L’Opposition universelle/Chapitre II

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Félix Alcan (p. 32-59).

Chapitre II

Classification des oppositions


I[modifier]

Pour nous reconnaître un peu dans un sujet si touffu, nous avons à y introduire quelques distinctions et un essai de classement au moins provisoire. Les extrêmes, nous le savons déjà, sont des états ou des actions : mais nous savons aussi que les oppositions statiques ont pour seul fondement intelligible des oppositions dynamiques plus ou moins dissimulées. Devrons-nous cependant ne nous occuper que de celles-ci ? Non, les premières sont trop frappantes pour ne pas mériter, au moins en ce qui a trait à la symétrie des formes vivantes, une étude à part. Entendue d’ailleurs dans notre large acception, la notion de symétrie comprend à la fois le rapport géométrique des figures inverses et le rapport psychologique ou social du plaisir et de la douleur, du beau et du laid, du bien et du mal ; et le rapprochement de ces deux sortes de symétries hétérogènes étrangement analogues, aussi bien que celui des oppositions dynamiques de diverses catégories, provoque l’esprit réfléchi à rechercher la source de leur profonde analogie, peut-être même à se demander s’il n’existerait pas d’autres espèces de symétries sui generis, affirmables ou soupçonnables par induction, biologiques par exemple, qui, à défaut d’un sens particulier affecte à leur saisissement, se confondraient à nos yeux avec les autres, sous la faveur desquelles elles se présenteraient a nous.

Les oppositions dynamiques, source des précédentes, offrent une matière plus riche encore de recherches et de réflexions. Elles consistent en phénomènes simultanés ou successifs. S’ils sont successifs, leur contrariété prend le nom de rythme, opposition si curieusement étudiée par Herbert Spencer, qui l’a érigée en loi universelle, mais l’a déformée et pour ainsi dire décaractérisée en la généralisant abusivement. Ramenée à ses justes limites, elle regagne en originalité et en portée véritable ce qu’elle perd en illusoire généralité.

Arrivons aux extrêmes dynamiques simultanés. L’opposition de ceux-ci peut être rayonnante ou linéaire[1]. Cette distinction, à première vue, semble ne regarder que les extrêmes d’ordre physique, mais nous allons voir que, par extension, elle s’applique aux extrêmes vivants et sociaux. — Rayonnante, l’opposition dynamique simultanée peut être centripète ou centrifuge. Linéaire, elle prend le nom de polarité, sous lequel elle a un rang éminent dans les sciences. — Les exemples types de ces divers genres de contraires nous sont fournis par la physique et l’astronomie. Le son, la lumière, l’électricité sont des vibrations qui se propagent ou tendent à se propager, suivant toutes les directions possibles de l’espace dans l’air ou dans l’éther. Un rayon quelconque produit par une série de ces vibrations est un mouvement auquel s’oppose un autre rayon émané, suivant une direction diamétralement inverse, du même foyer sonore ou lumineux. Voilà l’opposition rayonnante centrifuge.

Mais, au lieu d’aller divergeant d’un centre, les infinis mouvements opposés peuvent aller convergeant vers lui, ou du moins les tendances à ces mouvements peuvent être dirigées vers ce point central. Toutes les molécules terrestres tendant ainsi vers le centre de gravité du globe. La gravitation, comme la lumière, contient ses oppositions en soi. — Ne peut-on pas dire aussi que la gravitation s’oppose à la lumière ? Ce serait à une opposition à la fois centripète et centrifuge, la force centralisatrice de la pesanteur étant, en un sens, le contre-pied de la force expansive du rayonnement calorifique et lumineux. Si l’on en croit l’hypothèse cosmogonique de Laplace et qu’on la rapproche des vues profondes de Clausius sur la dissipation de l’énergie, cette sorte d’antithèse astronomique aurait un grand sens. Entendue au sens rythmique, elle résumerait les deux phases fondamentales de l’histoire du Cosmos : la concentration primordiale de la nébuleuse en soleil, en planètes incandescentes, et l’expansion finale, infinie, du mouvement éthéré, dont une faible, très faible partie, est utilisée au passage sur les astres éteints pour les besoins de la végétation et de l’animalité, des faunes et des flores clairsemées çà et là, pendant que la presque totalité de ce flux incessant et sans rivage se répand dans l’immensité. Encore ce peu d’éther en mouvement, glané à la dérobée par les êtres vivants, ne tarde-t-il pas à être restitué à l’espace sous forme diffuse ; de telle sorte que la force centrifuge, la chaleur dissipée, serait la forme définitive et le dernier déguisement du protée dynamique, le piège où toute énergie serait destinée à tomber et se perdre à son tour.

Mais est-il nécessaire de montrer le caractère abusif de cette dernière pseudo-opposition, à laquelle il manque comme élément essentiel la similitude de ses termes ? La lumière ni la chaleur rayonnantes ne sont de la pesanteur retournée. Si la lumière et la chaleur naissent de chocs produits par la rencontre des molécules tombant les unes sur les autres, ce n’est point comme la réaction naît de l’action, c’est par suite des combinaisons chimiques, véritables inventions rénovatrices de la matière, auxquelles la condensation des masses donne lieu. Il en est de même quand la concurrence vitale, pression omnilatérale exercée par toutes les espèces environnantes sur l’une d’elles, sur celle que l’on considéré, force celle-ci à mettre en œuvre toutes ses énergies défensives et offensives, et suscite, sans la produire, une exubérance vitale de variétés innombrables, divergentes en sens opposés. Il en est de même quand le concours social, encore plus que la concurrence et la convergence sociale de toutes les ressources, de toutes les idées contradictoires, de toutes les activités contraires d’une région dans un centre urbain, dans une capitale, y allume, par une multitude de discussions et de conflits, un foyer d’inventions qui se répandent ensuite de tous côtés en rayonnement imitatif. On voit que la vie et la société présentent aussi l’opposition sous son aspect rayonnant, soit centripète, soit centrifuge. Mais ne remarquons-nous pas, en même temps, combien, en nous élevant à ces sphères supérieures de l’existence, il devient clair que l’opposition centripète doit toutes ses fécondités à la variation dont elle est la cause purement occasionnelle ?


