L’Organisation De La Famille/A-1

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PREMIER APPENDICE
UNE FAMILLE INSTABLE DU LAONNAIS EN 1861
PAYSAN D’UN VILLAGE À BANLIEUE MORCELÉE D’APRÈS LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX
PAR M. CALLAY, INSTITUTEUR[1]

I

DÉFINITION DU LIEU, DE L’ORGANISATION INDUSTRIELLE ET DE LA FAMILLE

La famille qui fait l’objet de cette monographie habite S***, bourg de l’ancien Laonnais, situé sur les confins de la Champagne et de la Thiérache, c’est-à-dire dans cette région du département de l’Aisne où, par suite de l’aridité du sol, les centres de population sont le plus rares. Ce bourg est traversé par une route qui n’est guère fréquentée que depuis l’ouverture du chemin de fer de Reims à Saint-Quentin. Les communes qui l’entourent étant peu nombreuses et s’en trouvant éloignées de plus de 6 kilomètres, les relations commerciales sont à peu près nulles, et la population, qui s’élève à 1,500 habitants, est presque exclusivement agricole. Le territoire de S*** est une vaste plaine siliceuse, légèrement ondulée, dont une culture minutieuse a vaincu la stérilité naturelle. Une grande partie était encore, au dernier siècle, à l’état de savarts par suite de l’absentéisme des grands propriétaires ; alors les produits du sol suffisaient à peine à l’alimentation de la commune. Aujourd’hui, au contraire, le territoire de S*** produit de riches

récoltes de seigle, d’avoine, de sarrasin, d’œillette, de pommes de terre, etc. ; 400 hectares de marais, qui en occupent la partie septentrionale, ne donnent que des fourrages de médiocre qualité mais en revanche on en extrait une tourbe très recherchée des cantons voisins. Ces tourbières et 500 hectares de garennes, disséminées sur toute l’étendue du territoire, fournissent aux habitants de S*** un combustible abondant et à bon marché. Comme les alentours du village offrent un sol profond, riche en humus et particulièrement propre à la culture du chanvre, la préparation de cette plante textile a été pendant longtemps la principale industrie du pays. Mais cette culture a beaucoup perdu de son importance elle nuisait trop à celle des céréales en absorbant presque la totalité des engrais et en exigeant des soins continuels. Les paysans-chanvriers préfèrent donner à la culture ordinaire toute la belle saison, et au travail du chanvre les loisirs que l’hiver leur impose. Ils vont acheter cette plante, à demi préparée, dans les environs de La Père.

Les familles de paysans, c’est-à-dire des petits propriétaires, qui emploient tout leur temps à l’exploitation de leur domaine, sans travailler au dehors en qualité de salariés, sont loin de former à S*** comme en d’autres localités, la majeure partie de la classe agricole. La population, qui comprend 469 ménages, se décompose, en effet, de la manière suivante :


Paysans proprement dits 
38
Journaliers-agriculteurs, propriétaires 
49
Fermiers proprement dits 
28
Ouvriers-domestiques attachés à l’exploitation agricole 
57
Gens de métier propriétaires, journaliers ou tâcherons (maçons, chanvriers, tisserands, tourbiers, etc) 
122
Ouvriers-propriétaires indigents, à qui la bienfaisance publique vient en aide 
14
Ouvriers chefs de métier, industriels ou commerçants 
68
Propriétaires vivant de la location de leurs immeubles 
67
Personnes appartenant aux professions libérales 
13
10°
Rentiers 
13

Total des chefs de ménage 
469


À S***, ainsi que dans les localités de la France où la transmission des biens a lieu conformément à la loi du partage forcé, la propriété est extrêmement divisée. Deux causes tendent encore à accroître ce morcellement : d’abord, le sol étant de peu de valeur, chaque ouvrier peut, avec de faibles économies, se rendre acquéreur d’un petit coin de terre ; ensuite, les alentours du village étant plus fertiles que le reste du territoire, les cohéritiers tiennent à conserver chacun leur part de toute parcelle du domaine paternel qui est située à proximité de leur habitation. La banlieue des villages champenois est une véritable mosaïque. Dans plusieurs communes il n’est pas rare de rencontrer des champs qui ont à peine un mètre de largeur ; tel pommier, tel noyer couvre ainsi de ses branches quatre ou cinq parcelles, et le propriétaire ne peut en enlever la récolte qu’en présence de ses voisins et en leur laissant la moitié des fruits tombés dans leur champ ; de là une cause fréquente d’inimitiés et de procès.

À S*** le morcellement de la propriété n’en est pas encore arrivé à ce point. Les tableaux suivants donnent une idée exacte de l’état actuel des choses sous ce rapport.

Le territoire de S*** comprend 5,292h46, savoir :


Terres labourables et savarts 
4,075h 58
Bois, garennes et saussaies 
584  47
Jardins, chènevières 
106  27
Prés, marais, tourbières 
417  26
Propriétés bâties 
9  11
Propriétés bâties 
99  77

Total 
5,292  46


Cette surface se fractionne en 6, 786 parcelles réparties entre 776 propriétaires, dont : 338 résident à S***, 277 résident au dehors et exploitent par eux-mêmes, 161 résident au dehors et louent à des fermiers.

Sur ce nombre :

545 possèdent de  1 à   10 parcelles
101 de 10 à   20
77 de 20 à   50
29 de 50 à   75
9 de 75 à 100
15 plus de 100

On peut encore les classer ainsi en raison de l’étendue de leur propriété :

136 possèdent de 1 are à 10 ares.
27 xxx de 10 ares à 20   —
108 xxx de 20 —   à 50   —
120 xxx de 50 —   à 100   —
221 xxx de 1 hectares à 5 hectares
66 xxx de 5 —     à 5     —
41 xxx de 10 —     à 20     —
45 xxx de 20 —     à 50     —
5 xxx de 50 —     à 100     —
7 plus de 100     —


Les propriétés importantes indiquées par ce dernier tableau appartiennent à des fermes isolées, situées sur différents points du territoire, ou à la commune elle-même.

