L’Opposition universelle/Chapitre V

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Félix Alcan (p. 120-161).

Chapitre V

Les symétries de la vie


I[modifier]

Pour nous reposer, récréons-nous un peu l’esprit à parcourir les formes symétriques des êtres vivants et à interpréter ces belles énigmes. Il est loisible ici à la rêverie métaphysique de s’exercer, sinon de s’amuser, à l’image de la nature elle-même qui a déployé en cet ordre de faits tant de fantaisie architecturale. N’est-il pas permis, par exemple, de se demander tout d’abord pourquoi il n’existe pas d’animaux, principalement dans les espèces supérieures, qui soient soutenus par trois jambes ? Il y a des myriapodes, des quadrupèdes, des bipèdes, mais les tripèdes, chose étonnante, font absolument défaut. Rien cependant n’eût été plus propre que cette disposition en trépied à faciliter l’équilibre de la station droite et aussi, par suite, la locomotion. Trois bras ne nous seraient pas moins utiles que trois jambes, celui du milieu servi par les deux autres indifféremment et exprimant sa prééminence par son rang à part. Chez nous, le bras gauche n’est qu’en apparence l’égal du bras droit. La main droite seule sait écrire, différence énorme, seule manier l’épée et en général un outil quelconque. N’est-ce pas une puérilité de la nature, d’avoir, par amour de la symétrie extérieure, affecte de donner le même rang corporel à deux membres dont les fonctions ont une valeur si profondément inégale ?

Mais la symétrie bilatérale des organes de la locomotion, de la préhension et des sens s’explique par divers motifs qui concourent à justifier leur dualité. Sans doute, en ce qui concerne la locomotion, trois membres, presque aussi bien que quatre, et plus que deux, auraient permis d’obtenir l’équilibration des mouvements. Mais, puisque deux membres suffisaient, on comprend que ce nombre plus simple et plus commode ait eu la préférence. Ne voit-on pas dans nos rues le lourd tricycle, après avoir eu un instant de vogue, éliminé définitivement par la bicyclette ? Quant à l’étreinte et à l’embrassement des objets, il fallait deux membres, ni plus ni moins. Enfin, quoique un seul œil à la rigueur pût suffire à la vue, une seule oreille à l’ouïe, un seul hémisphère du cerveau à la pensée, on conviendra d’abord que, pour contrôler les renseignements si importants fournis par chacun de ces organes, un autre organe pareil n’était pas de trop, — en second lieu, que, dans le cas de la maladie ou de la fatigue de l’un d’eux, il était bon de le faire suppléer, — et enfin que, très souvent, l’opération simultanée des deux organes symétriques produit des effets qu’ils seraient incapables d’atteindre séparément, par exemple le sentiment vif du relief que procure la jonction des deux images visuelles. L’un des deux organes peut aussi servir simplement à renforcer, à corroborer l’action de l’autre ; et c’est sans doute le cas des hémisphères du cerveau, s’il est des facultés, comme par exemple celle du langage articulé, qui sont localisées dans l’un des deux.

Nous venons d’indiquer, de prime abord, trois justifications possibles de la symétrie des organes doubles : leur contrôle réciproque, leur suppléance réciproque, leur collaboration. De ces trois motifs, le dernier est loin d’être le plus satisfaisant ; isolé, il est manifestement insuffisant. Et c’est pourtant le seul auquel Bichat, dans le court chapitre qu’il consacre à ce sujet, attache de l’importance. Par malheur, une conclusion diamétralement contraire à la sienne semble découler de ses considérations ingénieuses. Admettons avec lui que l’inégale portée des deux yeux, chose fréquente chez les myopes, tend à faire loucher ; admettons même que ce qu’on appelle l’oreille fausse résulte de la conformation dissemblable des deux appareils de l’ouie. Accordons-lui « qu’un aveugle naissant avec une main régulièrement organisée tandis que l’autre, privée des mouvements d’opposition du pouce et de flexion des doigts, formerait une surface raide et immobile, n’acquerrait que difficilement les notions de grandeur, de figure, de direction, etc. », et, par exemple, s’il touchait une sphère, ne saurait à laquelle de ses deux mains il devrait ajouter foi, l’une lui suggérant l’idée de rondeur, l’autre une idée toute différente. je veux bien aussi, pour un instant, accepter son explication de l’aliénation mentale par l’inégalité d’action des deux hémisphères cérébraux, et lui concéder que, si l’un des deux hémisphères est plus développé, la perception sera nécessairement confuse, assertion démentie cependant par les mesures crâniennes d’où il semble résulter qu’une notable élévation de l’intelligence ne va point sans un certain degré d’asymétrie dans le développement des deux moitiés du cerveau. Mais ne chicanons point et tenons pour vrais tous les faits invoqués par Bichat. Il s’ensuit naturellement que la nature nous a fait un présent funeste en nous donnant par couples des organes qui, s’ils sont tant soit peu mal accouplés, et ils doivent l’être le plus souvent, donnent lieu à de si grands dangers, la folie, l’erreur des sens et du jugement, etc. Un bon cheval est bien plus facile à trouver et à conduire qu’un bon attelage. Dans un passage remarquable, le grand anatomiste paraît reconnaître implicitement cela. « Que de nuances, dit-il, dans les opérations de l’entendement ! Ces nuances ne correspondent-elles point à autant de variétés dans le rapport des forces des deux moitiés du cerveau ? Si nous pouvions loucher de cet organe comme des yeux, c’est-à-dire ne recevoir qu’avec un seul hémisphère les impressions externes, n’employer qu’un seul côté du cerveau à prendre des déterminations, à juger, nous serions maîtres alors de la justesse de nos opérations intellectuelles ; mais une semblable faculté n’existe point. » Elle existe, en réalité, mais pour les hémiplégiques seulement ; d’où il faudrait conclure qu’une demi-paralysie du cerveau est la meilleure condition hygiénique de l’intelligence.


II[modifier]

Bichat est fort embarrassé pour concilier avec sa théorie la prépondérance croissante de l’un des côtés du corps, du côté droit en général, et spécialement de la main droite, à mesure que l’homme grandit et que la société avance. Il est étrange, si la vie de relations consiste en fonctions symétriques comme les organes correspondants, que la vie sociale, c’est-à-dire la vie de relations dans toute sa splendeur, ait pour effet de rompre l’équilibre des deux moitiés de notre organisme[1] et imposé à nos membres des tâches nouvelles qui ne peuvent être exécutées d’ordinaire que par un seul des organes doubles. « Tels sont, dit Bichat, les besoins de la société, qu’ils nécessitent un certain nombre de mouvements généraux qui doivent être exécutés par tous dans la même direction afin de pouvoir s’entendre. On est convenu que cette direction serait celle de gauche à droite. Les lettres qui composent l’écriture de la plupart des peuples sont dirigées en ce sens. Cette circonstance entraîne la nécessité d’employer, pour former ces lettres, la main droite qui est mieux adaptée que la gauche à ce genre d’écriture, comme celle-ci conviendrait infiniment mieux au monde opposé. » Notons, en passant, que les peuples dont l’écriture va de droite à gauche n’écrivent pas néanmoins avec la main gauche. Mais qu’importe au reste ? Ce n’est pas seulement la plume, c’est un outil quelconque qui doit être manié ou du moins dirigé par une seule main ; et plus l’outil est raffiné, plus cette nécessité devient frappante. Deux mains peuvent soulever un gros marteau pour battre une enclume, mais, pour un travail délicat de serrurerie ou de menuiserie, l’emploi de la lime ou du petit maillet exige une seule main. Une seule main dirige le rabot, la scie ; l’autre ne fait qu’aider mécaniquement. En chirurgie, le grossier forceps peut bien exiger l’emploi de plusieurs mains, encore y en a-t-il une de dirigeante ; mais quel est l’oculiste qui oserait tenir et diriger à deux mains le petit instrument avec lequel il opère de la cataracte ? — La civilisation a même pour résultat de rendre moins fréquent le concours des deux images visuelles : pour viser avec une arme à feu, on ferme un œil ; de même, pour regarder à travers le télescope ou le microscope. — Quant à la préférence en général accordée à l’organe droit, l’explication de Bichat est, il faut en convenir, bien peu digne de lui. L’humanité a su coudre longtemps avant de savoir écrire, et on a toujours, je crois, généralement cousu avec une seule main quoiqu’il fût indifférent que la couture allât de droite à gauche ou de gauche à droite. Si les personnes illettrées se servent de la main droite pour la couture, ce n’est point certainement par imitation de la plume des écrivains, qui n’a nulle influence sur leur aiguille.

