L’Organisation De La Famille/A-2

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DEUXIÈME APPENDICE
LA TRÈS PETITE PROPRIÉTÉ, LE CODE CIVIL ET SES AGENTS
(Publié pour la première fois en 1864)
PAR M. F. LE PLAY

I

LE VICE RADICAL DU CODE CIVIL

L’une des circonstances qui ont le plus contribué à m’ouvrir les yeux sur les vices de notre régime de succession est le contraste existant dans la situation faite, en France et dans les autres États européens, aux orphelins-mineurs des ouvriers propriétaires.

Sous les deux régimes de familles stables (§ 2), la mort prématurée des deux époux n’entraîne jamais l’abandon ou la ruine de leurs jeunes enfants. Les orphelins-mineurs se trouvent toujours complètement protégés par le milieu qui les entoure. Dans la famille patriarcale, ils conservent la même situation que leurs nombreux cousins. Dans la famille-souche, ils restent d’abord entourés de tous leurs parents, puis ils se confondent bientôt avec les enfants de l’oncle qui rentre au foyer paternel pour y exercer les fonctions d’héritier-associé (§8). Une famille stable, en résumé, n’est guère plus ébranlée par une telle calamité que ne l’est une commune par la perte imprévue de ses chefs.

Dans certaines contrées du Nord et de l’Orient, la famille instable s’est constituée ça et là, malgré la Coutume, non comme en France par les contraintes de la loi écrite, mais par l’imprévoyance des individualités inférieures. Dans ces localités mêmes, la mort prématurée des parents n’entraîne pas nécessairement une catastrophe. Le libre développement des intérêts et l’élan spontané des affections créent, en quelque sorte, une nouvelle famille aux orphelins.

Dans le Nord et l’Orient, la succession d’un petit propriétaire laissant pour héritiers des enfants mineurs n’est grevée d’aucune charge. Les enquêtes que j’ai faites à ce sujet ne m’ont indique d’autres dépenses que les frais du modeste dîner, où les parents et les amis s’assemblent pour régler les intérêts et assurer le bien-être des héritiers. Presque toujours l’assemblée, quand les chefs de famille décédés n’y ont pas eux-mêmes pourvu, confie à l’un de ses membres, souvent à un patron bienveillant, le soin d’administrer sans frais le bien paternel, jusqu’au moment où les enfants seront assez âgés pour en tirer parti.

En France, le législateur n’a pas pensé que les choses pussent se passer aussi simplement : il a posé en principe que les officiers publics offraient plus de garanties que la famille pour la conservation du bien des mineurs. Mais cette sollicitude, toujours funeste, a pour résultat, dans le cas des très petites successions, de ruiner ceux auxquels elle s’applique.

Je me suis imposé l’obligation d’étudier avec un soin scrupuleux, et malgré les susceptibilités qu’une telle recherche met en éveil, cette conséquence déplorable de notre régime de succession. Les résultats auxquels je suis arrivé dans vingt enquêtes différentes sont tellement extraordinaires, tellement inattendus, qu’il semble d’abord impossible de comprendre comment, depuis la rédaction du Code de procédure (1806), un peuple civilisé a pu conserver un régime aussi contraire à la raison et à l’équité !

Je crois devoir justifier cette assertion en présentant ci-après, avec tous ses détails, la monographie d’un de ces drames lamentables qui, chaque année, replongent dans l’indigence des milliers de familles auxquelles le travail et l’épargne de la génération précédente avaient donné et auraient conservé sous un meilleur régime, un premier degré d’émancipation.

Le lecteur pourra juger combien ce désordre est contraire au principe qui impose aux classes dirigeantes le devoir d’acheminer, autant que possible, les classes inférieures vers la propriété de leur habitation[1].

II

L’HISTOIRE LAMENTABLE DE LA SUCCESSION D’UN OUVRIER-PROPRIÉTAIRE DU NIVERNAIS

Un journalier agriculteur est mort en 1839[2], à C*** (Nièvre), après quatre années de veuvage, laissant quatre enfants en bas âge. Il possédait, libres de toute dette et de toute hypothèque, un petit mobilier, une chaumière, un jardin potager et un petit champ, ayant ensemble une valeur de 900 francs. Cette propriété était le fruit de très faibles épargnes prélevées, pendant dix-huit ans, sur le plus modique salaire, au milieu de dures épreuves et de sévères privations.

