L’Opinion allemande pendant la guerre/01

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L’Opinion allemande pendant la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 27-53).
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L'OPINION ALLEMANDE
PENDANT LA GUERRE
I

LES PREMIERS ENTHOUSIASMES ET LES PREMIÈRES ESPÉRANCES
(Août 1914-Décembre 1915)


L’OPINION — LA PRESSE

Depuis quatre ans, l’Allemagne a dressé autour d’elle une haute et solide muraille. Nous savons mal ce qui se passe à l’intérieur de la citadelle assiégée. Les portes de la place ne s’entr’ouvrent que pour quelques neutres sympathiques et discrets. Le jour où l’on connaîtra l’histoire du peuple allemand pendant la guerre, on sera peut-être surpris de la trouver assez différente de celle que nous croyons entrevoir aujourd’hui. Les secrets de l’Allemagne sont bien gardés. Cependant, malgré les consignes, les truquages et les camouflages, il n’est peut-être pas impossible de discerner par quelles vicissitudes a passé l’opinion allemande depuis août 1914.

L’investigation est difficile et hasardeuse. Pour avoir voulu la conduire avec trop de hâte, pour avoir tiré des conclusions générales d’un menu fait, d’un propos, d’une lettre, de quelques lignes de journal, et surtout pour avoir sollicité les documents dans le sens de nos espoirs ou de nos craintes, nous avons souvent commis de lourdes méprises.

On n’aura chance de les éviter qu’en étendant l’enquête à une longue période. Un médecin ne se contente jamais de prendre la température du fiévreux, il consulte le diagramme des jours précédents. L’unique moyen de savoir ce que pense et ressent l’Allemagne d’aujourd’hui est d’établir la « courbe » de son état moral depuis le début de la guerre.

Il importe aussi de ne pas prêter aux Allemands nos façons de voir et de sentir, de ne pas raisonner d’après nos impressions, de ne pas dire, en n’écoutant que notre propre sensibilité : tel événement ne peut avoir chez eux que telle répercussion. Nous avons, sur leur compte, commis plus d’erreurs de jugement que d’erreurs de fait. En général, nous avons été assez bien renseignés sur leur état moral et économique ; notre tort fut d’interpréter ces renseignements selon notre tempérament français.

Il faut partir de ce principe que l’Allemand n’a ni le goût, ni le besoin de la liberté. Il veut se sentir encadré, conduit, commandé. Il sait que, livré à lui-même, il deviendra faible et déraisonnable : le vague et le lyrisme de sa propre pensée l’épouvantent. Il a conscience de ne valoir que dans la main d’un chef. La Prusse n’a pas imposé de force son militarisme à l’Allemagne. On a dit que celle-ci s’était militarisée par peur des invasions, obsédée par le souvenir de la guerre de Trente Ans et des guerres napoléoniennes. Cette explication historique est exacte ; mais il est une raison d’ordre psychologique autrement profonde. L’Allemand naît tout militarisé. Il n’est pas de peuple plus facile à gouverner. Sa brutalité native pourra l’exciter parfois à des révoltes terribles et brèves ; il est incapable de faire une révolution. La bête grille son dompteur, elle ne le dévorera jamais ; quant à rompre les barreaux de sa cage, elle aura la prudence de n’en rien faire. Une Allemagne libre tomberait dans un chaos comparable à celui où se débat la Russie d’aujourd’hui. Le militarisme est pour elle une forme de l’instinct d« conservation. Chaque Allemand attend un mot d’ordre.

Il le reçoit d’abord de son gouvernement, c’est-à-dire de son Empereur. Le sentiment monarchique est enraciné en lui par le souvenir des services que les Hohenzollern ont rendus à la patrie, par l’influence de l’école et de la caserne, par la passion des titres et des distinctions honorifiques. Mais le prince n’est pas tout-puissant, et lorsqu’on parle des « dirigeants » de l’Empire il ne faut pas penser uniquement aux milieux officiels, civils ou militaires. La terreur de l’individualisme qui hante l’Allemand, lui crée le besoin de se rattacher à quelque groupement moins vaste que celui de l’État. D’où le pouvoir des grandes associations, soit politiques, soit économiques. Dès qu’elles ont de larges ressources et des chefs audacieux, dès qu’elles flattent les convoitises populaires, elles rallient les timides, terrorisent le gouvernement et entraînent le public. Voilà les guides de l’Allemagne.

Doit-on conclure qu’il n’existe pas en Allemagne une opinion publique ? Non : cette opinion est silencieuse, les mœurs et les institutions l’empêchent de s’exprimer, puis la délation est la première des vertus civiques ; cependant, à bien des signes on peut reconnaître que, depuis quatre ans, le peuple s’est trouvé tantôt d’accord, tantôt en opposition avec ses dirigeants, il a connu des heures d’enthousiasme et de lassitude, des sursauts d’énergie, des crises de découragement. Il s’est enivré de ses victoires jusqu’à partager les rêves les plus extravagants des pangermanistes de profession. En d’autres moments, l’appréhension du lendemain, les privations, le soupçon d’avoir été mystifié par ses hommes d’Etat et ses diplomates lui ont inspiré l’ardent désir d’une paix rapide, fût-elle moins lucrative. Jusqu’au mois de juillet 1918, tous ces mouvements de l’opinion influèrent à peine sur la conduite de la politique allemande, encore moins sur celle des opérations militaires. Mais nous voici à un point de la guerre où le public sera peut-être moins silencieux et moins impuissant. Qui sait même si l’opinion de l’arrière, — la seule dont nous nous occupons ici, — sera toujours sans action sur celle des combattants ? Jusqu’à présent les mesures prises par les chefs militaires ont déjoué la contagion. Peut-être le cordon sanitaire tendu entre la nation et l’armée va-t-il se rompre, mais, ce jour-là, il n’y aura plus d’armée allemande.

De quels moyens disposons-nous pour reconnaître les variations de l’opinion ?

Nous avons les récits des neutres qui ont voyagé dans l’Empire. On en peut faire état quelquefois, mais avec prudence, Les Allemands cherchent à ne laisser pénétrer chez eux que des germanophiles éprouvés. Le négociant suisse ou hollandais qui a obtenu la permission de passer la frontière est soumis à une étroite surveillance, il est autorisé à se rendre dans deux ou trois grandes villes où il ne voit que ce qu’on veut lui laisser regarder, où il n’entend que ce qu’on veut lui laisser entendre. De retour chez lui, il se sait sous l’œil de la police que le gouvernement allemand entretient dans chaque état neutre. S’il s’avise de tenir d’autres propos que ceux qui lui furent suggérés, il paiera son indiscrétion : on lui refusera un nouveau passeport. De tels témoins ne sont pas toujours dignes de créance. Les relations des Américains qui demeurèrent en Allemagne jusqu’à la rupture méritent plus d’attention. Les Mémoires de l’ambassadeur Gérard présentent un grand intérêt. Il y a de très pénétrantes observations dans les notes de M. C. W. Ackermann, correspondant de l’United Press à Berlin.

Les dires des prisonniers et des déserteurs sont trop souvent suspects. Ils offrent une utilité réelle au point de vue militaire, quand ils portent sur des faits précis, faciles à contrôler : mouvements de troupes, emplacements de batteries, préparatifs d’attaques, etc… Seulement la plupart des prisonniers et des déserteurs ont coutume de faire les réponses qu’ils jugent devoir plaire à qui les interroge. D’ailleurs, ils ignorent presque toujours les véritables sentiments de leurs compatriotes de l’arrière ; ils ne savent rien que par des journaux rédigés à leur intention ; le plus souvent, leurs souvenirs de permissionnaires remontent à plusieurs mois…

Sur les prisonniers des lettres sont saisies, venues de l’intérieur, lettres de parents, d’amis, de fiancées ou de marraines. En France, comme en Allemagne, on a publié beaucoup de ces correspondances, et l’on a voulu y voir des témoignages irrécusables. Ils ont leur valeur, quand, dans une longue série de lettres, se répètent les mêmes paroles de découragement ou de confiance. N’oublions pas cependant que les expéditeurs savent que leur correspondance sera rigoureusement censurée, ce qui rend les lettres pessimistes plus significatives, mais enlève de l’intérêt aux lettres optimistes. Puis, si la plupart de ces lettres contiennent des lamentations sur les déboires de l’agriculture et la durée de la guerre, rappelons-nous, avant d’en tirer des conclusions morales ou économiques, que les paysans sont partout accoutumés à se plaindre de la récolte et que, dans tous les pays en guerre, il n’est pas une mère, pas une fiancée qui ne souhaite la fin des hostilités.