Le nombre de 6,786 parcelles doit avoir beaucoup augmenté depuis la confection du cadastre (1819) ; car la division des héritages, et par suite le morcellement des cultures, vont toujours en progressant, tandis que l’agglomération des biens est à peu près nulle.

Cette extrême division de la propriété exerce sur la constitution physique et sur les habitudes morales des paysans une influence si grande, qu’elle entraîne chez eux un genre de vie tout particulier, dont la présente monographie fournit un exemple.

La famille se compose de six personnes, dont quatre forment le ménage J*** N***. L’ouvrier, ne à S*** est âgé de 54 ans ; la femme, mariée depuis trente et un ans, est âgée de 52 ans. Deux filles, de 28 et de 19 ans, sont mariées hors du ménage ; et deux fils, de 15 et de 13 ans, habitent avec les parents. Outre ces quatre enfants, les époux J*** N*** en ont eu trois, qui sont morts en bas âge.

La famille J*** N*** appartient à la religion catholique romaine ; mais elle ne la pratique guère. L’ouvrier ne parait à l’église qu’aux grandes fêtes, et la femme elle-même est loin d’y aller tous les dimanches. Les fils, au contraire, ont conservé des habitudes qu’on rencontre rarement chez les enfants du même âge, et qu’ils ont prises sous l’influence de l’instruction reçue au catéchisme dans les années précédentes. Les parents, loin de seconder ces bonnes dispositions, les contrarient déjà chez l’aîné ; ils trouvent que le repos de l’après-midi du dimanche doit suffire, et que la matinée de ce jour est perdue quand elle n’est pas consacrée au travail. Chez eux les sentiments religieux sont depuis longtemps étouffés par les préoccupations matérielles. Les dogmes principaux du catholicisme ne sont à leurs yeux que d’inutiles abstractions. Les croyances les plus superstitieuses sont les seules qu’ils conservent et qu’ils entretiennent autour d’eux. Il n’est pas de pratiques ridicules auxquelles ils ne se soumettent pour obtenir la guérison d’un enfant ou d’un cheval ; pas de sorcier ou de somnambule qui ne les trouve crédules s’il promet au conscrit un bon numéro. Chaque village a son docteur qui guérit les entorses par insufflation et qui révèle de quel saint tel enfant est entiché. Le moindre hameau possède une commère qui fait les pèlerinages, dit les neuvaines et tire les points, c’est-à-dire jette dans l’eau les quelques grains de blé qui, par leur mode de submersion, doivent faire connaître la gravité de la maladie. Il est d’ailleurs bien difficile de combattre avantageusement ces superstitions car les enfants quittent l’école avant l’âge où leur jugement développé pourrait en comprendre l’absurdité.

C’est ce qui est arrivé pour les enfants des époux J*** N***. L’aîné a été mis au travail aussitôt après sa première communion il avait douze ans. Son frère, malgré sa chétive constitution, a quitté l’école pour le même motif avant sa onzième année. Leur instruction, on le comprend, est donc à peine suffisante pour les besoins ordinaires de la vie, et leur éducation laisse d’autant plus à désirer que les parents étaient les premiers à trouver trop exigeants l’instituteur et le curé. Ces enfants ne manquent pas d’intelligence ils ont un caractère doux et facile ; mais l’excessive économie de leur père leur a donné des idées d’intérêt et un air grave qui contrastent désagréablement avec l’insouciance et l’enjouement ordinaires à cet âge. Leurs parents ne répriment ni leurs propos ni leurs relations, et leur présence n’empêche ni les expressions grossières ni les chansons équivoques, seules lectures d’ailleurs qui se fassent à la maison.

L’union a toujours régné dans le ménage des époux J*** N***. Les seules discussions qui aient lieu quelquefois sont relatives aux dépenses à faire. Il semble au chef de la famille que les frais d’habillement, d’ameublement, etc., peuvent toujours se reculer ou se restreindre. La femme, tout en partageant les idées de son mari, tient à ce que ses fils soient vêtus et se récréent comme leurs camarades elle se voit obligée de lui cacher une partie des produits de la basse-cour et de le tromper sur le prix des vêtements. C’est ainsi que les enfants ont pu, pendant des mois entiers, se faire donner des leçons de danse. Cette vie qui s’écoule dans l’isolement, ces idées sans cesse dirigées vers le travail et le lucre, l’orgueil de se sentir indépendant et de pouvoir se passer de tout secours étranger, donnent au chef de cette famille des habitudes peu sociables. Dans les ouvriers de ce rang, on ne rencontre jamais de relations amicales entre voisins, ni d’actes de complaisance mutuelle : chacun pour soi, chacun chez soi, telle est leur devise.

Le climat de S*** est très sain. La position de ce bourg au sud et à proximité d’un marais n’a jamais eu pour la santé de ses habitants aucune conséquence fâcheuse. Ils ne sont pas victimes de ces fièvres intermittentes qui désolent assez souvent des localités placées dans des situations analogues. Un préjugé local attribue cette salubrité à l’odeur du chanvre ; cette opinion ne supporte pas l’examen. Il est évident que S*** doit à la largeur de ses rues pavées, au parc et aux garennes qui l’avoisinent, la pureté de l’air qu’on y respire. L’eau n’y a aucun goût désagréable, quoiqu’elle ne traverse que des couches tourbeuses. En général, la taille des habitants de S*** est un peu inférieure à la moyenne, et leur constitution physique paraît débile. Cette dégénérescence se remarque d’une manière bien saisissante chez les jeunes gens ; il en est peu qui parviennent à la taille de leurs parents. Comment la constitution physique résisterait-elle à la triple influence du peu de soins accordés à la première enfance, des travaux excessifs et prématurés et des mariages trop précoces ? La plupart des femmes, partageant avec leurs maris les travaux des champs, restent pendant toute la journée éloignées de leurs enfants ; elles ne peuvent les allaiter, et les laissent seuls dans des cabinets nombres, froids et humides, puisque à S*** l’eau est presque à la surface du sol. Aussi l’affection scrofuleuse appelée vulgairement carreau est-elle ici très commune ; les parents, loin de la combattre, souvent ne la soupçonnent pas. Si l’enfant meurt : Dieu, disent-ils, leur a fait une belle grâce. S’il survit, ses organes, gênés dans leur premier développement, semblent étiolés et atrophiés, et cet affaiblissement réagit jusque sur son intelligence.

