L’Organisation De La Famille/2-8
CHAPITRE VIII
FAITS IMPORTANTS D’ORGANISATION SOCIALE
PARTICULARITÉS REMARQUABLES
APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES, CONCLUSIONS
§ 33
SUR LA TRANSMISSION INTÉGRALE DES BIENS DE FAMILLE CHEZ LES PAYSANS DU LAVEDAN
Les ouvriers agriculteurs occupent une multitude de situations entre les deux types extrêmes : le propriétaire-cultivateur secondé dans son travail manuel par des salariés ; le salarié proprement dit, dépourvu de propriétés, ou tirant tout au plus de quelque parcelle de terre des moyens insuffisants de subsistance[1].
À égale distance de ces deux termes se trouvent les familles où le nombre des bras est si bien proportionné à l’étendue de la propriété, qu’on peut s’y dispenser également et d’employer des salariés, et de demander du travail hors du domaine. Partout cette situation fait naître des mœurs spéciales, parfois des vertus éminentes. On y trouve souvent réunis le bien-être et la frugalité, l’amour du travail et le goût de l’épargne, la dignité personnelle et l’esprit d’obéissance, la stabilité et le progrès. Cette classe a depuis longtemps une importance considérable en Europe : elle est caractérisée dans chaque langue par une expression spéciale ; et, bien que le nouveau régime français repousse les distinctions de classes, les individus appartenant à cette catégorie continuent à être habituellement désignés par le nom de paysans.
Dans les constitutions sociales peu compliquées, on vise ordinairement à conserver, par des prescriptions spéciales, l’état d’équilibre qui caractérise la situation des paysans chez les peuples les plus intelligents et les plus libres, on laisse à l’intérêt individuel le soin d’y pourvoir. En fait, la pression des règlements locaux ou le libre arbitre des individus fonde en général la stabilité et le bien-être de cette classe sur le principe de la transmission intégrale des héritages.
En 1793, à l’époque où nos législateurs modifiaient si profondément l’ancienne constitution française, on sembla se préoccuper, plus qu’on ne le faisait précédemment, d’accroître l’influence des paysans. Mais on pensa alors que, pour atteindre ce but, il était plus essentiel de morceler systématiquement les grandes propriétés antérieurement maintenues par le droit d’aînesse ou la main morte que de conserver intactes les petites propriétés constituées par le régime antérieur. Sous cette inspiration, le législateur, s’écartant brusquement de la tradition européenne, institua, avec des formes excessives, un régime de Partage forcé qui fut seulement tempéré par les lois de l’an VIII et de 1803.
Il est possible que la classe des paysans, considérée dans son ensemble, ait dans quelques localités tiré avantage de ce nouveau régime mais l’observation prouve que ce dernier donne aujourd’hui, dans la majeure partie de la France, des résultats opposés à ceux qu’on en avait attendus. Placés en présence d’un territoire qui ne peut plus guère s’accroître aux dépens de la grande propriété, soumis à une série de partages aux décès successifs des chefs de famille les paysans n’ont pour la plupart devant eux que deux alternatives. Ou bien, peu soucieux de l’avenir, ils se multiplient conformément au vœu de la nature et alors, renonçant à l’état d’équilibre qui garantissait leur bien-être, ils arrivent à une condition inconnue dans les autres sociétés européennes, celle du propriétaire indigent[2]. Ou bien, plus réfléchis, ils fondent sur la stérilité du mariage la prospérité de leurs descendants et c’est alors l’intérêt national qui se trouve sacrifié. En d’autres termes, à une époque où chez les autres grandes nations les classes agricoles débordent par la colonisation sur le monde entier, les paysans français, privés de l’organisation qui, dans les derniers siècles, leur permettait de peupler le Canada, ne peuvent garder le bien-être qu’en neutralisant leur force d’expansion, au détriment de la grandeur de l’État. Assurément, en rappelant ces faits, sans les développements que le sujet comporte, l’auteur comprend bien qu’ils ne peuvent tout d’abord être admis comme des vérités démontrées : il connaît, en effet, la vivacité des convictions qui, cachant en quelque sorte l’évidence, n’ont pas permis d’apercevoir encore les funestes conséquences du régime des partages forcés. Ramené sur ce sujet par la présente monographie, il voudrait du moins faire remarquer combien ces conclusions sont graves et combien il importerait de les confirmer ou de les réfuter par de nouvelles observations.
À ce point de vue, il serait utile de constater si l’influence de la loi doit encore s’employer à détruire les familles-souches cultivant, dans les conditions présentement décrites, un bien patrimonial, ou si, au contraire, il faut dorénavant laisser à l’initiative individuelle le soin de décider ce qui convient le mieux à chaque famille et à chaque localité. Ces recherches qui, en cas de succès, doivent avoir des conséquences si importantes, ne peuvent, dans le cas où elles resteraient stériles, entraîner aucun inconvénient, pas même celui de passionner les esprits pour le changement, puisque, comme il arrive toujours en matière de succession, les sympathies publiques sont généralement acquises au système établi.
Les études internationales jetteront beaucoup de jour sur cette partie des problèmes sociaux : comme on l’a déjà remarqué en effet, la loi ou les mœurs, dans les autres constitutions européennes, sont aussi favorables au régime de transmission intégrale que le nouveau système français lui est hostile. D’un autre côté, des arguments non moins dignes d’attention se trouveront dans les localités où les paysans français, conservant la tradition des peuples les plus stables et les plus libres, ont pu jusqu’à présent résister, par la seule force des mœurs, à l’envahissement du régime des partages forcés.
Dans l’intérêt des recherches dont le plan vient d’être indiqué, il semble donc opportun de faire connaître les combinaisons au moyen desquelles les paysans de l’ancien Lavedan assurent la transmission intégrale de leurs héritages. Pour donner plus de précision à cet exposé, on indiquera les faits qui se sont produits, pendant le cours des deux dernières générations, chez la famille décrite dans la présente monographie.
En 1810, Pierre Dulme, grand-père de Savina Py, maîtresse actuelle de la maison Mélouga (§ 18), maria sa fille aînée, Dominiquette, à Joseph Py, qui est encore aujourd’hui chef de communauté. Selon l’usage, cette fille, destinée, en qualité d’héritière (Ayrété), à posséder un jour le bien patrimonial, ne reçut aucune dot en argent, et devint désormais, avec son mari et ses enfants, partie intégrante de cette maison. À cette époque, les autres enfants de Pierre Dulmo étaient encore pour la plupart en bas âge. Joseph Py avait encore à marier sept beaux-frères ou belles-sœurs et à acquitter les engagements contractés à l’occasion des mariages antérieurs.
