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L’Ondine de Capdeuilles/7

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 158-171).


vii


Six mois avaient passé maintenant, depuis que Roselyne vivait à l’hôtel de Montluzac. Sa vie continuait, paisible et studieuse, sous la garde de Mme Berfils. Elle entendait des concerts, des conférences, et, trois fois, était allée au théâtre, pour voir jouer des chefs-d’œuvre classiques. Parfois, Mme de Liffré la conduisait à quelque thé-bridge, chez des intimes. Cette distraction-là n’amusait pas beaucoup Rosey. Elle avait l’impression d’être un objet de curiosité, à voir les regards dont tous, hommes et femmes, l’enveloppaient, dès qu’elle paraissait. Cependant elle s’y accoutumait, ayant fait quelques connaissances sympathiques, entre autres une jeune fille presque de son âge, Mlle de Graveuil, un peu contrefaite, mais d’esprit vif et charmant. Roselyne avait toujours eu quelque prédilection pour les êtres déshérités, pour les souffrants. Et ceux-ci, d’instinct, allaient à elle, à sa compassion tendre et discrète, à son charmant sourire de bonté. Mlle Loyse se transformait, depuis qu’elle était là. Elle rajeunissait, d’esprit, du moins. Et M. Alban déclara un jour à Odon qu’il n’avait jamais imaginé qu’on pût être à la fois aussi intelligente et aussi jolie que cette petite Roselyne. M. de Montluzac, très amusé, rapporta le propos à sa grand’mère, en ajoutant :

— Il a beau être myope et distrait, l’excellent homme, cela ne l’empêche pas de voir ce qui frappe les yeux de tout le monde.

— Oui, vous dites bien : de tout le monde. Elle est déjà très admirée, cette petite. Et Hubert en est fou. Sa mère m’a écrit ce matin en me demandant si vous songeriez à la marier maintenant.

Odon dit avec vivacité :

— Ah ! mais non ! Elle est beaucoup trop jeune.

— En octobre prochain, elle aura dix-huit ans… Hubert est un garçon sérieux, qui la rendrait certainement très heureuse.

— Je n’en sais rien. Mais en tout cas, je ne veux pas la marier encore.

— Je crois que vous avez tort, de toutes façons. Car… il paraît qu’on jase un peu sur sa présence, ici.

Odon eut un brusque mouvement de surprise irritée.

— Comment ? Qui vous a dit cela ?

Mme de Carols, hier.

Mme de Carols ? Cela ne m’étonne pas ! J’imagine même qu’elle a forgé cette sottise de toutes pièces.

— Une sottise, en effet. Mais nous n’arrêterons pas les langues du monde. Alors, puisqu’il se présente un excellent parti pour Roselyne, il me semble que le plus simple serait d’accepter.

Odon dit sèchement, avec un geste d’impatience :

— Ce n’est pas du tout mon avis. Roselyne n’est encore qu’une petite fille, qui ne songe aucunement au mariage.

— Oh ! une petite fille !… Elle a changé, depuis six mois, mon cher enfant.

— Bien peu. Et très certainement, je ne la marierai pas avant deux ans. Du reste, c’était aussi l’avis du curé de Capdeuilles. Ecrivez simplement cela à ma cousine de Liffré, grand’mère.

Si Hubert a la patience d’attendre, eh bien, nous verrons, plus tard.

Il prit congé de la vieille dame et s’éloigna dans la direction de son cabinet. Distraitement, il traversa les salons et entra dans le jardin d’hiver. Là, il s’arrêta. Roselyne était assise entre deux légères colonnes autour desquelles s’enroulaient les tiges souples de clématites. Elle lisait, les coudes aux genoux, et si absorbée qu’elle n’en tendit Odon que lorsqu’il fut à quelques pas d’elle. Alors elle leva la tête et lui sourit. Il demanda, en attirant à lui un siège :

— Que lisez-vous là, Roselyne ?

— Ces extraits des Méditations de Lamartine que vous m’avez donnés.

