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L’Opinion allemande pendant la guerre/02

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L’Opinion allemande pendant la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 308-339).
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L'OPINION ALLEMANDE
PENDANT LA GUERRE
II ([1]

LES DÉCEPTIONS, LA NOSTALGIE DE LA PAIX ET LE DESARROI
(Janvier 1916 - Juillet 1917)

Après les grandes espérances de 1914 et de 1915, une longue suite de déceptions et de souffrances va peu à peu, chez les Allemands, exaspérer le désir de la paix. A chacune de ces déceptions, les maîtres de l’Empire s’efforceront de stimuler l’opinion défaillante. Ils réveilleront les haines : l’ennemi, diront-ils, poursuit l’anéantissement de l’Allemagne. Ils endormiront les souffrances : l’ennemi connaît, lui, des épreuves plus cruelles encore. Ils feront taire les plaintes : qui a le droit de se lamenter, lorsque tant de combattants affrontent héroïquement la mort ? Ils exalteront l’orgueil : l’Allemagne tient tête à un « monde d’ennemis » et reste toujours victorieuse. Enfin ils continueront de promettre du butin, des indemnités et des conquêtes. Le patient écoutera ses médecins, suivra leurs ordonnances ; mais les remèdes s’useront, l’organisme malade réagira moins énergiquement. Au bout de dix-huit mois, l’Allemagne ne « tiendra » plus que grâce à sa certitude d’être invincible, grâce à sa foi en Hindenburg.


LA DECEPTION DE VERDUN

L’année 1916 commence, pour l’Allemagne, sous de fâcheux auspices.

Les Russes attaquent en Bessarabie. La prise d’Erzeroum est un événement plus grave encore. Tout l’édifice d’une Asie germanique est par terre. Fini le rêve des Mille et une Nuits !

L’Angleterre vient d’instituer le service obligatoire ; un jour, elle pourra donc envoyer sur le continent des millions de soldats. Cette perspective éveille quelques appréhensions, car un socialiste impérialiste, Paul Lensch, se charge d’exposer que la guerre sera certainement finie avant que cette armée anglaise soit en état de combattre. « Un service obligatoire avec des millions d’hommes ne s’improvise pas. Il faut des officiers, des sous-officiers et bien d’autres choses encore qui ne s’obtiennent qu’après des années d’efforts. » D’ailleurs le service obligatoire rapprochera les ouvriers anglais des ouvriers étrangers. (Hamburger Echo, 4 janvier 1916.) Comment ne pas écouter d’aussi rassurantes prophéties ? Dans le même temps, des zeppelins bombardent Londres, et quelques Allemands se disent, — tout bas, — que le seul résuÉtat de ces incursions sera d’augmenter la haine du monde contre l’Allemagne. On répond à ces timorés : « Le bon cœur allemand ne refuse pas sa pitié aux victimes des dirigeables… Mais autant qu’on peut observer le sentiment populaire chez nous, il n’est presque personne qui regrette que nos zeppelins soient sortis pour accomplir leur œuvre de destruction… Ces sorties sont sanctionnées par la conscience de la nation tout entière, bien plus, exigées par elle, car nous sommes convaincus que nous possédons en nos zeppelins une arme qui, employée sans égard ni merci, ne pourra qu’influer sur l’issue de la guerre et en hâter la fin. » (Tæglische Rundschau, 18 février 1916.) La « conscience de la nation tout entière » est, évidemment, apaisée, mais elle ne soupçonne pas que le vote du service obligatoire a été la conséquence de ces raids aériens. Depuis quatre années, l’État -major ordonne froidement les pires atrocités, jurant que son unique pensée est d’abréger la guerre, et personne ne s’avise de remarquer que le seul effet de ces infamies a été de montrer aux Anglais et aux Français les plus pacifistes la nécessité d’aller jusqu’au bout. Pareille inconséquence diminue l’admiration qu’on serait tenté d’accorder aux organisateurs de l’esprit public en Allemagne : la prodigieuse inintelligence du peuple leur a rendu la tâche par trop facile.

C’est à Verdun que l’Allemagne éprouve la première de ses grandes déceptions. Nous avons vu quelle singulière idée on lui a inculquée de la France et des Français. Elle a d’abord été stupéfaite de voir une nation dont la dégénérescence ne faisait doute pour personne, montrer tant de ténacité, tant d’abnégation ; mais on lui a dit que c’étaient là les derniers sursauts d’un agonisant. Des neutres « bien informés » qui revenaient de France, rapportaient que ce malheureux pays, las et découragé, traversait une crise politique, d’où il ne sortirait que prêt à capituler : le président Poincaré allait démissionner ; tout le monde attendait la venue de M. Caillaux ; les relations de la France avec l’Angleterre étaient plus épineuses que jamais ; les deux alliées se querellaient au sujet de Salonique ; les jours de M. Aristide Briand étaient comptés… Voilà ce que l’Allemagne pense de son adversaire quand ses armées se mettent en mouvement pour écraser l’armée française, prendre Verdun, marcher sur Paris et conquérir la paix.

Aux premiers succès, grande clameur de joie. La presse, qui a reçu la consigne d’être prudente, déclare que « c’est peut-être une action locale, » que les communiqués ennemis parlent bien d’une « bataille, » mais que les Français ont l’habitude de supposer à leurs adversaires des objectifs démesurés. Cependant, le lendemain, il n’est plus question que de la « victoire de Verdun : » c’est un succès « autrement important qu’une simple rectification de lignes ; » les batailles du commencement de la guerre étaient destinées à refouler l’ennemi ; maintenant, tout est changé ; ce que n’ont pu obtenir alors des batailles gigantesques, « un léger choc pourrait l’entraîner, dans l’état de tension nerveuse où se trouve l’armée après un an et demi de guerre. » (Chemnitzer Volkstimme, 25 février.) Lors de la prise de Douaumont, les communiqués officiels et les correspondances du Grand Quartier surexcitent encore l’enthousiasme général. « Notre armée et ses chefs vivent des heures de gloire. Leur œuvre est sanglante et terrible, mais nous avons la certitude qu’en ces heures formidables la cause allemande et celle des alliés font des progrès décisifs. » (Frankfurter Zeitung, 26 février.) Le but de l’attaque est désormais hautement avoué : c’est la prise de Verdun. L’Allemagne attend d’une minute à l’autre la chute de la place.

L’acharnement avec lequel tous les communiqués français sont discutés, prouve néanmoins que la lourdeur des pertes a causé quelque émotion. Puis le brusque arrêt de l’offensive déconcerte ceux qui se voyaient déjà à la veille d’un nouveau Sedan. « Les mêmes enthousiastes qui avaient lâché la bride à leurs imaginations, se laissaient aller au plus profond découragement. » (Frankfurter Zeitung, 5 mars 1916.) On tâche de les réconforter ; il faut laisser aux batteries le temps de s’installer sur des positions nouvelles, de régler leur tir, de préparer l’avance de l’infanterie ; il faut savoir distinguer ce qui est possible de ce qui ne l’est pas, etc. Et toujours on en revient aux « mensonges » des communiqués français, qui, décidément, ne sont pas sans influence sur l’opinion allemande.

Vaux est pris. — Les espérances renaissent ; « la valeur stratégique du camp retranché de Verdun est maintenant réduite à néant ; Verdun n’est plus une perpétuelle menace… cela seul est déjà un immense résultat. » (Vossische Zeitung, 9 mars.)

Les Français reprennent Vaux. — Nouvelles inquiétudes à combattre. « Le succès des Français n’a pas grande importance : le fort a été bouleversé par notre artillerie… Nous devons être reconnaissants à notre haut commandement de n’avoir pas précipité le retour offensif, de le préparer au contraire avec méthode et réflexion : temps d’arrêt, nouveau bombardement, nouvel assaut ; le succès est au bout. » Les pessimistes pensent que ce succès est bien lent. Ils colportent de fâcheuses nouvelles : l’Empereur et Hindenburg se trouveraient en désaccord ; l’un voudrait chercher la décision en France et l’autre sur le front oriental. Les difficultés économiques, — nous y reviendrons, — aigrissent encore les esprits.

Les Allemands attaquent sur la rive gauche de la Meuse. — Serait-ce enfin le coup décisif ? Non ; après la prise du bois d’Avocourt, les opérations sont de nouveau arrêtées, et les mécontents recommencent à murmurer. Pour les faire taire, on leur représente que la bataille de Verdun a contrecarré le plan de l’Entente et a empêché l’offensive que les adversaires préparaient pour le printemps. Cet argument-là reparaîtra chaque fois qu’une attaque allemande ayant échoué, il sera nécessaire de la travestir en une manœuvre de défense préventive.

Verdun est incendié. — Cette destruction est présentée comme une victoire, et, sans doute, elle réjouit l’imagination populaire, mais elle ne console pas ceux qui continuent d’espérer la reddition de la place. « A l’optimisme irraisonné qui voyait Verdun tombant quelques jours après le premier effort de notre offensive, a succédé soudain un scepticisme découragé. » (Deutsche Tageszeitung, 8 avril 1916.) On a beau répéter à ces sceptiques que les lignes allemandes sont à quelques kilomètres de la forteresse, que les pires difficultés ont été surmontées, que les troupes ont déjà accompli une large part de leur tâche, qu’il serait fou de vouloir, « dans un accès de cruelle impatience, précipiter le cours naturel des choses. » Le nombre des sceptiques s’accroît. Dans des premiers jours d’avril, tout ce qui en Allemagne n’est pas incapable de réflexion, comprend que Verdun ne succombera pas, et que, même si la place venait à tomber, le succès ne compenserait plus les effroyables sacrifices qu’il aurait coûtés.