La vérité est que, non seulement l’explication donnée par Bichat de la symétrie bilatérale du corps, mais encore celles qui ont été indiquées plus haut, sont incomplètes. Par exemple, à quoi sert la symétrie des organes de la voix ? Il y a ici deux organes inverses séparés idéalement par la ligne médiane, mais tellement unis et soudés que leur accouplement est dissimulé. Il est réel pourtant, et cette dualité symétrique ne se justifie ni par la collaboration des deux moitiés de la langue, du pharynx, des cordes vocales, puisque une disposition asymétrique aurait produit le même effet, ni par leur suppléance ou leur contrôle réciproques, puisque, dans le cas d’hémiplégie, la paralysie de la moitié de la langue suffit à empêcher à peu près complètement le malade de parler. — En somme, le problème de la bilatéralité est si inextricable que Darwin en est réduit à cette conjecture : « La structure bilatérale des animaux nous indique peut-être, dit-il, qu’ils furent primitivement formés par la fusion de deux individus. » Platon avait déjà risqué l’hypothèse[2].

Pour comprendre cette obstination de la nature vivante, envers et malgré tout, à maintenir la symétrie bilatérale des animaux supérieurs, il faut jeter un rapide coup d’œil sur le domaine entier de la vie animale ou végétale. Si, comme le veut M. Spencer dans ses Principes de biologie, où il développe si brillamment ce point, les formes vivantes avaient, en définitive, pour unique cause l’action des forces incidentes du dehors, ces formes ne devraient être que très exceptionnellement symétriques, puisque l’action de ces forces l’est si rarement, ou pour mieux dire jamais. Mais c’est le contraire qu’on observe. Sauf de très légères exceptions, la plus grande régularité, et la symétrie la plus remarquable, sphérique ou rayonnée chez la plupart des plantes ou des animaux inférieurs, bilatérale chez les animaux supérieurs, éclate d’un bout à l’autre de toutes les séries vivantes. Est-ce à dire qu’il n’y ait rien de vrai, rien d’instructif dans les chapitres substantiels que l’illustre philosophe anglais consacre à la formation des structures organiques ? Non. Il prouve surabondamment qu’une correspondance existe ou s’établit à la longue entre la forme de l’être vivant et la nature de son milieu. Mais c’est là ce que nul téléologiste ne conteste ou n’a intérêt à contester. Au contraire, la finalité s’appuie sur des faits de ce genre. Ce qu’il prouve encore, c’est que, là où le maintien de la symétrie était incompatible avec la santé de l’individu ou la durée de l’espèce, la symétrie, soit sphérique, soit rayonnée, soit bilatérale, a été momentanément troublée, ou même définitivement, par exemple dans la curieuse famille des pleuronectes (plies et soles). Mais ce qu’il n’ajoute pas, c’est que tout ce qui a pu être maintenu de la symétrie primitive d’où la vie est partie, et tout ce qui a pu être obtenu de la symétrie supérieure où la vie s’achemine pas à pas, a été sauvegardé ou réalisé. Nous pouvons donc, sans contester aucun des faits si ingénieusement groupés par M. Spencer, sans même rejeter entièrement son hypothèse de l’action formatrice - ou plutôt déformatrice le plus souvent et parfois réformatrice - des forces extérieures, nous pouvons ériger en principe évident une sorte de tendance essentielle de la vie à la symétrie. Même dans les espèces si exceptionnelles où l’adulte est force de devenir asymétrique, la symétrie existe aux premières phases embryonnaires et témoigne de ce penchant inné.

Si j’objectais à M. Spencer que les animaux et les plantes les plus différents par leur structure vivent et prospèrent dans une même région et dans des conditions toutes semblables, et si je me hâtais de conclure de là au rejet immédiat de son hypothèse, il ne manquerait pas de me répondre que j’oublie les effets de l’hérédité, de cette force essentiellement vitale par la vertu mystérieuse de laquelle l’argile vivante, jadis modelée par la matière morte dans un autre milieu, garde son vieux modèle et le défend maintenant avec énergie contre un nouveau modelage. Mais je me permettrais de demander à M. Spencer s’il se croit en mesure d’expliquer mécaniquement cette force-là. Je lui demanderais en outre si c’est abuser de l’induction que d’attribuer à cet agent inconnu de la reproduction biologique un goût prononcé pour la symétrie, ou pour toute espèce de reproduction en sens inverse. Ne voit-on pas la symétrie radiaire produite par juxtaposition d’individus semblables ? Les faits montrent que ce n’est point là un rapprochement arbitraire, et qu’en réalité la tendance vitale à s’organiser symétriquement ou régulièrement et la tendance vitale à se multiplier géométriquement, doivent émaner d’un même principe. Elles se suppléent, en effet, se succèdent, et s’éclairent l’une par l’autre. Quand la plante est lasse de faire des utricules, des vaisseaux et des fibres, d’épancher en feuilles multiples, opposées ou alternés, sa sève affaiblie, elle se recueille en fleur, en ovaire, elle concentre ce qui lui reste de force à fabriquer le levain d’une fermentation pareille, qui s’accomplira, celle-là, en dehors d’elle, puisqu’elle ne peut, momentanément du moins, grouper en elle un plus grand nombre d’éléments. L’animal, comme la plante, commence par multiplier sa cellule primitive ; tous ses éléments anatomiques s’éditent infatigablement en innombrables exemplaires, et cette édition reste emmagasinée dans les limites de l’individu, jusqu’au point où, ne pouvant plus la contenir mais ne voulant pas cesser de produire, il émet le suprême élément qui sera le promoteur, l’éditeur d’un nouvel être. Ainsi la vie ne sort de soi que par force, et, de même qu’une cité hellénique, faute de pouvoir s’annexer un territoire éloigné, y envoie une petite colonie qui s’agrandira à son image, pareillement la génération n’est qu’une croissance à distance, un dédommagement de la nutrition arrêtée et sacrifiée. Dédommagement fécond d’ailleurs, sacrifice transfigurant comme tous les sacrifices. Il n’est pas malaisé de reconnaître dans cette propagation hors frontières qu’opère la génération des marques manifestes de sa parenté avec la propagation intramuros qui est l’effet de la nutrition. De même que la propagation interne produit des organes qui se font pendant les uns aux autres, la propagation externe produit des variétés en sens inverse qui se balancent et se correspondent, comme le remarque Darwin dans son ouvrage sur les Variations, bien que cette sorte de symétrie vague ne paraisse leur être d’aucune utilité réciproque. Les tableaux de Quételet, par exemple, qui représentent la série pyramidale des tailles humaines, depuis les plus élevées jusqu’aux plus basses, avec le nombre d’individus propre à chacune d’elles, sont un échantillon frappant de véritable symétrie vivante, réalisée non par l’individu mais par l’espèce. Les oscillations de la force spécifique d’un extrême à un autre y sont visibles, ainsi que la stabilité de l’équilibre inhérent à la forme typique, traversée (comme une sorte d’état zéro) par les variations individuelles qui se succèdent dans deux sens précisément opposés[3]. Voilà un sens de l’idée d’équilibre, voilà un sens du mot sens tout à fait nouveau, et qui n’ont rien de mécanique ni de psychologique : il s’agit d’un équilibre produit par la lutte de deux forces non pas motrices, non pas mentales, mais vraiment vitales, dont l’une tend à éloigner du type et l’autre à y ramener par des directions inverses ; et il est bien entendu que ce degré d’éloignement et cette direction n’ont absolument rien de géométrique.


III[modifier]

Mais pourquoi cela ? Pourquoi, au lieu d’aller en avant toujours dans un sens quelconque sous l’impulsion des circonstances, la vie oscille-t-elle ainsi dans tous les sens ? Pourquoi se répéter et se multiplier ne suffit-il point à la vie et demande-t-elle encore, pour réaliser ses fins cachées, à s’opposer, à se grouper, à se réfléchir ? Si nous ne songions qu’à la symétrie esthétique des formes individuelles ou à l’équilibre stable des variétés opposées, nous pourrions croire que la vie tend par-dessus tout à l’Unité à ce leurre métaphysique des Orientaux, des Alexandrins, de la science contemporaine aussi. Si nous n’avions égard qu’à la fécondité des individus et à l’extension des espèces conquérantes, nous pourrions penser que la vie rêve l’Infinité, un maximum inaccessible et illimité d’expansion universelle. Autre chimère. Joignons ces deux points de vues, et nous apercevrons que la vie cherche avant tout, et atteint par degré, la totalité, une totalité de plus en plus vraie, de plus en plus totale pour ainsi dire. Elle veut faire des touts, des mondes définis, qui pillent chacun à part le grand chaos ambiant et aspirent à le posséder de plus en plus. Ou, pour préciser davantage, elle vise deux fins distinctes concurremment : tout posséder et posséder totalement quelque chose[4]. Nous reviendrons sur cette distinction.