Enfin l’Allemagne inonde le monde de journaux, de livres et de brochures, car elle n’a jamais renoncé à intimider ses ennemis et à tromper les neutres. Au premier abord, cette presse, la moins libre qui fut jamais, semble impropre à nous donner une idée de l’opinion publique. Si l’on prétend trouver dans un journal allemand l’expression des idées ou des sentiments de la nation, l’on s’expose à de fâcheuses déconvenues ; mais ce que la presse ne saurait nous apprendre directement, elle nous le révèle indirectement de la façon la plus claire et la plus sûre.

Pour nous mieux faire entendre, examinons dans quelles conditions fonctionne la presse allemande depuis le mois d’août 1914.


Dans l’Ennemi du peuple, d’Ibsen, le candide Stockmann s’écrie : « Je me permets de supposer que ce sont les rédacteurs qui dirigent la presse ! » A quoi l’imprimeur Alaksen répond judicieusement : « Non ! ce sont les abonnés, monsieur le docteur. » En Allemagne, ce ne sont ni les rédacteurs ni les abonnés qui dirigent la presse, ce sont les généraux.

Depuis le jour où, au son des tambours, l’état de guerre fut proclamé dans tout l’Empire, le pouvoir suprême est passé de l’autorité civile à l’autorité militaire. Les fonctionnaires restaient à leurs postes, mais devaient obéissance aux généraux commandants les régions militaires de l’intérieur. Ceux-ci devenaient les maîtres de l’administration. Tout désormais relevait de leur bon plaisir : la police, le ravitaillement des civils, les marchés, l’éclairage des maisons, la rédaction des enseignes et jusqu’à la toilette des femmes. Naturellement la presse tombait sous leur contrôle. De la première à la dernière ligne, qu’il s’agit des nouvelles militaires, des articles politiques, de la chronique des modes ou des théâtres, de la critique des livres, des annonces de décès, chaque journal fut soumis à leur censure.

En principe, il n’existe pas de censure politique. Le journaliste a le droit de tout écrire sur les affaires intérieures de l’Allemagne, à condition de respecter le « burgfrieden, » ce qu’on a appelé chez nous « l’union sacrée. » Mais cette simple réserve permet à l’autorité d’arrêter immédiatement toute discussion qui lui déplaît. Quant à la politique étrangère, il fut, pendant plus de deux ans, interdit aux journaux de parler des « buts de guerre » de l’Allemagne. Lorsqu’il leur fut théoriquement permis d’aborder ce sujet, ils n’en furent pas plus libres.

C’est le régime de l’arbitraire. Tout journal qui se permet de contrevenir aux ordres supérieurs ou ne suit pas avec assez de docilité les « directives » de l’autorité, est soumis à la censure préalable, ou suspendu ou interdit. La revue Le Forum a dû disparaître ; la Zukunft a subi des éclipses de plusieurs mois ; l’unique organe de la minorité socialiste, la Leipziger Volkszeitung, a été longtemps supprimé.

Ce n’est pas tout. On ne se contente pas de surveiller et de censurer la presse. Les dirigeants de l’Allemagne qui, en toute occasion, montrèrent une prodigieuse inintelligence des nations étrangères, connaissent à fond l’âme de leur peuple. Ils ont donc réalisé chez eux une remarquable organisation de l’esprit public. Ils ont commencé par domestiquer les rédacteurs ordinaires des journaux ; c’était facile, car il n’y a rien de plus médiocre, de plus vénal et de plus décrié que le journalisme allemand. Les quelques récalcitrants furent expédiés au front. Puis des officines furent installées où l’on cuisine des informations et des articles que, bon gré mal gré, tous les journaux doivent insérer. Les trois quarts d’un journal allemand, — quelle que soit sa nuance politique, — sont remplis de communications gouvernementales : notes de l’agence Wolff, communiqués et récits militaires émanant du Grand Quartier, analyse de la presse neutre ou ennemie, articles officieux de la Norddeutsche Allgemeine Zeitung. Mais en outre les journaux, — surtout ceux de province, — publient chaque jour de véritables articles qui leur sont adressés tout faits sur les questions militaires, politiques, financières, économiques.

En avril 1915, le ministre de l’Intérieur de Prusse von Lœbell adressait à ses préfets et à ses fonctionnaires cette circulaire confidentielle : « Les tâches grandes et variées qui s’imposeront à notre politique intérieure dès après la guerre exigent des autorités que celles-ci mettent un soin particulier à cultiver leurs relations avec la presse, qu’elles apportent toujours plus d’attention à surveiller les courants et les mouvements d’opinion qui se manifestent dans les journaux et qu’au prix d’un effort intensif, elles cherchent tous les moyens d’acquérir de l’influence sur l’attitude de la presse. Cela vise surtout la presse locale dont l’attitude exerce une influence capitale sur les sentiments du pays et sur les résultats des futures élections… Pendant la guerre, l’expérience a montré que l’officieuse Nouvelle Correspondance patronnée par le gouvernement n’était pas un instrument suffisant… » et le ministre annonçait la fondation d’un Bureau central pour la presse allemande, qui fournirait aux journaux de province des informations abondantes et des articles judicieux. « Le texte de ces correspondances, ajoutait-il, sera soumis à la surveillance et à l’énergique influence de mes représentants… » Ces façons pur trop cyniques ayant causé quelque scandale, le ministre recula ou feignit de reculer. Son bureau n’en continua pas moins de fonctionner.

La censure militaire n’empêcha la publication ni de cette circulaire « confidentielle, » ni des critiques dont les socialistes l’accompagnèrent. Elle jugeait sans doute superflu le zèle de ce fonctionnaire qui se mêlait d’administrer l’opinion, besogne qui était dévolue aux militaires et dont ils s’acquittaient mieux que personne.

C’est au Ministère de la Guerre, à Berlin, qu’est établi le principal service chargé de veiller au bon moral du peuple. En octobre 1917, il comprenait cent officiers ; depuis, le nombre a encore augmenté. Ils indiquent aux journalistes les thèmes à développer et ceux à éviter. Souvent ils rédigent eux-mêmes des articles non seulement militaires, mais aussi politiques. Ils composent des homélies patriotiques, des exhortations à la patience, des diatribes contre les socialistes, voire contre le Reichstag. Tous ces morceaux de littérature pangermaniste paraissent dans les journaux de province et sont ainsi tirés à des centaines de mille d’exemplaires. Les officiers du « bureau militaire » publient également des brochures populaires et des livres de propagande. L’un d’eux, le major Olberg, est l’auteur du Petit livre des tranchées pour le peuple allemand, où la prolongation de la guerre est imputée à des « économies irréfléchies » et à un « entêtement doctrinaire, » — allusion transparente au Parlement.

Le Ministre de l’Intérieur et celui de la Guerre ne sont pas les seuls à posséder des « bureaux de presse. » Un service analogue fonctionne dans chaque ministère et dans chacun des grands offices créés pour le ravitaillement de l’Empire. Il s’ensuit parfois dans la presse une dangereuse cacophonie. Les « directives » des Allaires étrangères ne sont pas toujours pareilles à celles de la Marine ou de la Guerre. Avec une admirable discipline, les journaux reproduisent tout ce qu’on leur ordonne de publier, mais ils sont ainsi forcés à d’étranges contradictions.