II[modifier]

Parlons de l’opposition linéaire. Elle porte, dans les sciences physiques, le nom de polarité. Au fond, les deux pôles qu’on oppose l’un à l’autre n’expriment rien de plus que les deux extrémités d’une vibration. Il n’y a donc pas de rayon lumineux qui ne contienne des milliards de couples de pôles. Seulement ils ne sont pas remarqués dans l’éther libre, si rien n’entrave la vibration en tous sens de toutes les particules. Mais l’éther enferme dans l’intérieur des corps est plus ou moins comprimé, et la propagation de ses ondulations est restreinte à des lignes déterminées. De là sans doute la polarité électrique et magnétique. Bien que manifestée dans l’éther libre, la polarité lumineuse elle-même n’a pas d’autre cause. Écoutons Tyndall, dans ses belles leçons sur la Lumière : « Nous avons expliqué, nous dit-il, comment les vibrations de chaque particule d’éther individuelle s’exécutent transversalement à la ligne de propagation. Dans le cas de la lumière ordinaire, nous devons nous figurer que les particules de l’éther vibrent dans toutes les directions ou azimuts, comme on le dit quelquefois, perpendiculaires à cette ligne. Mais, dans le cas d’une plaque de tourmaline coupée parallèlement à l’axe du cristal, le rayon de lumière qui tombe sur la plaque se divise en deux rayons vibrant l’un parallèlement, l’autre perpendiculairement à l’axe. Un de ces rayons est éteint par la tourmaline avec une rapidité excessive ; de sorte qu’après avoir traversé une très petite épaisseur de tourmaline, la lumière sort avec toutes ses vibrations réduites à un seul plan. Dans cette condition, elle est ce qu’on appelle un rayon de lumière polarisée dans un plan ou rectilignement. » Ce n’est pas sans raison que cette expression de polarisation a été choisie. « Newton, dit encore Tyndall, en réfléchissant sur les observations de Huyghens, arriva à la conclusion que chacun des deux rayons transmis par le spath d’Islande a deux côtés ; et, de l’analogie de cette dualité de côtés avec la dualité d’extrémités d’un barreau aimanté qui constitue sa polarité, il arriva consécutivement à regarder les deux rayons comme polarisés. »

Je ne signale que pour mémoire, n’ayant pas ici l’intention ni la prétention d’écrire un traité de physique, les beaux travaux des physiciens modernes sur la polarisation soit de la lumière, soit de la chaleur[2]. La lumière réfléchie, comme la lumière réfractée, s’est montrée polarisable ; et, en étudiant plus profondément ce phénomène, on est arrivé à découvrir que le plan de polarisation de certains cristaux est circulaire, c’est-à-dire qu’ils ont la propriété de polariser la lumière suivant un plan qui tourne, et qui tourne toujours dans le même sens, tantôt à droite, tantôt à gauche. « Si je place un cristal de quartz, dit Tyndall, entre le polariseur et l’analyseur, vous voyez un rouge splendide, et, pendant que je fais tourner l’analyseur placé en avant de droite à gauche, les autres couleurs apparaissent successivement. On a trouvé des espèces de quartz qui exigent que l’analyseur soit tourné de gauche à droite pour obtenir la même succession de couleurs. Les cristaux de la première classe s’appellent en conséquence dextrogyres, et les cristaux de la seconde lévogyres ».

La polarité, entendue dans une large mais légitime acception, déborde extrêmement le domaine de la physique proprement dite. Si l’on considère que les gravitations elliptiques des astres ont cela de commun avec les ondulations sonores ou lumineuses d’être pareillement des mouvements périodiques, on ne verra aucune difficulté à les comprendre ensemble, ondulations et gravitations, dans un même genre dont elles seraient deux espèces, qui embrasseraient tous les mouvements de l’Univers sans exception et qu’il serait d’ailleurs très facile de dériver l’une de l’autre. Qu’est-ce qu’une vibration, si ce n’est une ellipse allongée ? Qu’est-ce qu’une circulation planétaire, si ce n’est une ellipse très ramassée ? À ce point de vue, rien de plus naturel que de regarder l’aphélie et la périhélie d’une planète, les deux points extrêmes de son ellipse, comme ses deux pôles. Partant de là, si l’on se rappelle que tous les mouvements des globes de notre système, sauf ceux des comètes qui sont des réfractaires, s’accomplissent à très peu près dans le même plan, comme le rayon lumineux sorti de la tourmaline - et qui plus est dans le même sens, — on sera disposé, je pense, à m’accorder que notre système solaire, aminci de la sorte et aplati, de sphère devenu disque, est, en un sens, un Univers polarisé. Et l’on ne pourra nier que cet amincissement et cet aplatissement, cette polarisation cosmique, ont été une nécessaire et salutaire mutilation.