La vie est prodigieusement ambitieuse et révolutionnaire : voilà pourquoi elle est extrêmement symétrique et régulière dans ses procédés. Ses oppositions, comme ses répétitions, sont des instruments de rénovation et de conquête. Aidons-nous, pour comprendre cela, des spectacles que nous offre le développement humain. Il est remarquable que tous les grands conquérants rénovateurs ont été en même temps de grands administrateurs et organisateurs des sociétés, amis passionnés de la hiérarchie régulière, de la majesté architecturale des constitutions, de la division aussi uniforme que possible du territoire national, ou ils aimaient à voir se refléter l’ordre, le parfait arrangement de ce qu’il y a de plus symétrique et de plus régulier dans le monde social et à la fois de plus envahissant : l’armée. Tels Alexandre avec sa phalange macédonienne ; les fondateurs de Rome avec leurs curies et leurs décuries, leurs rites religieux et juridiques, leurs monuments, leurs légions ; César et Dioclétien avec leur empire administratif, mécaniquement régi comme les États modernes ; Charlemagne avec son rêve à demi réalisé d’une restauration originale de ce bel ordre, sous la forme d’une romanisation de la Germanie ou d’une germanisation de la romanité ; les rois de France avec leur vœu traditionnel de domination européenne, secondés par la lente substitution du juriste ou de l’intendant au seigneur, de l’administration à la féodalité, de la régularité relative à l’incohérence ; la Révolution française avec sa gigantesque ambition de régénération planétaire exprimée et servie par sa fureur de centralisation et d’unification à outrance ; Napoléon enfin avec sa constitution de l’an VIII, ses codes, ses institutions de tout genre, financières, politiques, militaires, toutes marquées, comme ses guerres, au coin du génie le plus ambitieux et le plus ordonnateur qui fût jamais. En lui s’incarnaient également les deux sens du mot ordre qui ne sont pas sans raison confondus dans un seul vocable : ordre, commandement, expression d’une nature impérieuse et dominatrice, — ordre, disposition régulière et symétrique. Et cet ordre, en ses deux sens, était mis au service d’une des plus rénovatrices, des plus puissantes originalités que la terre ait vues.

La même remarque s’applique aux philosophes, ces envahisseurs des sciences, auxquelles ils imposent pour un temps plus ou moins long, avec la centralisation autour d’une idée maîtresse, une sorte de gouvernement personnel et original. Les plus ambitieux et les plus originaux sont les plus systématiques. Dans sa critique de Kant, Schopenhauer signale trois causes de ses erreurs, et la seconde, il aurait pu dire la première, c’est, dit-il, son amour de la symétrie. Il n’est pas de caserne, de bureau de Ministère, de livre de banque, ou tout soit mieux rangé, plus savamment mis en ordre et d’une manière plus ingénieusement compliquée, que dans la Critique de la raison pure. Rien de plus artificiel que plusieurs de ses antinomies, sa division des catégories, son sectionnement de l’esprit en compartiments et en général toute son œuvre. Il a poussé la passion de l’arrangement jusqu’à composer tel ouvrage entier pour rimer à tel autre ouvrage. Comme rime à l’Esthétique transcendantale, il fallait à tout prix la Logique transcendantale ; la Critique de la raison pure exigeait absolument la Critique de la raison pratique. On peut sourire à ces antithèses comme à celles de Victor Hugo ; mais, comme celles-ci, et avec toute la distance qui sépare le génie sain du génie fou, elles traduisent fortement une chose sérieuse, l’effort constructeur, le besoin d’étreinte totale ou de création achevée, de plénitude ou de perfection, et avant tout, le déploiement d’une nature d’esprit très personnelle. On voit habituellement chez les poètes l’étroite ceinture d’un rythme d’airain aider les élans de l’âme, et l’inspiration la plus haute, la plus effrénée, se donner carrière par le battement régulier des strophes ailées et des rimes sonores. Aussi le vers amorphe et, pour ainsi dire, désossé des poètes d’à présent est-il impropre au lyrisme et ne se prête-t-il qu’à exprimer une rêveuse mollesse, une mystique sensualité.

Presque aussi avide de conception vaste, presque aussi antithétique était Bichat, dont je parlais tout à l’heure. Après avoir opposé, contradictoirement en quelque sorte, les lois vitales aux lois physiques, dans la vie elle-même il distingue deux vies opposées : la vie organique et la vie animale ; et cela ne lui suffit pas, il lui faut encore une sensibilité organique en opposition avec la sensibilité animale, sans compter tant d’autres contrastes forces. — Quoi de plus géométriquement trace, de plus méthodiquement déduit et de plus titanesquement ambitieux que l’Éthique de Spinoza ; si ce n’est le système d’Hegel, qui excelle à fabriquer de fausses notions, comme on fait en architecture de fausses fenêtres, pour remplir les cadres de ces triades ? C’est le cas, d’ailleurs, de tous les penseurs allemands[5] car, plus un métaphysicien est dévoré du rêve encyclopédique, plus il est en proie à la symétrie trichotomique ou dichotomique. Cette dernière est propre à notre Descartes.

Ce n’est pas sans surprise que nous retrouvons le même besoin d’opposition symétrique dans l’un des plus éminents et aussi des plus circonspects philosophes français de ce siècle, Cournot. C’est une de ses idées favorites qu’il existe « une sorte d’analogie ou de symétrie entre des corps de doctrines scientifiques, d’ailleurs très disparates quant à leur objet, mais symétriquement placées en quelque sorte par rapport aux deux pôles ou régions extrêmes de la série des idées premières qui servent de point de départ à l’explication scientifique. Ainsi Leibniz a signalé avec raison l’analogie entre la science abstraite des jurisconsultes et celle des géomètres ; ainsi l’on a qualifié avec justesse de physique sociale la science de ces faits auxquels donne lieu l’agglomération des hommes par grandes masses, dans lesquelles toute individualité s’efface, toute irrégularité due aux caprices de la liberté se compense, et dont par cela même les lois ressemblent fort à celles qui gouvernent les phénomènes dont s’occupe la physique proprement dite. Que cette symétrie et cette polarité si remarquables tiennent à la nature des données fondamentales de notre intelligence, on n’en saurait douter ; mais elles tiennent aussi au plan général de l’Univers »[6]. Dans son ensemble, cette vue me paraît fausse ou forcée, mais ce n’est pas le lieu de la discuter, comme elle le mériterait.

Cet exemple est particulièrement instructif ; à voir un si fin critique tomber lui-même au piège de la symétrie où il reproche à tant d’autres, à Kant, à Pascal - à l’occasion de l’opposition artificielle établie par ce dernier entre l’infiniment grand et l’infiniment petit - de s’être laissé glisser le pied, on est amené à se demander pourquoi ce piège est presque inévitable, pourquoi le besoin métaphysique de l’esprit ne saurait se satisfaire sans une certaine symétrie apparente ou dissimulée de la pensée. Que veut la métaphysique ? Posséder la science. L’érudit a besoin de savoir, mais non de posséder son savoir, de le ramasser en une formule, susceptible de faire contenir dans un cerveau étroit un univers succinct. On voit que posséder ou totaliser, cela revient au même. Dire que la vie, donc, rêve la possession, c’est dire qu’elle rêve une totalité. Mais saisir ainsi, étreindre un tout, cela ne suppose-t-il pas nécessairement quelque chose qui se replie sur soi ? S’il n’y avait rien de symétrique, d’opposé, d’inverse, dans l’univers, il n’y aurait rien d’intellectuellement saisissable, totalisable. Si donc l’on veut à tout prix le rendre de la sorte maniable et pour ainsi dire portatif, il faut l’imaginer symétrique, réfléchi et replié sur soi.

C’est, je le répète, à la manière des grands conquérants, des grands poètes, des grands penseurs, que la vie aime l’ordre et même la symétrie dans ses créations. Que veulent-ils tous ? Posséder le monde chacun à sa façon ; le conquérant, par la volonté ; le penseur, par l’intelligence ; le poète, par l’imagination qui pille et bouleverse la réalité, se joue des choses et affirme ainsi leur subordination à son arbitraire idéal. La vie aussi a ses modes différents d’acquisition de plus en plus complète, qu’elle emploie successivement ou à la fois. Elle débute par l’organisme monocellulaire où s’exprime naïvement, par la forme sphérique, omnilatéralement symétrique, son avidité infinie, son aspiration naissante à commander urbi et orbi, en même temps que ce qu’il y a d’hermétique en elle. C’est ainsi que, à peine fondée, Rome, jalousement close, rêvait l’univers. Pourquoi cette symétrie sphérique, celle, par exemple, du protococcus nivalis ? Spencer l’explique bien mal ; on ne voit point que ce végétal soit exposé à des forces incidentes égales de tous côtés. Si sa théorie était vraie, la vie aurait dû débuter ou par le défaut absolu de symétrie, ou du moins par la symétrie radiaire, puisqu’il est une distinction, celle du haut et du bas, du sol sombre et résistant et du ciel libre et lumineux (ou du milieu liquide et transparent de l’Océan), qui s’imposait à la vie des ses origines, et à laquelle la forme radiaire peut correspondre, mais non la forme sphérique. C’est que l’adaptation, à laquelle Spencer s’efforce de tout ramener, est chose secondaire, moyen et non but ; encore faudrait-il dire, pour s’exprimer avec justesse, que tout organisme s’adapte non pas à son milieu et aux circonstances, mais bien à son but spécifique ou individuel, à son rôle, à sa fonction. L’œil s’adapte à la vision et non à la lumière, comme la locomotive est adaptée à la marche du train et non au charbon de terre. Mais, même en ce sens, le terme d’adaptation exprime mal le phénomène essentiel de la vie. Comme c’est peu connaître le caractère entier, dominateur, intolérant de la vie, que de lui prêter l’humble tendance à se plier aux circonstances, à se faire toute à tous, à s’accommoder, s’assouplir et s’asservir ! Sans doute elle est rusée, callida est natura, mais comme l’était Napoléon. L’être vivant tend à s’approprier le monde et non à s’approprier au monde.