— J’ai fait hier un nouveau choix pour vous chez mon libraire. Je vous donnerai cela demain.

— Oh ! que vous êtes aimable et bon !

Sa main s’étendit pour serrer celle de M. de Montluzac, et son regard ajouta éloquemment : « Que je vous suis reconnaissante ! »

Elle était vêtue aujourd’hui d’une robe d’intérieur en souple étoffe blanche, tombant en longs plis vagues, qui lui donnait l’apparence plus jeune encore, plus enfantine. Ses cheveux étaient coiffés en natte pendante, comme Odon les avait vus à Capdeuilles, et les fleurs énormes des clématites qui les frôlaient rappelaient au jeune homme les nénuphars dont la petite ondine s’était parée pour attendre l’inconnu de la légende. Elle avait comme alors ses yeux candides et son sourire d’enfant. Odon pensa avec une joie émue : « Si, si, grand’mère, elle est bien toujours la petite fille que j’ai connue là-bas ! »

Elle dit à mi-voix, pensivement :

— J’aime bien quand vous me regardez comme cela.

— Je ne vous regarde pas toujours de la même manière ?

— Non… Je ne sais pas expliquer… Mais n’importe comment, vos yeux sont très doux.

— Vraiment, ma chère petite, je ne vois pas pourquoi ils seraient autrement, à votre égard !

— Mais si, vous pourriez vous fâcher quelque fois contre moi… par exemple quand je vous ennuie en vous demandant des explications.

— Vous ne m’ennuyez jamais, petite folle. La preuve en est que je viens de refuser de vous donner à quelqu’un qui vous aurait emmenée de chez moi, pour toujours.

Les beaux yeux aux reflets d’eau vive s’ouvrirent très grands.

— Me donner à quelqu’un ?

— Oui, à Hubert de Liffré, qui songeait à vous épouser.

Pourquoi lui disait-il cela ? Pourquoi, tout à coup, lui était-il venu l’irrésistible désir de con naître l’impression de Roselyne, devant cette recherche du jeune officier qui s’était montré si discrètement admirateur, à chacune de ses visites à l’hôtel de Montluzac ?

Mais il n’y avait que de la surprise, rien que de la surprise et de l’effarement sur la physionomie expressive.

— M’épouser ?… M. de Liffré ?

Et tout à coup, un rire clair et charmant s’échappa des lèvres de Roselyne.

— Oh ! quelle idée ! Quelle idée ! Est-ce que j’ai l’âge de me marier ? Mais à quoi pense-t-il donc, M. de Liffré ?

Odon convint gaiement :

— Il est de fait que vous êtes encore bien jeune, petite Rosey. C’est ce que j’ai dit aussitôt à ma grand’mère, qui va répondre dans ce sens à ma cousine de Liffré.

Roselyne demanda :

— Vous n’avez pas beaucoup de sympathie pour votre cousin, Odon ?

— Moi ? Mais au contraire ! Hubert est un charmant garçon, que j’ai toujours accueilli avec plaisir.

— Ah ! il m’avait semblé que vous étiez un peu froid pour lui, quand il venait. C’est une simple idée de ma part, alors ?

— Évidemment, c’est une idée… Que faites-vous aujourd’hui, Rosey ?

— Comme Mme Berfils est encore souffrante, Mme de Graveuil doit venir me chercher avec sa femme de chambre, et nous ferons une promenade.

— Très bien. Moi, je vais travailler, cet après-midi.

— À vos chroniques de Montluzac ? Est-ce que je pourrai les lire ?

— Quelques-unes, du moins.

— J’aime tant cette étude sur l’Ombrie que vous m’avez donnée ! Je la relis toujours avec un plaisir nouveau.

— C’est très flatteur pour moi. Et j’apprécie tout particulièrement le jugement de cette petite tête-là…

En parlant, il se levait. Sa main s’étendit, effleura les cheveux d’or roux. La jeune fille le regardait, avec ce délicieux sourire du coin des lèvres et du fond des yeux qu’elle avait parfois, et que M. de Montluzac aimait tant. Il demanda, en se penchant un peu et en l’enveloppant de la caresse tendre de son regard :

— À quoi pensez-vous, Rosey chérie ?