Pendant la longue lutte que Bethmann-Hollweg eut à soutenir contre les pangermanistes, on lut souvent dans la même feuille des articles de provenances diverses et de tendances opposées. Si docile que fût l’opinion, elle finissait par s’effarer. Quand, débarrassés de Bethmann-Hollweg, Hindenburg et Lüdendorff eurent placé à la chancellerie Michaelis, leur créature, ils s’empressèrent d’unifier les « services de presse » en les mettant tous sous l’autorité d’un chef qui relevait de la chancellerie, c’est-à-dire du Grand Quartier. « Seul responsable de toute la politique impériale aux termes de la Constitution, le chancelier doit avoir la possibilité d’exercer une influence régulatrice sur la façon dont sont exposés officiellement au public la nature, les motifs, les aspects et les conséquences de la politique impériale. » En annonçant la nomination de ce chef de la presse, la Norddeutsche Allgemeine Zeitung (4 septembre 1917) ajoutait, bien entendu, qu’il s’agissait d’informer la presse et non de la diriger, que d’ailleurs ce nouveau fonctionnaire aurait l’occasion d’accomplir le travail le plus utile dans l’intérêt des journaux eux-mêmes. Une organisation allemande est toujours destinée à faire le bonheur de ceux qu’elle opprime.

Les grands industriels ont libéralement apporté leur concours à cette exploitation de la presse. Déjà des journaux étaient inféodés à de grandes entreprises, comme la Rheinisch-Weslfælische Zeitung, organe de la maison Krupp, la Kœlnische Volkszeitung, la plus pangermaniste des feuilles catholiques, propriété de Thyssen. En 1917, un consortium d’industriels fonda la Société d’édition de la nouvelle Allemagne au capital de deux millions de mark pour acheter la Deutsche Zeitung de Berlin. En même temps, des revues comme le Panther et les Suddeutsche Monalshefte passèrent aux mains des pangermanistes, et des publications, comme la Deutsche Erneuerung et la Wirklichkeit, étaient créées pour soutenir la même politique. Krupp. Hugo Stinnes et Louis Hagen se rendirent acquéreurs du plus répandu des journaux de Berlin, le Lokal Anzeiger. Enfin un syndicat de métallurgistes fonda l’ « Ala » (Allgemeine Anzeigergesellschaft), société dont le but apparent était de faire de la réclame en faveur de certains établissements industriels, mais dont le véritable objet était de subventionner la presse en lui distribuant des annonces.

Le militarisme et la métallurgie, sa fidèle alliée, ont ainsi étouffé dans la presse allemande jusqu’à la moindre velléité d’indépendance. Notons seulement que l’asservissement de la presse est un peu moindre dans l’Allemagne du Sud que dans celle du Nord. Un journal socialiste bavarois, la Münchner Post, a parfois une certaine liberté de langage. Quelques tracts anonymes distribués sous le manteau échappent à la censure, mais, parmi ces publications clandestines, beaucoup sont fabriquées par la police dans un dessein de provocation.

De temps à autre, licence est donnée à un journal de publier un article où les actes de l’autorité sont assez vivement attaqués, mais c’est pure duperie. En pareilles circonstances, l’autorité a jugé prudent de donner une satisfaction platonique à une certaine partie du public, ou bien elle a permis l’expression d’une opinion qui demain pourrait bien devenir la sienne, si les événements l’exigeaient, ou bien elle a cru à propos de faire naître certaines illusions soit chez l’ennemi, soit en pays neutre. En réalité, dans un journal allemand, il n’y a pas une ligne, pas une seule, qui ne soit inspirée par le gouvernement ou tolérée par lui dans un intérêt déterminé. Quand on laisse les socialistes s’émanciper et prononcer des paroles presque révolutionnaires, c’est qu’on juge opportun de mystifier les socialistes étrangers. Quand des libéraux se permettent de renvoyer Hindenburg à sa stratégie et jurent que les pangermanistes sont une poignée d’énergumènes désavoués par la sage et pacifique Allemagne, c’est qu’on trouve utile de rassurer les démocrates ingénus de la Suisse allemande. Ces articles-là sont destinés à l’étranger : Wolff est chargé de l’exportation. On ne les laisse paraître que si on les croit sans péril pour l’opinion allemande. Du reste à celle-ci l’on a bien soin de servir tout de suite l’antidote, soit dans le journal du lendemain, soit dans une autre colonne du même numéro.

Il est donc inutile de demander à la presse autre chose que l’expression des idées et des intentions des dirigeants. Mais, si nous savons l’interpréter, elle va cependant nous renseigner sur la pensée de ses lecteurs. Les informations mensongères, les statistiques truquées, les remontrances, les conseils de résignation, les appels au patriotisme, les malédictions lancées contre l’ennemi, les promesses de butin et de conquête, tout ce qui remplit un journal allemand, correspond jour par jour aux mouvements de l’opinion. Ces mouvements, l’autorité les connaît par les rapports de ses informateurs et de ses policiers. Ainsi s’établit entre elle et le public un dialogue quotidien. La presse nous livre les propos d’un des deux interlocuteurs ; mais aux réponses de l’un on devine les objections de l’autre. Le ton et les arguments de ceux qui ont mission de « faire l’opinion » révèlent les enthousiasmes, les soucis et les inquiétudes du public.

Telle est la méthode que nous voudrions appliquer en parcourant la presse allemande depuis le mois d’août 1915.

Ce simple essai ne prétend pas donner un tableau complet de l’état moral de l’Allemagne durant la guerre : il ne tient pas compte suffisamment des nuances d’opinion qui, dans un même moment, séparèrent les diverses régions de l’Empire ou les diverses classes de la population ; il décrit seulement à grands traits les phases d’exaltation ou de dépression que le peuple a traversées pendant ces quatre années. Cependant, cette étude, si sommaire soit-elle, fournira quelques données psychologiques dont on pourra faire état, le jour où se discutera le sort de l’Allemagne vaincue.


AVANT LA GUERRE

En juillet 1913, l’auteur d’une note vraiment prophétique, adressée à notre ministère des Affaires étrangères sur l’opinion publique en Allemagne, écrivait : « Il y a un parti de la guerre avec des chefs, des troupes, une presse convaincue ou payée pour fabriquer l’opinion et des moyens varies et redoutables pour intimider le gouvernement. Il agit sur le pays avec des idées claires, des sentiments ardents, une volonté frémissante et tendue. » Ajoutons que ce parti, le parti pangermaniste, pour l’appeler de son vrai nom, ne faisait que réveiller les instincts de conquête et de domination qui jamais ne sommeillent longtemps chez les Germains. Les écrits, les discours, les passions contagieuses de ces énergumènes exaltèrent l’orgueil et déchaînèrent les convoitises de la nation tout entière.

La célébration des anniversaires de la « guerre de libération », l’inauguration du monument de Leipzig portèrent au paroxysme cette frénésie guerrière. Rien ne saurait mieux donner une idée de la démence de l’Allemagne qu’un bref récit de l’historien Karl Lamprecht[1], mort pendant la guerre. Cette scène extraordinaire pourrait servir de prologue à la grande tragédie :


1913 réveillait les souvenirs de 1813. Les fêtes commémoratives furent de grandes campagnes intellectuelles : elles annonçaient ce qui devait venir. Ce fut dans ces circonstances qu’une fête eut lieu dans l’Aula de l’Université de Berlin en présence de l’Empereur.

L’Aula est une salle assez vaste construite dans les bâtiments de l’Université qui furent naguère édifiés. D’un aspect grandiose et imposant, sans aucune réminiscence des constructions anciennes, elle offre, franchement, avec les ressources de la technique moderne, les formes de l’architecture la plus nouvelle. Ce jour-là, il faisait sombre, et l’Aula était illuminée. Une profusion de lumière dissimulée rayonnait sur le plafond bleu qui scintillait d’une façon merveilleuse et sur les murailles couleur de fraise. L’assemblée présentait un tableau chatoyant. Tout ce qui a un nom à Berlin était représenté : on voyait beaucoup d’uniformes, l’Empereur et l’Impératrice.