L’analogie peut nous mener plus loin. Il est rare qu’un type vivant, même le plus prolifique et le plus cosmopolite, se déploie librement dans toute la richesse de variations dont il est susceptible, comme la lumière dans l’immensité. Le plus souvent, à un moment et dans un milieu donnés, il est arrêté par les circonstances hostiles, qui sacrifient impitoyablement ou empêchent de naître toutes ses variétés en tous sens, sauf en un seul, dans lequel une variabilité limitée lui est permise. Par exemple, une plante labiée à feuilles opposées et lisses, à tige carrée, à quatre étamines, à corolle monopétale, ne différera d’elle-même, tous ses autres caractères restant identiques, que par l’échancrure plus ou moins profonde des cinq lobes de sa corolle, si bien que la variété la plus échancrée sera presque polypétale, et la variété la moins échancrée presque dépourvue de lobes. L’espèce oscillera pour ainsi dire entre ces deux pôles, sous la pression des circonstances ; et nous les opposerons légitimement l’un à l’autre, non parce que la monopétalie sans lobes serait le contraire de la polypétalie, ce qui n’est pas, mais parce qu’elles sont les extrémités d’une série vivante inextensible, étant donné les caractères essentiels du type et les conditions extérieures. Les anthropologistes opposent de même les têtes humaines les plus longues, vues d’en haut, aux têtes les moins longues ; ce n’est pas la dolichocéphalie soit en elle-même le contraire de la brachycéphalie ; mais cela veut dire que la structure du crâne humain oscille entre ces deux degrés divers d’allongement.

Les préjugés incarné, les passions héréditaires et constitutionnelles, les particularités historiques du milieu social où tend à se développer l’esprit d’un homme ou d’un peuple, n’entravent et ne rétrécissent pas moins son développement que les montagnes infranchissables, les vents réguliers, la latitude, les accidents du sol, ne mutilent l’épanouissement de la vie. La liberté à peu près complète - ou soi-disant complète - de tout penser et de tout dire, qui règne de nos jours sur quelques points du globe, nous fait oublier que, sur ces points mêmes, en un passé récent, un cercle étroit resserrait l’intelligence curieuse dans un mince domaine de recherches et de découvertes. Les innombrables dissidences partielles qui, dans un temps de pleine civilisation, se produisent à la fois et s’entre-obscurcissent, trop multipliées pour être remarquées, deviennent de véritables oppositions signalées à l’attention de tous et de terribles sources de discordes, dans des âges de civilisation fragmentaire, telle que la civilisation politique et artistique des Athéniens, la civilisation juridique des Romains, la civilisation théologique des Alexandrins ou des Byzantins. Quels sont les plus grands écarts que puisse se permettre la raison d’un chrétien d’Alexandrie, au IIIe siècle de notre ère ? Il est établi pour lui que le Christ est Dieu. Partant de là, il peut relâcher ou resserrer plus ou moins, entre certaines limites, le lien qui unit dans la personne du Christ la divinité et l’humanité. Ces deux limites sont, d’une part, l’arianisme qui tranche nettement la distinction des deux natures, d’autre part le sabellianisme qui les identifie. Entre ces deux doctrines s’interposent beaucoup de théories. Sous des noms différents, la même querelle fut ravivée par Nestorius, qui distinguait deux natures et deux personnes en Jésus, et par Eutychès, le monophysique[3]. Impossible d’aller plus loin d’un côté ou d’un autre, à moins de nier la divinité de Jésus-Christ. — Sur la question de la grâce et du libre arbitre, les deux représentants des positions extrêmes sont Pélage, suivant lequel la grâce, sans doute, est efficace, mais la volonté peut se passer d’elle, et saint Augustin, qui croit à la nécessite constante de la grâce, sans cependant affirmer l’absolue inutilité du vouloir.

On voit bien ici à quelles conditions les oppositions que je signale, et quelques-unes qui vont suivre, rentrent dans notre définition générale de l’opposition. Il faut, pour les retenir comme vraies, considérer la doctrine orthodoxe comme l’état neutre traversé par une intelligence qui se porterait de l’une à l’autre de ces positions dites opposées, dont la similitude consiste à avoir le même contenu d’idées affirmé par l’une et nié par l’autre, et, en outre, à être l’une et l’autre des têtes de séries. Seulement, par ce dernier côté, leur ressemblance est tout accidentelle, due aux circonstances historiques, aux conditions mentales passagères qui ont empêché la série d’aller plus loin. Il est clair, en effet, que, si deux autres sectes s’étaient élevées à la suite du pélagianisme et de l’augustinisme, l’une professant que la volonté peut tout et la grâce rien, l’autre que la grâce peut tout et la volonté rien, elles eussent constitué l’opposition la plus radicale que ce sujet comporte en soi. Mais de telles sectes ne pouvaient surgir au sein du christianisme ; elles lui sont extérieures. Il a fallu l’affermissement inespéré et momentané de la foi orthodoxe sous Louis XIV en France, grâce à son accord transitoire avec la science toute mathématique et physique d’alors, pour permettre à un dissentiment doctrinal aussi léger en somme que celui des jansénistes et des molinistes, de prendre les proportions d’un schisme national.

Il est des époques et des sociétés plus heureuses ou des querelles comme celles des partisans de la musique italienne et de la musique française au XVIIIe siècle passionnent l’opinion. Il en est d’autres tristement condamnées, pour toute pâture, aux problèmes économiques ou aux problèmes juridiques. Le cerveau des quelques Romains qui se mêlèrent de philosopher ne connut pour ainsi dire pas d’autre aliment que les questions de droit. Aussi a-t-on vu chez eux des discussions, telles que celles des proculéiens et des sabiniens, qui ne franchiraient pas de nos jours le seuil d’une salle de conférences d’avocats stagiaires, agiter Rome et laisser à l’histoire leur souvenir.

