L’Ondine de Capdeuilles/6

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Éditions Jules Tallandier (p. 134-157).


vi


L’existence de Roselyne s’organisa aussitôt, telle que la voulait pour elle M. de Montluzac. Celui-ci, connaissant la frivolité d’esprit de son aïeule, avait prévenu Mme de Liffré qu’il ne voulait pas que la jeune fille entrât, dès l’abord, en contact avec le monde si complètement ignoré d’elle. Un peu plus tard, dans trois ou quatre mois, on verrait à la présenter à quelques-unes des relations de la duchesse, « en choisissant très sévèrement ».

Ces derniers mots parurent ébahir quelque peu Mme de Liffré.

— Comment, c’est vous, Odon, qui êtes strict à ce point ?

Il répondit avec un calme légèrement ironique :

— C’est moi, parfaitement. Je ne veux pas qu’on me gâte trop vite cette petite Roselyne. Tout au plus permettrai-je que, parfois, vous la fassiez venir dans votre salon à l’heure du thé. Ainsi, elle s’initiera peu à peu à quelques menus détails mondains. Mais autrement, elle devra rester dans l’ombre. Et du reste, son grand deuil l’y obligerait, à défaut de ma volonté.

Ce n’était pas Roselyne qui aurait trouvé à redire à cette décision de son cousin ! Déjà, elle avait assez affaire de s’accoutumer à sa nouvelle existence, toute simplifiée que la lui fît Odon. Paris l’effarait, le luxe de l’hôtel de Montluzac, le grand train de vie du marquis et de son aïeule la gênaient encore dans ses habitudes de simplicité.

« Je suis comme un pauvre petit oiseau de campagne dans une cage dorée », écrivait-elle au curé de Capdeuilles. J’admire, mais je me sens un peu étouffée, et je pense toujours à mon cher vieux Capdeuilles, aux jardins, aux bois où j’aimais tant courir, dès l’aube. Ici, il y a bien un petit parc, derrière l’hôtel. Il est charmant, entretenu à merveille, et il paraît que ses pareils sont assez rares à Paris. Mais je n’y retrouve pas la bonne atmosphère de Capdeuilles.

« Enfin, je veux être courageuse, cher monsieur le curé. Et je ne dois pas me plaindre. Odon est tellement bon pour moi ! Il comprend la souffrance de ce dépaysement et s’efforce de l’atténuer, autant qu’il le peut. Il s’est informé, près de ses relations, de bons professeurs, et j’ai commencé cette semaine à prendre des leçons de chant et de piano. Il veut aussi que j’apprenne l’anglais. Je ne demande pas mieux, car j’ai tant besoin de m’occuper beaucoup, pour ne pas trop penser à mon chagrin ! »

Roselyne se promenait chaque jour avec Mme Berfils, soit à pied, soit en voiture. Un peu étourdie d’abord par le mouvement intense, elle s’intéressait cependant à tout avec la vivacité d’impressions qui était un de ses charmes. Un costume de bonne coupe et une jolie toque de crêpe léger avaient remplacé la robe mal taillée, le châle et le chapeau trop lourds condamnés par M. de Montluzac. On la regardait beaucoup, dehors, et Mme Berfils confiait à Mme de Liffré :

— Si ce n’était à cause de sa santé, qui en souffrirait, je l’emmènerais toujours en voiture. Cependant, elle ne cherche pas à se faire remarquer, la pauvre petite ! Mais elle est tellement séduisante, sans le savoir !

Peu à peu, Roselyne s’accoutumait à cette vie nouvelle. Non qu’elle ne pensât bien souvent avec une émotion mélancolique à Capdeuilles, au vieux curé, à la chère tombe pour laquelle Odon, chaque semaine, faisait envoyer des fleurs magnifiques. Mais ses occupations empêchaient qu’elle s’attardât trop aux pensées tristes, et la distrayaient forcément de sa souffrance. Celle-ci, cependant, retrouvait presque l’acuité des premiers jours, à certains moments, par exemple les soirs où il y avait grand dîner à l’hôtel de Montluzac, ou soirée de bridge, car la duchesse continuait de prendre ce qu’elle pouvait de distractions mondaines. En ces occasions, Roselyne dînait dans son appartement avec Mme Berfils. Celle-ci était discrète, attentive, mais trop froide pour la vibrante nature de la jeune fille. La conversation, entre elles, restait quelconque. Après le repas, elles prenaient chacune un livre. Mais Roselyne ne lisait pas. Dans le petit salon orné de meubles ravissants, héritage d’une marquise de Montluzac contemporaine de la reine Marie-Antoinette, elle revivait les soirées passées près du fauteuil de l’aïeul, dans la grande pièce délabrée. Assise sur un siège bas, tout contre lui, elle lisait à haute voix. De temps à autre, la main ridée caressait sa joue ou ses cheveux. Quelquefois, l’hiver, il faisait bien froid dans la pièce mal close, difficilement chauffée. Mais Roselyne avait très chaud au cœur, et cela lui semblait infiniment supérieur à la tiédeur entretenue dans tout l’hôtel par le chauffage central.