Jamais je n’eus sous les yeux une image plus fidèle et plus complète de la Grande Prusse. Le chœur commença par le cantique : « Père, je t’invoque. » Un grand sérieux, une sorte d’attente s’était emparée de tous les esprits. Puis le chœur continua : ce fut alors une suite de chants de 1813 arrangés de telle manière que l’accent en fut de plus en plus ardent… On eût dit d’abord de soudains appels de trompettes. En avant, toujours en avant. Et toujours on se sentait davantage vibrer à l’unisson. Il y avait dans l’air une inquiétude de l’avenir mêlée aux grands souvenirs de 1813. Les chants furent interrompus par des discours où s’exprimait cette aspiration à la liberté qui remplissait les cœurs. L’assemblée debout entonna : « Dieu qui fait croitre pour nous des moissons de fer. » L’Empereur et l’Impératrice chantaient avec les assistants. Le chant terminé, l’Empereur se dressa impétueusement. D’une brusque impulsion il se précipita vers la chaire et parla. Ce qu’il dit alors importe peu ; les mots étaient presque indifférents. Mais quiconque a été témoin de cet acte, est resté sous le coup de l’émotion. N’eût-il pas été l’Empereur, il eût soulevé l’assemblée. Il termina par une brève exhortation aux étudiants : évoquant 1813, il leur assigna comme devoir de s’unir dans une commune aspiration au droit, à la liberté et à l’indépendance. Et ce fut la fin. Le Recteur se présenta, il avait à dire quelque chose, il le dit, et personne ne l’écouta. Tout était terminé, rien n’intéressait plus. L’Impératrice parut un instant déconcertée, puis le couple impérial se retira. Jamais je n’ai vu pareil accord des sensibilités, pareil sérieux ; jamais, pour mieux dire, je n’ai vécu dans une telle atmosphère d’énergie.


Une sourde, mais irrésistible volonté de faire la guerre possédait dès lors toute l’Allemagne.

Un incident imprévu, vint pousser les pangermanistes à redoubler d’efforts. L’affaire de Saverne ayant causé l’indignation des politiciens libéraux et socialistes, le Reichstag s’avisa de blâmer le chancelier, — manifestation inoffensive et sans conséquence. Puis, le dernier jour de la session, le 20 mai 1914, les socialistes refusèrent de se lever pour acclamer l’Empereur. Ce n’était qu’un feu de paille. Les pangermanistes crurent ou feignirent de croire que c’étaient les premières lueurs d’un incendie. Dans les deux mois qui suivirent, ils menèrent leur campagne avec un acharnement extraordinaire. Aux derniers jours de juillet, ils étaient maîtres de l’Allemagne, maîtres de l’Empereur, maîtres de l’opinion.


LA DÉCLARATION DE GUERRE

La guerre fut saluée dans tout l’Empire par d’incroyables transports d’enthousiasme.

Le 1er août, la Tægliche Rundschau écrivait : « Encore pas de mobilisation en Allemagne !… Nous attendons tous l’ordre de mobilisation comme une délivrance ! » Et la Rheinisch-Westfælische Zeitung : « Si l’on nous appelle aux armes, il s’agit de donner enfin libre cours à cette sourde colère nationale qu’ont accumulée depuis tant d’années, tant d’humiliations et d’outrages, les insolentes atteintes à notre honneur que les Français se sont permises, leurs attentats à notre tranquillité dans notre propre maison, surtout en Alsace-Lorraine, les audacieux enrôlements dans la Légion étrangère, le honteux chantage qu’on nous a fait subir dans l’affaire marocaine, bref, tout le sourd ressentiment amassé durant dix ou vingt années et qui va se déchaîner brusquement, comme, au printemps, les eaux gonflées brisent d’un coup toute la glace. »

Lorsque, le premier jour de la guerre, l’Empereur cria aux troupes défilant devant son palais : « Vous serez de retour dans vos foyers avant que les arbres aient perdu leurs feuilles, » pas un Allemand ne mit en doute la parole impériale. Plus tard il s’est trouvé quelqu’un pour insinuer qu’en parlant des arbres, Guillaume II songeait sans doute aux sapins. Mais ce jour-là, toute l’Allemagne, des hobereaux de la Poméranie aux mineurs de la Ruhr et aux tisserands de la Saxe, des théologiens de la vieille Prusse luthérienne aux caricaturistes du Simplicissimus, de Reventlow à Harden, de Westarp à Liebknecht, toute l’Allemagne, y compris son Empereur, ses généraux et ses fonctionnaires, est convaincue que la victoire sera facile, soudaine et complète : trois semaines plus tard, la France sera réduite à merci et les armées allemandes défileront sur les boulevards de Paris ; déjà les médailles sont frappées qui commémoreront l’événement ; l’Angleterre conservera une prudente neutralité ; quant à la Russie, elle sera écrasée avant d’avoir pu mobiliser ses troupes. Le rêve d’une « plus grande Allemagne » va enfin devenir une réalité ! Tous les appétits sont déchaînés.


C’est une joie de vivre… Nous avons tant désiré cette heure… La voici l’heure sacrée… Les Russes sournois et faux jusqu’au dernier moment, les Français surpris par la réalité, tremblants de peur et oubliant tout à coup la revanche, l’Angleterre froidement calculatrice et hésitante et le peuple Allemand exultant de bonheur… La Russie aveuglée jusqu’au suicide nous a mis de force l’épée à la main. Quel bonheur ! Et maintenant que notre épée est hors du fourreau, elle n’y rentrera que le but atteint. Ce but qui nous est imposé comme une nécessité naturelle, c’est de secouer la tutelle politique de la Triple Entente, c’est de donner à notre nation le droit de disposer d’elle-même et d’étendre notre territoire autant que la nécessité l’exige, c’est de rejeter loin de nous tout ce qui s’oppose à la sécurité de l’avenir… (Alldeutsche Blätter, 3 août ; numéro spécial : La bénédiction des armes.)


Tout le peuple communie avec les pangermanistes. Les étrangers qui se trouvent alors sur le sol allemand sont témoins de ce délire[2].

Dès le lendemain survinrent de graves déceptions qui eussent refroidi la nation, si elle n’avait été à ce point fanatisée. D’abord, l’Angleterre sortit de ses « hésitations » et Sir Edward Goschen réclama ses passeports. Ce fut un cri de rage dans toute l’Allemagne, un torrent d’injures contre la déloyauté de ce peuple de marchands ; mais qu’importait un ennemi de plus ? On le châtierait ; d’ailleurs, ce n’était pas la petite armée anglaise qui sauverait Paris ! Ensuite il fallut constater que, décidément, l’armée russe entrait en campagne beaucoup plus vite que ne l’avait cru le grand Etat-major. L’arrivée des fugitifs de la Prusse Orientale jeta, un instant, l’alarme dans Berlin. Mais une immense clameur de victoire couvrit les voix des quelques mécontents qui auraient pu exploiter ces premières désillusions : c’était Charleroi, c’était Tannenberg, c’était la Prusse Orientale délivrée et, à l’Ouest, la ruée sur Paris ! Dès lors la confiance et la crédulité de l’Allemagne n’eurent plus de limites. Elle suivit docilement ses guides.


LA FORMATION DES DOGMES

Les pangermanistes mirent à profit ces premiers mois pour fixer le Credo qui devait servir d’armature morale à l’Allemagne durant toute la guerre. Une fois entrées dans les cervelles, ces idées simples n’en devaient plus sortir. Elles peuvent se ramener à quatre propositions.