Afin de justifier l’opération, le grand État-major en est réduit à des plaidoyers de ce genre : « La pensée d’attaquer précisément le point le plus fort du front français est un trait de génie… Il n’est pas jusqu’à la lenteur des opérations qui ne nous soit essentiellement favorable, puisqu’elle a pour conséquence d’imposer à l’ennemi une saignée d’autant plus abondante, et par suite, au point de vue politique, d’entraîner pour la France, après la guerre, un affaiblissement d’autant plus considérable. Si le grand art est de discerner l’essentiel de l’accessoire, nous devons un hommage particulier à notre grand État-major : il a reconnu, par une inspiration de haute stratégie, le point précis où il convenait d’appuyer pour jeter bas toutes les positions ennemies. » (Tæglische Rundschau, 11 avril 1916.) Ou bien encore : « Ne nous laissons pas troubler. Pour nous doivent seuls faire foi les communiqués de notre État-major. Or, pas un mot, dans aucun de ces communiqués, n’indique l’intention de prendre Verdun. La chute d’une place forte peut entrer dans le cadre d’une opération de large envergure, en être le préliminaire nécessaire ou souhaitable… Il s’agit à Verdun d’une bataille d’usure. » (Norddeutsche Allgemeine Zeitung, 23 avril 1916.)

De temps en temps un succès local, comme la prise du Mort-Homme, sera habilement exploité. On laissera entendre qu’à la longue, les attaques méthodiquement conduites par les généraux allemands viendront à bout de Verdun : « Verdun est comme un gros clou dans le mur. On ne peut l’arracher rapidement d’un seul coup ; mais on l’ébranlé en le frappant de droite et de gauche. » (Frankfurter Zeitung, 30 avril.) La conquête de la cote 304 allumera une dernière Hambéc d’enthousiasme. Mais, malgré toute la peinte que se donneront les rédacteurs des communiqués pour dissimuler les résultats des contre-offensives françaises, l’échec des armées allemandes est durement ressenti par toute l’Allemagne. Ses chefs, — nous l’avons vu, — étaient parvenus à lui laisser ignorer les défaites de la Marne et de l’Yser ; pour pallier la défaite de Verdun, ils recourent à toutes sortes d’impostures et de subterfuges, mais ils ne peuvent cacher ni les vicissitudes de la bataille, ni surtout l’immensité des pertes.

L’échec était patent ; la désillusion fut cruelle. Bien entendu, la confiance du peuple dans le grand Etat-major n’en fut point diminuée ; mais le Kronprinz, qui était déjà impopulaire, le devint encore davantage. On le rendit responsable de la manœuvre manquée et du carnage.

Tandis que se déroulait la bataille de Verdun, les Russes avaient tenté, sur le front oriental, une vigoureuse offensive. Ils avaient été assez rapidement contenus. L’opinion s’en était d’ailleurs inquiétée beaucoup moins que des combats sur le front français. A l’Est, Hindenburg répondait de la sécurité de l’Empire, et tout le monde avait une foi aveugle dans le génie de Hindenburg.


LA GUERRE SOUS-MARINE, LES NOTES DU PRÉSIDENT WILSON ; LA POLITIQUE INTÉRIEURE

Au même moment, la question de la guerre sous-marine soulevait des discussions ardentes dans les milieux politiques. Tour le peuple, elle ne se posait pas. Tirpitz et son parti affirmaient que, grâce aux sous-marins, l’Angleterre allait être bientôt affamée et terrassée. Le peuple avait accepté cette promesse, les yeux fermés. Sa joie et sa haine contre l’Angleterre éclataient à chaque nouveau torpillage. Quand l’Amérique s’éleva contre cette méthode de guerre, il se mit à exécrer l’Amérique, comme il exécrait l’Angleterre. Le gouvernement faisait tout pour développer ce sentiment. Tandis qu’en Amérique il menait une campagne acharnée afin de convaincre les Américains de la bonne amitié de l’Allemagne, il menait, en Allemagne, une campagne non moins acharnée pour exciter le peuple contre les Américains et le préparer à l’idée d’une rupture, — chef-d’œuvre d’incohérence, modèle de cette « habileté » allemande qui, depuis quatre ans, a trouvé chez nous des admirateurs imprévus. La foule était de plus en plus irritée contre les États-Unis auxquels elle reprochait d’expédier à l’Entente des munitions et du matériel. Dans les milieux officiels, on avait le plus grand intérêt à exagérer le chiffre de ces fournitures. L’armée avait, au cours de la première année de guerre, plus d’une fois manqué de munitions, notamment après la bataille de la Marne ; pour expliquer cette infériorité, il était commode d’alléguer que l’Entente n’aurait pu continuer la lutte sans le secours de l’industrie américaine.

C’était contre les États-Unis un déchaînement d’outrages. Les correspondants américains recueillaient partout des propos insultants à l’adresse de leur pays. Des Américaines étaient frappées et injuriées dans les rues de Berlin, parce qu’elles y parlaient anglais. En janvier 1916, paraissait une publication spéciale, La lumière et la vérité, dirigée contre le président Wilson. A chaque note nouvelle venue de Washington, les pangermanistes annonçaient la rupture prochaine et en prenaient délibérément leur parti. Le 25 avril 1916, alors que cette rupture ne pouvait plus être conjurée que par une reculade de l’Allemagne, un journal catholique écrivait : « La concession exigée par Wilson, l’abandon de la guerre sous-marine contre l’Angleterre, est impossible. Le peuple allemand ne se laissera pas priver du seul procédé de combat qui puisse lui permettre d’abattre l’Angleterre. Il se dit avec raison que, même si l’Amérique entrait ouvertement dans le conflit, nous n’en souffririons pas beaucoup plus que de l’aide secrète mais considérable qu’elle a pu jusqu’à présent donner à nos adversaires. Nous pouvons donc dire tranquillement : advienne que pourra… L’Allemagne et ses alliés ne peuvent plus être vaincus. » (Kœlnische Volkszeitung, 25 avril 1916.) Quelques jours plus tard, l’Allemagne recula. Les pangermanistes n’en crièrent que plus fort, certains que sur ce point-là, — comme sur beaucoup d’autres, — l’opinion publique était prête à les seconder. L’écrasement de l’Angleterre par la guerre sous-marine était devenu un axiome, et la foule méprisait l’Amérique lointaine, impuissante et esbrouffeuse.

La nation suivait peut-être avec un peu plus d’appréhension la querelle des partis ; elle devinait que des graves désaccords divisaient ses dirigeants. Son respect inné pour les grands personnages de l’État en était un peu troublé, car si elle admirait Tirpitz, elle n’en révérait pas moins Bethmann-Hollweg. Elle comprenait aussi que ces compétitions féroces affaiblissaient l’Empire, mais, — nous en avons déjà fait la remarque, — les disputes politiques ne passionnaient personne en dehors de Berlin.

Si l’Allemagne se résigna avec tant de peine à la grande déconvenue de Verdun, ce fut qu’elle passa alors par une crise de dépression morale et physique où la crainte d’une rupture avec les États-Unis et le souci des embarras politiques étaient pour peu de chose.


LA CRISE ÉCONOMIQUE, LA LASSITUDE ET LE MECONTENTEMENT

Durant l’hiver, la situation économique de l’Allemagne a empiré. Pour éviter la famine, le gouvernement a dû imaginer un système de ravitaillement et de rationnement si compliqué que tout le monde parvient à éluder ces règlements embrouillés et souvent contradictoires. Les journaux dénoncent les fraudes. Les tribunaux sévissent sans pouvoir enrayer l’accaparement. La querelle des producteurs et des consommateurs devient chaque jour plus aiguë. Un véritable conflit s’élève entre les villes qui souffrent de la disette et les campagnes qui refusent de livrer leurs produits.

Telle est l’origine des désordres qui éclatent à Berlin et dans plusieurs autres villes à l’occasion du 1er mai. Les ouvriers accusent les agrariens de spéculer sur la misère de la foule, avec la connivence des autorités. Quelques éléments révolutionnaires tentent, il est vrai, de donner à ces troubles une couleur politique ; une manifestation commence aux cris : « A bas la guerre ! à bas le gouvernement ! » Liebknecht, qui veut soulever la multitude, est aussitôt arrêté : le mouvement fait long feu. D’autres désordres se produisent à Munich au mois de juin ; là aussi la politique est étrangère à l’événement. D’ailleurs, à Munich, comme à Berlin, la police met rondement les manifestants à la raison ; cependant un sourd mécontentement continue de régner dans le peuple exaspéré des privations qu’on lui impose et dont il rend les fonctionnaires responsables. Les Allemands du Nord accusent ceux du Sud de faire trop bonne chère, et les seconds reprochent aux premiers de les affamer en venant s’emparer de leur viande et de leur beurre.