En 1838, ces dernières obligations avaient été remplies, et les dots avaient été intégralement payées ; un seul beau-frère décidé à garder le célibat restait fixé dans la famille, se réservant, ce qui a été accompli plus tard, de léguer à sa nièce Dominiquette sa part de propriété. À la même époque, un frère et une sœur de Dominiquette étaient déjà mariés et une somme de 1,100 fr. avait été payée sur leur dot à titre d’acompte. Les enfants célibataires survivants de Pierre Dulmo n’étaient plus qu’au nombre de cinq et avaient atteint ou dépassé l’âge du mariage. Les enfants de Dominiquette étaient encore pour la plupart dans un âge peu avancé ; parmi ceux ci, l’aînée, Savina Py, devait se marier deux ans plus tard, en 1837. Ce fut alors que le père de famille, déjà veuf et sentant approcher sa fin, jugea le moment opportun pour régler la situation de ses enfants, au moyen d’un acte notarié qui est devenu en quelque sorte la charte de cette génération.
Il est constaté dans cet acte que la propriété de Pierre Dulmo et de ses enfants s’élève à la somme de 17,368 fr., savoir :
Immeubles comprenant la maison d’habitation, les prés et la terre labourable | 14,000 f. | ||||
Bestiaux | 1,615 f. |
| |||
Mobilier | 653 | ||||
Avances faites sur les dots à deux enfants mariés | 1,100 | ||||
Total | 17,368 f. |
Sur ce capital, il est attribué par Pierre Dulmo à sa fille aînée, Dominiquette, à titre de préciput et hors part, conformément aux articles 913 et 919 du Code civil, le quart disponible, soit 4,342 fr. Le surplus, 13,026 fr., devrait être partagé entre les huit enfants survivants et assurer à chacun d’eux une part de 1,628 fr. 25.
Depuis lors toutes les forces de la communauté ont été employées à constituer par l’épargne cette somme, à titre de dot, aux enfants de Pierre Dulmo. Lors de la mort de ce dernier, survenue en 1836, les enfants non mariés n’ont soulevé aucune difficulté contre les intentions de leur père, ni avancé aucune prétention au partage en nature que l’article 815 du Code civil leur donnait le droit de réclamer. Trois d’entre eux se sont mariés en renonçant, moyennant le payement de leur dot de 1,628 fr. 25, à toute réclamation ultérieure sur le bien patrimonial. Les deux autres, restés jusqu’à ce jour célibataires, continuent à faire partie de la maison dans les conditions décrites par la présente monographie (§ 18 et 34) : selon toute apparence, ils lègueront en mourant à leur nièce Savina ou à Marthe, sa fille aînée, leur part de propriété.
Des douze enfants de Dominiquette Dulmo et de Joseph Py, cinq sont décédés, cinq ont été mariés, et deux, ayant gardé le célibat, habitent encore la maison paternelle (§ 18). L’un de ces derniers déclare être décidé à rester dans sa situation actuelle et à léguer un jour sa part de propriété à Marthe, sa nièce aînée, héritière de la famille. Un arrangement analogue à celui qui est indiqué ci-dessus est d’ailleurs intervenu entre Joseph Py et ses enfants ; la dot de chacun de ces derniers a été fixée à 2,395 fr. 50 (§ 35). Toutes les épargnes de la communauté sont aujourd’hui employées à acquitter les engagements ainsi contractés. Dans cinq ou six ans, après le mariage de Marthe, lequel n’imposera aucune charge à la maison, l’épargne sera employée à constituer une nouvelle série de dots en faveur de la dernière génération.
Cet aperçu de l’histoire des deux dernières générations de la maison Mélouga (§ 18) indique les moyens légaux auxquels, sauf quelques nuances, ont recours toutes les familles de cette commune pour conserver intact le bien patrimonial. Il ne signale qu’imparfaitement les efforts que ces mêmes familles doivent faire, en prenant appui sur les mœurs, pour tourner les obstacles qui leur sont opposés par la loi (§ 34). Chaque membre d’une communauté, appréciant de bonne heure (§ 19) les avantages qui s’attachent à la conservation du bien patrimonial, subordonne à ce sentiment toute sa conduite et se prête avec déférence aux intentions du père de famille. En même temps, la satisfaction que chacun trouve dans le régime établi, la pression de l’opinion publique, les conseils des plus notables et des plus éclairés, enfin l’influence du clergé (§ 10), viennent incessamment renforcer chez les individus ces tendances traditionnelles. D’un autre côté, l’usage habituel du patois local, la difficulté des communications matérielles et des rapports intellectuels avec les principaux centres de population, ont repoussé jusqu’à ce jour de cette localité les opinions et les tendances qui prévalent dans la plupart des autres parties de la France.
On ne peut se dissimuler cependant que cette organisation sociale, fondée sur la tradition locale, sur un intérêt collectif et sur une sorte d’isolement intellectuel, résultant de l’emploi d’un langage spécial et du manque de communications rapides, ne peut guère compter sur l’avenir : elle résistera difficilement aux prescriptions formelles de la loi et aux opinions dominantes que l’extension de l’enseignement scolaire et le perfectionnement des voies de communication doivent inévitablement propager (§ 34). Ces tendances nouvelles, sans être encore prépondérantes, sont déjà appréciables dans cette partie de la chaîne des Pyrénées. Cédant à ces influences, excités d’ailleurs par des gens de loi désireux d’intervenir dans le partage forcé des biens, plusieurs jeunes gens ont repoussé les combinaisons traditionnelles de leur famille et provoqué le morcellement du bien patrimonial. Quant aux familles chez lesquelles ce morcellement s’est depuis longtemps opéré, elles sont tombées de la condition de paysan à celle de salarié : sous le rapport moral comme sous le rapport matériel, elles sont dans une situation bien inférieure à celle où se trouvaient les précédentes générations ; une enquête spéciale, qui complèterait utilement la présente étude, ne laisserait aucun doute sur ce point.