Cédant à l’impulsion donnée par les officiers publics, et voulant aussi mettre à couvert sa responsabilité, le conseil de famille, composé en partie d’individus peu attachés aux parents décédés, décida qu’il y avait lieu de vendre tous ces biens. La vente, effectuée dans des circonstances défavorables, a produit seulement 725 francs, savoir :

Mobilier 
Immeubles 

225 f. 00
500 f. 00

725 f. 00

Les frais supportés par les héritiers, depuis la mort du père jusqu’à l’achèvement de la liquidation, se sont élevés à 694 fr. 63, savoir :

Frais de succession prélevés par le fisc et par les officiers ministériels, pour la vente des biens 
Frais de maladie du père, 13 fr. ; frais d’inhumation, 21 fr. ; frais de deuil, 8 fr. 
Droits de mutation 

643 f. 78

42 f. 00
8 f. 85

694 f. 63

Il n’est donc resté pour les héritiers mineurs qu’une somme de 
30 f. 37

Si certaines circonstances favorables ne s’étaient pas présentées, et si la succession avait été compliquée des divers incidents qui se produisent dans vingt-neuf affaires sur cent, le montant des frais aurait dépassé le produit de la vente. Il m’a été affirmé toutefois par des personnes fort expertes en ces matières que, lorsqu’une telle éventualité devient probable, les officiers ministériels trouvent le moyen de supprimer des formalités qui, au contraire, restent selon eux nécessaires tant que la succession peut en payer les frais.

Le tableau suivant présente, avec beaucoup de détails, l’énumération des frais qu’ont dû supporter, conformément au résumé donné ci-dessus, les quatre infortunés mineurs[3].

SOMMES PERÇUES DÉTAILS DES FRAIS ~"– ’– pAt, 1 .9 FISC PARLESOFFIOEns F~LEF.SC FftAtSHL :LATtPaAUMOUIHH)t ~ M ~WdM~H~M ~ mètres du c/te/tMM de contû))) 1 3vaeatiûnsaajui ;odapaix,42f.50 . 7’BO Svaoation’iaugrerfier.&lf .C ?. 801W3 ! ’Si Cire et bande. 1 n/ Timbre. 0’70i, ~ Enregiatrementduproc~ -verba).. 220) 2` 90 2" Assembléede /amt«e 1 vacation au juge de paix 260" 1 vacation au greffier. ~67 Timbre (Of. 70) et enregi strement. Z90 1 6S7 Expédition par la greffier 6 rôles 55 ) à0f.40 665 2 40 aOf.40. 25. 3 2M 3 feuilles de papier timbré à 1 f. 25. 3 75

?"Sommationau subrogé<tt<et<fde se 

~ ouuct’p ?’ssett<à ~t n~e ?t<aTf<aux jour et heure ~apes par le notaire : Originat de la sommation ; 1 f. 50 ; copie,Of.38 . 1 88 Indemnit&dedeptacemcnt. 6 i)’ Timbre et enregistrement 290 Copie de la délibération de famille 3 908 en 6 rôles ; expédition par le gref- 3 25 fier,lf.20 ;timbre,Of.3S . ~38 ~’20, 4° Levée des scellés 4 vacations au juge de paix.0 "~ym 4 v acationsaugrefficr. 7 ~0 ~ Timbre d e l a minute du procesverbat. n70)1 10 Enregistrement. 4 5la Enregistrement. <)OJ ~fepot’<< !f. 17’90 46 ?