Ce qui vient d’être dit des habitants de S*** en général s’applique tout particulièrement à la famille J*** N***. L’ouvrier est d’une taille élevée et d’une constitution robuste que n’ont pu altérer un travail continu et des privations de tous genres. Il y a quelques années, il fut renversé par son cheval et se cassa la jambe ; n’ayant pas voulu suivre exactement les prescriptions coûteuses du médecin, il a gardé une claudication qui le gêne beaucoup. La femme est d’une taille moyenne ; elle a eu sept enfants trois sont morts jeunes. Elle marche déjà voûtée, et elle est atteinte d’une surdité qui a pu aigrir un peu son caractère. Les quatre enfants qui ont survécu ont une santé plus robuste que ne l’indiquerait au premier abord leur petite taille. Aucun des membres vivants de cette famille n’a jamais été sérieusement malade. Les indispositions légères qui surviennent sont traitées par la mère. L’ouvrier, quelle que soit la rigueur de la saison, ne met pas de bas ; la femme et les enfants les quittent aussitôt que la température s’est adoucie ; l’été, ils vont aux champs pieds nus. Dans cette dernière saison, les fatigues, l’insuffisance de la nourriture, l’oubli complet des plus simples précautions hygiéniques occasionnent des dyssenteries qui, tous les ans, enlèvent quelques victimes. Pendant l’hiver, la poussière du chanvre, qu’ils respirent dans l’atmosphère chaude et malsaine de leur atelier, leur occasionne une respiration difficile et une toux habituelle, sans que l’on ait jusqu’ici remarqué de conséquences fâcheuses à cette indisposition chronique.

L’ouvrier appartient à la classe des paysans, peu nombreuse aujourd’hui dans la localité. Loin qu’il puisse atteindre à un rang supérieur, J*** N*** ne se maintient à celui qu’il occupe qu’au moyen d’un labeur incessant et d’une rigoureuse économie. Toute sa vie et celle de sa femme ont été employées à créer péniblement le domaine qui lui a permis de nourrir et d’élever sa famille. Bientôt ce domaine si restreint va être divisé en quatre parts bien minimes. Chacun des enfants aura alors à recommencer, au prix des mêmes sacrifices, l’œuvre de son père, et, arrivée au même point, cette œuvre se détruira de nouveau. Les habitants de ces campagnes cherchent dans la stérilité du mariage un moyen d’éviter le morcellement de la petite propriété et les conséquences fâcheuses qui en résultent. Ils ont remarqué que, parmi les héritiers d’un même père, les uns sont pourvus des qualités de prévoyance et d’économie qui leur permettent de recomposer le patrimoine, et que les autres, manquant d’intelligence ou de moralité, tombent dans une position inférieure. Le nombre, de plus en plus restreint, des paysans dans la commune de S*** comparé au nombre croissant des ouvriers-propriétaires, des journaliers-agriculteurs et même des propriétaires indigents, justifie la sollicitude des pères de famille, sans légitimer le procédé qu’ils emploient pour empêcher une trop grande division de la propriété.

II

MOYENS D’EXISTENCE DE LA FAMILLE

La famille possède quelques immeubles acquis en totalité avec ses épargnes. Immeubles : Habitation, avec grange, écurie, basse-cour, 2500 ; jardin et champ, 4 hect. 77, 4362fr ; total 6862r. Argent fonds de roulement, 10 t 4 Animaux domestiques (2 chevaux, 1 vache, 1 génisse, porcs, volailles et lapins, 709 – Matériel spécial des travaux et industries, 621f30. Valeur totale des propriétés, 8202f30.

La famille ne jouit actuellement d’aucune subvention. Ce fait si rare s’explique naturellement dans un pays où le régime du morcellement de la propriété est établi depuis longtemps, et où chacun, obligé d’utiliser toutes les ressources qui peuvent augmenter ses profits, revendique avec âpreté la jouissance de ses droits. Il y a quelques années, la famille trouvait encore quelques faibles subventions dans le glanage, dans le pacage des vaches le long des chemins ou roulis, et dans la récolte de l’herbe que les enfants ramassaient pour les lapins. Aujourd’hui que les fils sont occupés à des travaux plus difficiles, ces subventions n’existent plus.

Travaux de l’ouvrier. — Il fume, laboure et ensemence ses propriétés ; il fauche, rentre et bat ses récoltes. Il est aidé dans ces travaux par tous les membres de sa famille. Pendant les mois d’hiver, il exerce la profession de chanvrier, et conduit aux foires des villes voisines le chanvre qu’il a préparé. Vers le mois de mars, quand les travaux de la culture lui laissent encore quelques moments de liberté, il achète des cendres noires et va les revendre dans les Ardennes. — Travail principal : 352 journées, payées 488f00. Travaux secondaires 7 journées, évaluées à 8f50.

Travaux de la femme. — Elle prépare la nourriture, blanchit et raccommode le linge, soigne la basse-cour. Elle est spécialement chargée de la culture du jardin et des plantes sarclées. Depuis qu’elle a pu se faire remplacer par ses enfants, elle ne fauche plus et ne conduit plus la herse à l’époque des semailles ; mais elle aide encore quelquefois au battage des récoltes et ne reste étrangère à aucun des travaux de l’exploitation. Elle accompagne la famille aux champs, et si, à midi et le soir, elle rentre au logis quelques instants avant les autres travailleurs, c’est pour préparer les repas et pour donner aux bestiaux la nourriture qu’ils réclament. Comme elle est presque toujours absente pendant la belle saison, elle fait confectionner tous les habits de la famille. Ses filles, quoique mariées, viennent à son aide au moment des lessives, et elle leur rend le même service à l’occasion. — Travail principal (culture et jardinage) : 313 journées, payées 178f30. Travaux secondaires (ménage et blanchissage) 92 journées, évaluées 20f50.