IV[modifier]

Spencer prouve fort bien qu’à moins de rester toujours à ras de terre, la vie végétale devait renoncer à la symétrie sphérique et adopter la symétrie radiaire, la seule qui fût compatible avec l’ascension vers le ciel. Celui-ci exige évidemment la différenciation de la tige, des racines et des organes latéraux. Il prouve aussi, non moins clairement, que la nécessité de la locomotion, pour l’animal, rendait impossible le maintien de la symétrie radiaire elle-même et ne permettait plus que la symétrie bilatérale, la partie antérieure du corps devant nécessairement alors différer de la partie postérieure et non pas seulement le haut du bas. Mais pourquoi cette nécessité de l’ascension végétale, de la locomotion animale ? Sans doute, la sélection naturelle semble fournir à la rigueur un moyen commode, mais trop commode, d’expliquer cela, par la prime offerte au végétal qui accidentellement s’élève parmi des végétaux restés couchés, et à l’animal qui accidentellement se trouve être mobile parmi des animaux demeures réduits à l’immobilité. Passons sur ce que l’hypothèse a de gratuit, mais sur quoi se fonde-t-elle ? Sur la concurrence vitale, sur la pression qu’exercent les uns sur les autres les êtres vivants multipliés par voie de génération. Et la génération, comment l’expliquer à son tour ? Qu’est-ce que ce besoin insensé de répétition machinale, de multiplication sans terme, et, nous dit-on, sans but  ? Et enfin la floraison terminale de tout cela, la sensation, l’amour, la foi, l’âme en un mot, comment rendre compte, par sélection naturelle ou sexuelle ou par tout autre mécanisme ingénieux, de ce phénomène inattendu ? Il me semble plus naturel de penser qu’à l’instar du savant qui, après les essais de généralisation prématurée de sa jeunesse, se spécialise pour aider à la construction future d’une synthèse plus vaste et plus vraie, la nature vivante, après avoir, par sa sphéricité primordiale, formulé son rêve hautain, a senti l’impossibilité momentanée du développement plein et total, y a renoncé en apparence, s’est résignée à l’avortement partiel, et s’est caractérisée enfin pour parvenir à s’universaliser ultérieurement. Elle a compris que, pour embaucher le plus possible de molécules extérieures et maintenir leur groupement, elle devait croître en hauteur et non pas uniquement en surface, et par suite lutter victorieusement contre la pesanteur. De là l’axe phanérogamique et aussi bien l’espèce de tige que présentent les cryptogames supérieurs. Ensuite, ou en même temps, l’insuffisance du recrutement des molécules opéré sur place s’est fait sentir, un grand nombre d’entre elles se refusant absolument à l’incorporation. La vie a dû aller quêter au loin ses sujets ; de là, la locomotion. On le voit, l’ascension et la locomotion ne sont, à vrai dire, que des auxiliaires de la nutrition. Il en est de même de la génération, qui n’est qu’une nutrition expatriée, continuée au dehors. C’est là le domaine de la vie proprement dite. Sa manière à elle de posséder consiste à se nourrir.

Mais quel genre de possession imparfait et borne ! Avant même que le dernier perfectionnement fût apporté à la faculté de s’élever et de se mouvoir, la dernière extension donnée à la vie nutritive, la vie, heurtant perpétuellement et toujours en vain aux limites infranchissables que lui opposait la majeure partie des molécules matérielles réfractaires à son assimilation, avait suscité l’apparition de ce qui, appelé d’abord au secours de la nutrition, mais perfide allié, était destiné à fonder sur elle et par elle un autre empire ou le sien serait absorbé ; j’ai nommé la sensation, aube de l’âme. Pour elle aussi, on a osé invoquer des explications mécanistes ! Or, que la sensation soit une relation entre l’organisme et le milieu extérieur, et une relation utile à la vie organique, rien de moins contestable. Mais que ce soit une relation d’effet à cause, comme on le laisse entendre, qui le croira jamais ? À la rigueur, on peut admettre que les actions physiques du dehors, la lumière venant d’un certain côté, le vent soufflant dans une certaine direction, aient pu produire des attitudes végétales ou animales devenues chroniques à la longue ; des mouvements, en effet, peuvent engendrer des formes. Mais la sensation n’est pas une forme. Certes, on se saurait prétendre ici à une explication claire et complète ; on donne toutefois, ce me semble, une certaine satisfaction à l’insatiable curiosité de l’esprit en attribuant à l’être vivant, comme essence propre, une avidité infinie, dont la curiosité humaine ne serait que la traduction mentale, et qui le pousserait sans cesse, non seulement à étendre le plus loin possible ses annexions, d’où sa multiplication suivant la progression géométrique de Malthus et de Darwin, mais encore à inventer, à l’heure voulue, de nouvelles et meilleures manières d’acquérir. On comprend qu’une si haute cupidité, qu’une force hyperphysique de cette nature, puisse, si elle existe, être unie à une faculté d’invention, de combinaison et de prévoyance, qui n’a point non plus les caractères d’une cause mécanique et positive. Et des lors on sent l’inutilité de se torturer le cerveau pour expliquer mécaniquement et positivement les métamorphoses de la vie, son évolution ascendante et transcendante, l’instinct de l’insecte, l’esprit de l’homme, quand on n’est même pas en mesure d’expliquer ainsi son évolution simplement extensive par voie de génération ou de nutrition. Car peut-on dire que l’action des forces incidentes du dehors pousse à cette propagande vitale qui tend à subjuguer vitalement ces forces extérieures ? Il n’est pas d’ailleurs jusqu’aux phénomènes les plus vulgaires, les vrilles par lesquelles les plantes se prennent aux objets environnants, les petits appareils destinés à projeter le pollen de certaines fleurs, les graines plumeuses, l’enroulement des tiges, etc., qui ne soient tout à fait inexplicables par l’action des forces incidentes et qui n’attestent au contraire manifestement l’ambitieuse voracité et rapacité de la vie.

La vie est un secret qui se transmet, non pas de cellule à cellule (car la vie a précédé la cellule, qu’elle a formée) mais de molécule à molécule. C’est une sorte de franc-maçonnerie moléculaire qui, née d’un besoin profond de domination absolue, s’y achemine séculairement, à la fois exclusive et envahissante. Les molécules non initiées sont aussi incapables de reproduire les merveilles de l’organisation ou de les comprendre à fond que peut l’être le public de lire une dépêche chiffrée renfermant des secrets d’État. C’est donc dans le monde infinitésimal que s’accomplit le mystérieux phénomène en ce qu’il a d’essentiel ; mais, comme il n’est pas permis de penser qu’une particule de matière, serait-ce une monade leibnizienne douée de la représentation lucide du monde ambiant, puisse avoir la maîtrise absolue d’un empire compose de myriades de particules sujettes, il convient d’admettre que le résultat visible, l’organisme, est produit par le concours ou le conflit de la force interne de direction systématique et des forces concourantes ou contrariantes du dehors.

Voilà pourquoi les anomalies et les monstruosités apparaissent ; voilà pourquoi, dans l’organisme même normal, tant d’irrégularités et d’asymétries inévitables sont souffertes par le principe coordinateur qui lutte contre elles. Mais on peut penser aussi que, pareilles aux congrégations religieuses ou civiles de l’humanité, la congrégation vivante fait souvent de parti pris, volontairement, les concessions momentanées qui doivent servir à son triomphe futur. Si elle renonce en apparence à la plénitude du développement possessif, c’est pour atteindre, par le sacrifice de la sphéricité, à la beauté, qui semble avoir pour condition la symétrie radiaire ou mieux encore bilatérale, et qui est une plus haute manière de réaliser la totalité. La beauté en effet, dont les divers degrés sont visibles depuis la fronde et la fougère jusqu’aux labiées et aux orchidées, et depuis le corail jusqu’à l’homme, est l’achèvement de l’être ; elle arrête la progressio in inftnitum de l’utilité, elle apparaît comme la colonne d’Hercule de l’évolution en quête de son terme. Mais cette réflexion sur soi de l’être bilatéralement symétrique ne pouvait suffire. Par la sensation, par la conscience, par la représentation subjective, une inversion plus surprenante se produit, un repli plus profond, et, par la vérité, une possession aussi pleine, aussi totale que possible, de l’univers.