La situation est si grave que le député Muller (Meiningen), qui n’est pas socialiste, adresse une lettre publique au président du Kriegsernäkungsamt. Elle résume toutes les causes de la colère populaire :


Le sucre manque. Les ménagères réclament du sucre pour leurs confitures ; au lieu de sucre, on leur distribue des paroles de consolation. Que de fruits perdus ! Le mécontentement grandit de jour en jour d’une façon inquiétante. En même temps les prix des fruits augmentent au grand avantage d’un trust de producteurs. Les voyages et les belles paroles n’y feront rien, seuls les actes pourront porter remède à la crise. Ainsi les pommes de terre précoces ont été récoltées, mais on ne peut en obtenir : ne se décidera-t-on pas bientôt à saisir toutes les récoltes pour les répartir à des prix raisonnables ? Et que dire des absurdes interdictions de sorties établies par de petits districts ? Ici, il y a du superflu. Deux heures plus loin, de la misère ! Chacun peut voir que, dans nos États du Sud, le particularisme a été réveillé de la façon la plus dangereuse par ce néfaste système d’hésitations et de tâtonnements. Je ne demande pourtant pas à V. E. une réforme générale. Je lui dis : « Donnez du sucre à nos ménagères, des fruits et des légumes à nos villes ; sans quoi gare aux émeutes qui finiront par éclater même en dehors des grandes villes, ces parias de l’alimentation ! » Le peuple allemand sait qu’il y a assez de vivres.,mais que la bureaucratie a fait faillite. C’est contre elle qu’il s’élève aujourd’hui. S’il le faut, il emploiera la force…


De ce trouble général nous avons des preuves nombreuses. Ce sont d’abord les lettres saisies sur des prisonniers allemands pendant le printemps et l’été de 1916. Presque toutes contiennent des doléances sans fin sur le prix, la rareté, la mauvaise qualité des aliments, et presque toutes trahissent une grande lassitude. Mais les exhortations qu’on adresse de toutes parts à la nation pour l’inviter à « tenir, » sont encore plus significatives.

Les généraux commandants des régions militaires composent de véritables mandements. Celui de la IIe région (Cassel) engage la population à méditer les conseils suivants : « 1° Ceux qui possèdent des économies ne doivent pas les dépenser en vains plaisirs ou en achats superflus ou en approvisionnements égoïstes. Ils doivent les consacrer à des dépenses utiles à la communauté, ou les offrir à la patrie en achetant des titres de l’emprunt de guerre. — 2° Le devoir de chaque Allemand est de gagner son pain par des travaux utiles à la patrie ; nul ne doit chercher à arrondir son pécule en faisant des bénéfices sur le dos de ses concitoyens. — 3° Que chacun s’emploie à poursuivre l’agiotage et le mécontentement, en dénonçant aux autorités compétentes les agioteurs et les mécontents qui attisent le feu de la haine et de l’animosité publiques. Ces dénonciations devront être détaillées et porter toutes les indications nécessaires… » (Vorwaerts, 20 juin.)

Les fonctionnaires civils travaillent, eux aussi, au relèvement du moral. Le baron von Reinbaben, Oberpræsident de la Province Rhénane, prononce, dans une réunion patriotique organisée par l’Association de la presse de Cologne, une longue harangue où il expose à sa façon l’état des affaires de l’Empire. Il offre à ses auditeurs un véritable catalogue des thèmes patriotiques qui doivent servir à l’édification du peuple. Thème de l’Empereur pacifique : « Pendant de longues années, malgré les dangers menaçants, notre Empereur et maître a su conserver la paix. La voie dans laquelle il nous conduisait était prospère et pacifique. Mais lorsque l’ennemi plein d’envie et de haine. — j’ai nommé l’Angleterre, — a voulu entraver notre marche, l’Empereur a saisi son épée et montré qu’il savait la manier… » — Thème du Kronprinz : « Appelé dès ses jeunes années aux tâches les plus hautes, il a su s’en acquitter avec maîtrise. Il a conduit ses armées victorieuses dans les plaines de France… Nous serons désormais, femmes et enfants, foyers, villages, peuple et patrie, à l’abri derrière le rempart que ses soldats ont dressé. » — Thème de la guerre défensive : « L’honneur du pays nous a forcés à tirer l’épée, non que nous fussions avides de conquêtes et de lauriers belliqueux, mais nous voulions garder la voie libre à notre paisible travail et à la prospérité de notre peuple… » — Thème de Verdun : « Il y a plus de mille ans, c’est à Verdun que l’Empire allemand a commencé d’exister, et nous voyons, devant ce même Verdun, l’armée et la patrie atteindre à leur plus grandi développement de force, atteindre, nous en sommes certains, à la victoire. Il viendra le jour où succombera la sainte Ilion. Et nous chantons avec Homère : Il viendra le jour où Verdun succombera devant nos troupes… — Thème des annexions : « Les territoires flamands et français que nos armées combattantes tiennent en leur pouvoir, correspondent très exactement aux frontières de l’ancien Empire allemand. Pendant des siècles, le duché de Lorraine a été allemand ; il a fallu les années de faiblesse de l’Empire pour qu’on nous l’arrachât… » Le discours se termine pur des appels enflammés à la concorde, au dévouement, au patriotisme, au mépris des biens matériels, à la crainte du Seigneur, etc. (Kœlnische Zeitung, 8 mai 1916.)

La presse est pleine d’homélies où l’on rappelle aux Allemands que leurs doutes et leurs lamentations sont peu dignes d’un peuple à qui incombe la mission providentielle d’enseigner au monde la discipline et la morale. Un pasteur écrit dans la Tæglische Rundschau, le jour de la Pentecôte : « La fête de la Pentecôte doit être célébrée comme la fête de l’Esprit allemands… Le destin de la pensée allemande est lié à l’histoire des progrès et des conquêtes de la chrétienté dans le monde… Désormais l’Esprit Saint et l’Esprit Allemand sont inséparables… » Et tous les vieux pangermanistes déploient leur phraséologie traditionnelle.

A côté de ces dissertations grandioses, les journaux publient une quantité d’articles beaucoup plus terre à terre où l’on prêche simplement au peuple la patience ; la résignation, la nécessité de « tenir. » C’est à travers ces prédications qu’on peut discerner le véritable état moral de l’Allemagne au milieu de l’année 1916.

Les événements militaires qui se succèdent alors sur les différents fronts, — la bataille de la Somme, l’offensive de Broussiloff ; l’avance des Italiens, — ne sont pas faits pour relever les courages. L’Etat-major peut prodiguer les communiqués rassurants, affirmer que l’attaque anglaise en Picardie a échoué, énumérer les victoires de Lissingen sur le Styr et de Bothmer sur la Strypa ; la presse peut célébrer l’entrée du sous-marin commercial Deutschland dans le port de Baltimore : il n’en est pas moins manifeste que la France continue impitoyablement la guerre, que son armée, épuisée, disait-on, par la bataille de Verdun, reprend l’offensive sur la Somme et que les Russes avancent en faisant des milliers et des milliers du prisonniers. On explique sans doute au public que l’État-major n’a été nullement surpris de l’offensive française, qu’il était depuis longtemps fixé sur les intentions de l’ennemi, que, du reste, cette tentative sera la dernière, le moral des troupes françaises étant détestable ; on le rassure sur l’étendue des pertes : « Assurément nos pertes sont sérieuses ; elles ne sont rien pourtant, si on les compare à celles de nos ennemis… » Le public ne paraît ni convaincu ni résigné, car les journaux sont toujours remplis de remontrances patriotiques. Quant aux succès des Russes, quelque soin qu’on prenne pour les dissimuler, ils finissent par alarmer l’opinion. Cependant, à partir du jour où Hindenburg est nommé général en chef des armées d’Orient, la confiance renaît, soudaine et entière. Les communiqués russes annoncent de nouveaux succès et de nouveaux prisonniers : chacun se contente de hausser les épaules et de s’en remettre à Hindenburg.

Cet optimisme fléchit un instant lorsque, dans les derniers jours du mois d’août, la Roumanie déclare la guerre à l’Autriche. Depuis quelque temps déjà, l’événement semblait probable. Il n’en soulève pas moins une émotion extraordinaire : injures au roi Ferdinand ; fureur contre les diplomates qui, encore une fois, n’ont rien su ni prévoir ni empêcher ; épouvante à la pensée que, l’an prochain, l’Allemagne va être privée des céréales de Roumanie ; enfin, deux jours durant, l’attitude silencieuse de la Bulgarie fait redouter une trahison. Mais, le 29 août, l’Allemagne oublie brusquement ses appréhensions et même ses souffrances. Ce jour-là, l’Empereur, ayant appelé le général von Falkenhayn à d’autres fonctions, nomme Hindenburg chef et Ludendorff sous-chef d’État-major de l’armée.