Travaux des enfants. — Dès l’âge de neuf ans, les enfants durent prendre part aux travaux de leurs parents. D’abord, ils conduisirent les vaches sur les routis et ils soignèrent la basse-cour pendant les absences de leur mère ; plus tard, ils allèrent ramasser dans les moissons la provision journalière de fourrage vert ; ils furent employés aux travaux faciles du sarclage, de la fenaison, du rouissage et du tillage du chanvre. Bientôt on leur confia une herse, une charrue, une voiture, et maintenant ils fauchent, ils battent et ils labourent comme leur père. Pendant l’hiver ils travaillent le chanvre, et, vers le mois de mars, tandis que l’ouvrier va vendre des cendres noires, ils se chargent, pour le compte de tiers, de l’étendage de la tourbe. Leur travail consiste à transporter les pointes de tourbe sur des brouettes, aussitôt après leur extraction, et à les étendre sur l’herbe pour les faire sécher ils sont payés à raison de 0f50 par millier de tourbes et ils peuvent en faire chacun un millier par jour. En voyant décroître le commerce du chanvre, la femme désirerait pour ses fils une profession plus assurée : elle voudrait placer l’aîné chez un sabotier. Une fois au courant de la profession, ce jeune homme l’exercerait avec son frère et ils pourraient ainsi utiliser la morte-saison d’une manière plus lucrative. Mais, soit qu’il craigne de ne pouvoir plus, s’il était seul, travailler le chanvre, soit qu’il redoute les frais d’apprentissage, J*** N*** a refusé, jusqu’à ce jour, d’accéder aux demandes souvent réitérées de sa femme et de ses enfants. — Travail principal (culture, chanvre) 636 journées, payées 258f65. Travail secondaire ( transport et étendage de la tourbe) : 52 journées, payées 20f80.

Industries entreprises par la famille. À l’exception du séchage de la tourbe, tous les travaux sont entrepris au compte de la famille. Le plus important, après l’exploitation agricole, consiste dans la préparation et dans la vente du chanvre. La famille l’exerce pendant l’hiver, afin d’utiliser le temps laissé libre par la cessation des travaux de la culture. Pour économiser le chauffage, le chanvrier établit son atelier dans l’écurie, près de ses chevaux, dont il n’est séparé que par une pièce de bois transversale. Dès quatre heures du matin, il est debout près de son seran, occupé à dégager du chanvre déjà tillé les filaments les plus longs, puis les moyens ; le résidu forme les étoupes. Ordinairement, la mère ne serance pas : sa poitrine supporte difficilement l’atmosphère saturée de la poussière du chanvre ; elle roule les cordons et elle les réunit en bottes de cinq kilogrammes chacune. Ces bottes sont ensuite livrées à la fileuse mais J*** N*** préfère les vendre sur les marchés environnants. Ceux qui tissent revendent en gros la toile qu’ils, confectionnent. Aujourd’hui, les toiles, moins solides, mais plus fines, fabriquées à l’aide des machines, font à cette industrie locale une concurrence redoutable. Les toiles de S*** ne se vendent plus que comme toiles à sac.

III

MODE D’EXISTENCE DE LA FAMILLE

Le régime alimentaire de la famille est réglé par la plus sévère économie. Cette sobriété peut même paraître excessive, si l’on considère que c’est à l’époque des plus grandes fatigues que la nourriture laisse le plus à désirer, puisque alors on ne prend pas le temps de préparer des aliments réconfortants.

Cette nourriture a pour base les céréales, la viande de porc, le lait et quelques légumes. Voici en quoi elle consiste dans l’été, pendant lequel la famille fait chaque jour quatre repas : 1° À huit heures, le déjeuner : pain de seigle sec auquel on ajoute quelquefois du fromage écrémé. 2° À midi, le dîner, soupe au lait, à l’oseille ou aux oignons ; puis omelette ou bien salade de laitue ou de chicorée. Au printemps, c’est une salade de doucette (Valerianella olitoria, Linn.) ou de jeunes pousses de pissenlits (Leontodon taraxacum, Linn.). Vers la fin de l’été, on mange après la soupe les légumes cuits dans le bouillon. 3° À quatre heures, le goûter mêmes aliments qu’au déjeuner. 4° À huit heures, le souper : soupe seulement. En hiver, la famille ne fait que trois repas : déjeuner à neuf heures : soupe aux légumes, au beurre, rarement au lard, et légumes cuits dans le bouillon ; — goûter à deux heures : pommes de terre cuites sous la cendre, ou bien fricassée de pommes de terre, de haricots, de lentilles au lard ; — souper à six heures : soupe.

Si ce n’est aux noces ou à la fête patronale, la famille n’achète jamais de viande de boucherie. Aux grandes solennités et dans certaines circonstances, elle mange un lapin, rarement une poule. La boisson habituelle dans le pays est le cidre, la bière ou le petit vin des Ardennes. La famille J*** N*** ne boit que de l’eau. Cependant, aux noces des deux filles, les pères des conjoints avaient acheté un hectolitre de cidre. On ne consomme jamais d’eau-de-vie dans les familles de ce rang ; les journaliers, au contraire, ont l’habitude, le matin en se levant, de prendre leur goutte, soit chez eux, soit chez les cabaretiers.

L’habitation de la famille J*** N*** est située à l’extrémité d’une des rues principales du bourg de S*** et à proximité d’un ruisseau. Elle se compose de la maison, d’une écurie et d’une grange le tout bâti en moellons et couvert en ardoises. La maison comprend deux pièces ou places d’habitation. Dans la première se trouvent une cheminée ornée de quelques tableaux, le lit des parents et deux armoires de chêne ciré, l’une pour le linge, l’autre pour la vaisselle et les aliments. Cette place est éclairée sur la rue par une fenêtre et par la porte d’entrée ; les murs en sont blanchis à la chaux, tous les ans, au moment de la fête publique. Dans la seconde place ou fournil se voient une cheminée, le lit des enfants (avant le mariage de leurs sœurs, les garçons couchaient dans l’écurie), un four, un évier, une table, un pétrin et toute la batterie de cuisine ; c’est dans cette pièce que se préparent et se prennent les repas. Elle communique avec la première et est éclairée sur la cour par une fenêtre et par une porte. Ces deux places ne sont pas carrelées le plancher est formé de terre crayeuse fortement battue. Une porte conduit de la première pièce dans l’écurie, qui sert aussi d’atelier. De l’écurie on va dans la grange, qui a deux sorties, l’une sur la rue, l’autre sur la cour. Il n’y a point de cave dans la maison.