Les soirs où Mme de Liffré ne recevait pas, Roselyne demeurait près d’elle, avec Mlle Loyse et Mme Berfils. Un bridge s’organisait, ou bien la jeune fille faisait de la musique. La duchesse lui témoignait déjà beaucoup d’affection. D’ailleurs, qui n’eût été charmé par elle ? M. Alban échappait parfois à ses distractions habituelles pour la regarder sourire, et, sur sa demande, il lui faisait un petit cours d’archéologie, en s’émerveillant de sa vive compréhension. Le vieux cœur de Mlle Loyse, un peu pétrifié par la solitude, s’émouvait au contact de cette jeunesse vivante, de cette grâce tendre et gentiment respectueuse. Roselyne les aimait, ces deux vieillards qui lui rappelaient le cher disparu, et elle trouvait pour eux mille petites prévenances qui les étonnaient et les ravissaient, car dans leur existence de parents pauvres et timides, ils ne les avaient jamais connues.

Mais surtout, Odon était là, avec sa sollicitude de grand frère, avec la douceur réconfortante de son regard qui semblait toujours dire : « Ne craignez rien, petite Rosey, je veille sur vous. » Et il veillait, en effet, très sérieusement. Ainsi, il était fort sévère sur le chapitre des lectures, et le vieux curé, quelque peu inquiet lorsque Roselyne lui avait écrit que M. de Montluzac lui prêtait des livres de sa bibliothèque, aurait été fort rassuré s’il avait pu constater le soin apporté par Odon dans ce choix d’autant plus délicat que Roselyne avait été jusqu’ici tenue à l’écart des réalités de la vie, qu’il importait de ne lui révéler que peu à peu pour ne pas effaroucher la petite âme fraîche, si heureuse dans son innocence.

Dans le salon de musique, une pièce en rotonde au plafond peint par Fragonard, M. de Montluzac venait parfois trouver sa cousine, à l’heure de son étude. Ils faisaient de la musique, en s’interrompant pour parler d’art, de littérature. Ou bien Odon racontait ses voyages, de façon alerte et fine. Il était un conteur délicieux et les instants passaient bien vite en l’écoutant. Puis, quelquefois, sous prétexte de choisir un livre pour Roselyne, ou de lui montrer le dessin de quelque antique monument, il l’emmenait dans son cabinet. Alors, délivrée de la présence de Mme Berfils, elle parlait de son cher passé, de ses heures de tristesse, de tout ce qui occupait son jeune cœur. Avec une confiance ingénue, elle disait à son cousin ses étonnements naïfs de petite fille jusque-là enfermée dans une tour d’ivoire, et qui en descend pour se mêler à la vie habituelle…

— Odon, je trouve les gens bien malhonnêtes, à Paris ! Quand je sors avec Mme Berfils, il y en a qui me regardent dans les yeux. C’est très ennuyeux.

— N’y faites pas attention, ma chère petite. Ce sont des gens mal élevés, en effet.

— Certains, par exemple, sont très polis. Hier, un grand jeune homme blond m’a offert la main pour descendre du métro. Ce matin, nous l’avons croisé dans la rue de Grenelle, et il nous a saluées.

Les sourcils blond foncé qui traçaient un arc élevé au-dessus des yeux d’Odon se froncèrent, jusqu’à se rejoindre.

— Qu’est-ce que vous allez faire dans le métro ? Je ne veux pas de ce genre de locomotion. J’ai mis une automobile à votre disposition, servez-vous-en, tant que vous le voudrez.