L’Allemagne fait une guerre défensive. — On eût bien voulu convaincre tous les Allemands que la guerre leur avait été déclarée par la Russie et la France. Beaucoup en sont restés persuadés, car le 7 juin 1915, au banquet solennel de la Ligue des canaux bavarois, le roi de Bavière en personne ne craindra pas d’affirmer : « La déclaration de guerre de la Russie fut suivie de celle de la France. » Cependant, comme l’imposture était trop forte, il fallut inventer un moyen d’établir le caractère défensif de la guerre, et l’on dit : « Ce qui importe, ce n’est pas qui a déclaré la guerre, mais qui a été obligé de la déclarer ; or, tout le monde chez nous voulait la paix, l’Empereur plus que personne : ne l’a-t-il pas répété cent fois ? ne l’a-t-il pas prouvé par sa longanimité à supporter les menaces de l’étranger ? Nous ne désirions pas de conquêtes ; nous en désirons aujourd’hui, c’est vrai, mais la faute en est à nos ennemis qui, en nous obligeant à lutter pour notre indépendance, nous ont eux-mêmes démontré que des annexions étaient indispensables à notre sécurité. L’Allemagne a été assaillie par une bande de brigands, elle se défend[3]. » Sur la question de savoir qui porte la responsabilité du conflit, la thèse varie au gré des événements : tantôt on accuse l’Angleterre et la « politique d’encerclement » dirigée par Edouard VII, tantôt la Russie et ses formidables ambitions, tantôt la France et son désir de revanche. Mais ce sont là controverses politiques qui n’intéressent pas la foule populaire. L’essentiel est de lui faire croire qu’elle est en état de légitime défense. Elle le croit. Rien n’ébranlera sa foi…

Veut-on connaître les formules dans lesquelles s’est condensée la croyance populaire ? On les trouve dans un petit livre du docteur Spielmann : La guerre mondiale 1914-1915 à l’usage des familles et des écoles (chez Hermann Gesenius à Halle).


Le plan était le suivant : les Russes devaient achever de construire leurs chemins de fer et de mettre en état de défense leurs forteresses de Pologne pour y réunir et abriter leur armée ; l’Angleterre devait faire en sorte que son allié le Japon se tint tranquille, et même l’entraîner dans la coalition, ce qui est arrivé ; la France, comme elle l’avait déjà fait assez souvent, prêtait de l’argent à la Russie pour construire des chemins de fer et des forteresses ; elle devait améliorer son armée par le rétablissement du service de trois ans et attaquer l’Allemagne de deux côtés, sur la frontière d’Alsace-Lorraine et à travers la Belgique. L’Angleterre promettait d’expédier son armée en Belgique et la Belgique était disposée à joindre ses troupes aux armées anglaise et française et à ouvrir à celles-ci ses places fortes. A la vérité, la Belgique était un pays qui avait été déclaré neutre pour le cas d’une guerre européenne, ce qui signifie que les armées étrangères ne pouvaient point passer sur son territoire. Mais le roi Albert renonça à sa neutralité au profil de la France et de l’Angleterre contre l’Allemagne. Tour cela, on lui assura un morceau d’Allemagne ; d’ailleurs, toute l’Allemagne devait être partagée entre les Alliés jusqu’aux limites d’un État tampon formé par la Thuringe. On eût ménagé l’Autriche-Hongrie, si elle avait lâché l’Allemagne, et on lui eût alors donné la Bavière ; autrement, elle-même devait subir un partage.


L’Allemagne est élue entre toutes les nations pour gouverner l’Europe. — Cette idée est le fondement mystique du pangermanisme : les Allemands sont un « peuple de seigneurs » appelé par la Providence à « conduire l’ascension de l’humanité ; » ils sont le rempart de la civilisation européenne contre la barbarie des Moscovites, le mercantilisme des Anglo-Saxons et l’immoralité des Latins. Il est inutile d’insister : on a, depuis quatre ans, mis sous nos yeux d’abondants échantillons de cette littérature[4]. Les « intellectuels » allemands en ont été à tout jamais empoisonnés. Mais il ne faudrait pas s’imaginer que de pareilles prédications aient été sans effet sur le peuple. Elles lui annonçaient le royaume des cieux ; en même temps, elles lui promettaient celui de la terre. Elles flattaient son orgueil et sa rapacité : n’est-il pas juste que les missionnaires de Dieu se paient sur l’infidèle ? Puis cette prédestination de l’Allemagne était une bonne réponse à la question que se posaient les Allemands, témoins de la haine que l’univers nourrissait contre eux : « D’où vient que nous sommes universellement détestés ? » — « C’est, leur dit-on, que vous êtes plus vertueux, plus grands et plus nobles que le reste de l’univers. Les Grecs détestaient Thémistocle, Aristide, Socrate, parce que ces grands hommes étaient supérieurs à la masse du peuple. Vous êtes pour le monde un reproche vivant. Gœthe l’a dit : « Pourquoi te plains-tu de tes ennemis ? De « telles gens pouvaient-ils être tes amis, alors que la nature leur « est un éternel reproche ? » — Ainsi réconfortés, les Allemands peuvent accepter d’être traités de Huns, de barbares, voire de Boches. Rien ne les trouble dans leur « mission. »

L’Allemagne respecte le droit des gens. — Quand on entend les Allemands soutenir que l’Allemagne est odieusement calomniée, que ses soldats sont innocents de toutes les atrocités dont on les accuse, qu’elle s’est résignée à démolir des cathédrales sous le coup des inéluctables nécessités de la guerre, qu’elle est pleine de respect pour les traités et de sollicitude pour les neutres, que la Belgique était depuis longtemps liée à l’Angleterre par des traités secrets et n’avait, après tout, qu’à laisser amicalement passer les Allemands sur son territoire, — on devine que ces discours s’adressent surtout à l’étranger. Néanmoins, ils ne sont pas tout à fait perdus pour le « bon moral » de l’Allemagne, ils rassurent sa conscience. Celle-ci d’ailleurs s’apaise à peu de frais, on s’en apercevra quand il s’agira du torpillage de la « Lusitania, » des raids des Zeppelins sur Londres, de l’emploi des gaz asphyxiants et de la guerre sous-marine.

L’Allemagne est invincible. — Voilà le dogme essentiel, celui sur lequel repose toute la force morale de la nation. Le jour de la déclaration de guerre, la certitude de la victoire était générale, absolue, inébranlable. Pour l’entretenir, les dirigeants usèrent d’une méthode qui, dans tout autre pays que l’aveugle et crédule Allemagne, eût été hasardeuse : ils exagérèrent les victoires et cachèrent les défaites. Ce fut l’œuvre de l’Etat-major général de l’armée. Le colonel Feyler, dans ses Avant-propos stratégiques, a si bien analysé cette manœuvre morale, il a exposé, avec un tel luxe de preuves, le système de mensonge et de dissimulation suivi par les auteurs des « communiqués » allemands, qu’il est superflu de revenir sur cette démonstration. Du 10 au 14 septembre 1914, les communiqués officiels furent muets. L’Allemagne ignora donc la bataille de la Marne. Tout ce qu’elle sut, dans les jours qui suivirent, ce fut qu’après une pointe dans la direction de Paris, ses armées se battaient sur l’Aisne, « conformément au plan de l’Etat-major. » Six mois après, on lira dans la Frankfurter Zeitung (1er février 1915) : « Nous avons pris Liège, Namur, Maubeuge et remporté la grande série des victoires du mois d’août. La campagne eût été désastreuse pour les Français si le généralissime Joffre, qui, indubitablement, est très capable, n’avait pas réussi sur son aile gauche des mouvements tournants qui restèrent à l’état de tentatives, mais qui conduisirent, vers la mi-septembre, à la guerre de positions. Que le plan hardi des Allemands n’ait pas réussi entièrement, c’est un de ces hasards qui arrivent aux plus grands capitaines. Pour le résultat final, cela n’a pas d’importance. » Le 16 septembre de la même année, le « correspondant badois » d’un journal suisse, les Basler Nachrichten, racontera que les Allemands n’ont pu livrer sur la Marne une bataille décisive faute de munitions, et parce que plusieurs corps d’armée venaient d’être rappelés dans l’Est : « Il s’agit, dit-il, d’un simple retour de la Marne jusqu’à des positions d’attente fortifiées d’avance… Au total, sur la Marne, une tentative décisive de l’armée française renforcée contre l’armée allemande affaiblie n’a pas abouti. » Ce ne fut qu’au printemps de 1916 que parut, pour la première fois, en Allemagne, un récit des opérations de septembre 1914 : De la bataille de la Marne à la chute d’Anvers par Anton Fendrich. Selon ce narrateur, toutes les armées allemandes étaient victorieuses, quand elles reçurent l’ordre de se retirer, mais cette manœuvre, à la fois stratégique et politique, avait été prévue et calculée ; elle s’accomplit dans un ordre admirable ; du reste, anéantir l’armée française et prendre Paris était une entreprise « surhumaine. » On peut dire que le public allemand ignora pendant un an et demi la bataille de la Marne, et, quand il l’apprit, voilà tout ce qu’il en sut. Cette méthode ayant réussi à l’Etat-Major, il n’est pas surprenant qu’il ait ensuite dissimulé sous les apparences d’une « défensive-offensive » l’échec de sa tentative sur Calais. Désormais, l’épreuve était faite : il était certain que l’opinion ne lui marchanderait jamais sa confiance, il pouvait tout se permettre. Il s’est tout permis, et l’opinion l’a suivi. L’idée que l’Allemagne put être vaincue ne devait pas effleurer l’esprit d’un Allemand.