V[modifier]

— Si, au lieu d’envisager la vie dans l’ensemble et la série de ses métamorphoses jusqu’au point où elle sort d’elle-même et se transfigure en Esprit, nous prenons à part un être vivant quelconque, la même ambition insatiable va nous frapper en lui et nous servir à comprendre, grâce à une distinction indiquée plus haut, la nécessité de la mort : grave problème, jugé insoluble par bien des naturalistes philosophes. Arrivé au plus haut point d’acquisition volumineuse, nutritive, que son type comporte, l’être adulte se continue et se propage au dehors par la génération ; mais lui-même, que devient-il ensuite ? La vie qui, par la reproduction, vient d’attester son rêve de tout envahir si on la laisse faire, va continuer à révéler maintenant, par les changements ultérieurs de l’individu, son besoin non moins profond de posséder totalement ce qu’elle a acquis. Par la multiplication héréditaire, elle exprime son avidité envahissante ; par l’évolution individuelle, qui ne se termine qu’à la mort, elle exprime son absolutisme croissant. Elle est comme un despote insulaire, qui, tout en expédiant des colonies au loin pour étendre dans l’univers entier, si faire se peut, sa domination et reproduire à l’infini les traits sociaux de la métropole, fait peser sur son île un pouvoir de plus en plus prépondérant, si ombrageux et si écrasant, qu’à moins d’être renversé par un coup de force populaire, il doit nécessairement finir par réduire à néant toute énergie productrice dans le cœur de ses sujets. Son triomphe complet ou son renversement, c’est donc également la mort de l’État. Une alternative analogue s’offre inévitablement pour solution finale à la longue lutte de la Discipline vitale contre ses éléments impétueux et divers. Si, comme, par exemple, à l’occasion d’une blessure ou d’une maladie, les instincts séparatistes de ceux-ci viennent à l’emporter, l’effet est le même que si l’affermissement graduel du Pouvoir vital se poursuit lentement et sans obstacle : dans l’un et l’autre cas, la mort s’ensuit. Dans le second cas, on s’éteint, on « meurt de vieillesse ».

Inévitable est donc la mort. Ce n’est pas sans raison et sans profondeur que Spencer a vu, dans la roideur cadavérique, et non, comme un esprit plus superficiel eût pu le penser, dans l’état adulte, la consommation suprême du développement individuel, son illusoire couronnement. L’état adulte est un équilibre mobile, et, comme le savant transformiste l’a fort bien montré, tout équilibre mobile est un acheminement à l’équilibre seul parfait, au repos. Quand la toupie ronfle, elle aspire à tomber. Par son fonctionnarisme machinal, sa centralisation abusive, sa manie routinière, la vie aboutit fatalement à étouffer ce qu’elle étreint. Elle consolide les os, durcit les muscles, les veines, les nerfs eux-mêmes, et, de l’automate qu’elle fait ainsi, au cadavre qu’elle fera demain, il n’y a qu’un pas. Il n’est donc pas vrai, malgré la fausse définition de Bichat, que la vie soit une lutte contre la mort ; elle en est la poursuite. — Remarquons, en passant, à quel point ce résultat, signalé par Spencer (en d’autres termes et dans un tout autre esprit, il est vrai) est contraire à sa thèse favorite, d’après laquelle l’essence de la vie serait une adaptation croissante au milieu extérieur. La preuve que cette adaptation n’augmente pas sans cesse, et doit être considérée comme un moyen momentané, non comme le point de mire de la vie, c’est que le terme définitif et nécessaire de l’évolution vitale, d’après Spencer lui-même, est un état, graduellement amené, où l’être vivant devient impropre à s’adapter, je ne dis pas seulement à de nouvelles circonstances, mais à son milieu habituel. « Qu’appelle-t-on parfait ? Un être à qui rien ne manque », dit Bossuet. On n’imagine pas une meilleure définition du cadavre que cette définition de Dieu, et il y aurait là, si l’on y réfléchit, de quoi justifier l’adoration instinctive et superstitieuse de tous les peuples primitifs pour les corps morts. Vivre, c’est avoir besoin, c’est manquer de tout ce dont on a besoin ; c’est poursuivre vainement, comme une proie toujours dévorée et toujours renaissante, la satisfaction de désirs qui se multiplient à mesure qu’ils se détruisent. Mais la mort met fin à ce cauchemar, elle nous apaise et nous achève, et, au sortir de cet étroit défilé d’étouffements et d’avortements, nous rend à la pleine totalité de notre nature pré-vitale, à l’Être Éternel auquel je ne donne point de nom propre, parce que l’idée de propriété, qui suppose celles de privation, de besoin et de manque, est indigne de lui, et qu’il ne peut rien avoir dès lors qu’il est tout.

Ces considérations trouvent leur application dans d’autres ordres de faits. Partout un genre de régularité et d’autorité quelconque s’impose à la libre diversité des éléments. Il y a une mort chimique, c’est l’état cristallin, — si merveilleusement symétrique, — réalisé par l’entier assouvissement des appétits atomiques. La mort astronomique, c’est la complète pétrification d’un globe céleste, sans eau, sans atmosphère, tel que la Lune. Tel est l’idéal que poursuit l’attraction. On peut appeler mort linguistique l’espèce de roideur cadavérique qui saisit une langue parvenue à la dernière phase de son progrès, quand, après s’être étendue le plus possible, elle cherche à se consolider le plus possible, et qu’enfin son dictionnaire, sa grammaire, son orthographe, arrêtés et fixés, ont triomphé de tous les dialectes, de tous les patois, de tous les idiotismes provinciaux ou individuels, de toutes les formes changeantes qui faisaient la souplesse de l’idiome, son accommodation aux besoins nouveaux sans ntégration ; sa période de beauté plastique, de splendeur et d’ampleur oratoire, n’est jamais qu’une transition de son bégaiement primitif, confus et presque sans règle, à la dureté, à l’éclat métallique de sa dernière période qui, d’ailleurs, peut durer indéfiniment ; car une langue est comme un coquillage dont l’homme se sert et qui n’a pas besoin d’être encore vivant pour être encore utile. Tel le latin au Moyen Âge ou le sanscrit dans l’Inde. — La mort d’une religion, n’est-ce pas aussi la réalisation de son long rêve, toute hérésie domptée, toute dissidence individuelle écartée, tout rite local interdit, la clé de voûte mise à l’édifice dogmatique, l’orthodoxie et la hiérarchie sacerdotales régnant souverainement sur la conduite et la foi des fidèles ? Il n’est pas de culte qui ne se propose une si parfaite communion des âmes. Ajoutons que d’une religion aussi il est vrai de dire, comme d’une langue, qu’elle peut servir encore très longtemps après avoir cesse de vivre. — De même, il n’est pas de gouvernement abandonné à lui-même, monarchique, aristocratique, démocratique,’ n’importe, qui n’ait la rage de tout gouverner, de tout réglementer, de tout soumettre, jusqu’à ce que la nation ne bouge plus, comme la France à un certain moment sous Louis XIV, sous la Convention, sous Napoléon. Et c’est justement la mort politique - mort très susceptible de résurrection, du reste, comme toutes celles dont il s’agit ici.


Il y a certainement aussi une mort poétique, obtenue à grand effort, au grand contentement des versificateurs et même des poètes, par la ciselure achevée, la correction et la perfection suprêmes, le dernier fini du vers. Pareil à une nouvelle forme organique, un nouveau type de versification qui vient d’apparaître - par exemple l’hexamètre d’Homère et la strophe de Sapho, l’hendécasyllabe italien et le tercet dantesque, l’alexandrin français et le quatrain ou le sixtain à rimes croisées -éprouve d’abord de vives et piquantes difficultés à enfermer dans son genre particulier d’incarcération l’indépendance innée des mots récalcitrants, expression de sentiments multiples et d’idées variées que suscitent les spectacles de la vie. De là une lutte pleine de péripéties, et, pour le poète comme pour le lecteur, d’intérêt et d’émotion. Remarquons-le, rien n’est plus propre que cette oppression rythmique à dégager pleinement l’individualité du mot prisonnier, à lui donner tout son éclat et sa plénitude de sens. Il est telles locutions effacées par l’usage, « ailes légères », « ciel étoilé », « eaux courantes », etc., tels mots très simples, « acier, or, argent, azur », qu’il suffit de mettre à leur place dans un alexandrin pour les fourbir en quelque sorte et leur rendre tout leur lustre comme à de vieux chandeliers de cuivre. Il est aussi maints états de l’âme, toute une haute région de mouvements subtils et complexes du cœur, libres et mêlés comme les vents par-dessus les nuages, qui ne peuvent être saisis et communiqués avec une netteté suffisante que par une série de strophes lyriques. Ces coursiers échevelés appellent ce frein. Mais il est dans la nature du frein de se resserrer de plus en plus, et dans la nature du cheval domestique de s’asservir par degrés. Un moment arrive, un court moment de beauté classique, où le resserrement est proportionné à l’asservissement, l’un et l’autre encore modérés. L’humanité se retourne pour regarder derrière elle ces rares bonheurs des siècles passés, Page de Sophocle, Page de Virgile, Page de La Fontaine, de Corneille et de Racine, la jeunesse de Lamartine et de Victor Hugo. La poésie va toujours cependant et suit son courant fatal.