SOMMES PERÇUES DÉTAIL DES FRAIS ~-––––– -–– F~MH~ MaLMOfPtC~M FtttMnsc M~)ST~)) !U,ETC. / !epow< t7’90 M~6 ~o/ML’CtU’m ’fC. ’ 4vacationsaunotaife,ycompristes frai s devoyage.i6’n fndemnitéaumCmopourdeptacement 666 1 vacation au mente pour ctasaeme nt dépites. 4 n Expoditiondoi’inYentaire~Orûtes &lf.0. 1H Voyag e dot’huissier-priseur. 6 2vacationaaum< !me. 8 M/ TimbredetammuLc. 2’i0 Enrogistr.d< !8vacaHons,a2f.20 .~1 n Timbre do (’MpMtUon B fMn))a~ 19 35 ~lf.25. 625 6<’ Ta.e6 fttt gardien des soeiMs t2jour9alf.SO. 18 ") ~ 20 ~2jo~9â0[.< ;0. 7 M) 25 20 7" /t/o/tMon) !Onfa)t< io M n< e.’ RédacHonderoriginat. "(ttM Copies. 2 M)1 Timbres de6demi-feuiiies. 2 M)1 20 Enregistrement. ItOJ 3 20, 8° ffoc~s-))er& at d’apposfttott det a//io/tes .’ Rêdactiondet’originat. S~ ’) ~ Voyages. "j Timbre. "3S)~ Enregistrement. 2 M) 90 /nscrtt0tt(ttt~oumo ! d’annoncM.’ Somme payeoat’imprimeur. 6 ? Enregistrementd e ta feuit !e. 110 ~M poW< !r. ’ 44’M 149’27 SOMMES PERÇUES DÉTAIL DES FRAIS ~–– –––-–– PAR La FISC PAR ~L8B OPF1C18R ! P~. LSF.tc ~M"mc.EM ~ eporis. 44’10 ’149 ’27 10" Déclaration de la vente au bureatt de t’ctt~e~ï’s~’fîme~ Timbre. n36 H" Procès-verbal de vente : I Zvacationsâtavente. 8’nu Voyages, aller -et retour. 6 )) Tunbredeïamhtutûduproctjs-verbat’1'40 18 Enregistrement. 440 Expédition du proeës-verbat de vente M05 part’huissier.lOrôie~ 4 Timbre,5feuiitesâI-fr.2S . ’6 .2S ’i2’Eia<d< !) !/t-a)f !e«(tœes. ’ 1 vac ation â t’huissier pour requérir ta taxe. <6Q Totaux relatifs au mobilier vendu 56’SO i68’77 225’27 FRAIS RELATIFS A L’)MMt :UBLE t3’ Convocation de !’sss6’7t<)Me <<e famille pouf autoriser la vente Rédactionderoriginal. i80~ ocopies. 22SM37S Frai9detranaport.l() n~ Timbre, 7 feuilles 245¡5 Enregistrement. 2a0i~ 14° Z’ëKMrstion devant le juge de paix : 1 vacation au juge de paix 250 1 vac ation au grefiier. 83 Timbre d e la minute.)<7.0 753 Enregistrement. 2 20 Expédition par le greffier, 8 rotes 7“- ~Of.40. 3M Timbre d e l’expédition, . 4 feuitks &lf.2S. 6 ~r eporter. 12’ oS 2t’2S SOMMES PERÇUES DÉTAILDESFftA !S .– – " -––~ PA.L.F .SC ’OFF.MEM Mtf.tSTËRtBU),ETC . TtepoWs. 12’BS 2i’28 15" /}e ?tt«e pour l’homologation de ~T J f !H<6. ’ Droitdereqnêteàt’avoHê. 550 TimbM. 0 ’70)~~ Enregistrement. 2 Mi¡ <6° ~u ~emen<d’/Mmoio~s<t’Ottet nomt’inaKond’ eK’pef ! Apnotdecause&)’huissier. 0’2S )vacationà t’avoue. 4 Timbre et enregistrementde la mi- 725 nute. 6 60 Expédition du jugement, 10 rôles, au greffier. M953ni Timbre. 6 25 Enregistrement. 9 M, i7°/ !e9tte<se<o)’d onnaooepou<at)’6 p)’ ~<et- serment à t’empert Droitderequeteàt’avoué. 150 Timbre. n35) 3 365 Enregistrement. 330) 18° Sommation à l’expert Copiede pièces. 1 75 Original de la sommation,if.69, ·- 963 copie.0f.38. 1 88 963 Voyagedet’huissier. 6n Timbre. l~tg~, Enregistrement. 2 20) t9Pt’ooè<eftatN’ep)’eeia< :ot)f<e tertn< !tttpf !)’t'6a :per< 1 va ca tion ài’avoué. 245 Timbre et enregistrement. S ,10 ~ r eporte)’ 49’<0 47’6t w SOMMES PERÇUES DÉTAIL DES FRAIS ,– PAR LI FISC AOLMOFFICtEMS PABH !F)SC M.XKTitMEm.ETC. / !< !pOWS. 49’40 47’ 6 20° Expertise et estimation de l’immeu 6tf !; Voyages pour prêter serment, 3 vacations à 6 francs 18’ 1) Expertise proprementdite, 1 vacation. 6 Rédaction du rapport, 2 vacations. 12 n Dépôt du rapport au greffe, 3 vacations. M n Timbre et enregistrement du rapport. 3’60~ Dépôt au greffe timbre et enregis- ¡, trement. 5 M Expédition du rapportpar)egref- .2405 ) Ser.lOrôtes. 25~24 05 3 Timbre de l’ expédition, 5 feuille s àlf.25. B2S Enregistrement. 940/ 21" 7 ?e~uM6pour l’homologation dt ; rapport,t’ofdomttattM de vente et l’ordonnance de soit communique Droitderequeteàt’avoue. 550 Timbre. " ~ t~ 4 Enregistrement. 3 Mi4 22° Jugement d’Aomo !ogo<<o’t.’ Ivacationai’avoué. Appeidecausearhuissier. "~ S5 Timbre et enregistrementde la mi- 725 nute. 660 Expédition par)egreffier,10rô)es. f~. 3 Timbre,SfeuiUesMf.2 ! 6 25 21 85 Enregistrement. 9 K/’ ~ MpoWef. 99’30 H7’36 SOMMES PERÇUES DÉTAIL DES FRAIS ~- ––––––– PAR LES OFFICIBR8 PAR L E FI S C M.ST~LB.MC. / !f)por<6. 99’30 117’39 23oCa/n’ erdMc/ta~M pouf~fme ?t<e.’ MrAtes&lf.ËO. 24 nl Timbre. 5.60 L~, Enregistrement. -<on,- ) 45 Dépôt au greffe par l’avoué : 1 vacat. t 24S/ Timbreetenregistr. det’actededépôt 5)0/Í 2<<’ Confeolion des affiches tMttM))- ~ amtttteettte.’ RedMtiondel’originat. 4 50 Timbre.Mt L~~ Enregistrement. 2 M Tmpression à 20 exemplairos. 95~ 30 n/ Timbredesanichesimprimees. 7 uJ 2S<’ Publicationdu caAt’M ’ f~M c/tar- ~ e sat’audt’ence.’ Vacationat’avoue. ~~tom Appctdecauseat’huissier. M 2 3) Timbreetenregistr.detaminuto.. 510 2Golret’ttsertt’oMauj’ouftta~ Rédaction det’extrait. 1M Fraisd’insertiondanstejournai.l0 "(~ u Legatiaationdetasignaturedet’im- ( primeur 1 vacation 1SO/ Enregistrementde la feuille jointe à taprooêdure. lt0 27" < appo~ !<t0ttd’s/ic/tes Redactionduproc. -verb.d’apposition. 3 Fraisde transport. 10 t)< Timbre. ~3St 2 55 ’-UEO Enregistrement. 2 20 Visadet’origina). 150. /tfcp0t’<< !r. i30’50 208’S) 1