En constatant que, dans cette localité, le progrès de l’instruction publique, des moyens de communication et de l’indépendance individuelle peut, sous certains rapports, compromettre le bien-être et la moralité des populations, on est conduit à se demander pourquoi les mêmes progrès n’entraînent point en Angleterre ni aux États-Unis les mêmes conséquences fâcheuses. Cette explication se trouve pour l’auteur dans la direction imprimée à l’opinion publique chez les Anglais et les Américains du Nord, et dans l’idée juste qu’ils se font des bases essentielles d’une bonne constitution sociale.
L’instruction publique, les sciences et les arts, les voies rapides de communication, les rapports intellectuels établis par la presse, la liberté civile elle-même, ne sont, à leurs yeux, que les éléments secondaires, et, en quelque sorte, la manifestation extérieure d’une bonne constitution sociale. Leur essor n’est désirable, et leur influence ne se fait sentir d’une manière bienfaisante, que s’ils ont pour contre-poids dans tous les cœurs la religion et l’autorité paternelle. L’opinion unanime, qu’entretiennent à cet égard les hommes d’État de ces deux pays, explique pourquoi les améliorations sociales se concilient avec la stabilité dans les institutions de la race anglo-saxonne ; elle est, au fond, la cause première de la prépondérance que prend cette race dans le monde entier.
Si l’opinion de ces deux grands peuples repose effectivement sur ces bases, si elle a les conséquences qui viennent d’être indiquées, les personnes qui dirigent en France l’opinion publique ne devraient-elles pas faire un retour sur elles-mêmes et se demander si l’opinion inverse, généralement répandue chez nous, n’est pas la principale cause des embarras qui se manifestent dans l’organisation de notre société ?
Les hommes distingués et les écrivains habiles qui, dans leurs appréciations de notre état social, croient devoir faire abstraction de la religion et de l’autorité paternelle ; ceux, à plus forte raison, qui signalent ces deux forces comme des obstacles au « progrès », n’emploient-ils pas, en fait, leur influence à reculer ce prétendu progrès qui se manifeste, hélas chez nous, de leur propre aveu, avec des caractères si douteux et si instables ?
En ce qui concerne la religion l’obstacle vient précisément chez nous des classes riches et lettrées qui, seules, auraient l’ascendant nécessaire pour provoquer une réforme dans l’opinion. Cette situation entraîne, à notre époque, des conséquences d’une gravité extrême il ne faut pas cependant s’en exagérer les difficultés ni perdre l’espoir d’y porter remède.
Chez les classes les plus intelligentes, la religion s’appuie sur la raison presque autant que sur la foi. En Angleterre, aux États-Unis surtout, la vivacité des croyances religieuses émane en partie de la conviction qu’elles sont, au fond, la principale source des progrès et qu’elles n’en peuvent compromettre aucun. L’hostilité qui se manifeste en France contre la religion ne résulte pas surtout du manque de croyances, mais de préoccupations ayant leur origine dans le passé. Les classes dirigeantes, fondant leurs impressions sur notre histoire, redoutent chez les hommes religieux, chez les catholiques surtout, des tendances trop exclusives ; elles craignent qu’une grande influence, attribuée à ces derniers, ne compromette la liberté de conscience et les grands intérêts qui s’y rattachent. L’opinion dominante deviendrait, comme elle l’est aux États-Unis, favorable à la religion le jour où l’on serait rassuré sur des éventualités qui n’ont plus désormais de base sérieuse, mais qui préoccupent encore parmi nous les personnes les plus influentes.
Au lieu de poursuivre à l’avenir des discussions sans fin sur les causes de ce malentendu, il faudrait que chacun s’employât à le faire cesser. En premier lieu, les esprits prévenus devraient étudier avec impartialité les faits en France, en Belgique, surtout en Angleterre, dans l’Allemagne du Nord et aux États-Unis, où le catholicisme est en contact intime avec les autres communions chrétiennes. Ils constateraient bientôt que, pour les catholiques les plus éminents, la liberté et la religion sont désormais inséparables ; que sous leur influence, nonobstant quelques intermittences dues à l’imperfection humaine, cet accord se produit de plus en plus dans les esprits. En second lieu, les hommes religieux devraient avoir sans cesse devant les yeux un passé regrettable pour se rendre compte des craintes exagérées de l’opinion, et pour écarter des préventions qu’ils ne peuvent négliger, alors même qu’elles seraient complètement injustes. Leur mission spéciale est de gagner des cœurs ; c’est à eux surtout que revient la tâche d’établir, par une conduite prudente et par une constante sollicitude, l’harmonie qui existe si heureusement ailleurs entre la religion et l’opinion publique.
En ce qui concerne l’autorité paternelle, aucune considération analogue ne saurait faire craindre à nos hommes d’État de la fonder sur les principes établis aux États-Unis et en Angleterre[3]. Le droit de tester, base nécessaire de cette autorité, est, en effet, adopté par les deux peuples qui pratiquent le mieux la liberté civile ; il s’adapte d’ailleurs, chez eux, à des formes de souveraineté fort opposées.
À ce point de vue, notre état social, pour concilier désormais la stabilité avec « le progrès », semblerait exiger deux réformes essentielles. La première se produirait exclusivement dans les mœurs sous son influence, les hommes religieux donneraient dorénavant à l’opinion publique, en ce qui concerne la liberté de conscience, les satisfactions acquises à l’Angleterre et aux États-Unis. La seconde devrait être en partie demandée à la loi elle consacrerait, en ce qui concerne la transmission des biens, la liberté du père de famille.
La nécessité de ces réformes est apparue à l’auteur chaque fois qu’il a observé attentivement, dans son ensemble et dans ses détails, l’un des éléments de notre système social ; elle s’est surtout révélée dans le cours des études dont il offre ici le résumé. Il est déplorable, en effet, que les manifestations les plus légitimes d’une bonne constitution, le développement de l’enseignement scolaire et des rapports sociaux, qu’en d’autres termes un contact plus intime avec l’esprit dominant du pays, puissent compromettre, même momentanément, chez les populations agricoles de cette région des Pyrénées, la stabilité laborieusement conquise pendant vingt-cinq siècles de travail et de vertu (§ 16).