— Oh ! c’était par hasard ! Nous étions sorties à pied, et voilà qu’il s’est mis à pleuvoir. Alors, n’ayant pas de voiture sous la main, nous avons pris le métro. Est-ce donc dangereux, Odon ?

— Dangereux… pas plus qu’autre chose. Mais je n’aime pas pour vous…

Et il songeait : « Je devrais lui expliquer mes raisons, l’enlever peu à peu à cette périlleuse innocence d’enfant. » Mais comme le vieux prêtre, comme Mme Geniès, il n’osait pas, il reculait l’heure qui marquerait, pour l’âme blanche de Roselyne, la fin de cette candeur intacte qui le ravissait.

Quand elle était partie, et qu’il revenait travailler à son bureau, il conservait l’illusion de sa présence, il la revoyait dans ce grand fauteuil où elle s’asseyait toujours, en une pose modeste et charmante, avec ses cheveux aux admirables reflets d’or encadrant son délicieux visage, et tombant en torsades souples sur la nuque. Sa jeunesse, la lumière de ses yeux, le charme discret et tendre de son sourire éclairaient toute cette grande pièce somptueuse, qui devenait sombre et lourdement silencieuse quand elle n’était plus là. Odon pensait : « Quel dommage qu’elle ne soit pas ma sœur ! » Cependant il la considérait comme telle. À chaque instant, il lui offrait quelque bibelot précieux, quelque livre, des gerbes de fleurs rares, derrière lesquelles il aimait voir disparaître, le plus joliment du monde, son visage souriant et ses yeux ravis de petite fille heureuse. Il s’informait de son travail, de ses promenades, la grondait tendrement quand elle lui disait qu’elle avait accompagné Mlle Loyse à une messe matinale.

— Vous vous fatiguez, ma chère petite. Allez-y plus tard, c’est bien facile.

— J’aime mieux cette heure-là. Il y a des pauvres femmes qui prient si bien ! Et puis je me figure un peu que je suis dans ma vieille église de Capdeuilles. Laissez-moi continuer, dites, cher Odon ?

M. de Montluzac cédait. On cédait toujours à Roselyne, et il était fort heureux qu’elle n’eût aucune velléité de caprice, qu’elle ne demandât jamais rien que de raisonnable. Les domestiques eux-mêmes subissaient son charme et l’appelaient, tout comme leur maître, « la petite fée ».

Elle grandissait. Cela l’enchantait et l’inquiétait à la fois. Elle confia un jour son ennui à Odon :

— Comprenez-vous, mes robes vont être trop courtes ! Des robes toutes neuves. Et le tailleur n’a pas laissé de quoi les rallonger.

Odon se mit à rire.

— Ne vous désolez pas, Rosey, et faites-vous-en confectionner d’autres. C’est très simple, comme vous voyez.

— Mais si je n’ai pas de quoi les payer ?

— Ne craignez rien, je ne veux pas vous faire endetter. Mais rapportez-vous-en à ce que je dis, et allez largement.

Roselyne, si peu expérimentée qu’elle fût, s’étonnait de cette soudaine aisance. M. de Montluzac avait acheté Capdeuilles cent mille francs, le curé l’avait dit. Certes, cette somme semblait fort considérable à la jeune fille. Néanmoins, elle songeait que les leçons prises avec des professeurs qui comptaient parmi les meilleurs de Paris devaient être cotées un gros prix. Mme Berfils était certainement payée aussi fort cher. Puis il y avait les toilettes, qui sortaient de chez le bon faiseur. Mme de Liffré venait de faire faire à la jeune fille une robe plus élégante, qui coûtait quatre cents francs. Ce prix paraissait énorme à Roselyne, si bien accoutumée à vivre de rien chez son grand-père. En y réfléchissant, elle se disait que trois ou quatre mille francs de rente ne pouvaient suffire à ce train de vie. Elle essaya un jour de traiter cette question avec M. de Montluzac ; mais il l’interrompit avec impatience en disant qu’il détestait parler argent. Et elle se le tint pour dit.