Tels sont les quatre articles de foi qui soutiendront l’Allemagne et lui feront accepter les lenteurs imprévues de la guerre, la gêne, la disette.


LES HAINES UE L’ALLEMAGNE

En même temps qu’elle se représente ainsi son rôle et son avenir, elle va, une fois pour toutes, se formuler à elle-même le sentiment que lui inspire chacun de ses ennemis.

Contre l’Angleterre, sa haine est sans bornes. Ce peuple de marchands, ce peuple d’hypocrites est un « vampire, » le « régisseur de la guerre mondiale, » l’âme du « complot diabolique » ourdi contre la pacifique Allemagne. On l’anéantira. On l’affamera. La guerre sous-marine lui fera ployer les genoux. Qui parle de ménager l’Angleterre est un « traître à la patrie. » Contre elle toutes les armes sont permises : « Frappe dur et frappe où tu peux. » Un Norvégien, l’avocat Per Rygh, qui voyage en Allemagne en avril 1915, écrit :


Les Allemands ne témoignent de véritable haine que contre l’Angleterre ; mais ici leur haine est si sauvage, si intense, si aveugle, qu’elle touche à la monomanie. Les plus doux des vieux messieurs, les plus douces des vieilles dames, des gens qui ne feraient pas de mal à une mouche, ont un regard mauvais quand on parle de l’Angleterre. Gott strafe England n’est pas une exclamation réservée aux fous et aux hystériques ; c’est une prière qui jaillit du fond de l’âme allemande. Le Simplicissimus, qui fait maintenant du patriotisme et qui y gagne d’être vendu dans les gares prussiennes où il était auparavant interdit, a réuni quelques-unes de ses caricatures antibritanniques en un volume intitulé : Gott strafe England. Quiconque veut savoir ce que c’est que la haine doit acheter ce livre…


Quant à la France, on l’outrage abondamment, on est stupéfait de la voir « haïr tout ce qui est allemand d’une haine si vulgaire et si infâme qu’on ne la saurait comparer qu’à la fureur écumante de filles et de souteneurs cravachés ! » (Kœlnische Zeitung, 6 mai 4915.) C’est une nation frivole, fanfaronne et menteuse. Mais la haine contre elle se nuance de commisération. « Elle est au bout de sa puissance offensive… » (Discours de Heydebrand à Magdebourg, 18 janvier 1915.) Elle se détruit elle-même. La Haute Banque l’a jetée dans la guerre pour conjurer une crise financière. Maintenant elle n’a même plus la force de faire une révolution pour se débarrasser de la minorité qui l’opprime. Il faut plaindre cette victime de la perfide Albion. « Quand le moment décisif sera venu, ce seront les fils de l’Allemagne qui délivreront Calais des Anglais. De cela nous sommes sûrs. » (Münchener Neueste Nachrichten, 19 février 1915.) En effet, tous, ils en sont sûrs. Il n’y a pas une tête allemande où ne soit incrustée l’idée qu’un jour l’Allemagne devra obliger les Anglais à rendre Calais à la France, — à moins qu’elle ne le garde pour elle.

A l’égard de la Russie, les sentiments sont un peu plus complexes. Ce qui domine, c’est la peur. Non pas que les Allemands mettent en doute la défaite finale des armées russes, mais, à moins que la Russie ne se désagrège, ils savent qu’ils seront un jour submergés par le flot toujours grandissant du slavisme ; ils ne comptent donc que sur une révolution, ils l’appellent de tous leurs vœux. D’un autre côté, cette révolution ne diminuerait-elle pas l’ardeur belliqueuse de leurs propres socialistes ? Les « crimes du tsarisme, » quelle réponse commode aux prétentions démocratiques de, l’Entente ! L’ambassadeur Gérard raconte qu’à Berlin, dans les premiers jours de la guerre, il eut une entrevue avec Liebknecht. « Il me déclara, dit-il, que les socialistes étaient opposés au tsarisme et que, personnellement, il avait confiance dans l’armée allemande et dans la cause du peuple allemand. »

Entretenues par les prédications et les mensonges de la presse, les idéologies et les passions de l’Allemagne ne se modifieront guère au cours des événements. Mais ses haines se multiplieront, à mesure que croîtra le nombre de ses ennemis.


LES GRANDS ENTHOUSIASMES DE 1915

Durant les premiers mois de 1915, rien ne trouble l’unanime enthousiasme de la nation. Le coût de la vie augmente, les ménagères s’insurgent au marché, les fonctionnaires et les économistes ébauchent des plans de rationnement, mais ces premiers effets du blocus, s’ils gênent déjà beaucoup de monde, n’épouvantent personne. Les Autrichiens se font battre par les Serbes et les Russes, la Bukovine et la Galicie sont envahies, Przemysl tombe, mais ces revers n’atteignent que l’Autriche, et, pour rétablir les affaires, on compte sur la grande offensive que prépare Mackensen. Sur le front français, la guerre de positions se poursuit avec des alternatives diverses : simples combats « locaux, » affirme le grand État-major, et qui ne changent rien à l’excellente situation stratégique îles armées allemandes. Le peuple ne fait pas entendre une plainte. Dans les villes, la vie est large et joyeuse.

Vers le mois d’avril, des bruits de paix se répandent dans tout l’Empire. Le public les accueille avec un empressement qui irrite un peu les pangermanistes ; aussi est-il tout de suite averti que ces rumeurs sont nées chez l’ennemi à bout de force et de courage : l’heure n’est pas encore venue de tendre la main aux adversaires. Cependant, ces espoirs de paix, timidement avoués, ont alarmé ceux qui souhaitent la prolongation de la guerre. Immédiatement, les annexionnistes rédigent un programme ne varietur. Six grandes associations économiques, la Ligue des agriculteurs, la Ligue des paysans allemands, le Groupe directeur des Associations chrétiennes de paysans allemands, actuellement Groupe westphalien, l’Union centrale d’industriels allemands, la Ligue des industriels, l’Union des classes moyennes de l’Empire, adressent au Chancelier un mémoire « confidentiel, » mais répandu à des milliers d’exemplaires. Ils réclament l’asservissement militaire et économique de la Belgique, l’annexion des côtes françaises de la Belgique à la Somme, des charbonnages du Nord, et du Pas-de-Calais, du bassin de Briey, de Verdun, de Belfort, des contreforts des Vosges entre ces deux forteresses, la réunion a l’Empire d’une partie des provinces baltiques et de vastes territoires polonais, etc… Des professeurs, des théologiens, d’anciens fonctionnaires accourent à la rescousse et signent eux aussi une pétition où ils formulent les mêmes exigences. Ces documents ne sont point publiés, mais les journaux y font de nombreuses allusions. Ils agissent sur l’opinion et surexcitent l’esprit de conquête. Quant aux trop fervents amis de la paix, on les remet dans le droit chemin. On tolère qu’ils forment des ligues inoffensives, mais on ne les laisse ni parler ni écrire, si ce n’est dans la mesure où leurs propos peuvent servir à duper le neutre et à démoraliser l’ennemi. On supprime la revue Le Forum ; on poursuit l’association de la « Nouvelle Patrie, » dont les tendances sont vaguement pacifistes.