LA FOI EN HINDENBURG

« Une immense allégresse règne aujourd’hui dans toute l’Allemagne et il n’y a pas un cœur allemand qui ne batte plus fort… L’Empereur, Hindenburg et Ludendorff vont collaborer en pleine confiance à la direction militaire de l’Allemagne pour sa défense et son avenir ; nous savons que notre sort est aux mains des meilleurs hommes que nous possédions. » (Lokal Anzeiger, 30 août.) — «…Maintenant, nous pouvons nous féliciter d’avoir comme chef d’état-major général de toute l’armée allemande en campagne notre héros national… » (Berliner Tageblatt, 30 août.) — « La joie remplit le cœur du peuple allemand, les soldats ont l’âme transportée d’enthousiasme. Nous voilions Hindenburg, nous voulions Ludendorff. Nous les voulions depuis longtemps. Voilà réalisé notre espoir. Plusieurs millions d’hommes acclament le héros ; plusieurs millions de voix répètent l’antique adage, vieux comme la guerre : la personne du chef fait la force de l’armée. Tu prends en main le gouvernail lorsque sonnent les heures graves. Aie cependant confiance, glorieux vainqueur de Tannenberg ; un peuple entier est derrière toi. » (Frankfurter Zeitung, 31 août.) — « Tout Allemand sait, et nos alliés savent aussi, que Hindenburg sera l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ; nous en avons pour garants ces gigantesques succès, ces puissantes victoires qui ont affranchi notre pays des Russes et porté notre front oriental fort avant dans la Russie… » (Germania, 30 août.) — « La volonté de vaincre est intacte dans notre peuple ; mais la gravité de l’heure, l’accroissement du nombre de nos ennemis exigent plus que cette volonté ; ils exigent une confiance prête à suivre aveuglément l’homme appelé comme chef à guider le peuple en armes. Cette confiance, le maréchal von Hindenburg la possède, comme l’a rarement possédée un autre chef militaire en pays allemand. » (Vossische Zeitung, 30 août.) — « Le choix de l’Empereur est allé au-devant des désirs et de la volonté du peuple entier… Le poste de chef d’Etat-major est fait pour un homme de guerre éminent, génial, surtout pour une personnalité forte, consciente d’elle-même, absolument soutenue par la confiance et la volonté populaires. Telle est la garantie que nous offre Hindenburg. » (Stuttgarter Neues Tagblatt, 30 août.) — « Depuis deux années passées, ce n’est plus seulement une élite militaire restreinte, mais le peuple allemand tout entier qui connaît le nom de Hindenburg, le nom du vainqueur de Tannenberg, du libérateur de la Prusse orientale ; il est enraciné dans le cœur de tous… » (Kreuz Zeitung, 30 août.) — « Un grand soldat, un caractère d’airain va maintenant habiter la tente du généralissime allemand… » (Berliner Nachrichten, 30 août.) — « Le nom de Hindenburg, à lui seul, vaut, pour nous, une armée ; il a, à l’étranger, le son de notre épée ; il représente, pour nous et nos alliés, un capital de confiance et de victorieuse assurance qu’on n’a pas encore eu besoin d’entamer. » (Tæglische Rundschau, 30 août.)

Tous les journaux de toute l’Allemagne expriment la même allégresse, la même confiance, et leur unanimité reflète l’unanimité du peuple. Cette fois la presse a directement traduit l’opinion publique. Depuis longtemps, l’Allemagne souhaitait que Hindenburg prît la direction de la guerre. Des bruits fâcheux couraient dans le public ; on parlait de dissentiments et de rivalités entre certains généraux ; on accusait Falkenhayn, sinon d’avoir voulu la désastreuse aventure de Verdun, du moins de l’avoir permise par complaisance pour le kronprinz ; on lui prêtait aussi des visées politiques, on contait qu’il ambitionnait de remplacer Bethmann-Hollweg ; bref, il était impopulaire. Mais n’eût-il pas excité toutes ces défiances, la décision de l’Empereur eût soulevé la même allégresse dans tout l’Empire. Il y avait déjà deux années que le nom de Hindenburg était devenu pour tous le symbole et le gage de la victoire.


En 1914, après une carrière honorable mais sans éclat, le général von Benckendorff und Hindenburg menait à Hanovre la vie de l’officier retraité. (Hanovre est une cité paisible où beaucoup de militaires allemands viennent passer leurs vieux jours, comme les nôtres à Versailles.) La guerre déclarée, il se mit à la disposition du ministre. Il attendait sa lettre de service et ne voyait rien venir, lorsqu’un jour il reçut une dépêche lui annonçant sa nomination au commandement de l’armée de l’Est. Il eut à peine le temps de faire remettre en état son équipement et ses vieux uniformes. Un train spécial venait le chercher avec un des plus brillants officiers de l’armée, Ludendorff, qu’on lui avait donné comme chef d’état-major. Hindenburg avait été désigné pour ce commandement, parce qu’il connaissait particulièrement la Prusse orientale et avait souvent dirigé des manœuvres dans les régions des lacs Masuriques ; ses camarades ne l’appelaient que le « Masurique ; » mais le public ignorait son nom, et, le jour où parvint à Berlin la nouvelle de la victoire de Tannenberg, il y eut, dans les bureaux de rédaction, de furieux coups de téléphone : « Connaissez-vous Hindenburg ? Qu’est-ce que c’est que Hindenburg ? »

Tannenberg le rendit illustre. On vanta l’habile tactique grâce à laquelle il avait divisé et défait un ennemi supérieur en nombre. Mais ce qui enthousiasma, ce fut beaucoup moins la beauté que le résultat de la manœuvre : la Prusse orientale était délivrée, la menace de l’invasion conjurée. L’Allemagne, qui avait connu des heures d’épouvante, glorifia son sauveur. Tel fut le point de départ de la grande popularité de Hindenburg. Ses victoires en Pologne firent bientôt de lui l’idole de la nation.

Ses panégyristes le représentèrent comme le plus grand capitaine de tous les siècles ; car à la « tranquille opiniâtreté » d’un Frédéric le Grand, il joignait « l’art du plan de bataille » d’un Napoléon et la « simplicité de manœuvre » d’un Moltke. Personne ne faisait observer que ses victoires avaient été rendues faciles par l’incapacité ou la trahison de certains généraux russes, et qu’il avait été moins heureux dans la poursuite que dans la bataille. On n’osait plus discuter son génie : n’avait-il pas rejeté loin des frontières de l’Empire l’ennemi le plus redouté de l’Allemagne ? N’avait-il pas sauvé la culture germanique ? Car, « dans les siècles futurs, ses victoires sur les Russes paraîtront aussi importantes pour le maintien de la culture allemande que celles de Marathon, de Salamine, de Himera, de Tours et de Poitiers pour la conservation de la culture grecque et du christianisme contre les Perses, les Phéniciens et les Arabes. » (Magdeburgische Zeitung, 29 août 1917.)

La gratitude du peuple n’explique pas tout. Pour qu’un homme devienne l’objet d’un tel fétichisme, il faut un extérieur qui parle à la sensibilité populaire, un visage où la foule reconnaisse quelque chose d’elle-même, des traits où se marque fortement le caractère national. Le peuple veut pouvoir mêler un peu de familiarité à son admiration et à son culte. Le véritable Hindenburg n’est peut-être pas tout à fait celui dont une légende, désormais indestructible, a imposé l’image à tous les Allemands. Mais sa personne, physique et morale se prête à la formation de cette légende. Il est l’homme du rôle.

C’est un vieillard de soixante-sept ans, vigoureux, de haute taille, les épaules carrées, un peu bedonnant. Le front étroit se barre de grosses rides sous des cheveux coupés courts ; les moustaches se frisent et se relèvent ; une épaisse broussaille de sourcils voile à demi le regard perçant de petits yeux gris ; « la vraie tête d’un homme d’action, d’un guerrier solide et robuste, mais en même temps une vraie tête d’Allemand fortement caractérisée, les traits nerveux d’un portrait de Durer ou de Holbein. » Et un autre de ses biographes : « Un homme taillé dans le même bois que Luther et Bismarck, dans du bois de, chêne. » Le caractère germanique de la stature et de la physionomie s’accuse dans tous les portraits de Hindenburg ; il éclate aux yeux.

On le dit simple, sérieux et rude. On parle beaucoup de sa bonté. On en parle pour expliquer sa tactique : dès qu’une des armées recule, c’est que Hindenburg veut épargner le sang des soldats. On en parle aussi pour justifier les pires atrocités : les raids des zeppelins sur Londres, dit-on, n’ont rien que d’humain, puisqu’un homme de la bonté de Hindenburg les approuve ; et de même, le jour où Hindenburg approuvera la guerre sous-marine sans merci, cela prouvera qu’elle est devenue légitime. Les reporters admis à sa table rapportent avec émotion qu’il est doué d’un excellent appétit, il boit sec et fume beaucoup. Il s’exprime à la vieille mode et, sans se soucier des édits pangermanistes, émaille ses discours d’expressions tirées du français. Il aime à conter d’interminables histoires de chasse. Il déclare qu’il ne va jamais dans les expositions parce que, « à son goût de soldat, il n’y trouve pas de batailles convenablement peintes. » On lui prête des calembours, d’innocents jeux de mots : « Les généraux russes sont-ils vraiment tücktig (capables) ? — Je ne sais, je ne les ai jamais vus que flüchtig (en fuite). » Ce personnage de reître faux-bonhomme est tout à fait selon le cœur des Allemands.

A l’éclat des victoires remportées par Hindenburg et au prestige de son masque, il faut encore ajouter l’influence d’une publicité savamment organisée par le clan pangermaniste : bios graphies populaires, reportage, illustrations, cartes postales. statues de bois, etc…

Telles sont les raisons, pour ainsi dire extérieures, de l’immense popularité de Hindenburg, mais elle a des causes plus profondes.