Derrière ces bâtiments se trouve une petite cour qui renferme le poulailler, la loge des porcs et celle des lapins. Une mauvaise haie de bois sec la sépare du jardin. Ce jardin n’est qu’une étroite bande de terrain, resserrée entre les murs des habitations voisines ; il ne renferme aucun arbre fruitier, et, comme il ne peut suffire à la consommation de la famille, J*** N*** a entouré de haies vives une petite pièce de terre située non loin du village, et il l’a convertie en jardin potager.

La maison et ses dépendances sont entretenues dans un grand état de propreté ; le lit et les armoires, souvent frottés, réjouissent les yeux. On est étonné de voir les chevaux traverser la pièce principale pour sortir de l’écurie ou pour y rentrer mais ce mode de construction est très commun dans le pays, et plusieurs petits particuliers sont obligés de transporter le fumier à bras ou avec des brouettes à travers leurs places d’habitation.

Meubles : Presque tous achetés d’occasion et en état de vétusté, 234f25. — Ustensiles : Communs et en partie usés, 161f35. — Linge de ménage : Fait de toile grossière, confectionnée par l’ouvrier, quoiqu’il ne tisse pas habituellement, 90f. — Vêtements : Presque tous raccommodés jusqu’à usure complète, de forme surannée et d’étoffe très commune ; vêtements de l’ouvrier, 241f15 ; vêtements de la femme, 495f ; vêtements des enfants 167f10. — Valeur totale du mobilier et des vêtements, 1088f85.

Les récréations de J*** N*** sont presque nulles. Le seul délassement qu’il se permette le dimanche consiste en un travail moins pénible que ses occupations ordinaires : il visite ses récoltes sur pied, répare ses instruments de culture, les dispose pour le lendemain ; ou bien il fait les voyages que nécessite son commerce de chanvre ou de cendres noires. Ce ne sont pas là des habitudes qui lui soient propres, ce sont celles de tous les propriétaires du même rang, tandis que dans les autres classes la récréation principale est la fréquentation du cabaret.

IV

HISTOIRE DE LA FAMILLE

L’ouvrier et sa femme sont nés à S*** de petits cultivateurs qui leur inculquèrent de bonne heure ces habitudes laborieuses et ces principes de sévère économie qui sont aujourd’hui la base de leur conduite. La convenance de leurs dots respectives fut, plus encore qu’une mutuelle sympathie, le motif qui engagea leurs parents à les unir. Le jeune homme était exempté par le sort de la conscription. Ils se marièrent en 1830, âgés, lui de vingt-quatre ans, elle de vingt-deux. Aussitôt après leur mariage, ils achetèrent une maison qui absorba leur dot en argent et qui leur occasionna une dette d’environ 1,200 fr. Le travail le plus opiniâtre, comme cultivateurs et comme chanvriers, leur permit d’acquitter cette dette en moins de cinq années. De 1832 à 1847, il naquit aux époux J*** N*** sept enfants,dont trois moururent en bas âge. Ces naissances, qui se succédaient d’une manière si rapide, leur eussent causé une bien grande gêne, si la mère de la jeune femme n’eût consenti à la remplacer auprès de ses enfants, pendant qu’elle accompagnait son mari aux champs. À la mort de sa belle-mère, J*** hérita de 18 ares de terrain et de quelques centaines de francs. Il venait aussi de recevoir, à la suite d’un partage entre frères, le quart des immeubles de son père, c’est-à-dire environ 2 hectares de terrain. Il se vit en conséquence obligé d’acheter un second cheval et de renouveler son matériel de culture, ce qui lui occasionna des dépenses relativement considérables. Enfin, en 1852, il joignit à son bien deux pièces de terre d’une contenance de 58 ares, acquises avec le fruit de ses épargnes il se trouva ainsi possesseur de dix neuf parcelles représentant ensemble 4h14. L’année suivante il reconstruisit en ardoises la toiture de ses bâtiments, qui auparavant étaient couverts en chaume, et il fit changer complètement la distribution intérieure de son habitation. Il se trouva de nouveau chargé de dettes. Elles n’étaient pas entièrement acquittées quand, en 1853, il maria sa fille aînée ; il lui donna une dot de 500 francs. La seconde fille se maria en 1857, à l’âge de dix-sept ans, et reçut la même dot. Aujourd’hui les époux J*** N*** travaillent pour ramasser les dots des deux garçons. Dans quelques années, quand il aura perdu ces auxiliaires et qu’il sera devenu invalide, l’ouvrier sera forcé de restreindre ses occupations. Il vendra son mobilier agricole et partagera entre ses enfants la majeure partie de son bien, à charge par eux de lui servir une rente viagère. Il est à désirer que ce partage ne soit pas pour ses enfants un signal de discorde, discorde qui n’est que trop fréquente en pareil cas, et dont les vieux parents sont souvent les premières victimes.

V

BUDGET DOMESTIQUE ANNUEL ET AVENIR DE LA FAMILLE

Recettes de la famille. — Revenus des propriétés, 304f37 ; — salaires, 972f75 ; — bénéfices des industries, 619f69. — Total des recettes, 189681.

Dépenses de la famille. — Nourriture, 756f54 ; — habitation, 215 f 20 ; — vêtements, 214 f 20 ; — besoins moraux, récréations et service de santé, 10f ; — dettes, impôts et assurances, 67f87. — Total des dépenses, 1263f81.

Les recettes de l’année ne sont pas absorbées par les dépenses et donnent un excédent annuel de 633 francs. Cette somme est destinée à l’acquisition de propriétés nouvelles.