Voici maintenant que commençait le troisième mois du séjour de Roselyne à Paris, et Mme de Liffré, peu à peu, prenait l’habitude de faire appeler la jeune fille, vers cinq heures, pour venir servir le thé quand elle recevait quelque visite. D’abord très intimidée dans ce nouvel office, Roselyne acquérait bientôt de l’aisance — une aisance charmante et toute simple qui n’avait rien de commun avec l’aplomb de quelques-unes des jeunes personnes dont elle faisait ainsi la connaissance. Mme de Liffré reçut force compliments sur sa jolie compagne. Comme son âge ne lui laissait plus aucune velléité de jalousie, elle s’en montrait joyeuse et comblait la jeune fille de gâteries. Roselyne l’en remerciait par des attentions délicates, toutes naturelles à son âme reconnaissante. Elle s’attachait à cette vieille dame que l’infirmité, peu à peu, enlevait à sa vie mondaine pour lui donner un temps de réflexion, avant la mort. Odon lui avait dit un jour : « Ma grand’mère ne s’est jamais occupée de mon frère ni de moi, quand nous étions jeunes. Avant de nous aimer, elle s’aimait elle-même. Voilà pourquoi je n’ai pour elle qu’une affection si limitée. » Et Roselyne, depuis ce moment, considérait avec une compassion mélancolique cette femme qui avait passé près de son devoir, pour suivre l’instinct de son cœur frivole. Elle se disait : « Si au moins, en ses derniers jours, elle revenait aux pensées graves et connaissait le repentir ! »

Un après-midi, Mme de Carols apparut chez la duchesse. Roselyne lui fut présentée. Elle la considéra longuement, d’une façon qui parut gênante à la jeune fille. Puis elle déclara d’un ton légèrement teinté d’ironie :

— Odon ne m’avait pas dit que vous étiez si… enfin que vous étiez ce que vous êtes.

Le sens de la phrase demeura incompréhensible pour Roselyne. Mais ce qu’elle savait bien, c’est que cette grande personne sèche lui était peu sympathique, et elle éprouva une sensation de déplaisir quand la duchesse lui dit qu’elle la voyait généralement assez souvent.

Mme de Carols, de son côté, emportait de sa visite une impression très vive, dont elle fit part à sa fille qu’elle rencontra peu après à une vente de charité.

— Figure-toi une créature ravissante, toute jeune, toute mignonne, ingénue véritable, avec un sourire et des yeux que les hommes jugeront irrésistibles ! Pas l’ombre de coquetterie, pour le moment. Cela viendra bien vite. Et délicieusement habillée, avec cela. J’avoue n’avoir jamais rencontré rien d’aussi séduisant que cette petite fille.

— Oh ! oh ! maman, l’enthousiasme n’est cependant pas votre défaut ! Odon ne vous avait donc pas prévenue ?

— Il m’avait dit simplement : « Ma jeune cousine est charmante, et très enfant. » Oui, elle l’est encore. Mais demain elle sera femme… Et je suppose qu’il ne sera pas le dernier à s’en apercevoir.

— Eh bien, il l’épousera, voilà tout. Il ne sera probablement pas pire que bien d’autres, comme mari.

— Ce serait à discuter. En tout cas, son âge et son allure le rendent, comme tuteur, assez compromettant.

— C’est certain. Et la petite va certainement s’en amouracher… Mais vous m’avez donné l’envie, maman, d’aller voir cette jeune merveille. Il faudra que je fasse bientôt une petite visite à Mme de Liffré.

En sortant le surlendemain du Palais de Glace, Marthe dit à Mme de Sauroy, qu’elle emmenait dans sa voiture :

— Je vais vous laisser chez vous, ma chère, et puis filer chez la duchesse de Liffré. À moins que vous ne vouliez venir avec moi ? Vous verrez la pupille de M. de Montluzac, qui a ébloui ma mère.

Pepita leva ses sourcils bien arqués, dont le crayon avait savamment accentué la courbe.

— La pupille de M. de Montluzac ?

— Vous ignoriez qu’il avait recueilli chez lui une jeune cousine ? Il est vrai qu’il l’a mise sous globe, jusqu’ici. Il avait peur sans doute qu’on la lui enlevât. Cela pourrait bien arriver, en effet, si elle est telle que l’assure ma mère. Je veux dire qu’elle se mariera facilement, surtout ayant quelque fortune, comme Odon l’a laissé entendre.

Le beau visage ambré avait frémi légèrement. Pepita dit avec un sourire forcé :

— J’ignorais tout cela… Elle est vraiment jolie, cette jeune fille ?

— Nous allons en juger par nous-mêmes. Car vous venez avec moi ?

