clarté recueillie sur la verdure sombre des vieilles futaies, sur l’étang aux rides légères, sur la berge où songeait Roselyne. La fraîcheur de la brise se parfumait de l’arôme des fleurs invisibles et des hautes fougères endormies dans la profondeur des sous-bois. Quelques insectes glissaient entre les herbes, regagnant sans doute leur gîte souterrain. Une feuille tombait, tournait un instant et s’abattait sur la berge, ou sur l’eau semblable à une belle nappe d’argent mat. Un oiseau battait des ailes dans un fourré. Puis tout se taisait. Et Roselyne se retrouvait seule dans le grand silence nocturne.
Seule… Ce serait toute sa vie, sans doute. Car elle se sentait un éloignement profond pour le mariage. Il l’effrayait, maintenant. Elle n’aspirait qu’à se retirer en quelque lieu tranquille, à mener une vie calme, tout occupée de charité. Elle ne voulait plus retourner dans le monde. Bientôt, après en avoir parlé avec le vieux curé, elle l’écrirait à Odon. Cette solution serait agréable à M. de Montluzac, certainement. Elle lui enlèverait tout souci pour l’avenir de cette jeune cousine dont il se croyait tenu de s’occuper, parce qu’il en était le parent.
De l’allée par laquelle, tout à l’heure, elle était venue, surgit une forme blanche. C’était Attila, qui bondit vers elle avec un aboiement de joie.
— Ah ! Christophe t’a laissé échapper, mon bon chien ! Eh bien, nous allons retourner ensemble…
Les mots moururent sur ses lèvres. Un homme sortait de l’allée, s’avançait vers elle, rapidement. Elle murmura :
— Odon !
D’un mouvement machinal, elle se leva. Déjà, il était près d’elle et lui prenait la main.
— Ma petite Rosey !
C’était la voix tendre d’autrefois, et le regard si chaud qu’elle avait désespéré de revoir.
— … Je viens du presbytère, j’ai vu votre vieux curé. Il m’a dit que ma petite fée souffrait. Et moi, justement, je venais lui apprendre que j’étais atrocement malheureux, loin de ma Rosey.
Elle le considérait avec des yeux agrandis par la stupéfaction. Sa main se mit à trembler dans celle qui la tenait si fortement, si doucement aussi. L’émotion trop violente lui serrait la gorge, jetait le désarroi dans sa pensée… Odon, là… Qu’est-ce qu’il voulait dire ?
Odon continuait, d’une voix qui devenait plus basse, plus ardente, toute frémissante de la tendresse passionnée qu’il contenait :
— Je lui ai appris que je vous aimais, Roselyne, que la vie sans vous m’apparaît trop dure, après la joie délicieuse que m’ont donnée votre présence, votre affection, la pure clarté de votre âme. Je veux vous garder toujours près de moi, toujours à moi. Voulez-vous devenir ma femme ?
— Votre femme !
Elle se mit à trembler tout à coup, des pieds à la tête, et elle s’écarta, en retirant sa main de celle du jeune homme. Ses yeux s’attachaient sur Odon avec une expression étrange, où se mélangeaient la stupéfaction, la joie, la souffrance. M. de Montluzac s’écria :
— Qu’avez-vous, Roselyne ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
Elle demanda d’une voix étouffée :
— Vous ne l’épousez donc pas ?
— Qui cela ?
— Mme de Sauroy.
— Mme de Sauroy ? Qu’avez-vous imaginé là ? Qui vous a donné cette idée ?
— J’en ai entendu parler, à Dinard, et aussi à Seurres. On disait qu’elle avait été vous rejoindre, et qu’elle vous aimait beaucoup…
Les mots sortaient avec peine des lèvres tremblantes. Dans les beaux yeux qui s’attachaient sur lui, Odon pouvait lire l’angoisse déchirante. Toute la souffrance de ce jeune cœur lui était révélée dans ce regard.
Il s’avança, et son bras entoura les épaules de Roselyne.