DÉTAIL DES FRAIS SOMMES PERÇUES
PAR LE FISC PAR LES OFFICIERS MINISTÉRIELS, ETC.
                               Reports 

28° 2e apposition d’affiches :

 Mêmes frais que pour la 1re 

29° 3e apposition d’affiches :


 Mêmes frais que pour la 1re 

30° Adjudication préparatoire :


 1 vacation de l’avoué 

 Appel de cause par l’huissier 

 Timbre et enregistrement de la minute 

130f 50
   
   02 55
   
   02 55

   ..........
   ..........
   06 60
   

208f 51
   
   14 50
   
   14 50

   4f 50
   »ll 75
   

[Tableau en construction…]

Cet état de frais, peu de temps après sa publication en 1864, a été signalé par M. le baron de Veauce à l’attention du Corps législatif. Il a donné lieu à une vive discussion dans la séance du 5 avril 1865. Depuis lors il a souvent fixé l’attention publique, et il a été taxé d’exagération par des légistes partisans du régime actuel. Prêt à tenir compte de ces critiques, si elles avaient été fondées, j’ai soumis de nouveau cet état à des praticiens fort compétents en cette matière. Ceux-ci, après avoir soigneusement vérifié les frais relatifs au mobilier, ont conclu que la révision des juges les plus sévères n’aurait diminué que de 21 fr. 12 cent. la somme portée dans la première édition. J’ai, en conséquence, réduit d’autant cette somme dans les éditions postérieures et dans la reproduction que j’en fais ici.