— Mais oui. Rien ne me presse de rentrer… Et je pourrai ce soir dire à M. de Montluzac, qui doit venir nous rejoindre dans la loge de la princesse Drosini, mon opinion sur cette jeune personne et sur le rôle de père de famille assumé par lui.

Roselyne demeura quelque peu abasourdie quand elle vit entrer dans le salon de Mme de Liffré ces deux jeunes femmes dont les toilettes rappelaient ce qu’elle avait vu jusqu’ici de plus osé, dans ses courses à travers Paris. Marthe et Pepita, de leur côté, la considéraient avec une curiosité qui, chez la seconde surtout, devenait aussitôt jalouse et hostile. Justement, aujourd’hui, elle avait cette robe noire, en étoffe légère, qui lui allait si bien. Sous le tulle de la manche, ses bras laissaient deviner leur forme parfaite, leur souple et délicate blancheur. Avec des gestes doux, d’une grâce discrète, elle versait le thé, l’offrait aux visiteurs. Car il y avait là un jeune homme, Hubert de Liffré, petit-neveu et filleul de la duchesse. Il arrivait d’Algérie, et, avant de gagner sa nouvelle garnison de l’Est, s’était arrêté à Paris. La veille, il avait dîné à l’hôtel de Montluzac, et aujourd’hui il était revenu, à l’heure du thé. La duchesse le regardait malicieusement, car il ne lui échappait pas que le jeune officier était en extase devant Roselyne.

Eh bien, cela pourrait faire un gentil mariage, dans quelque temps ! Odon doterait certainement cette petite cousine qu’il semblait avoir en si grande affection ; Hubert était riche, officier d’avenir, sérieux, très doux, et de physique agréable. Tout s’accordait, pour son plus grand bonheur et pour celui de Roselyne.

Le soir, en quittant la salle à manger, Mme de Liffré, qui venait de parler de la visite de son petit-neveu, dit à Odon :

— J’ai eu aussi — j’ignore à quel propos — celle de Marthe et de Mme Mme de Sauroy.

Odon eut un léger froncement de sourcils.

— Ah ! Elles ne sont pas, en effet, des intimes de votre salon… La comtesse Borelska vous plaît-elle, Rosey ?

Il se tournait vers la jeune fille, qui approchait de Mme de Liffré la petite table garnie des livres et des revues dont Mme Berfils allait lui faire la lecture.

— Je ne sais trop que vous dire, Odon… Elle a été aimable pour moi, elle semble une bonne personne… mais…

— Oui, c’est son genre qui vous offusque. Je comprends. Ses réelles qualités se trouvent amoindries, de ce fait.

— Je la préfère encore à l’autre, Mlle de Sauroy. Celle-ci est cependant plus belle, mais elle a des yeux durs, par moments.

Oui, il le connaissait bien, ce regard que Pepita avait pour les autres femmes, du moins pour celles qu’elle jugeait susceptibles de devenir ses rivales.

Roselyne continuait :

— Et puis, quel extraordinaire chapeau ! Je n’oserais jamais me mettre cela sur la tête !

— Je l’espère bien ! Et je ne vous le permettrais pas, d’ailleurs. Allons, venez me faire entendre la Violette de Mozart, que vous chantez à merveille, m’a dit tout à l’heure Mme Berfils.

— Je croyais que vous alliez au théâtre ?

— Oui, mais je ne suis pas pressé. Si j’arrive après le premier acte, peu importe.

Elle demanda, tout en se dirigeant avec lui vers le salon de musique :

— Ce n’est donc pas intéressant, cette pièce que vous allez voir ?

— Pas trop, ma petite Rosey. En général, c’est toujours le même sujet, accommodé à une sauce différente. Quand cette sauce est originale, passe encore. Mais quand même, vous savez, j’en ai l’esprit rebattu.

— Alors, pourquoi y allez-vous ?

— Par habitude, je pense. C’est très sot, les habitudes, voyez-vous, Rosey.