L’Allemagne divinise en Hindenburg la force militaire de l’Empire. Elle met en lui tous ses espoirs, car elle commence à comprendre qu’au milieu des haines déchaînées contre elle, la victoire sur le champ de bataille peut seule assurer son avenir. Par tradition et par tempérament, — surtout en Prusse, — elle a toujours été disposée à considérer les chefs militaires comme les maîtres de l’État. Elle sait qu’elle ne retrouvera pas un second Bismarck. L’expérience de ces deux années de guerre lui a montré ce que valent ses généraux et ce que valent ses politiques. Ses généraux ont été partout vainqueurs, du moins elle le croit, car, s’ils ont échoué sur la Marne, sur l’Yser et à Verdun, ils ont su trouver les mensonges qu’il fallait pour pallier ces revers ; d’ailleurs Hindenburg n’était pas là ! Quant aux politiques et aux diplomates, la nation paie cher leurs faux calculs et leurs fausses manœuvres : la Belgique devait céder à la première sommation, et la Belgique a résisté ; l’Angleterre ne devait pas intervenir, et elle est entrée dans la guerre ; l’Italie devait rester fidèle à la Triple Alliance, et elle a rompu le pacte ; les États-Unis sont chaque jour plus hostiles ; la Roumanie vient de prendre parti contre les Puissances centrales. Chaque Allemand partage l’opinion de ce fonctionnaire qui disait un jour au prince de Bülow : « Nous autres Allemands, nous sommes le peuple du monde le plus instruit et celui qui sait le mieux faire la guerre. Nous avons montré notre supériorité dans toutes les sciences et dans tous les arts. Les plus grands philosophes, les plus grands poètes, les plus grands musiciens sont des Allemands. Nous sommes au premier rang dans les sciences naturelles et dans tous les domaines de la technique. Notre essor économique est merveilleux. Comment se fait-il qu’en politique nous soyons des ânes ? Il doit y avoir quelque part quelque chose qui ne va pas. » Et chaque Allemand, renvoyant cette enquête à des jours moins troublés, s’en remet à un général victorieux du soin de réparer les sottises de ses politiques et les Revues de ses diplomates. Il se donne à Hindenburg, prêt à le suivre aveuglément jusqu’au bout, prêt à accepter sa dictature. Rien désormais ne pourra diminuer sa foi. Les misères de la guerre ne feront qu’augmenter sa confiance.

Et cependant, ce même peuple, qui s’abandonne à un chef militaire, désire ardemment la paix !

La contradiction n’est qu’apparente. La nostalgie de la paix n’a pu venir à bout de l’esprit de conquête. Les familles gémissent des pertes affreuses que la guerre leur a coûtées. Les ménagères, aux prises avec les problèmes de la vie quotidienne, se lamentent. Les ouvriers mal nourris protestent. Tout le monde réclame la paix, mais chacun sous-entend qu’elle sera « pleine d’honneur » et créera « la plus grande Allemagne. » Les plus déprimés prétendent n’abandonner ni un morceau de la terre allemande, ni aucune de ces « garanties réelles » que les gouvernants jugent indispensables à la sécurité et à l’avenir de l’Allemagne. Bien plus, à chaque nouvelle épreuve, ils s’imaginent avoir droit à des compensations nouvelles. Tant qu’ils garderont la certitude que leurs armées sont invincibles, ils n’admettront pas que la guerre puisse finir sans leur apporter la récompense de leurs efforts et le prix de leurs sacrifices.

En août 1916, cette certitude n’est pas ébranlée. La déception de Verdun, les succès de Broussiloff, les terribles combats de la Somme, les embarras économiques, la fatigue de deux années de guerre obligent l’Allemagne à reconnaître que la paix triomphale, rêvée en 1914 et en 1915, est désormais impossible. Elle en veut une autre, celle qui est due à un peuple que ses ennemis n’ont pu vaincre et ne vaincront jamais. C’est pour l’obtenir qu’elle lie sa destinée à celle d’un grand homme de guerre. Sa résistance morale en sera plus solide et plus longue ; mais les talents militaires de Hindenburg n’empêcheront pas la nostalgie de la paix, les dissensions politiques, l’insuffisance des vivres, les sottises de la bureaucratie de troubler les esprits et de dissoudre les volontés.


LES VICTOIRES EN ROUMANIE. — LA PROPOSITION DE PAIX

« Encore un ! Il a fallu que la Roumanie s’en mêlât. Décidément nous avons le droit de devenir orgueilleux. Ainsi donc la France, l’Angleterre et la Russie, — pour ne pas parler de tous les petits roquets, — ne se sentent pas capables de nous réduire, malgré ce que, par-dessus le marché, l’Amérique du Nord leur envoie d’armes et d’argent !… Il faut que la pensée allemande soit douée d’une formidable puissance pour que le monde entier s’enroue à aboyer contre elle… Nous menons le combat le plus formidable qu’aucun peuple ait mené depuis la naissance du monde… » Et cet appel à l’orgueil de la Germanie se termine, plus modestement, par un appel à sa résignation : « Il nous faut donc consentir aux plus formidables sacrifiées… Des privations ? La soupe aux pommes de terre est aussi succulente que le rôti, quand on sait l’assaisonner d’une bonne plaisanterie et d’un rire joyeux… » (Kœlnische Zeitung. 5 septembre 1916.)

Le succès foudroyant de la campagne de Roumanie réalise ce que l’éloquence des journalistes eût été incapable d’obtenir. Une fois de plus, l’Allemagne s’enivre de gloire militaire.

Les fanfares de victoire éclatent dès la chute de Tutracam. Ensuite, c’est l’invasion de la « Dobroudja. « Sous la direction de chefs militaires habiles et méthodiques, enflammés de rancunes profondes contre des adversaires perfides, les compagnons d’armes allemands, bulgares et turcs volent de victoire en victoire. Nous sommes revenus aux jours glorieux où nous traversions en tempête la Belgique et la Serbie. Des tâches nouvelles s’offrent à la vaillance de nos troupes ; elles s’annoncent difficiles, mais ce brillant début garantit un brillant avenir. » (Neue Badische Laudeszeitung, 11 septembre.) Léger mouvement de déception, lorsque l’Empereur télégraphie à l’Impératrice la nouvelle d’une victoire décisive. Tout le monde croit à un nouveau Sedan, voit la Roumanie définitivement écrasée, la paix conclue. Il faut que la presse commente laborieusement le mot décisif : « Quand nous parlons de victoire décisive, il s’agit d’une victoire qui a empêché l’ennemi de poursuivre les opérations qu’il projetait, et qui a modifié, d’une façon décisive, la situation sur un des théâtres de la guerre. » (Kœlnische Volkszeitung, 19 septembre.) Mais le cours des victoires ne se ralentit pas. Des communiqués flamboyants célèbrent la prise de Silistria, la victoire de Hermannstadt, la chute de Constanza, le passage du Danube. A l’annonce de la prise de Bucarest, transports d’allégresse : « La capitale de la Roumanie est tombée ; et la Russie, la grande, la sainte, l’invincible Russie, en mettant toute sa puissance militaire au service de la Roumanie, n’a pu empêcher cette catastrophe !… Bucarest est à nous et Constantinople est à jamais inaccessible au Tsar.. » (Kœhnische Volkszeitung, 7 décembre.)

Certes, la grandeur et la soudaineté des opérations étaient propres à assouvir les rancunes de d’Allemagne. Cependant, au même moment où Falkenhayn et Mackensen lui donnent ce surcroit de gloire et de conquêtes, elle reste anxieuse, les yeux fixés sur le front occidental. Les armées de l’Entente ont continué d’avancer sur la Somme : l’Etat-major attribue leurs progrès à leur supériorité numérique et matérielle, mais cette supériorité même inquiète l’opinion. Quand, à Verdun, les Français reprennent Douaumont, on allègue la surprise et le brouillard ; quand ils reprennent Vaux, on affirme que le fort a été volontairement abandonné ; mais les plus crédules finissent par comprendre que jamais Verdun ne sera aux Allemands. Puis le bruit court que Hindenburg songe à ramener ses troupes en arrière et à raccourcir le front occidental. A une dame qui l’interroge, il répond en riant : « Vous avez souvent dans votre cuisine une casserole bosselée, mais vous m’accorderez que dans cette casserole vous pouvez faire un excellent fricot ! » Il est même obligé de déclarer formellement, à un journaliste venu de Vienne pour le questionner : « C’est une bêtise de prétendre que je projette de racourcir le front occidental. Cette idée ne m’est jamais venue. Pourquoi le ferais-je ? Notre front de l’Ouest est à l’épreuve des bombes, et même si, çà et là, grâce à leur gigantesque dépense de munitions, nos adversaires gagnent un peu de terrain, ils ne passeront jamais. »

WoliV prodigue les télégrammes réconfortants : la famine règne en Russie, les révolutionnaires s’agitent en France, l’Angleterre manque de charbon, il est tombé 800 000 soldats sur la Somme, etc… Le général von Freytag-Loringhoven, chef de l’Etat-major général au ministère de la Guerre, fait insérer dans tous les journaux du 3 novembre un article considérable où il invite les gens de l’arrière à conserver cette même « volonté de victoire » qui anime les soldats sur le front : les gens de l’arrière ne cessent pas leurs « jérémiades. » Quand le chancelier annonce son intention d’instituer le service civil, c’est une telle explosion de mauvaise humeur qu’il croit nécessaire de s’abriter derrière Hindenburg. Le peuple, qui a si cruellement souffert des réglementations maladroites et incohérentes imaginées par les services de ravitaillement, redoute les charges et les vexations que lui Vaudra la nouvelle organisation. À ces appréhensions il faut ajouter l’inquiétude du lendemain (le gouvernement a été forcé de confesser que la dernière récolte n’a pas répondu à ses espérances) et aussi le malaise causé par les accusations et les outrages qu’échangent les partis : les uns reprochent à Tirpitz d’être payé par les agrariens et les autres à Bethmann d’être à la solde des banquiers.