Le partage de la propriété, en isolant les membres d’une même famille, les oblige, chacun de son côté, à redoubler d’efforts et de privations pour arriver à l’aisance. S’ils n’ont pas les qualités intellectuelles et morales nécessaires pour atteindre à ce but par leurs propres ressources, ils n’ont aucun espoir d’échapper à la misère. La porte de la maison paternelle leur est fermée, et il n’existe aucune institution à laquelle ils puissent demander assistance. Ils ne comprennent pas les avantages que procurent les caisses d’épargne pour le placement successif des économies. D’ailleurs cette institution elle-même suppose la prévoyance, et lorsque le paysan possède cette vertu, il ne manque jamais de s’élever. Il éprouve une satisfaction plus grande à consacrer les capitaux épargnés à l’acquisition d’animaux domestiques, d’une habitation, d’immeubles ruraux, qu’à les placer à intérêts composés. La propriété immobilière et les jouissances immédiates qu’elle procure, sont le stimulant le plus efficace pour ses habitudes de travail et de sobriété.

C’est grâce à ces qualités que les époux J*** N*** ont pu élever leur famille et mettre leur vieillesse à l’abri du besoin. Ce résultat n’a été obtenu que par les efforts les plus opiniâtres ; il a fallu une vie de privations et un labeur incessant pour triompher des mauvais effets qu’entraînent, pour la petite propriété, les coutumes successorales en vigueur dans ce pays. Le bien-être physique des époux J*** N*** est assurément très contestable, quand on le compare à celui de paysans vivant au milieu d’une organisation sociale différente, (dans le Lavedan par exemple). Mais l’infériorité est encore plus prononcée dans les habitudes morales, étouffées par les préoccupations matérielles sous l’empire d’un régime de transmission des biens manifestement vicieux. Et cependant la famille qui fait l’objet de cette monographie appartient à l’une des classes les moins dégradées de la localité.

VI

FAITS IMPORTANTS D’ORGANISATION SOCIALE

Sur les conséquences économiques et sociales du morcellement de la propriété dans le Laonnais. — Le morcellement de la propriété dans nos contrées a-t-il été avantageux ? À cette question on est d’abord tenté de répondre affirmativement. On reconnaît, en effet, que le régime actuel a eu pour résultat, dans un grand nombre de circonstances, d’augmenter considérablement le rendement du sol, dont la culture avait été si négligée pendant les deux derniers siècles, par suite de l’absentéisme des grands propriétaires. On tomberait cependant dans une grave erreur si l’on concluait de là que les conditions du bien-être physique et moral se sont améliorées chez nos paysans.

Au premier point de vue, l’énumération rapide que donne cette monographie des occupations ordinaires d’une famille de paysans montre quelle somme d’activité cette famille doit déployer pour exécuter, sans le secours de bras étrangers, les travaux qu’exige l’exploitation de son domaine. Que l’on se représente deux, trois, rarement quatre personnes, ayant à mener de front plusieurs occupations également pressantes ; appelées ici par une terre à préparer, là par une récolte à rentrer, plus loin par un fauchage ailleurs par une fenaison ; réclamées là-bas par le transport des engrais et retenues ici par un long et ennuyeux sarclage ; obligées quelquefois de battre les grains au moment des semailles ; forcées tous les jours de parcourir de longues distances pour aller à l’ouvrage, pour en revenir ou pour passer d’une pièce de terre à une autre très éloignée, et, à cause de cela, prenant sur leur sommeil du matin, sur leur repos du soir ; ne rentrant à la maison que pour se livrer à des travaux d’un autre genre, mais non moins pénibles et l’on restera effrayé des fatigues qu’elles endurent. On se demandera quelles sont les jouissances qui peuvent payer de telles fatigues. On s’expliquera alors pourquoi les paysans du Laonnais sont tellement avares de temps, qu’ils se refusent même le repos du dimanche tellement avares de bras, qu’ils occupent non seulement ceux des femmes, mais encore ceux des enfants les plus faibles. La présente monographie montre que l’ouvrier travaille 357 jours de l’année, et que chacun des enfants ne se repose que 21 jours. Quant à la femme, elle fait en réalité 405 journées de travail, en supposant les journées de 10 heures. Non seulement elle vaque comme les hommes aux travaux du dehors, mais elle mène de front avec ces travaux les soins du ménage. On comprend qu’une vie aussi rude nuise au développement des forces physiques et contribue à la dégradation de la race.

Ce qui rend plus difficile encore la vie des paysans du Laonnais, c’est que le morcellement du sol a fait disparaître tous ces droits d’usage sur les propriétés voisines, toutes ces allocations d’un patronage bienfaisant ou ces échanges de services qui, dans toutes les contrées du globe, forment une portion si importante des ressources des ouvriers, et qui furent, sous l’ancien régime, une sorte de compensation, très insuffisante il est vrai, des droits féodaux. Les monographies déjà publiées dans les Ouvriers européens et dans les Ouvriers des deux mondes, ne renferment aucun exemple d’une absence aussi complète de subventions de tout genre.

Le domestique de labour, qui vit dans une ferme quelque peu importante, se trouve dans de meilleures conditions que ces paysans. Son travail n’excède jamais ses forces ; ses loisirs lui appartiennent et il peut les consacrer à sa famille ; quand il revient des champs, il trouve à la table commune une nourriture suffisante ; quelle que soit l’intempérie des saisons, il ne craint pas de perdre le fruit de son travail : il sait que ses gages lui seront fidèlement payes, et de plus, s’il est actif et probe, sa femme et ses enfants recevront de ses maîtres des subventions de différentes natures qui viendront diminuer d’autant les dépenses du ménage.

Placé au contraire dans les conditions d’existence les plus difficiles, obligé de vivre avec sa famille, sans secours étranger, sur un bien insuffisant à le nourrir, le paysan qui n’est pas doué d’une énergie et d’une sobriété exceptionnelles ne peut se maintenir au rang qu’il occupe. Après d’inutiles efforts, il est obligé de vendre tout ou partie des lambeaux de terre disséminés qui lui sont revenus après le partage du patrimoine, et il tombe dans la catégorie des journaliers agriculteurs, des ouvriers domestiques ou des propriétaires indigents. Ce fait se produit surtout quand un père a plus de deux enfants, ces enfants ne pouvant vivre, chacun avec sa famille, sur une minime portion de la terre qui suffisait à peine à la subsistance de ses parents.