Il souriait. Mais en lui-même, il se demandait aussi : « Oui, pourquoi, pourquoi ?… » Pourquoi menait-il cette vie mondaine dont il connaissait tout le vide ? Pourquoi faisait-il son habituelle société de ces femmes, de ces hommes qui établissaient le plaisir comme souverain de leur existence ? Il en était venu là après la mort de son frère, pour s’étourdir, pour oublier son isolement moral. Les voyages, les études qu’il aimait occupaient une partie de ses journées ; l’autre, il la livrait au monde, qui lui donnait l’enivrement de l’orgueil et des jouissances brèves, qui l’aidait à se pénétrer d’égoïsme, de froid dilettantisme. Ah ! qu’il était donc facile de se faire une âme de sceptique, dans un milieu tel que celui où il vivait ! Et comme il pouvait y cultiver ce mépris de la femme violemment surgi en lui, après la triste expérience de son frère !

Il s’assit au piano pour accompagner Roselyne. La jeune voix souple, expressive, admirablement timbrée, s’éleva, se répandit à travers la grande pièce sonore. Odon l’écoutait avec ravissement. Quand elle se tut, il se détourna en s’écriant avec une gaieté enthousiaste :

— Petite fée, vous avez reçu tous les dons ! Votre voix est ce que j’ai entendu de plus délicieux !

Elle eut un rire joyeux.

— Tant mieux ! Je chanterai tous les jours, si vous le voulez, puisque vous aimez cela.

Debout, elle se penchait un peu, en s’appuyant au piano. Sa taille souple, délicate comme une tige légère, se ployait harmonieusement. L’or de ses cheveux, la blancheur palpitante du visage, la clarté profonde du regard répandaient comme une lumière chaude, autour d’elle. Odon la considéra un moment et dit pensivement :

— Vous changez un peu, Rosey.

— Je change ? Comment ?

— Vous avez grandi, et vous devenez moins frêle.

— Mais c’est ennuyeux ! Vous n’allez plus vouloir m’appeler votre petite Rosey.

— Oh ! si ! Vous êtes encore, malgré cela, une vraie petite fille, et vous le resterez longtemps.

Elle dit sérieusement :

— Je voudrais que ce fût toujours.

— Moi aussi.

Elle se pencha, et ses doigts effleurèrent la corolle blanche de l’orchidée qui ornait la boutonnière de M. de Montluzac.

— C’est une de celles que j’aime tant.

Il prit les doigts effilés et les baisa doucement. Ses yeux sourirent à Roselyne.

— Vous ne m’avez pas donné votre impression sur votre après-midi chez Colonne, hier ?

— C’est vrai, nous ne nous sommes pas vus depuis ! J’ai été de nouveau transportée par cette symphonie pastorale, Odon ! Que c’est beau ! Que c’est beau !… Et à côté de moi, figurez-vous, il y avait une jeune femme qui semblait tant s’ennuyer ! Quand ce fut fini, elle répondit à son mari qui lui demandait son impression : « Mais c’est fort joli, et bien exécuté. » Joli, du Beethoven ! Dites, Odon, est-ce le mot qui convient ?

Il rit, devant l’indignation sincère qui faisait étinceler merveilleusement l’expressif regard.

— Ah ! petite âme vibrante que vous êtes ! Non, ce n’était pas le mot, grands dieux ! Et la personne en question n’était, en matière d’art, qu’une philistine… Qu’a-t-on joué qui vous ait plu, en dehors de la Pastorale ?

— Une œuvre d’un compositeur russe, un jeune, presque inconnu encore, paraît-il. Je ne me souviens plus du nom. C’est une symphonie intitulée Le plaisir des dieux. Il y a des choses très belles. Mais toute l’œuvre reste dans une note sauvage et triste un peu pénible. Cela se comprend, car le plaisir des dieux, c’est la vengeance, n’est-ce pas ?

— En effet. Mais la vengeance peut donner de réelles jouissances.

Elle eut un mouvement de surprise un peu scandalisée.

— Oh ! qu’est-ce que vous dites ? On ne peut être heureux avec un sentiment comme celui-là dans le cœur.

— C’est selon dans quel sens vous prenez le terme « heureux ».

— A-t-il donc plusieurs sens, Odon ?

Il ne répondit pas. Son coude venait de s’appuyer sur le clavier, dont les touches gémirent. Sa main s’enfonçait dans les épais cheveux blonds, élégamment coupés. Avec quelle violence secrète il avait souhaité que la vie se chargeât d’une vengeance qu’il ne pouvait accomplir lui-même, et qu’il souhaitait atroce ! La vie avait répondu à son désir. Griselda, remariée à un musicien italien dont elle s’était éprise, connaissait à son tour les pires souffrances. Maltraitée, ruinée, puis délaissée avec son enfant, ayant presque perdu la voix à la suite d’une maladie, elle descendait tous les échelons de la misère pour venir aboutir à un taudis de Montrouge. Ces détails, Odon les avait appris incidemment. Et dans sa haine inassouvie pour cette femme qui avait tué Bernard, il s’était réjoui, il lui avait souhaité plus de souffrance, et le désespoir, tel que l’avait connu Bernard lui-même.