Il est donc des sociétés en quelque sorte polarisées ; ou plutôt il n’est est pas qui ne le soit toujours par un côté quelconque sur lequel se dirige momentanément ou durablement le foyer de la rétine nationale, pour ainsi parler. Mais c’est un malheur pour celles qui se maintiennent à demeure dans cette forme dualistique, faute de noyer dans un rayonnement de dissidences de tout genre les divisions d’un certain genre trop privilégié, qui acquièrent de la sorte une valeur très exagérée, jusqu’à faire couler le sang. Pouvons-nous croire qu’en ce qui concerne nos nations européennes les plus brillantes, le temps de ces fatales scissions est passé, que leur dépolarisation est accomplie ? Sous quelque rapports, oui, mais non à tous égards. Dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, en philosophie, en morale, en religion, ce progrès s’est opéré ou s’opère. On n’a point vu dans notre siècle la lutte de Pasteur contre Pouchet à propos de la génération spontanée, et encore moins le désaccord des théories du P. Secchi et de M. Faye sur les taches du soleil, diviser la science au même degré qu’au siècle dernier, la question de la vraie définition de la force vive. C’est que mille autres discussions théoriques se partagent en même temps l’attention et l’intérêt des savants. La littérature n’assiste plus à des batailles rangées comparables à celle des romantiques et des classiques en 1830 ; c’est qu’elle est plus libre, plus émancipée en toute direction, ainsi que l’art. Les idoles et les contre-idoles, comme l’ont été en d’autres âges les Épicure et les Zénon, les Platon et les Aristote, sont détrônés en philosophie. Les théories toutes personnelles que les philosophes se tissent maintenant, chacun dans son atelier, s’opposent encore deux à deux, et beaucoup plus radicalement qu’en des temps de culture moins générale, mais simultanément et, par suite, avec moins d’éclat.


Est-ce là un progrès sans mélange, et ne pourrait-on pas attribuer à l’indifférence cette absence de schismes profonds ? Il est à remarquer sans nul doute que le réveil littéraire, artistique, scientifique, d’une nation est toujours marqué par l’apparition de deux grands noms qui soutiennent quelque éclatant combat singulier, sous les yeux de la foule rangée en deux camps hostiles : Corneille et Racine, Ingres et Delacroix, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, etc. Cela est certain ; mais leur duel[4] n’est jamais ou ne doit être que le prélude à une mêlée générale, et il n’est bon qu’à cela. Par exemple, la querelle des darwiniens et des antidarwiniens s’est apaisée à mesure que s’est propagée la fièvre spéculative, de moins en moins intense peut-être, mais de plus en plus étendue, qui a suivi ces hautes controverses.

Mais il est remarquable que, parmi tous les autres aspects de la vie sociale, la politique, seule, se distingue par le maintien ininterrompu de son état dualistique et polarisé. Elle seule continue à nous diviser, à nous couper en deux ; et, tandis que les guerres de race, les guerres religieuses, les guerres commerciales, pareilles à celles des Anglais dans l’Inde et des Espagnols en Amérique au XVIIIe siècle, ont pris fin, de même que les scènes de pugilat ou les polémiques grossières entre artistes ou savants du XVIe siècle, les guerres politiques, civiles ou internationales subsistent encore et ne sont pas près d’être supprimées. La raison en est que la politique nous sert ses problèmes un a un, et non tous à la fois comme la philosophie, la science et la religion, qui ont pourtant, elles aussi, un ordre du jour, mais nullement impératif. La politique, volonté collective qui ne souffre pas d’indécision ni d’ambiguïté, nous impose les questions qu’elle nous pose ; il faut les résoudre à tout prix ; et, comme on arrive vite à épuiser la série des solutions pratiques, les opinions extrêmes ne tardent pas à attirer l’attention et à armer souvent le pays contre lui-même. À cet inévitable résultat concourt, par malheur, avec une grande force, par la rapidité et l’actualité de ses informations, par la simultanéité de ses multiples excitations en sens contraires, l’engin social qui a le plus contribué à amener en philosophie, dans la science, dans les lettres, en religion, le résultat inverse, grâce à la diffusion des connaissances et à l’éparpillement des curiosités ; je veux dire la presse. Mais espérons qu’un jour viendra peut-être où la préoccupation générale des questions sociales, bien plus propres par leur complexité à morceler et à émietter l’opinion qu’à la scinder en deux parties seulement, du moins après que la question du socialisme aura traversé sa phase aiguë, reléguera à l’arrière-plan les affaires secondaires du contentieux politique. Celles-ci n’intéresseront plus qu’un public spécial de mandataires de la nation, enfermés dans une salle, pareille en cela aux affaires du contentieux judiciaire, qui, nées aussi et résolues au jour le jour, font peu de bruit hors des prétoires. La Gazette des Chambres alors pourra bien être lue à peu près comme l’est à présent la Gazette des Tribunaux.


III[modifier]

La classification précédente, toute formelle, a été dressée sans égard à la nature propre des oppositions, à leur matière. Entrons un peu mieux dans l’intimité de notre sujet, et, pour cela, créons de nouvelles distinctions. Nous diviserons les oppositions en deux grandes classes : les qualitatives (ou sérielles) et les quantitatives. Et nous subdiviserons ces dernières en trois sous-classes : 1˚ l’opposition du plus et du moins, relative aux augmentations ou diminutions d’une même quantité ; 2˚ et 3˚ l’opposition mécanique et l’opposition logique (celle-ci elle-même subdivisée en deux) qui mettent en présence des forces physiques ou psychologiques, susceptibles de se neutraliser.