À la suite de ces considérations générales, il y a lieu de signaler le genre spécial d’imperfection que présente l’état social décrit dans la présente monographie et qui se retrouve dans beaucoup d’autres organisations de l’ancien régime. En l’absence de moyens réguliers d’émigration, les jeunes ménages, sortant des familles-souches, n’ont pas toujours un emploi suffisant de leur activité ; et, d’un autre côté, un sentiment respectable de dignité personnelle les empêche souvent de rechercher au loin les conditions de domestiques ou de salariés. Il en résulte une tendance trop prononcée pour le célibat, et, par suite, une certaine exagération du principe de communauté. En résumé, dans ce régime, le bien-être et la moralité des populations reposent trop exclusivement sur la communauté et l’esprit de tradition tandis qu’en Angleterre et aux États-Unis, grâce aux mœurs et à l’aide d’un système régulier d’émigration et de défrichement, les mêmes avantages ont aussi pour base l’indépendance individuelle et le libre essor de l’activité humaine.
§ 34
SUR L’ANCIENNE ORGANISATION SOCIALE DU LAVEDAN
Les paysans trouvaient dans l’ancienne constitution sociale beaucoup plus de facilités qu’ils n’en ont aujourd’hui pour donner un caractère stable à la petite propriété, et pour assurer la transmission intégrale des biens de famille. En effet, suivant la coutume du Lavedan, l’aîné des enfants (garçon ou fille) marié dans la maison paternelle recevait, à titre de préciput et hors part, la moitié de la valeur du bien patrimonial. Les autres enfants recevaient, en se mariant, une part de l’autre moitié ; mais ils n’avaient, dans aucun cas, le droit d’exiger le partage en nature. Une moitié environ de chaque génération gardait le célibat, formant près de l’héritier une communauté nombreuse, dans la condition où quatre membres de la famille Mélouga se trouvent encore aujourd’hui (§ 18).
La présente monographie indique bien la situation où ces célibataires étaient placés : ils étaient autorisés à entretenir, à leur profit, dans le troupeau commun, un nombre d’animaux fixé de gré à gré avec le chef de maison, à la charge pour eux de payer à la communauté ou d’acheter au dehors le foin que ces animaux consommaient dans la saison d’hiver. L’intérêt des célibataires s’identifiait, sur ce point, avec celui du reste de la famille ; car les animaux qu’ils possédaient en propre ne nuisaient pas sensiblement à ceux de la famille, à l’époque des pâturages d’été, tandis que la famille tirait grand avantage des fumiers que produisaient ces animaux dans la saison d’hiver. Ce genre de propriété se développait beaucoup, dans certaines familles, avec l’activité et l’esprit d’épargne des individus ; c’est ainsi que, dans la maison paternelle du chef actuel de communauté, Joseph Py, un oncle célibataire, possédait une trentaine de vaches que, selon la coutume locale, il a léguées lors de son décès au chef de la maison Py. En raison des avantages accordés aux célibataires, la concorde et l’harmonie des caractères, ces données premières de la vie commune, se maintenaient aisément dans la famille (§ 35) ; elles étaient assurées d’ailleurs, dans les conditions que la famille Mélouga a si bien conservées (§ 19), par les bonnes mœurs, la religion, l’autorité paternelle et le testament.
Quant aux jeunes gens qui sortaient de la maison souche, les uns restaient célibataires et étaient admis comme domestiques dans les communautés où les bras faisaient défaut : ils y étaient traités, à tous égards, comme des membres de la famille, dans des conditions d’égalité dont la tradition s’est conservée jusqu’à ce jour (§ 18). Ils étaient autorisés, par exemple, à entretenir à leur profit jusqu’à quatre brebis dans le troupeau de la communauté. Les autres épousaient l’héritier ou l’héritière d’une autre maison, ou bien ils s’établissaient dans une petite maison munie de quelques dépendances agricoles, en qualité d’artisans, de bûcherons, de guides, etc.
Avant la révolution de 1789, les paysans du Lavedan n’étaient pas soumis aux corvées ; mais ils payaient de faibles redevances seigneuriales en argent et en bestiaux. Le principal impôt, la dîme attribuée au clergé, se prélevait sur le blé, le beurre, le fromage et les agneaux, avec cette particularité qu’il n’était pas tenu compte des fractions de dixième, en sorte qu’on donnait également un seul agneau pour dix et pour dix-neuf têtes ; chaque communauté donnait en outre un agneau par an au vicaire de la paroisse. Ces impôts ont été allégés par le nouveau régime : en 1826, on s’accordait déjà à penser que les impôts étaient moindres qu’avant la révolution et, depuis lors, en considération des difficultés de culture spéciales à cette localité (§ 37), ils ont encore été réduits. Des anciens, depuis peu décédés, qui avaient vu avec regret les changements apportés au régime des successions et l’accroissement des charges hypothécaires, gardaient un souvenir reconnaissant de cette diminution des impôts ; avec les habitudes frondeuses qui existaient dans le Lavedan comme en d’autres parties de la France, ils avaient coutume de dire que la révolution n’avait produit de bon que ce changement.
Les traditions conservées dans la commune de Cauterets apprennent que, sous l’influence de l’ancienne coutume du Lavedan, la famille Mélouga, décrite par la présente monographie, s’est maintenue sur son domaine (§ 17), pendant quatre cents ans au moins, dans l’état de bien.
être et de moralité que l’on constate encore aujourd’hui.
Trois circonstances principales se réunissent dorénavant pour modifier cet ancien ordre de choses et pour enlever aux pères de famille le pouvoir d’en assurer la continuation à leurs descendants. En premier lieu, le préciput qui peut être attribué à l’héritier ayant été réduit par le Code civil au quart de la valeur des propriétés, il devient plus difficile à la communauté de doter les enfants et de conserver le bien sans le grever d’hypothèques. En second lieu, les enfants qui ne sont pas mariés à la mort du chef de famille (§ 33) ayant maintenant le droit de réclamer le partage en nature (art. 815 du Code civil), la conservation du bien de famille a cessé d’être un principe social, et désormais, elle reste complètement subordonnée au hasard des volontés individuelles. Mais ce sont surtout les opinions nouvelles propagées par le Code qui doivent, à la longue, détruire l’antique organisation du Lavedan. Il est dans la nature des choses, en effet, qu’en matière de successions, l’esprit public cède peu à peu à la direction qu’une loi ab intestat lui imprime. Le sentiment de l’intérêt commun et de la justice obligeait, selon l’ancienne coutume, de subordonner toutes les convenances sociales à la transmission intégrale des biens de famille ; selon la loi nouvelle, il exige que ces biens soient, autant que possible, morcelés. L’ancienne tradition perpétuée jusqu’à ce jour, sous l’influence du patois local et d’une situation isolée au milieu de hautes montagnes (§ 17), se modifiera donc inévitablement à mesure que l’extension de l’enseignement scolaire et des moyens de communication mettra cette localité en contact plus intime avec les idées qui dominent dans les autres parties de la France (§ 33).