On a fait remarquer avec raison que, depuis 1841, les frais de succession ont subi une certaine réduction. La loi du 2 juin 1841 a abrogé, surtout pour les immeubles, un assez grand nombre de formalités. Néanmoins, sous l’empire de cette loi, les frais se seraient encore élevés, dans le cas décrit par la monographie, à la somme de 450 fr. 36.

D’autre part, il résulte des discussions[4] qui ont eu lieu à ce sujet dans la Société d’économie sociale, que l’exemple cité ne comprend que des incidents très simples, et que les frais eussent été beaucoup plus considérables si diverses complications étaient survenues. Tel eût été le cas si la succession avait eu une communauté d’intérêts avec des tiers, avec la mère commune en biens ou ayant des reprises dotales ; s’il y avait eu des créanciers et des procès si elle ne s’était pas ouverte dans un canton rural, où les vacations des officiers ministériels sont au plus bas prix ; si on avait été obligé de recourir aux sommations pour rassembler le conseil de famille ; s’il avait fallu remplacer le tuteur pendant la minorité enfin si le mobilier n’avait pas été vendu sur place. En outre, l’état de frais ne constate que la substitution d’une valeur indivise à une autre valeur indivise, de l’argent à des meubles ou à des terres il ne mentionne pas les formalités nécessaires pour faire cesser l’indivision. Enfin une omission très importante a été faite car il n’est pas question des frais qu’aurait entraînés, dans une procédure régulière, la reddition du compte de tutelle[5].

III

LE CODE CIVIL PLUS FUNESTE À LA PETITE QU’À LA GRANDE PROPRIÉTÉ

Des faits exposés ci-dessus il résulte que, dans les petites successions d’orphelins-mineurs, le partage forcé est une cause de ruine inévitable. Le petit drame qui vient d’être décrit n’est pas une exception il est la règle. Le genre d’abus qu’il indique m’a été signalé dans toutes nos provinces et les statistiques, publiées chaque année par le service de la justice, le présentent avec plus de gravité. Dans son rapport à l’Empereur en 1852, le garde des sceaux faisait connaître (p. 43) que 1, 980 ventes opérées, pendant l’année 1850, au-dessous de 500 fr., ayant produit ensemble ; 58, 092 fr., avaient occasionné 628, 906 fr. de frais, c’est-à-dire 12 pour 100 en sus de la valeur des biens vendus[6].

Ce désordre social, comme je l’ai indiqué ci-dessus, est inconnu chez les autres peuples civilisés. Partout, en effet, on se conforme dans ces sortes d’affaires à des coutumes créées par les convenances spéciales des intéressés. En France, au contraire, le Code a imposé certaines formalités, et, par suite, certaines charges qui s’appliquent à tous les cas. On comprend donc aisément que ces charges, supportables à la rigueur pour les riches héritages, soient écrasantes pour la petite propriété. On ne doit pas d’ailleurs chercher à pallier ces inconvénients, soit en rejetant sur l’État une partie des frais qu’entraînent les petites successions, c’est-à-dire en mettant à la charge du public des intérêts privés soit en diminuant les émoluments des officiers ministériels, dont la position, dans les campagnes, est quelquefois voisine de l’indigence ; soit enfin en supprimant des formalités qui, dans la théorie du système actuel, offrent d’indispensables garanties. Le vrai remède au mal est l’abrogation d’un régime vicieux, il faut laisser au père de famille la liberté de disposer de ses biens par testament. En France, comme ailleurs, le père mourant usera de cette liberté dans l’intérêt de ses enfants.Il confiera ordinairement à un ami éprouvé le soin de trancher dans leur intérêt, souverainement et sans frais les questions que pourrait faire naître la succession.

Depuis 1844, je soumets le présent Appendice à beaucoup d’hommes d’État, qui se montrent affligés de ce désordre, et enclins à user de leur influence pour y porter remède. Cependant, sauf les petites réformes de 1841 et de 1845, qui ne sont que des palliatifs dont le principe est contestable, le mal a conservé, jusqu’à ce jour, toute sa gravité.

Cette monographie est bien propre à montrer combien la coalition tacite des corps privilégiés[7] porte atteinte à l’intérêt public ; combien le partage forcé, malgré les assertions réitérées de certaines écoles dites démocratiques[8] est funeste aux petits propriétaires que l’on croit protéger ; combien, en résumé, nos constitutions successives, malgré la diversité de leurs programmes sonores, restent invariablement rebelles à des réformes qui s’accomplissent si facilement en Angleterre[9].