Les quatre catégories ainsi formées se succèdent par ordre de généralité décroissante. La première, l’opposition qualitative ou de série, est théoriquement applicable à l’universalité des phénomènes ; la seconde, l’opposition quantitative de degré, est déjà restreinte au domaine de la quantité ; la troisième, l’opposition mécanique, à cette fraction de la quantité qu’on nomme la force motrice ; la quatrième, l’opposition logique, à cette autre fraction, liée à la précédente, que nous présente la conscience, si tant est, comme je le crois, mais non sans trouver de contradicteurs, qu’il existe de vraies quantités psychologiques. La troisième et la quatrième opposition, remarquons-le, ont cela de commun d’être des oppositions de sens dynamique, de direction dans l’espace ou dans la conscience.

En somme, les oppositions, au point de vue de leur matière, se subdivisent comme il suit :

(NB : Tableau à faire)


I. - Oppositions qualitatives ou de degré (b). II. - Oppositions quantitatives ou de série (a). ou de force mécanique (c).

logique (d).


On peut, si l’on veut, donner le nom de dynamiques aux deux dernières oppositions quantitatives (c et d).

Il ne se produit pas dans le monde une seule suite de phénomènes, états de l’âme, phases embryonnaires, dépôts de couches géologiques, météores, périodes astronomiques, n’importe, qui ne puisse être conçue ou imaginée, à tort ou à raison, comme produite dans un ordre précisément inverse. Je suis un sentier de montagnes. La série de mes impressions visuelles, changeantes à chaque instant, sera retournée quand je reviendrai sur mes pas. Il y a ici succession de choses qualitativement distinctes, qui ne sont point susceptibles de s’ajouter, à vrai dire, les unes aux autres, ni de se retrancher les unes des autres, et qui ne peuvent que se substituer. Aussi, dans ce cas, l’inversion sérielle est-elle seule intelligible. Une étoile variable passe, par hypothèse, du bleu au rouge, du rouge au violet, du violet au vert. À quoi peut s’opposer cet ordre, ce groupe de rapports, bleu, rouge, violet, vert, sinon au même ordre, au même groupe, seulement renversé, vert, violet, rouge, bleu ? L’inversion sérielle implique donc un jugement porte sur l’identité d’un certain ordre à travers et moyennant deux séries opposées. En se distinguant de la sorte de la notion de série, la notion d’ordre affirme sa nature souveraine, plus compréhensive encore que celles d’espace et de temps, comme le voulait Leibniz.

Bien qu’elle rentre en un sens dans l’opposition sérielle, l’opposition quantitative de degré s’en détache par des caractères si tranchés, qu’elle exige une place à part. Nous entendons par là cette grande opposition du plus et du moins, de l’augmentation et de la diminution, qui joue un rôle si important et dont la source psychologique n’est pas malaisée à découvrir dans nos pertes et nos acquisitions intérieures. C’est en effet par ce caractère d’être intérieures les unes aux autres, que les parties continues et semblables de la quantité se distinguent des éléments discontinus et dissemblables de la série, lesquels sont extérieurs les uns aux autres. Quand un volume, quand une vitesse, quand une masse diminue après avoir augmenté, quand un gaz se réchauffe et se dilate après s’être refroidi et contracté, cette inversion est autrement profonde que celle des couleurs spectrales parcourues du violet au rouge, puis du rouge au violet. Le gaz qui se dilate, le mobile qui s’accélère, acquièrent à chaque instant un volume nouveau, une vitesse nouvelle, qu’ils perdent en se contractant, en se ralentissant. Il y a progrès dans un cas, régression dans l’autre. Mais, quand on passe de l’une à l’autre des couleurs du spectre, peut-on dire que quelque chose progresse ou rétrograde, que quelque chose se développe, si ce n’est le spectateur qui, grâce à sa mémoire, fondement de son identité personnelle, acquiert ainsi de nouvelles sensations visuelles ? Et, de fait, la notion du développement est liée à celle de la quantité ; et, partout où, sous l’apparence de simples qualités qui se succèdent et se substituent, nous sentons qu’un développement se réalise, nous pouvons affirmer qu’elles recouvrent quelque quantité véritable inhérente à la nature d’un être identique à lui-même à travers ses accroissements successifs. En observant les transformations d’un bourgeon, d’un embryon, d’une âme d’enfant, nous disons que nous assistons à un progrès, parce que nous sommes convaincus que quelque chose persiste et s’accroît sous ces variations.

Si nous voulons comprendre l’opposition majestueuse de l’Évolution et de la Dissolution, du devenir et de l’évanouissement, rythme tragique de l’existence, il importe de distinguer, comme nous venons de le faire, l’inversion sérielle des qualités substituées et l’inversion quantitative des degrés d’accroissement ou de décroissement. La première ne se produit jamais normalement dans la nature ; on ne voit point le cadavre d’un homme rétrograder jusqu’à l’ovule initial, le fruit redevenir fleur, le papillon chrysalide ; mais on voit les forces, les vitesses, les dimensions même de tous les êtres, diminuer dans leur vieillesse après avoir augmenté jusqu’à leur maturité. Il y a là un contraste très net entre le rôle des qualités et celui des quantités dans l’univers. Cependant elles sont inséparables.