C’est l’heure où les pangermanistes, sûrs de la complicité de l’opinion, donnent librement carrière à toutes leurs ambitions et à toutes leurs extravagances. Ils annexent le monde entier. « Il faut, écrit Bassermann, un des chefs du parti national libéral, que tous ceux qui nous gouvernent sachent bien que cette effroyable guerre veut pour récompense autre chose que des déceptions et des augmentations d’impôts. Les fruits peuvent mûrir lentement, plus lentement que nous ne pensions, mais ils mûriront, la force et le soleil du germanisme y pourvoiront. C’est le devoir de tous les patriotes de s’opposer à de veules nostalgies de paix, dès que se tendra vers nous la main de l’adversaire épuisé. Des sacrifices sanglants ont été faits ; on en fera d’autres, encore ; il faut qu’ils servent à fonder l’extension territoriale de notre patrie et nous donnent à l’Est et à l’Ouest des frontières telles qu’elles nous assurent la paix pour des générations. Aujourd’hui, tout est si merveilleux, si héroïque ; on dirait que des torrents de feu bismarckien coulent dans notre peuple. » (Deutscher Courier, 2 août 1915.) Voilà l’esprit dont l’Allemagne est alors possédée, tandis que ses métaphysiciens dissertent sur « le réalisme et l’idéalisme allemands confondus et unis contre l’idéalisme des bavards » et que ses philologues instituent la chasse aux mots étrangers, transportés d’aise à la pensée que, déjà ! chauffeur est devenu Schofför, friseur Frisör et gouverneur Governör !

L’exaltation est telle que l’Allemagne subit sans alarme la double désillusion que lui apportent l’hostilité croissante des États-Unis et l’entrée en guerre de l’Italie.

Beaucoup d’Allemands crurent d’abord que leurs nombreux compatriotes établis en Amérique pourraient maintenir un lien d’amitié indissoluble entre l’Empire et les États-Unis. Ils ne tardèrent pas à reconnaître leur erreur. L’écrivain Fulda, qui avait parcouru l’Amérique, déclara que c’était pour lui une « colossale déception. » On attribua l’inimitié des Américains à la propagande anglaise. Il suffirait, pensa-t-on, qu’une contre-propagande montrât sous son vrai jour la pacifique Allemagne pour que les malentendus fussent bientôt dissipés. Il fallut cependant constater que les professeurs envoyés en Amérique échouaient tous dans leur mission, que le sentiment public se tournait de plus en plus contre l’Allemagne, et que l’Entente trouvait chaque jour une aide plus sérieuse auprès des financiers et des industriels des États-Unis. Survint le torpillage de la « Lusitania. » On sait avec quelle joie sauvage la nouvelle en fut accueillie à Berlin. On pouvait dès lors entrevoir qu’une rupture n’était pas impossible, et quelques voix s’élevèrent pour dénoncer le péril. Elles furent vite étouffées. Allait-on, pour complaire au président Wilson, abandonner des méthodes de guerre qui infailliblement devaient amener l’Angleterre à mendier la paix ? Est-ce que, le lendemain de la rupture, les fournitures de munitions à l’Entente pourraient être augmentées ? Elles atteignaient déjà leur maximum. Une fois alliées, l’Amérique et l’Angleterre, prétendait-on, auraient de nouveaux moyens de pression sur les neutres ; mais quels étaient les moyens dont l’Angleterre n’usait pas actuellement ? — Et, dès ce jour, ce fut un débordement de sarcasmes et d’insultes contre le président Wilson, de facéties outrageantes sur la nation américaine, sa marine et ses milices. Un seul mot, toujours le même, le mot de bluff, servait à qualifier les démarches du Président et l’attitude des États-Unis. L’Allemand se vante d’avoir inventé la « psychologie des peuples : » c’est possible, mais, assurément, il ne l’a pas perfectionnée.

La décision de l’Italie était prévue depuis quelque temps. Elle ne fut pour personne une surprise. Elle déchaîna cependant en Allemagne des flots d’indignation. Voici ce qu’écrit, le 28 mai 1915, dans la Tæglische Rundchau, le général en retraite Keim, un des apôtres du mouvement pangermaniste :


Dix siècles avant que n’existât un peuple allemand, l’histoire nous parle déjà d’un furor teutonicus qui épouvantait l’Italie d’alors. C’était l’esprit du sabre germanique, la joie de combattre qui firent de nos ancêtres la terreur des Romains… Il faut que nos ennemis sachent que la sainte colère des Allemands est plus puissante encore que le furor teutonicus d’autrefois, cette sainte colère qui se rallume aujourd’hui contre le peuple qui fut, il y a dix siècles, le premier à en ressentir les effets.


Un grand journal allemand ayant prétendu qu’à Vienne la trahison de l’Italie excitait moins la haine que « la douleur, » le général Keim en est scandalisé :


Si, en pareille occurrence, on n’éprouve pas une sainte colère, si l’on veut considérer les événements avec émotion et avec des larmes, on se prépare fort mal à un combat de vie ou de mort. Il me semble donc que notre devoir est de combattre de la façon la plus énergique cette dialectique falote qui se sert des mots : chevaleresque, humanité, politique de culture, etc… mots qui vraiment ne correspondent pas du tout à la dure et sanglante réalité… Il ne peut y avoir dorénavant à Vienne, à Berlin, à Constantinople qu’une seule et unique volonté : écraser sans pitié notre nouvel ennemi pour le rayer au plus tôt de la liste de nos adversaires. La guerre avec l’Italie doit tendre à un but unique : lui infliger de telles défaites qu’il en résulte une révolution…


Cette révolution, tout le monde la croit imminente, certitude qui console de l’ « infâme trahison. » En attendant, on couvre d’insultes quelques Italiens dont la germanophobie est notoire, et, plus que tous les autres, Gabriele d’Annunzio, ce « faiseur de dettes, » ce « banqueroutier fuyard, » ce « polichinelle politique. »

Ces mois de l’été 1915 ne sont pour les Puissances centrales qu’unie suite de triomphes militaires : victoire en Galicie et en Pologne, victoire en Courlande et en Lithuanie : victoires, il est vrai, partout inachevées, puisque les armées russes ont pu se soustraire aux étreintes de l’adversaire ; mais le nombre des prisonniers et l’abondance des trophées permettent aux Etats-majors de dissimuler la réalité. Les résultats de l’offensive française en Champagne ont un instant déconcerté l’opinion, mais on a vite fait de lui expliquer qu’il s’agit là d’un succès « purement tactique, » que l’offre a dû engager les trois quarts de ses divisions et dépenser des millions d’obus, qu’en somme cette offensive a été arrêtée, que le front n’a pas été percé et que la France est bel et bien épuisée. Et aussitôt on détourne l’attention sur les événements de Serbie.

Là, Mackensen est vainqueur. Les Bulgares gagnent bataille sur bataille. L’armée serbe s’enfuit, abandonne ses canons : elle est anéantie. Nul doute que la Grèce et la Roumanie ne se joignent bientôt aux Puissances centrales. Alors s’offrent à l’imagination populaire des perspectives illimitées. Les Empires du centre sont maîtres de la route vers Constantinople, de la voie qui « du cœur de l’Europe conduit aux sources de l’Asie. » Déjà l’on envisage les conditions de la future campagne d’Egypte. On promet aux commerçants l’exploitation des trésors de l’Asie Mineure. De Hambourg à Bagdad, l’Allemand sera chez lui. Les portes de l’Orient lui sont ouvertes. C’est un rêve des Mille et une Nuits.