Sous ces influences, on ne s’est pas arrêté longtemps à la solution la plus simple, celle qui soustrairait les petits propriétaires aux entraves du Code et leur laisserait la liberté de disposer par testament de leur chaumière et de ses dépendances.

En 1867, un projet de loi, dont les éléments ont été fournis par une commission consultative de légistes, a été préparé en vue de remédier au désordre que je viens de signaler. Suivant cette commission, on atteindrait ce but en autorisant les héritiers des petites propriétés, sur lesquelles le fisc perçoit au plus 10 fr. d’impôt foncier, à en opérer le partage par une procédure plus simple, et partant moins dispendieuse, que celle qui resterait en vigueur pour les grandes propriétés. Il est ainsi démontré, une fois de plus, que le partage forcé est particulièrement funeste à la petite propriété, puisqu’on se trouve conduit à la protéger, par un privilège, contre les effets de ce régime. Ainsi se trouvent réfutées de nouveau les assertions qui nous ont souvent présenté le partage forcé comme un principe essentiel aux constitutions dites démocratiques[10].

J’ai indiqué depuis longtemps[11] par les considérations que je reproduis ci-dessus, que le projet de loi ne remédierait point aux vices du régime actuel. Des officiers publics, enclins à augmenter aux dépens des héritiers les profits de leurs charges, conserveraient, en effet, des attributions dons qui se rattachent essentiellement aux devoirs de la vie privée et aux affections de la famille. À la vérité, ce privilège conféré à la petite propriété réduirait les frais du partage ; mais il diminuerait, dans la même proportion, les garanties que l’on persiste à juger nécessaires pour la grande propriété.

Le second Empire est tombé au moment où il apportait au Code civil une amélioration encore insuffisante, mais plus judicieuse[12]. Il s’est montré ainsi plus apte aux réformes que ne l’ont été les gouvernements (celui de Henri IV excepté) qui se sont succédé depuis trois siècles. Cette fois il s’était approché du vrai en écartant les commissions consultatives de légistes[13]. Il avait demandé, par voie d’enquête, les éléments de la réforme aux agriculteurs, aux manufacturiers et aux commerçants, seuls compétents en cette matière. Si, dès l’origine, il eût adopté cette méthode, en suivant l’exemple des Anglo-Saxons et des Scandinaves, il serait arrivé immédiatement à la solution pratiquée par les peuples libres et prospères qui offrent les meilleurs modèles de la petite propriété. Il eût restitué aux familles dépossédées par Robespierre, Péthion, Tronchet et les autres légistes de la révolution, la liberté de disposer de leurs biens par contrat de mariage, donation ou testament.

L’enquête agricole de 1866 prouve que, dès cette époque, l’opinion commençait à entrevoir l’une des plus dangereuses aberrations des hommes de la Terreur. Elle n’a produit, à la vérité, qu’une faible partie des résultats que donneront les études de ce genre, faites dans de meilleures conditions[14]. Cette entreprise a été provoquée par des intérêts peu éclairés et par des passions politiques. Elle a fait naître, chez les gouvernants, un esprit de méfiance aussi les commissaires institués par le gouvernement n’ont-ils pas toujours appelé l’attention des déposants sur les sujets qu’il importait de traiter. Cependant la lumière s’est produite en partie, puisque le gouvernement lui-même avait reconnu, en juin 1870, la nécessité d’introduire dans le Code civil une partie des modifications dont l’urgence est signalée, au point de vue de plusieurs jurisconsultes du Midi, dans le IIIe Appendice.

Ces modifications violeraient moins les principes que ne le ferait la restauration de la liberté testamentaire au profit exclusif de la très petite propriété. Mais, dans l’état actuel des préjugés, cette dernière réforme aurait des avantages décisifs. Elle favoriserait l’élévation graduelle de ceux qui sont parvenus aux premiers échelons de la propriété. Elle désintéresserait les ennemis systématiques de la grande propriété, sans causer à celle-ci aucun dommage. La liberté produirait immédiatement ses fruits dans la France méridionale, où les petits propriétaires en apprécient les bienfaits depuis un temps immémorial. Enfin la vue de ces bienfaits et le sentiment de l’égalité légitime conseilleraient bientôt d’étendre ces mêmes bienfaits à la nation entière.