On voit à S*** et dans les communes voisines des fils et des petits-fils de riches cultivateurs descendus, par suite de ces partages successifs, à la condition de journaliers ou de domestiques ; quelques-uns même mendient.

La condition économique dans laquelle vivent les paysans du Laonnais n’a pas seulement pour effet de compromettre leur bien-être physique ; elle réagit encore sur leurs habitudes morales, qui sont étouffées par les préoccupations matérielles. On peut remarquer que la famille ne fait presque aucune dépense pour le culte et ne distribue aucune aumône. L’esprit d’individualisme et l’amour du gain, poussés jusqu’aux limites les plus extrêmes, paraissent avoir détruit les sentiments les plus naturels de l’humanité.

Le régime des partages forcés porte dans le Laonnais les plus graves atteintes aux relations de famille. Il nuit d’abord à l’autorité paternelle, au respect et aux égards des enfants pour les parents. Armés des droits que la loi leur confère, quand un de leurs parents vient à mourir, les enfants dépouillent le survivant, lui enlèvent son mobilier et le font vendre aux enchères publiques. On chasse la vieille mère du toit où elle a vécu, et elle se voit obligée d’aller, de trimestre en trimestre, essuyer les mauvais traitements d’un gendre ou d’une bru et les railleries de ses petits-enfants ; reléguée dans quelque réduit, elle attend, comme une faveur divine, le moment d’être enlevée à une famille à qui elle est à charge. Les mêmes faits se produisent lorsque les parents, usés par l’âge, le travail et les privations, partagent leur bien entre leurs enfants, en leur imposant la condition d’une rente viagère. Quand ils obtiennent l’exécution des conventions établies, c’est toujours d’une manière bien rebutante. Les enfants ne cachent pas leur désir de voir cesser bientôt les obligations contractées, tant les douces affections de la famille ont été peu cultivées chez eux dans leur jeunesse, tant les sentiments les plus naturels se trouvent étouffés par d’égoïstes calculs !

Le morcellement du sol, l’enchevêtrement et l’éloignement réciproque des parcelles imposent aux paysans du Laonnais une gêne extrême et forcent la femme à participer aux travaux les plus rudes de la culture, et à négliger complètement l’éducation de ses enfants. Ils conduisent également à la stérilité dans le mariage et contribuent ainsi à affaiblir encore les liens conjugaux. Le chef de ménage, reconnaissant l’impossibilité de partager entre plusieurs enfants un héritage déjà fort exigu, et redoutant les embarras et les sacrifices qu’exige une famille nombreuse, cherche à n’avoir qu’un enfant ou deux au plus. Là est une des causes du décroissement rapide de la population agricole.

Dans l’ensemble de la population de S*** les catégories de ménages n’ayant qu’un enfant ou deux enfants sont de beaucoup les plus nombreuses, puisque la première comprend 129 chefs de famille et la seconde 125, sur un total de 443. La statistique atteste aussi en particulier les calculs, d’ailleurs hautement avoués, des paysans du Laonnais. On remarque qu’à mesure qu’on s’éloigne de la propriété agricole et qu’on se rapproche du travail industriel et de l’indigence, le nombre des enfants augmente. Voici, en effet, pour chaque classe, le nombre moyen des enfants par ménage :

Propriétaires 1,25
Cultivateurs propriétaires 1,40
Ouvriers propriétaires 1,72
Ouvriers domestiques 2,23
Ouvriers chefs de métier 2,50
Ouvriers propriétaires indigents 4,14

  Moyenne pour la population 1,85


Les partages successifs du domaine paternel sont pour les cohéritiers des causes fréquentes de frais et de dissensions des causes de frais, parce que les droits de mutation se répètent souvent des causes de dissensions, parce que, dans un partage, chacun se croit toujours moins favorisé que les autres parce que les limites des champs varient plusieurs fois dans le cours d’une génération et n’ont rien de fixe ; parce que l’on ne peut se rendre au lieu de son travail sans traverser les propriétés voisines et y commettre quelque délit. Ces inconvénients n’existent pas dans les contrées où règnent encore les habitudes de conservation intégrale du patrimoine. Là, les limites du domaine, parfaitement déterminées, sont à l’abri de toute contestation la part en argent qui revient à chacun, fixée d’avance par le père de famille et acceptée par tous, ne donne lieu à aucune réclamation ultérieure enfin le paysan, exploitant un bien aggloméré, n’est pas dans l’obligation de réclamer un passage à ses voisins.

Sur la décadence morale et physique de la population du Laonnais. — Le genre de vie dont la présente monographie fournit un exemple a pour effet de développer chez les paysans du Laonnais un profond matérialisme. Uniquement absorbés par le souci de leurs intérêts, ils paraissent étrangers aux sentiments nobles et généreux. Néanmoins les habitudes de travail et d’épargne qu’ils possèdent les empêchent de s’adonner au vice, et les maintiennent ainsi à un niveau moral plus élevé que celui des autres classes agricoles de la population. En effet, tandis que la modération la plus grande existe dans les récréations de l’ouvrier décrit précédemment, les gens de métier propriétaires et les ouvriers domestiques se font remarquer par leurs habitudes de débauche. Leurs rares heures de loisir se passent au cabaret ; ils y jouent au billard ou aux cartes ; ils y consomment de l’eau-de-vie, du café, du vin, et la dépense moyenne de chaque buveur peut s’élever à 1 franc par dimanche. Cette coutume de passer l’après-midi du dimanche dans les cabarets a contribué puissamment à faire perdre aux mœurs leur simplicité et leur pureté. Autrefois les divertissements se prenaient en plein air ; ils étaient peu coûteux, et, par cela même, empreints d’une douce et franche gaieté. Les villages présentaient une animation inconnue aujourd’hui c’étaient ici de nombreux groupes d’hommes jouant aux fers ; là, des réunions de femmes faisant une partie de quilles ; sur la place publique, les vieillards oubliaient leurs infirmités et se rappelaient leur jeune âge en regardant danser leurs petits-enfants. Maintenant ces jeux sont abandonnés les ouvriers préfèrent passer les jours de fête sur les tabourets de l’auberge. Assis devant une bouteille, au sein d’une atmosphère échauffée par la fumée du tabac et les émanations de l’alcool, ils ne trouvent de plaisir que dans les discussions bruyantes d’un jeu de cartes ou dans les démonstrations désordonnées d’une joie brutale.