Une déplorable facilité se produit, le moule d’airain du rythme a brisé toutes les résistances ; des milliers et des milliers de ces strophes, dont une seule a coûté tant de labeur au premier poète, se répandent partout comme des semences d’ormeaux, s’assimilent toutes sortes de sujets, s’incorporent le plus aisément du monde les termes jadis les plus réfractaires à la tyrannie de la rime et du rythme ; et, quand cette perfection est atteinte, il se trouve que toute inspiration s’est évanouie. Or qu’est-ce que l’inspiration ? N’est-ce pas le premier frisson sympathique de ces éléments multiples et dissonants dont la poésie veut faire un tout, de ces sentiments, de ces images, de ces rêves, qui n’ont pas perdu la fraîcheur de leur premier étonnement de s’être rencontrés, et qui tendent à s’accorder plus étroitement, mais dont le lien encore lâche et flottant favorise la mutuelle ardeur ? Elle est comparable à cette fièvre de généralisation qui embrase le cerveau des philosophes, quand toutes ses théories et ses formules partielles longtemps éparses dans son souvenir et étrangères en apparence les unes aux autres, se démasquent et croient se reconnaître, entrevoient la possibilité de s’unir en un système complexe, plus conforme que ses devanciers à la nature des choses. Cette fièvre passe à mesure que le système se précise, s’élargit, se consolide, s’immobilise enfin dans l’esprit de son auteur. Car, il y a aussi une mort systématique, non moins évidente que la mort rythmique. La théorie de Ptolémée avant Copernic, les théories d’Aristote avant Descartes, la théorie du phlogistique avant Lavoisier, étaient mortes, c’est-à-dire assises, trônant à demeure sur les faits rebelles. On peut dire, en général, d’une théorie scientifique, même des plus vraies, qu’elle est morte, — par exemple, celle de l’ondulation en optique, jusqu’à ces derniers temps du moins - quand elle ne rencontre plus d’opposition dans les intelligences.

VI[modifier]

Mais il est temps de conclure ce trop long chapitre. De même que toutes les autres règles gouvernementales des phénomènes, soit physiques, soit sociales, la Vie, nous venons de le voir, aime l’ordre, le rythme et même la symétrie, la lutte aussi, — enfin toutes les formes possibles de l’Opposition - mais seulement comme moyen de gouvernement. Il est vrai que le plus clair résultat de cet effort est l’exploitation la plus large et la plus éclatante mise en relief de la Différence universelle. Mais la Vie, non plus que les autres forces directrices, ne songe à cela ou n’a l’air d’y songer. Maintenant, rappelons-nous que, suivant le mot de Bossuet, « l’ordre est ami de la Raison et son propre et unique objet ; ce qui nous donnera lieu de penser que la Vie est, en somme, une espèce de Raison, mère de notre Raison, de notre Logique humaine, et qu’elle est, comme celle-ci, une expression originale de l’universelle ambition.

— Encore une remarque cependant. À mesure que les actions du dehors et les rebellions de ses propres éléments contraignent la vie au sacrifice de cette régularité pleine, exclusive de toute différence, qui est réalisée par la sphère, il ne faudrait pas croire que la symétrie perdît au change. À une symétrie complète mais vague, plutôt virtuelle que réelle, s’est substituée une symétrie complète plus étroite et plus forte. La bilatéralité des mammifères, par exemple, est une sorte d’étau où les différences de configuration nécessitées par l’accommodation au dehors sont contenues dans des limites infranchissables. En botanique, même observation : on peut considérer un arbre dans son ensemble comme une grande feuille sans parenchyme, dont les nervures (les branches) se développent de tous côtés, symétrie vaguement sphérique, et non dans un seul plan, bilatérale. Cette substitution d’un développement plat à un développement plein, qui donne naissance aux feuilles proprement dites, est à la fois un avortement et un progrès. L’un ne va pas sans l’autre.

Dans les autres domaines de la réalité, nous voyons se produire ce même passage de la symétrie sphérique à la radiaire et à la bilatérale. Le système solaire présente une symétrie radiaire ; il est aplati comme un disque, et à chaque point de la courbe décrite par un astre correspond un autre point symétrique déjà occupé par ce même astre. Or le système solaire, avec ses retours périodiques des mêmes états, ses cycles séculaires, ses combinaisons de mouvements diversifiés à l’infini qui jamais ne se confondent, est quelque chose de certainement plus régulier et plus beau qu’un des globes quelconques ou des atomes pareillement globuleux, dont il se compose. À coup sûr, la circulation elliptique d’une planète, effet partiel de l’attraction qui, par conséquent, l’a précédée, l’emporte à ce point de vue sur le rayonnement attractif, sphériquement symétrique, qui émane de toute masse et de toute molécule. En physique, n’est-il pas visible que l’électricité, force polaire, linéairement symétrique, est hiérarchiquement supérieure à la chaleur, soit à la chaleur rayonnante proprement dite, qui se perd dans les espaces, soit à celle qui rayonne seulement dans l’intérieur des corps et qui révèle aussi sa nature de symétrie sphérique en les dilatant dans tous les sens ? L’électricité et le magnétisme sont des formes du mouvement bien autrement différenciées et spécialisées, bien autrement inhérentes aux caractères chimiques des substances que la lumière indifférente. L’affinité chimique, sans doute, ne rayonne pas moins sphériquement que l’attraction astronomique (quoique je n’entende point les assimiler l’une à l’autre) autour de chaque molécule ; mais le dernier résultat de son exercice est le cristal, où se montre une symétrie bilatérale[7]. Dans le monde social, la succession des divers types d’architecture, depuis la hutte ou la tente primitive, ronde et sans façade distincte, jusqu’aux édifices civilises où la symétrie bilatérale est de mieux en mieux marquée, donnerait lieu à des considérations analogues.

On peut se demander si les diverses formes, astronomiques, cristallines, organiques, sociales, qu’affecte le besoin de symétrie dans la nature, ne se rattachent pas à quelque principe commun et fondamental, et notamment si la symétrie des cristaux ne servirait pas à faire mieux comprendre celle des organismes, ou vice versa. je ne veux pas dire par là que le cristal puisse être considéré comme un être de transition entre l’organique et l’inorganique : il n’en est rien, puisque c’est précisément en se cristallisant que la matière devient impropre à s’organiser et que le propre de la matière organisable, quand elle se cristallise, c’est la dissymétrie de sa structure cristalline, comme Pasteur l’a montré. Mais, si la cristallisation et l’organisation sont, pour la matière, deux voies indépendantes et divergentes de développement, il n’en est que plus instructif de noter entre elles certaines analogies singulières. D’abord, dans les deux, la tendance à établir un arrangement symétrique, ou à le rétablir s’il est rompu, est remarquablement forte ; et elle est d’autant plus frappante que la forme du cristal n’est nullement, comme l’avait cru Haüy, le simple agrandissement de la forme élémentaire des molécules, mais, au contraire, diffère autant de celle-ci que la structure d’une plante ou d’un animal diffère de celle de ses cellules, la morphologie de l’histologie. « La conception nouvelle de la structure des matières minérales cristallines, dit M. Berthelot,[8] se rapproche des conceptions modernes relatives à la structure intime des êtres organisés. On retrouve en effet, dans les deux ordres d’êtres, ces relations singulières d’accommodation et d’harmonie dont la similitude a de tout temps frappé les philosophes. Le cristal est en réalité constitue par l’association d’une multitude de molécules élémentaires dont la structure individuelle est indépendante de celle de l’ensemble. Sa formation répond à une certaine tendance vers un arrangement symétrique, et même le plus symétrique parmi tous les arrangements possibles. La conciliation entre la symétrie de la masse et celle des molécules s’opère par des adaptations et des accommodations approximatives. Il y a là une contradiction, une antinomie de principe, entre la conception des lois absolues, purement phytagoriciennes, et la réalisation des existences positives et pratiques, contradiction qui se manifeste dans tous les corps, dans tous les phénomènes naturels. Or les mêmes antinomies apparaissent lors de l’application de nos lois scientifiques aux êtres vivants. Les êtres vivants obéissent aux lois de la morphologie, aussi générales que celles de la cristallographie. Ces lois ne sont pas une simple résultante des propriétés individuelles des éléments cellulaires ; je veux dire qu’elles ne sont pas contenues en germe dans chacun de ces éléments de façon à résulter de l’évolution personnelle d’un élément, pas plus que le cristal entier ne dérive du développement d’une molécule intégrante. De même que les corps cristallisés rapporté à un double système de lois individuelles et collectives, les corps vivants présentent des conciliations et des harmonies perpétuelles entre les lois de l’histologie et les lois de la morphologie. » Autant vaut dire des variations et des innovations perpétuelles. « En un mot, la nature organique, aussi bien que la nature minérale, opère à la façon de l’industrie humaine. Elle aussi procède par un à-peu-près, par une tricherie perpétuelle, pour parler le langage des mécaniciens pratiques ; je veux dire en harmonisant des effets inconciliables en géométrie absolue. Ces arrangements approximatifs présentent d’ailleurs des degrés différents, des solutions multiples, dans la série des cristaux, aussi bien que dans la série des êtres vivants. Dans tout être, minéral ou vivant, destiné à une existence permanente, il se manifeste une certaine tendance vers les arrangements, les accommodations, les harmonies. Telle est aussi la règle nécessaire des sociétés humaines. » Ce que je retiens de plus net de ces considérations, si remarquables, c’est que la vie sociale aide à comprendre la vie organique et même la vie minérale. S’il en est ainsi, n’est-il pas permis de voir, dans les symétriques constructions des cristaux aussi bien que des êtres vivants, l’expression d’un esprit de coterie, mais de coterie envahissante, d’un exclusivisme collectif et conquérant, qui se traduit, dans nos sociétés, par le tracé géométrique des forteresses, par la symétrie des plans de bataille et des manœuvres militaires ?