Remontons à l’origine, déjà indiquée, des idées d’augmentation et de diminution. Nous ne pouvons la trouver, avons-nous dit, que dans le discernement intime du fait d’acquérir et du fait de perdre. Mais la condition sine qua non de l’acquisition, de la possession véritable, c’est le besoin. Un être sans besoin, hypothèse qui implique contradiction d’ailleurs, serait dans l’impossibilité de se sentir accru ou diminué en quoi que ce soit au cours de ses perceptions successives. Le besoin suppose un manque, un complément de l’être à chercher, un type prédéterminé à réaliser, sciemment ou non. Toute quantité suppose donc un idéal ; j’entends un idéal précis, quoique changeant lui-même dans de certaines limites, et modifié durant le changement réel comme le plan d’un tacticien durant le feu de l’action. Par suite, si l’on se représente une ligne droite se traçant dans l’espace vide, sans nul lien avec d’autres lignes, sans nulle longueur précise à atteindre, les allongements ou les raccourcissements possibles de cette ligne sont comme n’étant pas et, à vrai dire, ne sont pas, par la raison mathématique qu’elle ne se rapproche ni ne s’éloigne ainsi de la longueur infinie, seul terme avec lequel elle soit en rapport à défaut de toute autre relation. Tout accroissement de longueur, de vitesse, de densité, de travail, de durée, de vitalité, et aussi bien de désir ou de croyance, doit donc être conçu relativement à une longueur, à une vitesse… à un désir et à une croyance limites et non infinis, c’est-à-dire impossibles. Or cette limite arbitraire et nécessaire qui donne seule un sens et une réalité aux accroissements et aux décroissements des êtres, est marquée par la nature des phases qualitatives que les êtres doivent parcourir en se développant. Sans qualités, il n’y aurait donc point de quantité possible ; sans hétérogène, point de continu. Et la réciproque n’est pas moins vraie. Est-il un naturaliste ou un historien qui, après avoir curieusement noté les caractères successifs d’une évolution vitale ou sociale, puisse s’empêcher de porter un jugement sur le progrès ou sur le déclin qui en est l’accompagnement inévitable ?

Peut-on supposer un monde qui ne contiendrait pas l’opposition du plus et du moins, du progrès et de la décadence, de la composition et de la dissolution ? Oui, il est loisible à la rigueur de concevoir un monde où rien de ce qui est acquis ne peut se perdre, ou jamais un volume augmenté ne diminue, où jamais une vitesse accélérée ne se ralentit, où les pressions, les convictions vont toujours redoublant d’énergie sans jamais s’affaiblir. Mais ne voit-on pas la conséquence fatale de ceci ? La répétition, — sous toutes ses formes : ondulation ou gravitation, génération, imitation, — deviendrait impossible, et, avec elle, la variation dont elle est la condition indispensable.

Remarquons que, si l’hypothèse d’un monde où tout irait en augmentant sans nulle diminution n’est pas inconcevable, celle d’un monde où tout irait en diminuant sans nulle augmentation a bien plus de peine à se loger dans notre esprit. Cependant il n’est pas plus contradictoire de supposer le passage de l’infini, dans l’extrême passé, à zéro, dans l’extrême avenir, que de supposer la transformation inverse. Reste une troisième hypothèse, chère, on ne sait pourquoi, aux savants qui font de la métaphysique sans le savoir : c’est celle d’un monde où tout ce qui existe réellement - la force, nous dit-on, — demeure et persiste d’une éternité à l’autre sans augmenter ni diminuer en rien. Mais, dans un pareil univers, où la quantité d’existence réelle est réputée immuable, de deux choses l’une : ou il y a des qualités phénoménales ajoutées à la quantité soi-disant substantielle, ou il n’y en a point. S’il n’y en a point, pourquoi telle quantité plutôt que telle autre ? Et quelle réalité peut avoir une quantité qui, ayant pour seule propriété d’être susceptible de plus et de moins, n’augmente ni ne diminue ? S’il y en a, la série des qualités à produire fournit une justification, une détermination suffisante de la quantité qui les produit et les supporte ; mais ces phénomènes qualitatifs, qui saisissent, morcellent, emploient la réalité jugée unique, n’ont-ils donc rien de réel aussi ? Quelque chose de réel se crée, quelque chose de réel se détruit, c’est indubitable, à chaque apparition, à chaque disparition phénoménale. Et, comme les phénomènes, considérés par leur côté qualitatif, sont hétérogènes, sans commune mesure, de quel droit prétendre que celui qui se crée équivaut à celui qui vient d’être détruit ? Cela n’a aucun sens. D’autre part, des variations qualitatives supposent des variations quantitatives ; et la quantité n’a que deux manières de varier, augmenter ou diminuer. Nous devons donc renoncer à l’hypothèse d’un Univers sans augmentation ni diminution de sa quantité de réalité ; et la conservation de l’énergie, — ou de toute autre quantité regardée comme fondamentale, — ne doit être conçue que comme l’excès constant, sensiblement inaltérable, de toutes les innombrables acquisitions des êtres sur leurs innombrables déperditions corrélatives.


IV[modifier]

Mais c’est assez justifier la distinction des deux oppositions de séries et de degrés et montrer l’importance de celle-ci. Il est temps d’arriver aux oppositions mécanique et logique, qui pourraient être ramenées à une seule et même notion générale : l’opposition du positif et du négatif, l’opposition de sens. Nous avons la surprise de la rencontrer dans les sphères les plus différentes. Soit une figure qui devient de moins en moins concave, puis de plus en plus concave ; soit un mobile dont la vitesse se ralentit d’abord puis s’accélère ; soit un esprit qui affirme une thèse avec une dose de foi croissante puis décroissante, ou un cœur qui aime une personne avec une tendresse alternativement redoublée et tempérée : il n’y a la que de simples oppositions quantitatives. Mais si, arrivée au zéro de concavité, la figure concave devient convexe ; si, arrivé au zéro de vitesse suivant sa direction, le mobile remonte, dans une direction précisément inverse, c’est-à-dire le long de la même ligne, l’échelle de ses accélérations ; si, parvenu au zéro d’affirmation, au doute absolu, l’esprit se met à nier avec une énergie progressivement égale à sa conviction première ; si, descendu au zéro d’amour, à l’indifférence complète, le cœur gravit les degrés de la haine à l’égard de la même personne, n’y a-t-il pas là des oppositions d’une espèce toute nouvelle, irréductible aux espèces précédentes ?