IV

NOTE ADDITIONNELLE, PAR M. SEVIN-REYBERT (1884)

De tous les documents accumulés par l’auteur de la Réforme sociale pour justifier ses revendications persévérantes en faveur de la liberté de tester, l’état de frais qui précède est le plus justement célèbre. Il révèle un désordre social particulier à la France et indique fidèlement la conséquence fatale du partage forcé des petites successions échues à des mineurs orphelins, c’est-à-dire leur absorption totale par le fisc et les frais de justice. Signalé à l’attention du Corps législatif par M. le baron de Veauce, député de l’Allier, la discussion qu’il a provoquée, dans la séance mémorable du 5 avril 1865, lui a donné un énorme retentissement, que devaient bientôt augmenter encore les commentaires et les polémiques des gazettes judiciaires. Depuis lors il appartient à l’histoire ; sa divulgation aura eu pour résultat de détruire le prestige des codes, et il restera comme le stigmate d’un régime unique en Europe, dont les provinces détachées de la France en 1815 et 1871 se sont empressées d’atténuer les rigueurs.

Un défenseur inconséquent du principe de l’égalité des partages, M. Jules Brame, député du Nord, a livré à la publicité une série de faits non moins affligeants « Dans le Pas-de-Calais, 37 ares de terre ont été vendus 845 francs ; les frais préparatoires se sont élevés à 1, 862 francs. Dans le département du Nord, six lots de terre vendus pour un prix total de 36 francs ont exigé 758 fr. 85 de frais. Dans le même département, des lots vendus 51, 58 et 55 francs ont donné lieu à des frais respectifs s’élevant à 210, 250 et 501 fr. 92. Dans le département de Seine-et-Oise, des lots vendus 69, 70 et 105 francs correspondent à des frais de 440, 627 et 1,125 fr. Dans la Seine-Inférieure, divers lots adjugés 500, 1,125, 580, 25 et 25 francs ont entraîné respectivement des frais de 1,056, 1,574, 935, 611 et 1,906 francs. On pourrait appuyer ces faits par cent mille autres de même nature. Ils se reproduisent sans cesse dans chacune des localités de l’empire. — Un statisticien ne serait pas embarrassé pour démontrer que les partages judiciaires font de plus nombreuses victimes que tous les fléaux réunis[15]. »

La réforme d’un pareil état de choses devenait indispensable. Une commission avait été instituée au ministère de la justice, en 1862, pour préparer une révision générale du Code de procédure civile. Sur sa demande, les tableaux de statistique concernant les ventes judiciaires furent disposés de façon à présenter clairement le rapport des frais aux produits. Il a été alors possible de constater la gravité et la progression du mal. C’est aux trois plus récents Rapports du garde des sceaux sur l’administration de la justice civile que sont empruntés les renseignements suivants, qui doivent être considérés comme la confirmation officielle des faits dévoilés pour la première fois par la monographie du journalier agriculteur du Nivernais.

« Le montant moyen des frais par procédure, qui n’avait pas excédé 521 francs en 1862-1865, est monté à 532 francs en 1866-1870, à 592 francs en 1871-1875 et à 647 francs en 1876-1880. Mais c’est surtout par catégorie de prix qu’il importe d’envisager les frais ; le tableau qui suit permet de se convaincre que le législateur de 1841 et les auteurs de l’ordonnance du 10 octobre de la même année ne se sont pas assez préoccupés de la petite propriété. »

Extrait du tableau indiquant le montant des frais par 100 francs du prix d’adjudication, lorsqu’il ne dépasse pas 500 francs.

Années
1862 à 1865 
119.57
pour 100[16]
1866 à 1870 
113.98
1871 à 1875 
121.55
1876 à 1880 
137.89

Pendant l’année 1882, il a été procédé à 1,314 ventes judiciaires d’immeubles dont le prix est resté inférieur à 501 francs ; elles n’ont produit ensemble que 358,282 fr. et ont occasionné 512,938 fr. de frais ; la proportion toujours croissante des frais a donc atteint 143 fr. 24 cent. pour 100[17].