Tout en constatant que le régime de transmission intégrale conservé dans cette localité offre, à quelques égards, plus d’avantage que le régime de partage égal adopté dans la majeure partie de la France, on pourrait être conduit à penser que le premier donne moins satisfaction que ne le fait ce dernier à la justice considérée au point de vue individuel. Le régime actuel du Lavedan attribue, en effet, un préciput d’un quart à l’héritier et diminue d’autant la part des autres enfants. Il semble donc que, sous ce rapport, il devrait être préféré à l’ancien régime, dans lequel le préciput s’élevait à moitié.
Pour apprécier les motifs d’équité qui recommandent en principe ce préciput, il faut considérer qu’un domaine patrimonial est une sorte d’atelier social livrant au dehors, outre les produits annuels destinés à l’alimentation publique (§ 28) et le personnel nécessaire à son propre recrutement (§ 18), des jeunes gens des deux sexes, instruits, obéissants, habitués au travail et pourvus de tout ce qui est nécessaire à l’établissement de leurs ménages (§ 35). Cet atelier ne doit pas seulement subvenir aux besoins des enfants qui sortent de la famille ou qui y restent ; il doit encore supporter tous les frais qu’entraînent l’éducation des enfants morts avant le mariage, l’entretien des vieux parents, les secours à donner aux proches qui ne réussissent pas dans leurs entreprises, les pertes dues aux disettes, aux épizooties et aux calamités de tout genre qui se présentent dans le cours d’une génération, les frais de baptême, de noce et d’inhumation, les subventions accordées au clergé pour célébrer les anniversaires de la mort des anciens chefs de famille, etc. Il est juste que l’hériter sur lequel retombent ces charges en soit dédommagé par une attribution exceptionnelle. Les difficultés que les communautés trouvent aujourd’hui à se maintenir avec le préciput d’un quart, l’existence plus que sévère qui est imposée à la famille et qui se révèle suffisamment dans le budget des dépenses, démontrent que le préciput de moitié, auquel avait conduit l’ancienne tradition, était plus conforme aux données économiques et aux lois de l’équité.
§ 35
SUR L’EMPLOI DE L’ÉPARGNE ANNUELLE DE LA COMMUNAUTÉ
Le maintien de l’harmonie et des rapports affectueux entre les membres de la famille est la condition première de l’organisation sociale décrite dans la présente monographie : la préoccupation constante des chefs de la communauté est donc d’écarter, autant que possible, les causes de mésintelligence. Au nombre de ces causes, il faut placer, en première ligne, la difficulté qu’éprouveraient les membres de la famille à contenter les fantaisies qui, selon les usages locaux, peuvent être considérées comme une sorte de droit individuel. L’expérience a depuis longtemps appris que la discorde ne tarderait pas à s’introduire dans une famille si la bourse commune devait subvenir aux satisfactions individuelles que la coutume autorise. Telles sont entre autres les acquisitions de petits objets de luxe que les femmes, les filles et les jeunes garçons veulent introduire dans leur toilette ; les menues dépenses que les hommes se plaisent à faire soit pour la consommation du café, les jours de marché, soit pour l’achat d’une arme ou d’un couteau. Les combinaisons adoptées pour satisfaire à ce besoin de toutes les communautés sont des traits de mœurs caractéristiques dans les localités qui ne sont pas complètement envahies par l’esprit d’individualisme. Très communes dans l’Orient[4], ces combinaisons offrent encore dans l’Occident[5] des particularités remarquables. Il y a donc intérêt à signaler ici, comme appendice au budget, celles qui sont en usage dans le Lavedan.
Les jeunes filles sont autorisées à employer dans leur propre intérêt une partie de leur temps l’hiver, elles entreprennent des travaux de broderie, de couture et de tricot ; l’été, elles font la cueillette des fleurs de tilleul, des fraises et des framboises puis elles vendent à leur profit les produits de ces industries. Les garçons fabriquent au couteau, en gardant les troupeaux, de petits objets en bois, notamment des sabots de poupées et autres jouets d’enfants ; puis ils les vendent à des marchands qui centralisent ce genre de commerce. La communauté assure des moyens plus réguliers de recette à ceux de ses membres, à Jean et à Marie Dulmo (§ 18), qui, ayant renoncé au mariage, laissent indivise la portion de bien qu’ils pourraient réclamer à titre individuel. Ces deux membres célibataires ont la propriété exclusive d’un certain nombre de brebis, nourries avec le troupeau commun. Ils en vendent à leur profit tous les produits ; ils payent toutefois à la communauté une somme annuelle de 5 francs par tête de brebis, comme dédommagement, pour la valeur du foin consommé pendant l’hiver. Le domestique lui-même, suivant la coutume qui se retrouve également en Basse-Bretagne[6], est autorisé à entretenir à son profit, sans aucune redevance, dans le troupeau commun, une brebis achetée de ses deniers. Ce domestique, bien que traité à tous égards comme un membre de la famille (§ 19), n’est point associé à la propriété commune et il est rétribué, comme cela se pratique ordinairement, par un salaire réglé à l’année ce salaire, fixé à 65 francs, représente, en fait, une part du bénéfice annuel à peu près proportionnelle à la quantité de travail qu’il fournit.
L’épargne annuelle mentionnée au budget a été calculée sans tenir compte des prélèvements faits, à ces divers titres, sur les produits du travail de la communauté.
L’épargne, après déduction de ces divers prélèvements, est employée exclusivement à constituer les dots et les trousseaux des membres de la famille qui se marient et s’établissent hors de la communauté. Elle est presque toujours engagée à l’avance, par suite de la pression exercée sur leurs parents par les jeunes gens désireux de devenir indépendants et de s’élever à la dignité de chefs de famille.
Ces diverses combinaisons, indiquées par l’antique tradition du pays, réalisent la plupart des avantages qu’on a prétendu faire surgir récemment, à titre d’innovation, des principes absolus de communauté. Si elles ont persisté jusqu’à ce jour, nonobstant les influences qui tendent à les détruire (§ 34), c’est qu’elles concilient à un haut degré les avantages dérivant de ces principes avec les justes exigences de la liberté individuelle.