Des excès de tous genres qui se sont produits dans un grand nombre de localités ont attiré l’attention de l’autorité supérieure. Un arrêté préfectoral est venu fixer l’heure de la fermeture des auberges ; mais cette mesure, qui devait produire un grand bien, a eu des conséquences inattendues. En quittant l’auberge, les buveurs emportent de l’eau-de-vie, du café, du sucre, et se réunissent chez l’un d’eux ; ils font venir leurs femmes, et là, sans crainte de la police, en présence de leurs enfants, ils passent une veillée dont on ne parle qu’à demi-mot le lendemain. C’est là un grand mal, un mal qui détruit le dernier garant de la moralité des générations à venir. Des mères qui, le soir, préparaient pour le travail de la semaine les habits de la famille, prennent goût maintenant à ces réunions qu’elles déploraient jadis ; quand elles sont échauffées par la boisson, leur conversation licencieuse ne le cède en rien à celle des hommes. Ce mal ne fait que de naître, mais il se développe rapidement, et l’on se demande avec inquiétude jusqu’où il s’étendra. Autrefois encore, le dimanche, dès midi, les jeunes gens se réunissaient sur la place publique pour y danser. Au moment des offices, tous se rendaient à l’église, et le soir chacun se retirait de bonne heure. Maintenant on ne danse plus que dans des salles, où les parents ne peuvent exercer aucune surveillance. Quand les danses doivent avoir lieu en plein air, c’est-à-dire pendant les jours de la fête patronale, comme on veut imiter les habitants de la ville, on tient à danser aux lampions ; le bal alors ne commence qu’à la chute du jour et dure jusqu’à minuit. Et l’on trouve des parents assez indifférents pour laisser leurs filles errer en liberté pendant la nuit !

Dans les classes dégradées, dont il vient d’être question, une telle dépravation de mœurs doit nuire au développement des forces physiques. Cette décadence se remarque également chez les paysans, affaiblis par les privations et par les fatigues. Un travail prématuré arrête la croissance de l’enfant ; le manque de repos frappe l’homme mûr d’une vieillesse anticipée. Les paysans eux-mêmes reconnaissent que, sous ce rapport, ils valent moins que leurs pères et que leurs fils valent moins qu’eux. C’est une race rabougrie comme les arbustes qui croissent péniblement dans nos savarts. En voyant les jeunes gens mariés dont la taille accuse à peine treize ou quatorze ans, on se demande ce que sera la génération suivante et ce qu’ils seront eux-mêmes au moment de la décrépitude. À cette cause d’affaiblissement corporel il faut joindre le manque de soins dans la première enfance et les mariages trop hâtifs. Ces mariages ont leur principe dans les divertissements que prennent en commun les jeunes gens des deux sexes avec une étrange liberté d’allures. L’auteur ne croit pas, comme quelques moralistes, que des mariages de ce genre purifient les mœurs. Cela serait vrai si le but de l’union était rempli ; mais ce but, on l’évite, afin de pouvoir profiter librement des plaisirs de la jeunesse, et rien n’est licencieux comme ces réunions de jeunes gens mariés sans enfants. Ce qui purifie les mœurs, ce n’est pas le mariage : c’est la famille ; or les époux n’en veulent pas.

On rencontre encore dans le Laonnais quelques familles de paysans qui ont conservé la simplicité des mœurs anciennes. Elles se distinguent entre toutes par leurs sentiments profondément religieux et par le respect de l’autorité paternelle. Leur vie intérieure se rapproche beaucoup de celle des communautés du Lavedan. Loin de considérer la fécondité des mariages comme un fléau, elles disent que les enfants sont un don de Dieu, suivant l’expression des Livres saints. Leurs habitudes retirées et paisibles ont pour effet de rattacher intimement chaque membre au foyer paternel et de retarder le moment du mariage. Dans ces ménages on aperçoit des vieillards octogénaires de constitution robuste, d’esprit sain et de caractère élevé, et des enfants remarquables par le développement de leurs forces physiques et par la douceur de leurs manières. Ces familles semblent être les ruines d’un ancien édifice ; chaque génération est un flot qui en emporte les débris.

  1. La Société d’économie sociale se propose surtout de publier des faits ; mais elle ne repousse pas les conclusions générales qu’ils peuvent suggérer aux observateurs. Seulement, lorsque ses publications ont mis en lumière certaines catégories de doctrines, elle accorde ses préférences aux travaux qui, offrant, en ce qui concerne les faits, le même caractère d’utilité et d’exactitude, produiraient des doctrines différentes. Ainsi, les monographies des Ouvriers européens et celles des trois premiers volumes des Ouvriers des deux mondes, ayant constaté que nos lois de succession exercent une fâcheuse influence sur le bien-être physique et sur la condition morale des petits propriétaires, la Société recherche les faits qui pourraient justifier la conclusion contraire. Dans ce but, elle s’est adressée à M. L*** propriétaire et maire à S*** (Aisne), qui avait signalé cette localité comme un bon spécimen des avantages assurés à la France par le régime du partage forcé. M. L*** a confié à l’instituteur de S*** le soin de traiter cette question importante en faisant une étude spéciale de cette commune, suivant la méthode adoptée par la Société. Le lecteur verra que cette enquête a conduit l’auteur à des conclusions diamétralement opposées à celles qu’avait entrevues M. L***. Dès lors la Société, fidèle à son principe, offre plus que jamais sa publicité aux observateurs qui pourraient établir par des monographies les bons effets de notre régime actuel de succession. (Note de la 1re édition.) Voir dans les Ouvriers des deux mondes, t. IV, ch. Ier, le texte complet et le budget détaillé de la monographie insérée ici par extraits.