C’est alors qu’afin de réveiller dans le peuple la volonté de vaincre, le gouvernement tente une « opération de grand style, » pour parler comme les Allemands. Il commence par autoriser les journaux à discuter, « dans une certaine mesure, » les « buts de guerre, » ce qui permet aux pangermanistes de développer leur programme d’annexions et aux socialistes de mener une campagne pacifiste. Puis lui-même intervient : le 12 décembre, devant le Reichstag, le Chancelier propose la paix aux ennemis de l’Allemagne. Il se garde bien de dire quelle paix. Cela du reste importe peu, car il ne s’adresse pas aux belligérants, sachant très bien que ceux-ci sont décidés à repousser son offre. Il parle pour les neutres, il parle surtout pour l’opinion allemande ; c’est elle que vise la manœuvre.

Nous avons montré que, dès le début des hostilités, le premier des dogmes imposés au peuple fut celui-ci : l’Allemagne fait une guerre défensive. Depuis, cette croyance a été soigneusement entretenue par toutes sortes de publications mensongères sur les origines du conflit. Mais l’ennemi a résisté avec une opiniâtreté qui a déçu toutes les prévisions, et le désir de la paix n’a cessé de grandir ; dans l’espoir de se ménager le concours du socialisme international, on a laissé les socialistes allemands prononcer des paroles équivoques et dangereuses sur les responsabilités de la guerre ; on n’a pu empêcher des feuilles clandestines de répandre certains documents qui ne cadrent pas avec la thèse allemande ; le peuple n’est pas sans se demander si en Asie, en Serbie, en Roumanie, les soldats se battent uniquement pour la défense de leur patrie ; enfin, cette question hante tous les esprits : pourquoi la guerre, toujours la guerre, alors que nous sommes victorieux sur tous les champs de bataille ? C’est pour apaiser ces doutes décourageants que le gouvernement propose la paix ; il veut pouvoir prendre acte du refus de l’ennemi, se tourner vers l’opinion et lui tenir ce langage : « Nous avons fait ce que nous avons pu pour vous donner la paix. Jamais nous ne fûmes responsables de la guerre ; mais il y a un fait que nos adversaires eux-mêmes ne pourront nier : en pleine victoire, nous leur avons offert de traiter, désormais ils sont responsables de la prolongation de la guerre, Inutile de regarder en arrière. Aujourd’hui, nous avons deux fois le droit de dire que nous leur faisons une guerre défensive. Ils veulent détruire l’Allemagne ; il y va donc de notre existence, du salut de la patrie. »

Trois jours après la séance du Reichstag où le Chancelier a proposé la paix, les troupes du général Mangin sont victorieuses devant Verdun, dégagent la place et font 12 000 prisonniers. À cette réponse des « bons ambassadeurs de la République » s’ajoutent bientôt les déclarations des ministres français, anglais et russes. Le gouvernement allemand peut dès lors développer sa manœuvre. Tous les journaux, des pangermanistes aux socialistes, entonnent à l’unisson le thème de la guerre à outrance. L’Empereur, Hindenburg, les chefs des partis politiques le reprennent dans leurs discours.

Sur ces entrefaites survient un incident qui, pendant quelques jours, déconcerte un peu les maîtres du chœur. Le président Wilson demande aux belligérants de faire connaître leurs buts de guerre. Le peuple a entrevu la possibilité d’une médiation américaine, et voilà les espoirs de paix qui renaissent ! Il serait peut-être dangereux de leur porter un coup trop brutal. Le ton de la presse se radoucit un instant. Mais les influences pangermanistes l’emportent, Guillaume II et Charles Ier adressent à leurs armées une proclamation enflammée.

La réponse des gouvernements de l’Entente au président Wilson, contenant l’exposé de leurs conditions de paix, est tout de suite exploitée par les meneurs de la campagne. Comme ce document met au premier plan la question belge, qui divise les Allemands eux-mêmes, il est indispensable de déchaîner immédiatement un grand mouvement de colère patriotique. « L’arrogance, l’impudence, l’esprit de mensonge et l’hypocrisie caractérisent la note par laquelle la Décuple Entente vient de répondre à l’offre de ses bons offices faite par M. Wilson ; pourtant nous ne voulons pas nous en indigner : les gouvernements de l’Allemagne et des pays alliés devraient multiplier cette note par millions d’exemplaires, pour qu’on l’encadre et qu’on la pende aux murs de tous les palais et de toutes les chaumières ; ses auteurs nous ont rendu un service qu’on ne saurait trop hautement apprécier. Pour tout Allemand et toute Allemande dont le cœur garde la moindre trace d’honneur et de dignité, un regard jeté sur ce document à jamais mémorable suffit à détruire le dernier reste d’aspiration vers la paix… La Décuple Entente a maintenant établi pour jamais, par acte authentique, que cette guerre fut une guerre de conquêtes, dissimulée sous des invocations au principe des nationalités… Enfin, la note affirme que l’Entente aura la bienveillance de ne point détruire ou extirper politiquement les peuples germaniques. À cela nous devons répondre que cette promesse philanthropique ne saurait être tenue, si les buts de guerre désignés par nos ennemis se trouvaient réalisés, car ils ne peuvent l’être qu’au prix de la complète destruction du peuple allemand. » (Lokal Anzeiger, 12 janvier.) — En même temps, les associations d’anciens militaires, d’industriels, de commerçants et de cultivateurs font parvenir à l’Empereur des adresses où elles protestent de leur dévouement et de leur patriotisme.

Se donnerait-on tant de peine si la manœuvre avait réussi du premier coup ? Tous ces efforts pour galvaniser l’opinion ne prouvent-ils pas que celle-ci fut plus abattue qu’indignée par le rejet des propositions de paix ? Une seule promesse peut l’engager désormais à un peu de patience et de résignation, la promesse de la paix.


LA GUERRE SOUS-MARINE ET LA RUPTURE AVEC LES ÉTATS-UNIS

Dans la pensée du Chancelier, la comédie des offres de paix n’avait qu’un but : préparer la nation à de nouveaux sacrifices en fouettant son patriotisme. Mais les pangermanistes entendaient tirer un profit plus immédiat et plus précis de ces prédications de guerre à outrance : ils voulaient amener l’Allemagne à activer et à renforcer la guerre sous-marine, même au prix d’une rupture avec les Etats-Unis. Le parti de Tirpitz s’empara du mouvement déchaîné par ses adversaires, et Bethmann fut pris à son propre piège.

Ici encore, l’opinion demeure hésitante : elle n’a pas vu la guerre sous-marine produire ces résultats « décisifs » qu’on annonçait, il y a quelques mois ; et elle sait que, parmi les gouvernants, certains sont peu favorables aux mesures réclamées par les pangermanistes. L’acharnement que l’on met à plaider devant elle la cause de la guerre sous-marine, le soin avec lequel on lui dissimule le danger américain, tout révèle ses répugnances, laisse deviner ses objections. Dès le 23 janvier, les journaux racontent les merveilleux exploits des sous-marins ; ils expliquent que le renforcement de la guerre sous-marine s’impose logiquement après le rejet des offres de paix ; tous, les socialistes compris, affirment qu’il n’est aucun autre moyen d’abattre l’Angleterre, mais que celui-là sera prompt et infaillible ; si l’Amérique s’en offusque, l’Allemagne est assez forte pour braver ses menaces. Enfin, comme ces raisonnements paraissent ne pas venir à bout des appréhensions du peuple, on met en avant l’argument suprême : la parole de Hindenburg. Le maréchal a dit : « Notre front est solide sur tous les points, nous avons partout les réserves nécessaires, l’esprit des troupes est bon et confiant ; la situation militaire générale permet que l’Allemagne assume les conséquences de la guerre sous-marine renforcée. »

Ces conséquences ne tardent pas à se produire : les États-Unis rompent leurs relations diplomatiques avec l’Allemagne… L’événement était prévu, il n’en cause pas moins un véritable effarement. De nouveau, tout doit être mis en œuvre pour rassurer le public : on lui rappelle les déclarations de Hindenburg, on l’exhorte à se fier à ses chefs qui ont tout pesé, tout envisagé ; au demeurant, il n’est pas certain que la menace du président Wilson soit suivie d’effet : la rupture des relations diplomatiques n’est pas forcément la guerre. Les pangermanistes recourent à la rhétorique des grands jours : « L’Allemagne combat pour l’humanité contre la moitié de l’humanité. Ce n’est pas sa faute si le droit du plus fort continue à régner sur la terre… En ce combat titanique deux conceptions du monde sont aux prises… Là où nous sentons régner au-dessus de nous l’Impératif catégorique, l’Anglais n’obéit qu’à des conventions sociales. Notre Kant est dressé contre leur cant… Nos ennemis frémiront un jour quand ils verront le paisible Michel allemand transformé par leurs crimes en Archange Michel à la flamboyante épée. La bataille que nous livrons, ressemble à celle de Constantin. Tous les bons génies de l’humanité et de l’Allemagne volent autour de nos drapeaux, et au-dessus d’eux resplendit en lettres de lumière : In hoc signo vinces… » (Saarbrücher Zeitung, 6 février 1917.)