Mais pouvait-il dire avec sincérité que ce sentiment-là le rendait heureux ? Elle était en tout cas bien âpre, cette joie de la vengeance, et loin d’apaiser la souffrance, elle l’entretenait.

Roselyne dit pensivement :

— Moi, je crois qu’on ne peut être heureux qu’en accomplissant tout son devoir, en se confiant en Dieu et en pardonnant beaucoup.

— Il y a des choses qui ne se pardonnent pas, Rosey.

Elle secoua la tête.

— Tout doit se pardonner, parce que nous-même, nous avons besoin de pardon.

— Vous ne pouvez discuter cela, enfant, car vous n’avez pas d’ennemis, vous n’avez pas vu un des vôtres, un être cher, souffrir par la faute d’autrui — et en mourir.

— C’est vrai. Mais je sens bien que jamais, jamais, quelque mal qu’on me cause, ou à ceux que j’aime, je ne voudrais me venger. Ce doit être affreux, la haine !

— Oui, ce n’est pas fait pour votre petite âme charmante

Il se levait en parlant. Ses yeux ne quittaient pas ceux de Roselyne. Comme il se sentait toujours meilleur, apaisé, près de cette enfant ! Elle était ce soir tout particulièrement jolie, sa petite Rosey… Vraiment, elle avait déjà un peu changé, depuis qu’elle était arrivée de Capdeuilles !

Elle demanda, d’un ton de regret :

— Vous partez ?

— Oui… à moins que vous ne désiriez que je reste.

— Oh ! si je le désire ! Mais je ne voudrais pas que vous vous priviez pour moi de…

Il l’interrompit en riant :

— Me priver de quoi ? d’un ennui pour un plaisir ? Agréable privation, ma foi ! Allons, au piano, Rosey, et passons une bonne soirée de musique. Cela me sera plus avantageux que d’aller entendre la pièce de cet excellent Corbinnes, l’homme le plus spirituel du monde, assure-t-on. Mais on se lasse de l’esprit comme du reste, si j’en crois mon expérience.

Roselyne frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre.

— Oh ! que c’est gentil à vous, Odon ! Vous êtes trop bon !

Il rit de nouveau.

— Vous tenez à m’accorder ce brevet de bonté ? À votre aise, ma petite Rosey. Mais je vous assure qu’il n’est pas très mérité.

Le regard pensif et gai de Roselyne enveloppa le beau visage mat, aux traits virils, où les yeux répandaient leur splendeur caressante.

— Je pense au contraire que tout le monde doit vous aimer beaucoup, Odon.

— Vous vous trompez, ma chère enfant. Il y a des gens qui me détestent.

— Je ne sais pas comment ils font, ceux-là !

Il se mit à rire, et son regard brilla d’ironie tendre, tandis qu’il pensait : « Ah ! petite fille, petite fille, si l’on vous entendait ! Mais moi je sais bien que vous me dites cela dans toute votre innocence. Et c’est si délicieux, d’être aimé ainsi ! »

Un peu après, assis tous deux devant le clavier, Odon et Roselyne déchiffraient un morceau nouveau. Et l’esprit de M. de Montluzac était loin, bien loin de la loge de théâtre où Mme de Sauroy l’attendait, anxieuse, distraite, pensant à la froideur qu’il lui témoignait depuis quelque temps. Il n’était que trop visible qu’au lieu de s’engager davantage, comme le voulait Pepita, il se retirait. Dès lors, adieu l’espoir de devenir marquise de Montluzac ! Ce cœur insaisissable allait se distraire à quelque nouveau caprice, peut-être pour cette très jolie petite fille dont la jeune beauté, la grâce pure et radieuse avaient effrayé l’ardente jalousie de Pepita, quand elle avait vu Roselyne de Salvagnes, cet après-midi.

« Mais c’est une enfant, songea-t-elle, et je saurai lutter contre elle. Je n’abandonnerai pas ainsi mon bonheur. »