Il est d’autant plus essentiel d’établir cette distinction, que, par une ambiguïté fâcheuse, la langue de l’algèbre tend à la dissimuler. Les signes du plus et du moins (+ et -) y servent également à exprimer le contraste des quantités positives et négatives, quoique les unes et les autres comportent le passage du plus au moins et du moins au plus. L’algèbre n’a pas de signes spéciaux pour marquer la différence qui existe entre une diminution déterminée d’une créance et sa coexistence avec une dette égale à cette diminution. Cependant la créance et la dette peuvent coexister sans qu’il y ait lieu à compensation ; d’ailleurs, elles ont pu être consécutives. De même, on peut avoir la main droite brûlante et la main gauche glacée, et la chaleur de l’une ne vient pas en défalcation du froid de l’autre. Si l’on ne peut aimer et haïr la même personne en même temps (et encore est-ce si impossible ?), on peut fort bien, nous le savons, l’adorer d’abord et l’exécrer ensuite. Et, comme ces termes dynamiquement opposés se rencontrent soit à la fois soit successivement dans un même être, on conçoit très bien en ce sens l’addition du positif et du négatif à l’usage des géomètres. Mais, si par le négatif on entend simplement le moins, ajouter le moins au plus est une contradiction dans les termes ; c’est comme si l’on disait que la diminution d’un chose l’augmente ou que son augmentation la diminue. On a eu sans doute dans la pratique d’excellentes raisons de maintenir les symboles usités en mathématiques ; mais il est bon de signaler leur impropriété fréquente qui tient à une confusion inaperçue.

Le caractère singulier de l’opposition qui nous occupe ressort vivement si l’on observe qu’un grand nombre de propriétés, quoique susceptibles d’augmentations ou de diminutions positives, ne comportent point d’augmentations ni de diminutions négatives correspondantes. Exemple : le volume d’un corps, la conscience d’une personne. Que serait le plus ou moins d’inétendue, de non-volume ? Et que serait le plus ou moins d’inconscience, en dépit d’un psychophysicien qui a risqué cette hypothèse inintelligible ? Pareillement, la vitalité est certainement une grandeur que nous sentons croître ou décroître en nous ; mais, quand elle a fini de décroître, sommes-nous plus morts un an après notre mort qu’au moment où nous venons de rendre notre dernier soupir ?

En continuant à énumérer ces exceptions, nous allons vite en dégager le sens, nous allons voir que ces qualités positives auxquelles s’oppose bien leur propre négation, mais non des qualités négatives, images renversées d’elles-mêmes, sont des termes abstraits et génériques, qui embrassent chacun une infinité d’oppositions dynamiques. Revenons sur cette considération déjà indiquée plus haut. Sans doute, il n’y pas d’antivolume opposé au volume par-delà le non-volume ; il n’y a pas d’antipesanteur opposée à la pesanteur par-delà l’impondérable ; il n’y a pas d’antimobilité opposée à la mobilité par-delà le repos ; il n’y a pas d’antilumière opposée à la lumière par-delà l’obscurité ; il n’y a pas d’antisonorité opposée à la sonorité par-delà le silence. Mais le volume, ou plus généralement l’étendue, est la qualité générale des figures qui sont symétriquement opposables : la pesanteur embrasse l’infinité des mutuelles attractions réelles ou possibles qui s’opposent par couples symétriques comme l’action et la réaction ; la mobilité comprend l’infinité des masses qui se meuvent les unes vers les autres et l’opposition réelle ou possible de leur direction ; la lumière est le nom générique des rayons lumineux qui, d’un même foyer, s’élancent en sens précisément inverses, et d’ondulations lumineuses qui souvent interfèrent, qui toujours vont et viennent rythmiquement ; le son est le nom générique des rayons sonores qui divergent aussi et de vibrations sonores qui sont sujettes à de pareils rythmes, à de pareilles interférences. — De même, dans le domaine subjectif, il n’y a pas d’anticonscience opposée à la conscience, par-delà l’inconscience ; ni d’antisensibilité, d’anti-intelligence, d’anti-activité opposées à la sensibilité, à l’intelligence, à l’activité, par-delà l’insensibilité, l’intelligence, l’inertie. Mais la conscience est la qualité commune, d’une part, à tous les êtres conscients, qui sont susceptibles de s’opposer et s’opposent en effet dans les luttes sociales, par la contradiction de leurs pensées et de leurs vouloirs ; d’autre part, à tous les états d’un même être conscient, parmi lesquels il en est qui s’opposent comme nous le savons. La sensibilité, l’intelligence, l’activité sont les qualités communes à toutes les manières de sentir, de penser et d’agir, parmi lesquelles il en est qui s’opposent les unes aux autres, soit dans le même esprit, soit entre esprits différents, à savoir, dans une certaine mesure, certaines sensations agréables, saveur sucrée, odeur de rose, blanc, accords parfaits, qui s’opposent à certaines sensations désagréables, saveur amère, puanteur, noir, cacophonie, ou bien certaines notions qui se contredisent, l’une impliquant l’affirmation de ce dont l’autre implique la négation précisément avec la même énergie de foi, ou bien certaines actions qui s’entravent et se paralysent parce que l’une implique qu’on poursuit et l’autre qu’on repousse la même chose avec la même force de désir.