Un sermon prononcé parle pasteur Julius Werner de l’église Saint-Paul, à Francfort-sur-le-Mein, montre de quelles inquiétudes est alors tourmenté le « paisible Michel Allemand : »

Si cette déclaration grosse de conséquences n’allume pas encore les flammes ardentes de l’enthousiasme, elle est, ce qui est encore plus important, le marteau qui martèle les volontés sur l’enclume de la nécessité et fabrique l’airain des vertus héroïques… Aujourd’hui, il est à craindre qu’à la ferveur sacrée se mêle la cendre du pessimisme et du découragement. On pourrait par exemple entendre des plaintes et des reproches comme ceux-ci : « Pourquoi avoir tant tardé et avoir attendu que nos ennemis, et en particulier l’Angleterre, aient développé leur puissance et poussé si loin le perfectionnement de leurs moyens de défense ? pourquoi a-t-on accusé « d’annexionnisme » et de « frénésie guerrière » ceux qui, dévoués à la patrie et à la monarchie, réclamaient des procédés plus violents ? » Nous nous refusons à des discussions de cette sorte. En ces temps critiques, nous ne voulons pas regarder en arrière : c’est dangereux, l’exemple de la femme de Loth le prouve d’une façon péremptoire… Nous ne pouvons retourner sur nos pas. Même si apparaissait le fantôme de la guerre américaine, il n’y aurait pas lieu de perdre courage… Il y a aussi un certain groupe d’hommes et de femmes qui expriment leurs hésitations éthiques et religieuses touchant cette décision


Avec ces hommes et ces femmes, le pasteur Werner juge que la formule du gouvernement : « Pas de sentimentalité » est une réponse insuffisante ; il faut invoquer les « principes essentiels du christianisme, » et il les invoque.


Le christianisme biblique est tout le contraire d’une dévotion de salon conventionnelle et décorative… L’Ancien et le Nouveau Testament sont pleins de condamnations impitoyables contre les faux neutres et les poltrons qui abandonnent une décision prise… Luther flagelle les faux prophètes qui, désireux de se rendre sympathiques, répètent : « La paix ! la paix ! » là où, en honneur et conscience, il ne peut y avoir de véritable paix… Une guerre à outrance sera celle qui rendra la décision la plus prompte et les souffrances les plus brèves, elle sera aussi finalement la plus humaine. » (Deutsche Tageszeitung, 8 février.)


L’appel du président Wilson aux neutres éveille de vives appréhensions. Aussi est-ce avec un grand soulagement que sont accueillies les notes plus ou moins dilatoires des gouvernements neutres. Le bruit se répand que l’Autriche, peut-être même la Suisse, Vont offrir leur médiation, que les États-Unis seraient disposés, à abandonner leur attitude intransigeante… Cette lueur d’espoir s’éteint bientôt. Wilson demande au Congrès les pleins pouvoirs. Dès les premiers jours de mars, le conflit est certain.

Après quelque résistance, l’opinion finit, comme toujours, par abdiquer. D’ailleurs elle est convaincue que la guerre sous-marine, telle qu’on va désormais la pratiquer, doit assurer en quelques mois la victoire de l’Allemagne et la paix, — toujours la paix !


LE REPLI « STRATÉGIQUE » DE HINDENRURG

Le communiqué du 1er mars annonce à l’Allemagne que les troupes sont en retraite sur l’Ancre. Ce coup de théâtre cause une amère surprise. Depuis quelques jours, la presse répétait qu’une grande offensive franco-anglaise était imminente ; quarante-huit heures auparavant, le critique militaire Salzmann écrivait : « On peut le dire avec une calme assurance : jamais nous n’avons été si forts et si prêts ; » et voici que, soudain, l’on apprend que l’année abandonne ses positions !

L’Etat-major n’en donne la nouvelle qu’avec toutes sortes de précautions. Les journalistes affirment que, dès le 20 février, le plan de l’opération leur a été confié sous le sceau du secret, qu’il s’agit donc d’un repli tout volontaire ; ils rapportent que ce mouvement s’est exécuté dans un ordre admirable, à l’insu de l’ennemi ; ils laissent entendre que cette « prouesse militaire de premier ordre » doit être le prélude « d’événements grandioses ; » ils invoquent d’innombrables exemples tirés de l’histoire militaire et citent abondamment Clausewitz et Bernhardi. L’opinion n’en est pas moins désorientée, et il faut lui rappeler que cette retraite a été voulue et ordonnée par Hindenburg. « Les décisions de Hindenburg sont de celles qu’on ne discute pas ; elles s’imposent comme des nécessités. Ce sentiment naît du souvenir de ses exploits, il s’attache à toute son activité militaire. Hindenburg a pu prescrire des marches en retraite qui prirent l’allure de marches à la victoire. Il peut ordonner actuellement l’évacuation de notre position de l’Ancre : c’est sur le terrain un pas en arrière ; c’est, dans l’ordre de la pensée militaire, un pas en avant vers le triomphe de nos armes. La force secrète du génie ne réside pas seulement dans les actes qui l’extériorisent, elle se traduit par l’influence secrète sur la foule anonyme qui observe, juge, exécute. Le génie stratégique peut réclamer de la troupe ce que le talent n’ose pas demander, parce qu’il obtient des succès là où le talent serait condamné à l’échec. Le génie stratégique crée en nous la confiance, même si nous cessons de comprendre, surtout si nous cessons de comprendre, car celui qui comprend n’a plus besoin d’avoir la foi. » (Frankfurter Zeitung 13 mars.)

Quelques jours plus tard, la foule comprend moins encore, lorsque le repli s’étend d’Arras jusqu’à l’Oise. On daigne lui expliquer que ce mouvement génial a pour but de créer, en avant des positions allemandes, un glacis désert où l’ennemi sera incapable de préparer aucune attaque. Dès maintenant, dit-on, l’offensive projetée par les armées anglaises est « morte avant d’avoir vécu, » tandis que de ses lignes nouvelles l’armée allemande pourra bondir pour une nouvelle opération… D’ailleurs Hindenburg en a ainsi décidé.

Les dévastations exécutées par les troupes en retraite gênent un peu le public allemand, non pas qu’il désapprouve des ravages qui ont été ordonnés par Hindenburg et qui, d’ailleurs, flattent sa barbarie native, mais il sait que l’ennemi va s’empresser de dénoncer encore les crimes de la Germanie, et ces accusations l’atteignent cruellement dans son orgueil de faux civilisé. Aussi de longs récits de ces dévastations remplissent-ils les journaux. Villages incendiés, maisons pillées, jardins et vergers détruits, toutes les atrocités y sont énumérées et décrites comme à plaisir : la sauvagerie du lecteur y trouve son compte ; mais, en même temps, — ceci est à l’adresse des neutres, — il y est abondamment démontré que les nécessités de la guerre exigèrent toutes ces horreurs, et que le bon, l’honnête Michel allemand s’y résigna, les larmes aux yeux, parce qu’il est un soldat consciencieux et discipliné. Dégoûtant mélange de férocité et de sensiblerie qui est le tout de l’Allemand.


DÉSARROI DE L’OPINION (AVRIL-JUILLET 1917)

Désormais le moral allemand n’a plus qu’un soutien : la confiance en Hindenburg. Celui-ci a su faire accepter la guerre sous-marine sans restriction et ses redoutables conséquences. La seule vertu de son nom a dissipé l’angoisse qu’avait fait naître le repli des armées en Picardie. Durant les mois qui suivent, les plus ducs que l’Allemagne ait encore traversés, cette autorité grandira à mesure que les périls deviendront plus pressants. Mais eût-elle suffi à sauver la nation du désespoir, si, à la même heure, l’Entente avait mené le combat avec moins d’hésitation et de mollesse ?

Tout augmente alors les peines et les misères de l’Allemagne. — Apres l’Amérique, c’est le Brésil qui déclare la guerre ; après le Brésil, la Chine et bien d’autres. Il est impossible de le méconnaître, la Germanie n’a pas "trouvé un seul ami, et chaque jour lui amène un ennemi nouveau. Devant ce déluge de déclarations de guerre, la presse conclut avec tristesse : il n’y a plus qu’à « serrer les dents » et à se répéter le mot du juste : « Si fractus… » — Depuis l’abdication du Tsar, le peuple s’imagine que la lassitude va incliner la Russie à une paix séparée ; or, la Russie continue la guerre. — Des rumeurs circulent sur la politique de l’Autriche ; on suspecte la fidélité du nouvel Empereur. — A l’intérieur, on n’a jamais tant parlé d’une orientation nouvelle, d’une democratisierung, d’une parlementarisierung de l’Allemagne, et l’Empereur, redoutant l’effet des messages démocratiques du président Wilson, se décide, le jour de Pâques, à promettre la réforme du Landtag de Prusse ; mais le peuple s’intéresse peu à ces revendications politiques. Il souffre trop de la disette.

L’hiver a été extrêmement rigoureux. A cause de l’insuffisance des transports, le charbon a souvent manqué. Il y a très peu de fourrage et par suite très peu de lait. La graisse est introuvable. La dernière récolte de pommes de terre a causé une cruelle déconvenue. La complication extraordinaire des services, les conflits des bureaux et des comités, -la mauvaise volonté des paysans soutenue par les agrariens ont suscité une exaspération générale. La nouvelle que la ration de pain sera diminuée à partir du 15 avril déchaîne le mécontentement.