Ce qu’il y a à noter aussi dans le passage que je viens de citer, c’est que la symétrie cristalline elle-même n’est jamais qu’approximative. C’est une pseudo-symétrie, qui, dans certains cas, devient une dissymétrie où une asymétrie véritable, et ce sont précisément les cas où la matière minérale, cherchant à se surpasser pour ainsi dire, devient apte à entrer dans les organismes vivants. À cette considération pourraient se rattacher les beaux travaux de Pasteur en cristallographie[9]. « Nous avons le droit, dit M. Duclaux, d’attribuer des molécules dissymétriques à toutes les substances agissant à l’état de solution sur la lumière polarisée ; et, quand on songe que toutes ces substances appartiennent au règne végétal ou au règne animal, c’est-à-dire sont des produits de l’activité cellulaire, cette particularité de structure devient curieuse à envisager de près… Une cellule vivante nous apparaît donc comme un laboratoire de forces dissymétriques, où un protoplasma dissymétrique agissant sous l’influence du soleil, c’est-à-dire sous l’influence de forces extérieures dissymétriques, peut présider à des actions très variées, fabriquer à son tour de nouvelles substances dissymétriques… bref, présenter la plasticité merveilleuse que nous lui connaissons, et cela tout simplement, par de toutes petites déviations de forces sous des influences dissymétriques. »

Remarquons, entre parenthèses, que même en ses dissymétries, la nature ne laisse pas d’être persécutée par une préoccupation symétrique. Pasteur a montré, par exemple, que les molécules des deux acides tartriques droit et gauche ont une dissymétrie « inverse l’une de l’autre », symétrique l’une de l’autre par rapport à un plan. « Si l’une est une main droite, l’autre est une main gauche ». Ces deux acides droit et gauche sont deux extrêmes, dont l’acide paratartrique qui les combine, et qui ne dévie ni à droite ni à gauche la lumière polarisée, réalise l’état zéro. Ce qui caractérise la symétrie dont il s’agit, celle où s’élève au plus haut point de ses sublimations la nature chimique, c’est que la molécule droite n’est point superposable à la molécule gauche et ne lui ressemble qu’inversement, tandis que les deux moitiés d’un cristal dérivant du cube ou du prisme hexagonal sont superposables. Or cette propriété de n’être point superposables appartient aussi aux deux moitiés gauche et droite du corps humain, de tout animal supérieur, de la fleur même des végétaux les plus élevés, labiées ou orchidées, de la façade d’un temple grec, et distingue la symétrie qui leur est propre de celle des rayonnes ou des végétaux inférieurs, ou d’une hutte de sauvages et d’une tente de nomades. Ainsi la matière se dissymétrise pour se sublimer et monter à la vie.

Mais la vie, elle aussi, est-ce qu’elle ne se dissymétrise pas pour monter plus haut, jusqu’à l’esprit social ? Ne savons-nous pas que les fonctions psychiques du cerveau, à mesure qu’elles se compliquent et s’élèvent, vont se dissymétrisant, comme le prouve la localisation de la faculté du langage d’un seul hémisphère cérébral et la supériorité de plus en plus accentuée de la main droite sur la gauche ? Autrement dit, pour passer d’une espèce de symétrie à l’espèce supérieure, une phase de dissymétrie est nécessaire. En cela l’opposition nous met sous les yeux un phénomène analogue à celui que la répétition nous a présenté ailleurs[10]. Il en est de la symétrie des formes comme de la similitude des faits : un peu de complication l’altère ou la détruit, un peu plus de complication la rétablit. La répétition-ondulation produit des ondes dont la régularité précise va diminuant à mesure qu’elles s’enchevêtrent dans des molécules plus complexes ; mais, quand, à force de s’élever de la sorte, elles entrent dans une cellule vivante, une nouvelle et plus impérieuse sorte de répétition apparaît, l’hérédité, qui nous stupéfie par l’exactitude merveilleuse de ses reproductions en dépit d’une complexité si haute. Et, quand l’agrégat social apparaît, la répétition-imitation, à son tour, nous émerveille par la précision prolongée des racines verbales, des rites religieux, des pratiques industrielles, qu’elle édite en exemplaires étonnamment semblables. — Pareillement, ce semble, la netteté des oppositions ne s’éclipse, dans le passage d’un étage à l’étage supérieur de la réalité, que pour réapparaître ensuite plus surprenante ; il en est ainsi, non seulement des symétries, comme nous venons de le dire, mais des rythmes. Si les mouvements physiques deviennent de moins en moins nettement rythmiques en se compliquant, leur complication plus haute encore quand ils entrent dans une fonction vitale d’abord, sociale ensuite, a pour effet de leur rendre toute la précision de leur rythmicité élémentaire.

Une question encore avant de finir : la forme de l’Univers, pris dans son ensemble, est-elle symétrique, et quelle symétrie présente-t-elle ? Si l’Univers est jugé infini,[11] la question implique contradiction. Elle se pose, au contraire, s’il est jugé fini. Mais il est fâcheux qu’elle soit pratiquement insoluble. En ce qui concerne notre Univers, celui qui se compose de toutes les myriades de systèmes solaires et de nébuleuses révélées par la vue du ciel étoilé, il y a été répondu diversement. Mais, ici comme partout, le progrès des connaissances a chassé l’idée de régularité symétrique de ses retranchements successifs. En dépit de l’irrégulière dispersion et de ce beau « désordre fixe » des étoiles, aussi inégales que multicolores, les théoriciens n’ont pas manqué, qui ont prétendu y substituer une imaginaire uniformité. Nous savons les prédilections mystiques du grand Keppler pour la forme sphérique et circulaire qui faillit l’égarer en ce qui concerne la gravitation de la terre autour du soleil. Il considérait aussi la voie lactée comme un grand anneau d’étoiles, ayant le soleil pour astre central. « Eugène, dit le P. Secchi supposait les étoiles disposées uniformément ; nous avons vu que cette idée n’est pas soutenable. Wright, Kant, Lambert ont beaucoup écrit sur la nature des systèmes qui renferment ces amas d’étoiles, mais toujours en conformant leurs idées sur le modèle du système solaire planétaire, tel qu’il était connu de leur temps » et qu’ils jugeaient bien plus étroitement réglé et discipliné, bien plus platement ordonne qu’il ne l’est en réalité. La découverte des petites planètes comprises entre Mars et Jupiter, aux orbites très inclinées sur l’équateur et souvent très excentriques, la grande variété des comètes et des météorites observées ont forcé l’esprit des astronomes les plus corrects à reconnaître le système solaire comme une œuvre non plus essentiellement classique mais, au contraire, profondément romantique et qui fait autant d’honneur à l’imagination qu’à la raison divine. Quant à la voie lactée, quant aux groupes stellaires qui l’avoisinent, quant aux nébuleuses de toutes formes et de toutes natures, solides ou gazeuses, elliptiques ou irrégulières, le tout, si tout il y a, semble une gigantesque débauche de la verve créatrice. Écoutons encore le P. Secchi : « W. Herschel, au commencement de ses études stellaires, admettait l’idée d’Huyghens suivant laquelle les étoiles étaient également distribuées dans l’espace ; cela le conduisit à sa fameuse hypothèse d’un système de voie lactée formée d’une grande couche d’épaisseur relativement faible, bifurquée du côté du Sagittaire, et dont la section normale, comme on la représente ordinairement, donne la figure d’un Y. Mais cette idée fut abandonnée par lui-même dans ses dernières années, bien que beaucoup de gens continuent à l’exposer comme son opinion définitive. » L’hypothèse de Proctor qui compare la voie lactée à une espèce de serpent replie sur lui-même, — tellement l’idée de cercle est obsédante chez les astronomes même modernes ! — n’est pas plus heureuse. En réalité, tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que « les étoiles ne sont pas uniformément distribuées dans l’espace » et que la plus grande irrégularité, non pas seulement apparente, mais réelle, règne dans les cieux.