Au fond, si l’on réfléchit à tous ces exemples, on verra sans peine que l’opposition du positif et du négatif se rapporte à celle du faire et du défaire[5], exclusivement propre aux forces, et par conséquent bien moins générale que celle de l’acquérir et du perdre qui s’applique à toutes les propriétés actives ou passives des êtres, à toutes les quantités ; bien moins générale surtout que celle de l’apparaître et du disparaître, commune à toutes les qualités. Peut-être m’objectera-t-on que l’opposition du faire et du défaire embrasse à la fois non seulement celle du positif et du négatif, mais encore les oppositions quantitatives et sérielles. Pour qu’une quantité, en effet, après s’être augmentée, diminue, ne faut-il pas qu’il se soit produit une action contraire à celle qui avait cause son augmentation ? Et, pour qu’une série d’apparitions phénoménales quelconques, après s’être déroulée, se déroule inversement, ne faut-il pas admettre aussi l’exercice d’une force égale et contraire à celle qui a occasionné son premier déroulement ? Cela paraît certain ; et voilà pourquoi nous avons dit ci-dessus que toutes les oppositions statiques ont une origine dynamique. Mais encore ne faut-il pas tout brouiller et identifier la cause avec ses effets. Les idées de force, de quantité et d’ordre n’en restent pas moins bien distinctes et irréductibles les unes aux autres ; et pas plus qu’à l’idée de quantité et de série, l’idée d’opposition n’est inhérente nécessairement à l’idée de force. L’opposition dynamique implique non seulement l’existence des forces, mais encore une constitution telle du milieu ou elles se déploient, que leur combat y soit possible.

Si l’espace comme le temps n’avait qu’une seule dimension et, qui plus est, qu’une seule direction, suivant laquelle s’accompliraient les mouvements plus ou moins rapides de tous les corps de l’univers, absolument incapables de rétrogradation ou de déviation quelconque ; si l’esprit, semblablement rétréci et orienté, avait une nature telle, que, après avoir affirmé une thèse ou voulu un projet, les divers moi, affirmant ou voulant à la fois avec plus ou moins d’énergie, ne pourraient nier cette thèse ni vouloir le non-accomplissement de ce projet ; il est certain que, dans un monde ainsi fait il y aurait encore des chocs mécaniques et psychologiques, quand le mobile plus rapide pousserait de par-derrière le plus lent, ou quand le croyant plus fervent réchaufferait le croyant plus tiède qui l’attiédirait en retour. Mais on voit aussi que l’idée du choc alors, loin d’éveiller celle de lutte, de neutralisation réciproque des mouvements, des convictions ou des volontés, serait plutôt synonyme d’accord et d’harmonie, — je ne dis pas d’équilibre, — puisqu’il aurait pour résultat l’égalisation graduelle des vitesses, des croyances et des désirs. Toute lutte étant supprimée, il y aurait pourtant des actes encore, des puissances, des phénomènes dynamiques sans nulle opposition dynamique. L’idée de combat, l’opposition du faire et du défaire, n’est donc pas inséparable de l’idée de force ; et, pour que le combat soit possible aux forces, il est nécessaire d’abord que la constitution de l’espace et de l’esprit s’y prête.

Quoi qu’il en soit, remarquons maintenant que toutes les oppositions dynamiques de nature objective se ramènent, en somme, à deux mouvements dirigés en sens inverse sur une même ligne droite ou sur l’élément rectiligne infinitésimal d’une courbe ; et que toutes les oppositions dynamiques de nature subjective se ramènent à ces deux espèces : la force de nier opposée à la force d’affirmer, et la force de repousser opposée à la force de désirer[6]. Si nous ne discernons qu’un seul type fondamental d’opposition objective tandis que nous en distinguons deux types d’opposition subjective, c’est sans doute parce que nous ne pénétrons pas dans le for intérieur du monde physique, et peut-être, si nous en avions une connaissance plus profonde, verrions-nous que la prétention de résoudre la matière en mouvements, de réduire à l’unité la dualité du mouvement et de la matière, est aussi vaine que celle d’identifier la croyance et le désir, le jugement et la volonté, l’activité théorique et l’activité pratique d’un homme ou d’un peuple, soit qu’on résolve les volontés en idées, comme Spinoza, soit que, comme plusieurs de nos contemporains, on vole plutôt dans les croyances des tendances et dans les convictions des énergies.

Je viens d’énoncer deux propositions importantes, qu’il conviendrait peut-être de démontrer. Mais le développement de la première n’apprendrait rien, je crois, aux physiciens, et le développement de la seconde m’entraînerait à répéter ce que j’ai dit ailleurs sur les caractères psychologiques et sociologiques éminents de la force de croire et de la force de désirer. La démonstration d’ailleurs se fera d’elle-même au cours d’une revue rapide de diverses sciences que nous allons parcourir pour y glaner des observations relatives à notre point de vue.


  1. La même distinction est applicable aux symétries vivantes, qui peuvent être, on le sait, ou omnilatérales (rayonnés) ou bilatérales.
  2. On les trouvera brillamment résumés et élucidés dans les livres de Tyndall sur la lumière.
  3. « La secte opposée au nestorianisme et qui la suivit de près, car il se produit toujours de ces sortes de balancements dans la marche des doctrines, est la secte d’Eutychès. » (Renouvier.)
  4. Je me permets de renvoyer le lecteur à mes Lois de l’Imitation, où j’ai parlé du duel logique comme d’un des deux procédés nécessaires et quotidiens de la logique sociale.
  5. Nous avons déjà dit plus haut que les oppositions de ce genre d’apparence statique, telles que celles du concave et du convexe, ou du plaisir et de la douleur, se réduisent à des oppositions dynamiques.
  6. Voir dans nos Essais et Mélanges (1895) l’étude intitulée la Croyance et le Désir.