Le 16 avril, à Berlin et dans quelques grands centres industriels de la Saxe et de la Westphalie, les ouvriers du bois, des métaux et des transports suspendent le travail, forment des rassemblements et des cortèges. L’autorité militaire leur consent quelques concessions d’ordre économique. En deux jours, les grèves sont apaisées. Alors, comme au 1er mai 1916, des socialistes minoritaires s’efforcent de donner au mouvement une direction politique : ils échouent. Cependant l’agitation persiste dans certaines usines de munitions, et Hindenburg lui-même doit faire appel au patriotisme des ouvriers. « L’homme de qui les soldats disent que la bonté brille dans ses yeux et qui ne fait pas de différence entre grands et petits, pourvu que chacun fasse son devoir, s’est senti profondément blessé. De même qu’en campagne, après les dures journées de combat, il veille comme un père au bien de ses soldats, il sait aussi que les ouvriers, à l’arrière, ont maintenant la vie difficile. Il a lancé un appel au pays pour assurer aux ouvriers en munitions, sur les approvisionnements existants, une collecte spéciale de vivres… Or, Hindenburg a désigné la conduite des grévistes comme une faute inexpiable contre l’armée, faute que paieront de leur sang ceux qui nous défendent dans les tranchées. » (Neue Badische Landeszeitung, 26 avril.) Malgré toutes les objurgations, l’approche du 1er mai accroît la propagande révolutionnaire, et le général Groener, président du Kriegsamt, adresse une proclamation aux ouvriers de l’armement ; il y invoque tour à tour Hindenburg et le Gode pénal : « N’avez-vous pas lu la lettre de Hindenburg ?… Qui ose résister à l’appel de Hindenburg ?… Relisez la lettre de Hindenburg et vous saurez où se cachent nos pires ennemis… Lisez dans le Code pénal de l’Empire ce que l’article 89 dit de la haute trahison… Qui ose ne pas travailler, quand Hindenburg l’ordonne ?… »

La journée du 1er mai semble avoir été calme à Berlin et dans les autres grandes villes de l’Empire : la police était prête à sévir, toutes les mesures avaient été prises. D’ailleurs, on ne peut dire exactement ce qui se passa du 16 avril au 2 mai. Les journaux gardèrent le silence ; quelques notes officielles et optimistes de l’agence Wolff furent seules à passer la frontière.

Tandis que ces grèves inquiétaient le gouvernement et alarmaient l’opinion, une grande bataille se déroulait sur le front anglo-français, et les résultats de cette bataille, loin de relever le moral de l’Allemagne, le déprimaient encore davantage.

Quand on lit les journaux allemands de la seconde quinzaine d’avril, il est impossible de s’y tromper : à l’arrière, tout le monde eut alors le sentiment que, devant Arras et sur l’Aisne, les armées venaient de subir une série de lourds échecs. Tandis que, chez nous, passait une rafale de pessimisme, que l’affolement de quelques politiciens gagnait le gouvernement, la presse et le public, que des porteurs de fausses nouvelles, exagérant l’importance de nos pertes et la gravité de certaines mutineries, s’efforçaient de donner à la France l’impression de la défaite, L’Etat-mljor allemand se voyait obligé de multiplier les notes et les commentaires pour rassurer les Allemands consternés.

Ces attaques avaient été pour eux une terrible surprise : au moment du repli « stratégique, » n’avait-on pas promis que des « événements grandioses » seraient la suite de cette manœuvre « géniale ? » n’avait-on pas laissé entendre que les régions si soigneusement dévastées deviendraient le théâtre d’une nouvelle offensive ? Et ce sont les armées de l’Entente qui maintenant marchent à l’assaut des positions allemandes, ramassent des milliers de prisonniers et menacent les lignes nouvelles ! En vain les communiqués chantent victoire ; en vain les critiques militaires affirment que, grâce à un « repli élastique, » le Haut Commandement a épargné le sang des soldats, que la tentative de percée a échoué, que les communiqués de l’Entente sont un tissu de mensonges, que Hindenburg et Ludendorff ont su ménager leurs réserves stratégiques et conserver l’initiative des opérations. L’opinion, préoccupée des grèves, reste insensible à ces consolations : elle n’est frappée que de l’énormité des pertes.

A partir du 1er mai, quand la menace de l’émeute est définitivement écartée, on se met à lire avec plus d’attention les nouvelles venues de France, les extraits des journaux parisiens télégraphiés par les agences, le compte rendu de certains débats du Parlement français : l’ennemi lui-même proclame son échec. Les bureaux de presse se hâtent d’exploiter les innombrables témoignages que l’adversaire donne de son découragement. Ils finissent par convaincre l’Allemagne qu’elle vient de remporter « une grande victoire défensive. » Ils arrivent ainsi à effacer la première et désastreuse impression causée par les combats de l’Aisne et de la Champagne, mais une « victoire défensive » n’est pas ce que le peuple attend : des succès de ce genre ne rapprochent pas la date de la paix.

Les désillusions succèdent aux désillusions.

Le roi Constantin est forcé d’abdiquer. On se donne beaucoup de mal pour démontrer que les pratiques de l’Entente justifient la violation de la neutralité belge : mais le public constate simplement que le beau-frère de l’Empereur a été détrôné sans que l’Allemagne ait rien fait pour le secourir. Cette preuve de faiblesse l’humilie et l’inquiète.

La guerre sous-marine est loin de donner les résultats escomptés. On se rappelle que des personnages officiels ont fixé au mois de juin la fin de la résistance anglaise. Cependant les convois de blé américain continuent de traverser l’Atlantique, et l’Angleterre paraît moins que jamais disposée à capituler. Le gouvernement en est réduit à épiloguer sur ses propres statistiques et à déclarer que, si les sous-marins ne peuvent décider du sort de la guerre, ils restent un des facteurs de la victoire.

Les ennemis de l’Allemagne étaient sans cesse représentés comme à bout de souffle. Néanmoins Cadorna attaque sur l’Isonzo. Les Anglais sont victorieux à Messine. Le bruit court que la France et l’Angleterre préparent une offensive d’été. Les Russes reprennent le combat et remportent des succès.

D’Amérique arrive la nouvelle de grands préparatifs militaires. Sans doute, il reste entendu que les troupes américaines sont incapables de fournir à leurs alliés une aide sérieuse et que, si les Etats-Unis parviennent à équiper une armée, ils n’auront jamais assez de vaisseaux pour la transporter en Europe. Mais, là-dessus, tout le monde ne partage peut-être plus l’optimisme du Haut Commandement.

L’intrigue nouée à Stockholm par les socialistes pour le compte du gouvernement avorte misérablement, et c’est encore un espoir de paix qui s’évanouit.

L’attitude de l’Autriche devient chaque jour plus singulière. Hindenburg a dû se rendre à Vienne. A son retour, il publie une déclaration destinée à rassurer les Allemands et sur les suites de la guerre sous-marine et sur les dispositions du gouvernement autrichien.


La guerre est gagnée pour nous, si nous résistons aux attaques ennemies jusqu’à ce que la guerre sous-marine ait accompli son œuvre. Nos bateaux l’ont de bonne besogne. Ils troublent les conditions d’existence de nos ennemis plus que nous ne le pensons. Dans un temps qui n’est pas éloigné, nos ennemis seront forcés à la paix… L’ennemi nous a sous-estimés, il avait foi dans sa supériorité numérique et croyait que des privations pourraient nous obliger à consentir à une paix qui ruinerait notre avenir et celui de nos enfants. Je voudrais que les hommes d’État des pays ennemis pussent jeter un coup d’œil dans la monarchie alliée comme je viens de le faire ; ils renonceraient à leur projet. Je rapporte de ma visite la ferme conviction que nous resterons unis jusqu’à la fin victorieuse. Dans toute l’Allemagne et dans toute l’Autriche-Hongrie, les gouvernements, les armées et chaque particulier sont prêts, quoi qu’il advienne, à tout sacrifier au bien commun.


Les embarras économiques qui ont provoqué les grèves, se sont encore aggravés. Jamais la « soudure » entre les deux récoltes ne s’est faite avec de pareilles difficultés. L’agitation ouvrière s’est calmée ; néanmoins, en juin, il y a encore des émeutes à Stettin et à Dusseldorf. La ration de pommes de terre tombe dans certaines villes à trois livres, puis à deux ; parfois il n’y a plus de distributions. Les paysans se montrent de plus en plus irrités des mesures brutales prises pour assurer le ravitaillement des villes. Dans certaines parties de l’Empire, la disette devient presque de la famine.

Enfin ce peuple déçu, mécontent et mal nourri, assiste à une crise politique dont les violences révoltent ses habitudes d’ordre et de discipline. Il ne se sent plus sous la poigne d’un gouvernement fort et s’apeure. Jamais il n’a été à ce point las et démoralisé.

Ce trouble profond se révèle par la motion du Reichstag en faveur d’une paix « sans annexions et sans indemnités. » Mais, le lendemain, le Chancelier tombe sous les coups des conservateurs et des pangermanistes. Hindenburg et Ludendorff saisissent les rênes qu’a laissé flotter la main débile de Bethmann-Hollweg.


L’Allemagne avait été à la veille du désastre. Ses ennemis avaient laissé passer l’heure. Pourquoi ajournèrent-ils leur dernier effort ? Manquèrent-ils de clairvoyance ou d’énergie ? On saura sans doute, un jour, le secret de leur défaillance ; mais si des indices fournis par la presse allemande on rapproche les récits publiés dans les journaux des pays neutres et les correspondances saisies sur les prisonniers, le doute n’est point permis : au printemps de 1917, l’Allemagne était dans un tel désarroi moral qu’il eût suffi d’un coup rapide et vigoureux pour précipiter sa défaite et sa ruine ; elle eût été alors incapable de supporter la suprême désillusion, celle qui aurait ébranlé sa confiance dans la force de ses armes et le génie de ses chefs militaires.


ANDRE HALLAYS.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.