— À des choses si belles que je ne saurais comment les dire. À votre bonté, à tout ce que vous faites pour moi, pour me rendre heureuse… Il me semble que je vois de la lumière partout, en moi comme autour de moi, aujourd’hui.

Elle se leva à son tour. Ses cheveux, ses épaules frôlèrent les clématites. Odon, étendant le bras, cueillit deux fleurs d’un violet foncé et les glissa dans la chevelure ondulée sur laquelle se répandait un rayon de soleil.

— Vous souvenez-vous de vos nénuphars, petite ondine ? Ils étaient placés ainsi.

Elle s’appuyait à une statue de marbre, dont la blancheur froide faisait paraître plus vivante la blancheur nacrée des bras sortant de la manche courte, et du visage encadré d’or fluide aux reflets de lumière ardente. Sur cet or, sur cette blancheur, les clématites jetaient la note chaude de leur violet somptueux. Elles s’inclinaient sur le jeune front, qu’elles couvraient d’ombre. Le sourire charmant, le doux petit sourire tendre ne quittait pas les lèvres et les yeux de Roselyne. Odon murmura, presque involontairement :

— Petite fée, vous êtes trop jolie !

Sous leurs cils soyeux, les yeux tendres cessèrent de sourire. Dans leur profondeur d’eau palpitante, de belle eau vivante, une clarté radieuse descendit, les anima d’un mystérieux et ardent émoi. Quelques secondes… Et le sourire d’enfant y revint de nouveau, avec le regard de tendresse ingénue. Odon pensa : « J’ai rêvé… Je suis fou. »

Mais un peu plus tard, assis à son bureau, il cherchait où il avait déjà vu ce regard de femme, ce merveilleux regard d’amour qu’une hallucination lui avait fait apercevoir dans les yeux candides de Roselyne.

Devant lui s’étalaient les feuillets de l’ouvrage commencé. Il se mit au travail. Mais sa pensée restait indisciplinée, aujourd’hui. Elle retournait volontiers vers le jardin d’hiver où Roselyne avait accueilli par un si joli rire la nouvelle qu’il lui annonçait. Comme elle était enfantine ! Hubert n’avait donc pas remarqué cela ? Il s’était emballé, le pauvre garçon. Et voilà que déjà, cette petite Roselyne, sans le vouloir, faisait un malheureux. Le lévrier russe étendu sur le tapis sursauta tout à coup, et se redressa. Une porte s’ouvrait brusquement. Roselyne apparut, en tenue de sortie, rouge, tremblante, les yeux pleins de larmes.

Odon se leva avec vivacité.

— Qu’avez-vous, ma petite fille ?

Il s’avançait, inquiet, les mains tendues. Elle balbutia :

— J’ai eu peur…

— Peur ?… De quoi ?

— Sur le boulevard, un homme s’est mis à me suivre, puis il s’est approché et il m’a dit… je ne sais quoi… je n’ai pas bien compris… Alors j’ai couru…

Elle frissonnait. Un bras entoura doucement ses épaules, une voix ferme et chaude que l’émotion assourdissait dit à son oreille :

— Ne craignez rien, ma pauvre petite, ma Roselyne, vous êtes en sûreté maintenant. Calmez-vous, ma petite enfant.

Il l’emmena vers un divan et s’assit près d’elle. Roselyne tremblait convulsivement. Sa tête s’appuyait sur l’épaule d’Odon, tandis qu’à mots hachés elle répondait à ses questions. Mme de Graveuil étant fatiguée, au retour de la promenade, Roselyne n’avait pas voulu qu’elle fît le petit trajet supplémentaire pour la reconduire à l’hôtel de Montluzac. Elle avait aussi refusé que la femme de chambre l’accompagnât jusque-là. C’était si près ! Il lui semblait bien qu’elle n’avait rien à craindre…

— Il ne faudra plus faire cela une autre fois, ma chère petite. Il y a de fort vilaines gens ici plus qu’ailleurs… Allons, ma pauvre mignonne, essuyez ces larmes, et venez chez ma grand’mère. Vous prendrez quelque cordial, pour vous remettre tout à fait.