— Il est possible que Mme de Sauroy m’aime, mais moi, je n’ai jamais aimé que vous. Dans ma vie, vous êtes apparue comme une merveilleuse lumière, et aussitôt, il m’a semblé que je devenais moins mauvais. Je sais trop bien que je ne suis pas digne de vous, Roselyne. Voilà surtout ce qui m’empêchait de vous faire connaître mon amour, voilà ce qui me tenait éloigné, depuis quelques mois, dans l’espoir que je pourrais me guérir de cet amour, et que vous, Rosey, vous m’oublieriez… Mais loin de vous, je vous aimais toujours davantage. Je ne pensais qu’à vous, je me désespérais à l’idée que, peut-être, un autre prendrait votre cœur. Ah ! ma pauvre chérie, que me parliez-vous de Mme de Sauroy ! Eût-elle été autre chose à mes yeux qu’une coquette méprisable, comment aurait-elle pu me faire oublier, un seul instant, celle qui est depuis un an la joie de mon âme, celle qui sera l’unique amour de ma vie ?
Elle l’écoutait en frissonnant de bonheur. Ses paupières baissées se soulevaient, laissant voir ses yeux éclairés d’une joie profonde, ses beaux yeux timides et radieux que cherchait un regard de tendresse passionnée.
Odon dit avec ferveur :
— Ma chérie, je voudrais effacer de mon existence toutes les années où je ne vous ai pas connue ! Du moins, les autres seront à vous, et vous me transformerez, pour mon plus grand bonheur, ma Rosey bien-aimée. Tout à l’heure, je le disais à votre bon curé, après lui avoir sincèrement fait part de mes scrupules, de mes combats intérieurs. Il m’a répondu : « Après ce que vous venez de m’apprendre, j’ai toute confiance en vous. Roselyne sera votre salut, et vous… eh bien, mon enfant, je crois que vous la rendrez très heureuse. »
Le jeune visage frémissant s’appuya sur son épaule. Odon, longuement, baisa les cheveux qui frôlaient ses lèvres.
— Est-ce aussi votre avis, Rosey ?
— Oh ! oui !
Elle leva de nouveau les yeux vers lui, et il tressaillit de joie. Voici qu’il la retrouvait, sa petite Rosey toute confiante, et ingénument amoureuse. Ce soir, avec ses cheveux épars, ses merveilleux cheveux semblables, sous la clarté bleuâtre, à de l’or pâle et fluide, elle reprenait son apparence de petite fille, telle que le jour où Odon l’avait vue ici, pour la première fois.
Il murmura :
— Petite fée, que vous êtes jolie !
De nouveau, il revoyait le délicieux sourire tendre sur ses lèvres, dans ses yeux. Pendant un long moment, il la contempla en silence, avec une admiration fervente. Devant eux, le globe blanchâtre de la lune se reposait maintenant sur les frondaisons immobiles qui entouraient d’une couronne sombre l’étang aux eaux luisantes, couleur d’argent bleui. Un souffle d’air humide, chargé de tous les arômes des bois, passa dans la douceur de la nuit. Roselyne fit observer, à mi-voix :
— Il doit être très tard.
— Je ne sais trop. Ce soir, je n’ai pas la notion de l’heure.
— M. le curé va s’inquiéter.
— Il me suivait, je crois. Il ne doit donc pas être très loin. Allons au-devant de lui.
Il mit la main de Roselyne sous son bras, et tous deux revinrent lentement vers le château. Leurs pas glissaient sans bruit dans l’herbe humide, et leurs silhouettes s’estompaient au passage sur l’eau éclairée des petits bassins. Autour des parterres dévastés, les ifs dressaient leurs formes échevelées et sombres, presque funèbres, dans cette nuit claire, silencieuse, qui enveloppait de poétique mystère le jardin abandonné.
— Nous redonnerons à votre Capdeuilles sa beauté d’autrefois, petite ondine, et vous en serez la reine très aimée, très obéie.