La dot et le trousseau attribués dans cette famille aux jeunes gens de la dernière génération (§ 33), c’est-à-dire aux enfants de Joseph Py, qui ont été récemment établis, peuvent être estimés comme suit :
FILLES | GARÇONS | |
Dot en argent payée par acompte |
1,578 f.50 | 1,421 f.50 |
Trousseau linge et vêtements |
667 00 | 574 00 |
40 brebis |
" " | 400 00 |
1 armoire et 1 lit garni |
150 00 | " " |
Totaux |
2,395 50 | 2,395 50 |
On peut admettre que ces dots sont constituées tous les quatre ans (§ 18), et qu’en conséquence la communauté supporte, pour cet objet, une charge moyenne annuelle de 598 fr. 87.
La majeure partie de cette dot est prélevée sur l’épargne annuelle en argent réalisée par la famille cependant une partie des trousseaux est produite par un travail supplémentaire, non évalué dans le budget normal, et auquel tous les membres de la famille se prêtent avec empressement aux époques qui succèdent les mariages.
En résumé, l’épargne annuelle de 735 fr. 65 qui établit la balance des recettes et des dépenses de la communauté est attribuée, en partie, conformément à certains usages, au domestique et aux divers membres de la famille ; le surplus sert à acquitter les dots accordées aux enfants mariés. Cet emploi est indiqué ci-après :
Sommes prélevées à titre individuel : | |
Profits dus aux petits travaux exécutes par les hommes |
9f.05 |
Profits dus aux petits travaux exécutes par les femmes |
8 00 |
Produits de la vente des fleurs de tilleul et des fruits baies récoltés par les femmes |
10 20 |
Produits de 6 brebis possédées par Jean Dulmo, déduction faite de 30 f. payés à la communauté |
31 92 |
Produits de 2 brebis possédées par Marie Dulmo, déduction faite de 10 f. payés à la communauté |
10 64 |
Gages annuels du domestique |
75 32 |
Produits de 1 brebis possédée par le domestique, sans aucune déduction |
|
Total des sommes prélevées à titre individuel |
145 13 |
Partie de la somme employée annuellement par la communauté pour acquitter les dots constituées au profit des jeunes gens mariés |
590 52 |
Total égal à l’épargne annuelle consignée au budget |
735 65 |
Complément de la dotation totale annuelle de 598 f. 87, donné en nature et provenant d’un supplément de travail que provoque l’approche d’un mariage et dont il n’a point été tenu compte dans le budget normal des recettes. 8 35
Total de l’épargne réelle de la communauté. 744 00
§ 36
SUR LES ÉCHANGES DE TRAVAIL DISPENSANT LES PAYSANS DE RECOURIR AUX SALARIÉS
L’organisation agricole, décrite dans la présente monographie, offre ce caractère distinctif (§ 33) que la famille trouve, sur la propriété commune, un emploi suffisant pour tous ses bras, sans qu’il soit nécessaire de chercher du travail au dehors. Cette famille se rattache donc nettement à la classe des ouvriers, seulement, ainsi que cela avait lieu plus généralement qu’aujourd’hui dans l’ancienne constitution sociale de l’Europe, chaque membre, protégé par le principe de la communauté, réunit intimement à la qualité d’ouvrier celle de propriétaire. Dans ce système, l’étendue de la propriété agricole détermine toujours le nombre des bras de la communauté et, lorsqu’il ne peut être entièrement fourni par la famille, ce nombre est complété, comme dans ce cas particulier, par des ouvriers domestiques (§ 18).
Cependant cet équilibre, établi pour l’ensemble de l’exploitation agricole, se trouve momentanément rompu pour certains travaux urgents qui doivent être complètement achevés dans un délai donné, ou qui ne peuvent être exécutés par fractions. Tels sont, pour cette famille, la récolte des foins, la tonte des brebis, l’abatage des cochons, un transport de matériaux pour une réparation urgente, le dépicage de l’orge et du millet au moyen de juments réunies pour ce travail au nombre de cinq, etc. Dans ces différents cas, la famille se procure, à titre d’échange, le nombre nécessaire d’ouvriers et d’animaux. Pendant la durée de cette adjonction, les ouvriers auxiliaires sont toujours admis à la table de la famille c’est l’une des circonstances dans lesquelles la nourriture devient plus substantielle (§ 25). Ces habitudes, qui étaient fort communes dans l’ancien régime européen, se retrouvent encore en beaucoup d’autres contrées[7]. Depuis quelques années, cependant, la destruction des anciennes communautés de famille (§ 33) et le développement graduel d’une classe de journaliers à existence instable commencent à propager, pour certains travaux, notamment pour le fauchage des foins, l’emploi des salariés.
En outre, la famille confie certains travaux d’une nature spéciale, tantôt à des ouvriers, des tisserands par exemple [§ 32 (6)], qui travaillent chez eux à la tâche ; tantôt à des ouvriers et par exemple au tailleur d’habits [ § 32 (10)], travaillant à la journée dans le ménage et admis à la table commune.
La quantité de travail fournie à ces divers titres à la famille, par les auxiliaires admis à sa table, est indiquée ci-après :
NOMBRE de journées de travail |
NOMBRE de journées de cheval | ||
rétribuées à prix d’argent. | réclamées à titre d’échange. | réclamées à titre d’échange. | |
Récolte des foins, fabrication des tamis |
5 | » | » |
Tonte des brebis |
» | 3 | » |
Abatage des cochons |
» | 2 | » |
Transport de matériaux pour une réparation urgente |
» | 4 | 2 |
Dépicage du millet et du maïs |
» | 1 | 10 |
Confection des vêtements de la famille |
20 | » | » |
Totaux |
25 | 10 | 12 |
§ 37
SUR LE SYSTÈME DE CULTURE DES HAUTES VALLÉES DU LAVEDAN
Les détails économiques présentés ci-dessus dans les budgets et les comptes, touchant les quantités de travail, les recettes et les dépenses qui se rapportent aux diverses subdivisions de l’exploitation agricole de la famille, comprennent implicitement les principales particularités du système de culture de cette localité. Il a paru utile toutefois de compléter ici cet exposé par quelques indications sommaires.