Elle murmura :

— Oh ! c’est si bon d’être là, en sûreté, près de vous !

Il dit avec émotion :

— Si vous saviez combien votre confiance m’est douce, ma Rosey ! Oui, ne craignez rien, je vous protégerai toujours.

— Vous êtes si bon, si fort !

Elle levait les yeux vers lui. Sous leur voile de larmes ils débordaient d’admiration tendre, d’abandon confiant. Odon eut un frémissement. Quelque chose d’étrange, de délicieux et de terrible le pénétrait. Il écarta son visage, que frôlaient les cheveux de Roselyne, et laissa retomber son bras.

— Venez, ma chère enfant, il faut vraiment que vous preniez quelque chose, pour arrêter ce tremblement.

Il la conduisit chez Mme de Liffré, et ne la quitta que lorsqu’il l’eut vue un peu calmée. Il revint alors à son cabinet. Dans la pièce toute éclairée par la lumière du couchant, il se mit à marcher de long en large, d’un pas nerveux. Son visage tendu, ses yeux assombris témoignaient d’une ardente agitation intérieure. Entre ses dents, il murmura :

— Quel fou je suis ! Quel fou !

Il s’approcha de son bureau et s’assit machinalement. Son front s’appuya sur sa main. Il pensait : « Ma grand’mère avait raison. Elle n’est plus une enfant. Elle n’est plus tout à fait la petite Roselyne que je pouvais traiter en sœur. Il faut que je change ma manière d’être, à son égard — tout doucement, pour ne pas lui faire de peine, pauvre petite. Il le faut, pour elle et pour moi. Je ne l’aime pas encore, certainement… non, je ne peux pas dire… »

Qu’était-ce donc, pourtant, que ce frisson qui l’avait secoué, tout à l’heure, quand elle s’appuyait contre lui, tremblante encore et si confiante, et qu’elle l’avait regardé avec cette tendresse profonde, éblouissante ? Qu’était-ce que cette impression si nouvelle, si merveilleusement enivrante ?

Il restait immobile, comprimant son front de sa main brûlante. Il se disait : « Je pourrais l’épouser. Mais je ne le dois pas. Il lui faut un autre mari qu’un homme comme moi, désillusionné de tout, indigne de son âme si blanche. Et puis, je ne veux pas de l’amour. Je me suis juré de ne le laisser jamais devenir maître de mon cœur. Et quel maître ce serait, l’amour pour une femme telle que le deviendra bientôt Roselyne ! Oui, il faut que j’oublie cette chose folle… Je m’absenterai, dès que je le pourrai. Puis je l’enverrai` un peu chez son curé. Il n’avait pas tort dans ses craintes, l’excellent homme. Les petites filles, à cet âge-là, cela change… cela change beaucoup trop vite. Pourvu qu’elle n’ait pas l’idée, elle aussi… »

La clarté du couchant quittait la pièce, lentement. Elle s’attardait aux vitres des trois immenses fenêtres, dont l’une, entr’ouverte, laissait passer un parfum de roses, venu du jardin. Odon, toujours immobile, songeait. Et tout à coup, il tressaillit un peu. Voilà qu’il se souvenait… Non, il n’avait pas été halluciné, tout à l’heure, dans le jardin d’hiver. Cette expression ardente et profonde, il l’avait vue une première fois dans ces mêmes yeux couleur de l’onde frémissante, au bord de l’étang de Capdeuilles, quand la petite ondine s’était réveillée et avait dit : « Ah ! vous voilà ! » Ce regard souriant et ravi, ce regard de femme qui aime, c’était celui de Roselyne attendant l’inconnu de son rêve — de Roselyne amoureuse de son cousin Odon, sans le savoir.