Elle dit avec son joli rire frais :
— C’est moi qui vous obéirai toujours. Ce sera tellement bon !
Il l’enveloppa d’un long regard d’amour, en pensant avec une émotion tendre : « Quelle enfant elle est encore, ma petite chérie ! »
À ce moment, le curé atteignait la grille du château. Il essayait de se hâter ; mais que faire avec des jambes qui ne veulent rien entendre ? Et M. de Montluzac devait être depuis longtemps près de Roselyne. Il lui avait échappé, ce diable d’homme, en disant : « Vous me rejoindrez, monsieur le curé. Mais vous comprenez, j’ai tant de hâte de la revoir ! »
Eh ! cette hâte se voyait sans lunettes ! Mais enfin, il eût été plus correct de sa part d’attendre le tuteur, le vieux confident de Roselyne. D’autant mieux qu’il paraissait joliment épris, et que ses yeux, sa voix devaient avoir, quand il parlait d’amour, une éloquence bien grisante pour une petite tête de jeune fille !
Mais ces jambes persistaient à ne vouloir avancer qu’à pas trop lents ! Le vieillard laissait échapper des soupirs de résignation. Au fond, il avait grande confiance en ce jeune homme qui venait, avec une si belle loyauté, de lui montrer ses scrupules, ses luttes, depuis plusieurs mois et qui l’avait fait juge de sa vie, arbitre de son avenir en lui disant : « Voilà ce que j’ai été. Croyez-vous que je puisse demander à Roselyne de devenir ma femme ? »
Certes, il le pouvait, avec tant de regret sincère, tant de mépris pour son existence passée, tant de désir de se transformer pour mériter l’amour de cette petite Roselyne qui avait réveillé en lui des sentiments élevés, des puissances affectives qu’il croyait mortes à jamais. Les défaillances de sa vie étaient le résultat de l’absence presque complète de direction morale, dans son éducation, et il y avait lieu de s’étonner qu’elles n’eussent pas été plus graves. Son scepticisme, déjà touché par les charmantes vertus de Roselyne, ne résisterait pas à l’influence constante d’une femme très aimée. Quant à ses habitudes d’existence trop mondaine, lui-même déclarait qu’il en était las, depuis longtemps, et qu’elles n’avaient été pour lui qu’un moyen de s’étourdir, tant que son cœur restait vide d’affection.
Par ailleurs, il semblait de nature énergique et droite, il était bon, généreux, capable d’une grande délicatesse, comme l’avait montré sa conduite à l’égard de sa jeune cousine. La chère petite aurait en lui le protecteur vigilant qui lui était si nécessaire, et son vieux curé pourrait mourir tranquille.
Maintenant, le prêtre longeait l’allée d’eau, dans laquelle se reflétait la lumière pâle de la nuit. Il pensait : « Que lui dit-il, pendant tout ce temps ? C’est un passionné, sous ses dehors un peu froids. Mais il a pour Roselyne un très délicat respect, et j’espère qu’il n’effarouchera pas cette bonne petite… Ah ! les voici ! »
Ils contournaient le château, et apparaissaient dans la pleine clarté de la lune. Odon, penché vers Roselyne, lui parlait, fort tendrement, à en juger par sa physionomie et par la mine doucement ravie de la jeune fille. Dans cette lumière argentée, elle semblait d’une beauté presque irréelle, la délicieuse ondine, avec sa robe foncée, son visage d’une palpitante blancheur, ses cheveux dénoués que la brise soulevait mollement. Et le vieux prêtre, dont la vue était meilleure que les jambes, fut frappé de l’expression nouvelle qui transformait le regard de sa petite Rosey. Il pensa, avec un mélange de bonheur et d’effroi : « Comme elle l’aime ! Pourvu qu’il sache la rendre heureuse ! »
Dans le silence, la voix de M. de Montluzac s’éleva, chaude, émue, un peu malicieuse :
— Je ne lui ai pas encore donné mon baiser de fiançailles, monsieur le curé ! Je vous attendais. Mais que vous avez été long !