L’exploitation des vaches est la principale industrie des paysans : les deux tiers de leur recette en argent proviennent, en effet [§ 32 (2)], de la vente du lait, du beurre, des veaux et des vaches grasses ; on en tire, en outre, divers produits pour la consommation domestique, la force nécessaire aux labours et la majeure partie des fumiers employés pour l’amendement des prairies et des champs. Les vaches, gardées pendant tout l’hiver et nourries au foin dans les étables du domaine, séjournent au germ du 20 mars au 30 septembre, sauf quelques journées d’avril, de mai et de juin, pendant lesquelles elles sont employées aux labours et aux binages. Elles redescendent pendant le mois d’octobre pour faire le labour des grains d’automne et consommer les herbes du domaine ; elles remontent ensuite au germ du 1er novembre jusqu’à Noël pour consommer les dernières herbes et une partie des foins. De décembre en avril elles ne mangent que du foin ; en mai, septembre, octobre et novembre elles consomment simultanément des herbes et du foin ; en juin, juillet et août, elles vivent exclusivement d’herbes broutées dans les pâturages communs des hautes montagnes voisines du germ. Les vaches sont soignées au germ par le domestique (§ 18), qui y séjourne pendant toute la belle saison, en même temps qu’un fils chargé de la garde des brebis. L’une des filles monte chaque jour au germ les provisions nécessaires à ces deux bergers et en rapporte le lait, le beurre et le fromage. N’ayant guère à craindre dans ce district les attaques des loups et des ours, les bergers emploient la majeure partie de leur temps à confectionner avec adresse les meillans, les couéras, les clédas, les burguets (§ 22) et une multitude d’objets en bois, au profit de la communauté ou à leur profit personnel [§ 32 (9)]. Ils exécutent en outre, aux époques indiquées ci-dessus, le transport des fumiers le balayage des prairies, l’entretien des clôtures, la conduite des eaux, enfin la récolte des foins et des regains. Ils descendent alternativement une fois chaque quinzaine pour assister, à Cauterets, à la messe du dimanche.
La famille tire de l’exploitation des brebis, c’est-à-dire de la vente des agneaux, des brebis grasses, de la laine, du lait et du beurre (mêlés a ceux des vaches), l’autre tiers de sa recette en argent. Les brebis sont gardées pendant l’hiver dans les étables du domaine ; cependant il n’y a pas un seul mois de la saison rigoureuse pendant lequel elles ne sortent pas vers le milieu du jour pour brouter quelques herbes dans les champs ou les prés les mieux exposés aux rayons du soleil. Les brebis montent au germ le 1er mai et redescendent le 30 août ; pendant ce temps, elles vivent exclusivement des herbes broutées sur les pâturages communaux des hautes montagnes ; elles reviennent toutefois chaque soir s’établir pour la nuit sur un emplacement bien abrité qu’elles choisissent elles-mêmes à proximité du germ, où elles sont d’ailleurs gardées par le chien (§ 22) et par le berger muni de sa trompe (22), et dormant dans le burguet. En septembre, en octobre et en mai, elles ne mangent que les herbes broutées sur les champs et sur les prés du domaine où on établit leurs parcs de proche en proche. Le retour en cette saison a en partie pour but de faire fumer par les brebis les champs riches en herbes qui doivent recevoir les grains d’automne. Le principal motif de ce retour est la tonte exécutée le 31 août, puis les naissances d’agneaux qui, commençant en septembre, ont lieu surtout en octobre et en novembre et se terminent avec l’année.
La jument, que l’on fait saillir en mars, reste au germ du 1er mai au 30 septembre : pendant ce temps, elle erre en liberté jour et nuit, dans les pâturages communaux des hautes montagnes, en se réunissant aux juments et aux chevaux des autres paysans. Chaque fois qu’il rencontre le troupeau, l’un des bergers attire à lui cette jument en lui donnant une petite ration de sel qu’il porte toujours sur lui dans une poche spéciale (§ 22) ; c’est par le même moyen qu’il se rend maître facilement de cet animal, chaque fois que la famille en a besoin pour opérer un transport ou pour se rendre, dans une voiture empruntée à un voisin, aux foires de Lourdes ou d’Argelès. C’est ici le lieu de remarquer que le sel, dont la famille fait une consommation considérable [§ 32 (2)], est, dans les soins donnés aux animaux, à la fois un moyen de direction et d’hygiène : c’est, par exemple, l’attrait qui ramène chaque soir les vaches à l’étable du germ. Quant aux brebis, on leur donne le sel une fois chaque semaine à dater de la Saint-Jean, sur une pierre plate choisie à proximité de la station de nuit.
Le parcours des cochons et des poules est restreint aux prairies et aux champs contigus à la basse-cour ces animaux sont d’ailleurs les seuls dont la direction soit attribuée aux femmes. Le vieux père, aidé des plus jeunes enfants, soigne particulièrement, pendant l’arrière-saison et l’hiver les jeunes agneaux, et pendant l’été les abeilles.
Les prairies, fumées et entretenues avec beaucoup de soin, occupent environ les 88 centièmes de la surface de la propriété (§ 22) ; la culture des céréales ne s’applique qu’au surplus, c’est-à-dire à une surface de 2 h. 25. L’ancien système d’assolement comprend deux révolutions consacrées, l’une aux grains d’automne, le seigle et le froment ; l’autre aux grains de printemps, parmi lesquels se placent en première ligne l’orge, le sarrasin et le millet. Cependant on cultive généralement aujourd’hui, avec fumure, des racines et des légumineuses en intercalant ces produits, soit après, soit avant les grains d’automne, selon des combinaisons assez variées, mais qui tendent, pour la plupart, à remplacer une jachère et à constituer une sorte d’assolement triennal. Celle des combinaisons qui semble se rapprocher le plus d’un système régulier est indiquée dans le tableau suivant :
1
devantl’annéesuivante
Seigle semé en octobre. Oh.83
se partager entre le
Oh.92
No2etleNo3.
Froment semé en octobre. 0 09
/Nave)sEemésen août,
SoLEN«2,
après la récolte du
(sauflesjachèresacci- seigle. 0 04
dente)les),âconvert !r Pommes de terre semées
)’annéesutvante
1 enavht. 009f
en ?3.