  1. Et il est remarquable que plus la civilisatio progresse, plus s’achève cette rupture, qui se traduit souyent par la substitution d’une dissymétrie artificielle à la symétrie naturelle du corps. Par exemple, — détail bien mince mais caractéristique — la raie des cheveux sur le côté, qui dyssymétrise la chevelure, est certainement un progrès sur la raie au milieu du front. Aussi celle-ci est^elle plutôt féminine, celle-là masculine, la femme étant toujours plus naturelle que l*homme, et il est à noter que, dans l’antiquité, la raie était médiane même chez les hommes. — L’exercice de la bicyclette a donné lien de remarquer (voir Revue scientifique du 1er août 1896) que, dans les mouvements tournants, le mouvement de gauche à droite est plus tonique, plus excitant que celui de droite à gauche.
  2. On pourra lire d’intéressants développements sur la symétrie des forces naturelles, des mouvements animés on inanimés, dans M. Fouillée, (Mouvement idéalité, p. 109, 136, 139, 141).
  3. Ne pourrait on pas rattacher au même principe la symétrie des formes organiques et le balancement symétrique des variations individuelles autour du type normal ? Exprimé par cette double manifestation, le besoin d’opposition inhérent à la force vitale semble bien intense, bien profond, et propre à la classer parmi les forces polaires^ malgré son penchant plus profond encore à la variation. Cette symétrique disposition n’est pas sans rappeler l’arrangement de la limaille de fer autour des pôles d’un aimant... — Si l’on n’oublie pas que l’état zéro de notre notion de l’opposition est réalisé dans le monde vivant par l’état normal, on apercevra de nombreuses et fécondes applications de l’opposition biologique. En même temps que se produisent des variations positives ou négatives autour de cet état zéro, lui-même peut varier et, dans ses variations, zig-zaguer, Weissmann a fait usage, et même un usage abusif, de l’opposition ainsi comprise. On peut lire à ce sujet un intéressant article de M. H.de Varigny, dans la Revue scientifique (30 mai 1896). Tout cet article peut servir de preuve à l’importance des idées de symétrie et d’opposition dans les conceptions des naturalistes. De la lutte entre individus on a passé à la lutte entre organes individuels, maintenant on arrive à la lutte entre éléments du germe. L’amour même est une bataille cachée, pour nos ultra-darwiniens. Décidément, dit M. de Varigny, « cela est symétrique et bien ordonné ». Et c’est avec une satisfaction toute militaire qu’il se voit conduit par ces hypothèses (toutes gratuites d’ailleurs) à voir « partout la bataille, la lutte, la destruction et la mort, partout des vainqueurs et des vaincus ! »
  4. Et, de fait, il est clair que la vie, malgré son goût pour la symétrie, est avant tout un agent répétiteur, et, par suite, multiplicateur. Dans rem branchement des mollusques, la symétrie proprement dite est rare ; Thuttre n*en montre nulle trace, le colimaçon ne la présente que dans la dualité de quelques ans de ses organes. Les rayonnes dont les rayons sont en nombre impair, et c’est, je crois, le cas le plus fréquent, ne peuvent être regardés comme symétriques dans le sens géométrique du mot, que si le plan médian partage en deux Tnn des rayons. Rien n’empêche cette dissection idéale, mais il peut paraître plus simple et plus rationnel de prendre ici pour unité indivisible le rayon et de le considérer comme répété un certain nombre de fois, plutôt que de réduire cette multiplicité quelconque à une dualité artificielle. Géométriquement une étoile de mer, une encrine, est symétrique ; anatomiquement, elle u’est que régulière.

    On tend à rattacher au type annelé, comme à leur source primordiale, tous les autres types : vertébré, articulé, molluscoidc, rayonné. Bien des considérations, anatomiques ou embryologiques, militent en faveur de cette dérivation. J’y vois une raison de plus de penser que la vie est essentiellement un principe répéli' leur. Elle débute toujours par segmentation de parties égales. Ce n*est qu’ensuite que, pour mieux réaliser le but de la répétition, la multiplication indéfinie, elle s’organise, se caractérise, se différencie. Mais alors, forcément contrainte, par les nécessités de l’adaptation, à se contenter d*un minimum de répétition, qui consiste à produire deux parties -seulement tout à fait pareilles, elle veut au moins que ces deux parties s’opposent^ se fassent pendant, constituent un petit monde à part, où Vêlre pour soi de la vie soit bien visible. Cette répétition minima, cette répétition d’un certain genre qu’on nomme symétrie, n’est donc qu’un dédommagement du sacrifice de la répétition illimitée, sacriGce qui d’ailleurs n’est qu’apparent.

    Est-ce à dire qu’il n’y ait dans la symétrie propre aux organismes rien de plus que la répétition des parties correspondantes ? Non, cette espèce singulière de répétition qu’on nomme symétrie semble précisément avoir pour effet et pour but d’empêcher la progressif in infinitum de la répétition yiTante, et cela peut paraître vraisemblable si Ton observe que, là où la symétrie manque, elle est remplacée par un caractère anatomique qui amène pareillement ce résultat. Telle est la forme étoilée des rayonnes, cet énergique faisceau qui affirme la solidarité des membres d’une coterie organique exclusive, et fermée en soi, mal gré un certain air de rayonnement et d’expansion qui trompe déprime abord. Tel est encore le repli sur soi du type mollusque, ce que Von Baër appelle son evolutio contorta, et ce qui pourrait s’appliquer aussi bien aux spires des végétaux. Par cette contorsion caractéristique, aussi bien que par le groupement stellaire des Zoophytes et la bilatéralité des annelés ou des vertébrés, la vie atteste son besoin individuel de se posséder totalement, de faire quelque chose d’achevé, de complet en soi, et d’arrêter ainsi esthétiquement la série Indéfinie de la croissance, en même temps que, par la génération, elle tend à propager indéfiniment cette forme parfaite.

  5. Il est ainsi même dans l’école de Schopenhauer. Pour M. de Hartmann, « révolution de l’Univers n’est qu’un combat incessant du principe logique (l’idée) contre le principe illogique (la Volonté) et ce combat doit aboutir à la victoire du second ». Citons encore : « La volonté n’est essentiellement, et avant la créaUon, qu’un principe étranger à la raison ; mais, aussitôt qu’il entre en action, les conséquences de son vouloir en font un principe contraire à la raison (autilogique) parce qu’il poursuit le contraire de ce qu’il veut réellement, la souffrance, » (Physiologie de l’inconscient, t. II.)
  6. Il faut lire dans le chapitre xv du livre IV du Traité de l’Enchainement des idées fondamentales, les ingénieux et profonds développements de cet aperçu original qui trouve ses meilleures applications en économie politique et en philologie.
  7. La cristallographie demanderait à être étudiée à notre point de vue. Je nen dirai qu’un mot. L’état cristallin est l’état solide par excellence, et il semble que la nature s’efforce de le ^généraliser sans cesse : d’après M. Mallart, la matière a une tendance manifeste à réaliser, dans sa structure intime, l’arrangement le plus symétrique possible. Car, s’il y a des corps amorphes qui ne cristallisent pas, leur état est instable, et eux-mêmes fmissent, si on les laisse en paix, par se cristalliser. D’autre part, le phénomène si justement remarqué de la cicatrisation des cristaux exprime une sorte de désir de rétablir la symétrie rompue. Mais, chose remarquable, cet effort, ce désir, cette tendance, échoue le plus souvent, apparemment parce qu’elle se heurte contre une nécessité supérieure. En somme, la cristallisation est un fait exceptionnel ; il est très rare de rencontrer hors de nos laboratoires, dans la nature, des cristaux réguliers, surtout des cristaux de grande dimension. Est-ce à dire que la cristallisation régulière soit le privilège d’une élite, et que ce soit le cas dédire : beaucoup d’appelé» (ou plutôt tous appelés) et peu d’élus ? Non, l’état cristallin est essentiellemeDi infécond. Arrivée là, la substance matérielle s’arrête en une stérile symétrie. Au contraire, l’état colloïde est essentiellement fécond et seul vivifiante. Il n’en est pas moins vrai que, dans cette matière colloïde elle-même, une fois animée par la vie, le vœu de symétrie naturelle se fait jour sous une forme nouvelle et plus haute, celle des conformations vivantes.
  8. Revue scientifique du 26 décembre 1896. Cet article de M. Berthelot sur la vie et les travaux de Mallart, dont nous citons de trop courts extraits, est rempli d’aperçus profonds qui apportent de précieux appuis à quelques-unes de nos idées.
  9. Voir Pasteur, Histoire d’un esprit, par Duclaux, membre de l’institut (Masson).
  10. Voir nos Lois de l’imitation, premier chapitre.
  11. Je sais bien que la notion d’un nombre infini est contradictoire, mais cela ne suffit pas à empêcher le problème de l’infini de se poser. Car la question est précisément de savoir si l’Univers est nombrable ou non, saisissable ou non par notre intellect, en un mot intelligible.