LE PARTI DE LA GUERRE ET LE PARTI DE LA PAIX

A l’heure même où l’écrasement de la Serbie met en branle toutes les cloches de l’Empire, voici qu’apparaissent en Allemagne les premiers signes d’un état d’esprit bien différent de l’universel enthousiasme qui régnait depuis la déclaration de guerre. Les rumeurs de paix, qui déjà s’étaient répandues en avril, circulent de nouveau. Cette fois, on ne peut s’y méprendre, l’idée de la paix commence à hanter les imaginations. La presse est tout de suite chargée de combattre ces illusions dangereuses : pour traiter, dit-elle, il faut être deux, et l’ennemi semble moins que jamais disposé à négocier ; une paix prématurée serait une paix incomplète, et une courte prolongation de la guerre permettra d’obtenir tous les avantages que l’on souhaite à juste titre ; du reste, le peuple allemand peut patienter, heureux de ne pas avoir l’ennemi chez soi et d’ignorer les horreurs de l’invasion. Le peuple ne se laisse point convaincre. L’hiver s’annonce très rigoureux. Les premières mesures de rationnement ont mal réussi. Les gains scandaleux réalisés par les fournisseurs de guerre et les accapareurs excitent le mécontentement et la rancune. Enfin, en considérant cette « carte de la guerre » que les dirigeants leur remettent toujours sous les yeux, les gens vont répétant : « A quoi bon de nouveaux sacrifices, puisque nous sommes partout victorieux ? »

C’est alors que l’Allemagne se divise en deux grands partis qu’on peut appeler le parti de la guerre et le parti de la paix. Leur conflit résumera toute l’histoire intérieure de l’Allemagne. Ils n’ont rien de commun avec les partis politiques représentés dans les assemblées des États confédérés et dans le Reichstag. Ces derniers, avant la guerre, étaient des groupements factices qui déjà répondaient mal aux nuances de l’opinion. Depuis août 1914, ce ne sont plus que des étiquettes. Seul, le parti conservateur montre une certaine unité de pensée. Mais les nationaux libéraux sont devenus des « nationaux » tout court, et le libéralisme est le moindre de leurs soucis ; le Centre est coupé en deux tronçons qui se réunissent seulement dans les cas où il s’agit d’exercer un chantage sur le gouvernement ; les progressistes se confondent avec les socialistes gouvernementaux ; quant aux socialistes, c’est précisément dans ces dernières semaines de 1915 qu’ils se partagent en deux fractions : les majoritaires qui serviront le gouvernement tantôt par leur docilité, tantôt par leurs incartades, mais qui le serviront toujours, et les minoritaires dont l’emploi sera d’inspirer aux bourgeois une épouvante salutaire et aux socialistes de l’Entente une confiance absurde. Hors les politiciens et les badauds de Berlin, l’Allemagne ne s’intéresse pas à cette comédie parlementaire. Elle n’a point de véritable parlement, elle le sait mieux que personne, et s’accommode du régime présent conforme à son tempérament et à ses intérêts ; les plus audacieux se contentent de murmurer « qu’on verra après la guerre. » La question de la paix est la seule dont elle s’occupe, et c’est la seule sur laquelle elle soit partagée.

Le parti de la guerre comprend les chefs de l’armée, les officiers de carrière, les hauts fonctionnaires, les grands propriétaires, les grands industriels et la majorité des intellectuels. Il dispose de toutes les forces et de toutes les ressources de l’Etat. Il est le maître de la plupart des journaux et impose silence à ceux qu’il n’a pu acheter, car la censure est à sa dévotion.

Le parti de la paix se compose des commerçants, des hommes d’affaires, des financiers et de quelques intellectuels a tendances pacifistes, — israélites ou catholiques. Il est suspect aux milieux officiels et éprouve d’insurmontables difficultés à s’organiser, à cause du disparate des éléments dont il est formé.

Entre ces deux groupes conscients de leurs intentions et de leurs desseins, flotte la masse du peuple allemand. Les paysans et les petits commerçants que la guerre enrichit, les ouvriers travaillant dans les industries de guerre sont favorables à une politique qui leur assure des gains et des salaires extraordinaires. Les petits employés, les petits rentiers, les femmes des mobilisés, les ouvriers qui n’ont pu s’employer dans les usines de guerre, souhaitent la fin des hostilités. Mais les sentiments de la foule varient selon les vicissitudes de la guerre et l’approvisionnement des marchés.

Ce qu’exigent les partisans de la guerre est très clair ; les grandes associations, agricoles et industrielles l’ont formulé dans leur requête au chancelier. Ils veulent des annexions et des indemnités. L’Allemagne doit se battre, tant qu’elle n’aura pas obtenu les unes et les autres aussi larges que possible. Seulement, du jour où ils ont vu naître un mouvement pour la paix, ils n’ont pu se contenter de proclamer leurs exigences en vertu du droit de conquête, et ils ont usé d’un argument nouveau ; ils disent à leurs contradicteurs : « Vous désirez la paix ? Nous aussi, nous la désirons ; mais le seul moyen de la conquérir est de poursuivre la guerre avec une énergie toujours plus grande. Plus nous occuperons de territoires, et plus nous aurons de gages entre les mains ; plus nous battrons nos ennemis, et plus tôt ceux-ci consentiront à traiter. La paix n’est ni à Stockholm, ni à Berne ; elle est à Londres, elle est à Paris. Nous sommes, nous, les vrais amis de la paix. » Chaque fois que ce thème revient dans les polémiques, on en peut conclure sans hésiter que le nombre des partisans de la paix grandit en Allemagne.

La thèse du parti de la paix est en apparence aussi simple. « Paix sans indemnités et sans annexions, » voilà la formule. Mais ceux qui la répètent sont embarrassés pour dévoiler leurs motifs et leurs intentions. Au fond, ils pensent que les sacrifices accomplis ne peuvent plus être compensés par des résultats suffisants, que tant de victoires pourraient bien demeurer stériles. Ils pressentent pour le lendemain de graves difficultés économiques et souhaitent de liquider une affaire qui menace de devenir onéreuse. Cependant ils ne veulent pas renoncer à tous les avantages d’une paix victorieuse. Ils se contenteraient, pour cette fois, de modérer les profits territoriaux et de déguiser les annexions en protectorats économiques, tout en se ménageant la possibilité de reprendre la partie qui, décidément, fut mal engagée. Quant aux indemnités, ils consentent, — peut-être, — à n’en pas demander pour eux-mêmes, mais il n’entre pas dans le cerveau d’un Allemand que l’Allemagne puisse un jour avoir à réparer les ruines qu’elle a causées dans le monde entier.

A partir de décembre 1915, il a y donc conflit entre deux politiques. Les uns jugent utile de poursuivre la guerre impitoyablement, quitte à augmenter encore le nombre des ennemis de l’Allemagne. Les autres veulent la terminer le plus tôt possible ; quitte à abandonner quelques-unes des grandes ambitions de 1914 ; ils sont toujours convaincus que l’Allemagne est invincible, mais ils ne sont plus certains de la victoire totale. C’est ce dernier parti que l’on verra grandir et se fortifier pendant l’année 1916 et la première moitié de l’année 1917. La mauvaise alimentation, la lassitude et toutes sortes de déboires travailleront en sa faveur, jusqu’au jour où l’écroulement de la Russie ranimera tous les espoirs, réveillera toutes les convoitises.


ANDRE HALLAYS.

  1. Karl Lamprecht « est passé dans l’éternité le regard fixé sur une Allemagne plus grande, accrue et fortifiée comme nation, sur une Allemagne appelée à diriger l’Europe. » (Article nécrologique du Dr Doren dans le Berliner Tagblatt du 13 mai 1915.)
  2. Voir les Mémoires de l’ambassadeur Gérard.
  3. Nous résumons ici de très nombreux articles de journaux et de revues ; nous ferons de même dans la suite de cette étude. Nous réservant de publier les références en temps et lieu, nous avons cru pouvoir épargner aux lecteurs de la Revue l’ennui de notes incessantes.
  4. Voir notamment L’Allemagne annexionniste, de Grumbach et Also sprach Germania par Jean Ruplinger.