Pois et haricots semés
t
enmai.010
Maïs semé en mai. 0 t8/
SoLEN"3,
(Orge semée en avril.. OH6)
devant l’année suivante Sarrasin semé en mai.. 0 18’0 0 92
ëtreconvertieenN"’). Millet semé en juin. 0
’)8~1
TOTAL. 2h.25
Mais cette culture, à raison des fortes déclivités du sol, présente des difficultés considérables. C’est par ce motif que l’impôt foncier est ici moins élevé que dans la plupart des autres contrées de la France ; la terre arable est médiocrement fertile [§ 32 (1)] ; elle ne produit que la moitié des céréales nécessaires à la nourriture de la famille. Les fumiers sont amenés et répandus sur les champs et les prairies dans des corbeilles portées par presque tous les membres de la famille à dos ou sur la tête la rentrée des récoltes exige également un travail considérable et c’est ici le lieu de signaler les arrias (§ 22), instruments aussi simples qu’ingénieux, au moyen desquels on rentre le foin aux étables par charges de 80 kilogr. Avant chaque labour, on remonte toujours, au moyen de corbeilles, à la partie supérieure du champ une masse de terre large de 0 m. 50 et épaisse de 0 m. 25, enlevée à la partie inférieure. Le labour proprement dit exige le concours de 3 hommes, de 2 femmes, et de deux vaches tirant une petite charrue un des hommes précède les vaches, le second tient la charrue, le troisième rabat les sillons à la bêche et travaille les angles que la charrue ne peut atteindre, les deux femmes aplanissent le sol avec la petite bêche (houssé) et enlèvent les mauvaises herbes. Les semailles se font toujours en même temps que le dernier labour, et, dans ce cas, le grain est répandu par l’homme qui tient la charrue.
Outre les dates précédemment indiquées pour les migrations des animaux, le calendrier des travaux présente les particularités suivantes :
Sortie et manipulation des fumiers ; abatage et transport du bois de chauffage réparation des murs de soutènement des prairies et des champs ; filage du lin et de la laine ; travaux de tricot et de couture, le jour aux thermes de Cauterets (§ 23), le soir près du foyer (§27) : ces derniers travaux, commencés à la Toussaint, se prolongent jusqu’à la mi-mars. Abatage des 2 cochons engraissés et préparation des divers produits [32 (4)]. (Voir décembre.)
Transports de terres, du bas en haut des champs ; transports de fumiers sur les champs ; et les prairies, continués jusqu’en avril (le reste comme en janvier).
Réparation des chemins par lesquels les bergers doivent faire, avec les vaches, l’ascension du germ ; premiers labours pour grains de printemps et préparation des semences de millet, d’orge, de sarrasin et de maïs ; premiers labours et semailles au jardin potager, et autres travaux de culture poursuivis, de temps en temps, par la mère de famille jusqu’en octobre ; réparation des haies ; réparation des couvertures en paille ; blanchiment du fil de lin.
Transports de fumiers (fin) ; 2° labour et semailles de l’orge et des pommes de terre ; balayage des prairies ; récolte d’orties et d’autres plantes (continuée pendant les mois suivants) pour la nourriture des cochons.
Balayage des prairies (fin) ; premiers labours pour sarrasin et millet ; 2° labour et semailles du maïs, du sarrasin, des pois et des haricots ; premier binage des pommes de terre, à la houe à main (houssé) ; sarclage du seigle et du froment ; récolte et transport du bois de chauffage et de la téda (§ 23) ; prestations en nature sur les chemins vicinaux.
Réparation des haies (fin) ; 2° binage des pommes de terre, à la houe à 2 vaches (rasserot) ; buttage des pommes de terre, à la houe à main ; sarclage à main du maïs et binage du même à la houe à vaches ; récolte et transport de la téda (§ 23) ; 2° labour et semailles du millet ; sarclage de l’orge, du sarrazin, du froment et du seigle ; commencement (le 20) de la récolte et du transport des foins.
Récolte et transport des foins pendant tout le mois, prolongé parfois jusqu’au 5 août ; irrigation des prés immédiatement après la récolte ; fauchage des pois à faire manger en vert par les vaches.
Irrigation des prés récolte, liage en bottes de 3 kilog. et transport du seigle et du froment (10 au 15) battage et vannage de ces grains ; préparation des pailles pour les couvertures ; fumage, labours et semailles des navets (10 au 20) ; récolte, mise en tas, liage et transport de l’orge (20 au 25) récolte des pois et des haricots ; tonte des brebis au domaine. Commencement de la récolte et du transport des regains (25 au 30).
Récolte et transport des regains (fin) ; récolte du millet et du sarrasin dépicage du millet ; préparation des faisceaux de paille (saumants) pour couvertures ; battage et vannage du sarrasin.
Labour et semailles du seigle et du froment ; récolte des rameaux de frêne pour les brebis ; récolte des pommes de terre et du maïs ; commencement de la récolte des navets ; dépicage de l’orge ; lavage et cardage de la laine ; réparation des haies.
Réparation des couvertures en paille et mise en ordre des étables pour la saison d’hiver ; transport des fumiers sur les prairies du germ et du domaine ; récolte de la téda ; ramassage des feuilles pour litière ; commencement (à la Toussaint) de travaux de filage, de tricotage et de couture.
Sortie et manipulation des fumiers en attendant l’époque de transport ; abatage et transport des bois de chauffage ; réparation des murs de soutènement des champs et des prairies ; défrichements partiels et enlèvement de grosses pierres éparses ça et là dans les champs et les prairies ; soins particuliers donnés à l’engraissement de 2 cochons. Grande activité donnée aux travaux de filage, de tricotage et de couture ; à la réparation des nombreux objets en bois du matériel agricole ; à la fabrication des sabots, et en général aux travaux qui s’exécutent à l’intérieur, de novembre à la mi-mars.
- ↑ Sur les mœurs d’une catégorie nombreuse de petits propriétaires français. (Les Ouvriers européens, t. VI) Bordier émigrant du Laonnais, notes.
- ↑ Les Ouvriers européens. t. IV, Fondeur de l’Hundsrucke, notes.
- ↑ La Réforme sociale, 54, V. IX.
- ↑ Les Ouvriers européens, t. II, ch. II à V.
- ↑ Ibid, t. V., Fondeur au bois du Nivernais, notes.
- ↑ Pen-ty, ou journalier agriculteur de la Basse-Bretagne. (Les Ouvriers européens, t. IV.)
- ↑ Les ouvriers européens, t. II, ch. I et III, t. IV, ch. V et VII.