« Ainsi, dans les ventes d’immeubles adjugés 500 francs et moins, les frais absorbent la valeur des propriétés. Les vices de la législation de 1841 n’avaient pas tardé à frapper l’attention des jurisconsultes, mais ce n’est que vers 1856 que le gouvernement étudia les moyens d’y remédier[18]. Plus tard, la commission de 1862 avait préparé un nouveau tarif ; on attendit pour le soumettre au Corps législatif que le travail d’ensemble fût terminé, ce qui n’arriva qu’en 1868. Le conseil d’Etat était saisi du projet complet de réforme du Code de procédure civile, quand survinrent les événements de 1870-1871 et l’incendie du palais du conseil, qui fit disparaître tous ces documents.

« Le gouvernement a présenté aux chambres en 1878 et 1881 de nouveaux projets de loi sur les ventes judiciaires d’immeubles qui sont venus se joindre à des propositions dues à l’initiative parlementaire. La Chambre des députés a voté dans sa séance du 29 juin 1882 une loi qui aura pour effet de réduire de quatre cinquièmes les frais dans les ventes dont le prix ne dépassera pas 2,000 francs[19]. »

Il suffira de rapporter ici les deux dispositions les plus caractéristiques de cette loi, qui a été ratifiée par le Sénat le 4 avril 1884.

Lorsque le prix d’adjudication d’un immeuble vendu judiciairement ne dépassera pas 2,000 fr., toutes les sommes payées pour droit de timbre, d’enregistrement de greffe et d’hypothèques seront restituées par le trésor public ; et si le prix ne dépasse pas 1,000 francs, les divers agents de la loi subiront une réduction d’un quart sur les émoluments qui leur sont alloués par le tarif[20].

La nouvelle loi dégrèvera évidemment dans une certaine proportion les petites successions immobilières, mais au détriment des contribuables et des officiers ministériels. Elle institue en matière de ventes une nouvelle forme d’assistance judiciaire ; aussi ne constitue-t-elle, de l’aveu même de ses auteurs, qu’un palliatif insuffisant.

Le mal a son principe dans une législation révolutionnaire, contraire à la nature des choses et à la coutume du genre humain, qui rend impossible la transmission héréditaire du foyer et de l’atelier de travail, et refoule brutalement dans le prolétariat les familles ouvrières les plus laborieuses et les plus intéressantes, dès qu’elles sont parvenues à conquérir, par l’épargne et par l’acquisition d’une petite propriété, un premier degré d’indépendance, de bien-être et de stabilité. Des mesures d’exception et des tarifs de faveur ne changeront pas sensiblement cette situation déplorable tant que la cause du mal subsistera.

La petite propriété ne demande pas l’aumône, mais la liberté[21].


  1. La Réforme sociale, chap. 25 : le foyer domestique. = L’Organisation du travail, § 24 : 5e pratique de la coutume des ateliers : union indissoluble entre la famille et son foyer.
  2. La 1re édition de cette monographie a été publiée comme annexe à la Réforme sociale. Elle indiquait ici, par erreur, l’année 1844. Cette date, comme le rappelait d’ailleurs un autre passage de la monographie, se rapportait, non au début du drame, mais à la réception du Document.
  3. Ce tableau affligea beaucoup l’empereur Napoléon III. Ce souverain fut l’homme de notre temps qui m’a paru compatir le plus vivement à la souffrance physique du pauvre. Il ne put supporter la pensée que cet odieux régime se continuât sous son règne. Dès la publication du livre, il invita M. de Morny à provoquer dans le sein du Corps législatif l’abolition du Partage forcé. (Voir la Réforme sociale, ch. 23, n. 14.) Cette tentative ayant échoué devant la résistance des légistes de cette assemblée, l’empereur chargea un habile conseiller d’État de préparer un projet de loi qui devait être conforme à la conclusion finale de ce Document, c’est-à-dire qui aurait eu pour effet de conférer la Liberté testamentaire à la petite propriété. Cette tentative fut, comme la première, déjouée par la malsaine influence des légistes et des corps privilégiés.
    En cette circonstance, les personnes coalisées contre la réforme mirent en avant le banal fantôme du droit d’aînesse. Violant les plus évidentes indications de la raison et de l’expérience, mais comptant sur les préjugés révolutionnaires et sur l’inattention publique, les opposants affirmèrent que le retour à la liberté fournirait aux ennemis de l’Empire le moyen de lui aliéner le cœur des paysans. Indigné de ces manœuvres, qui l’arrêtaient dans son travail, mon collègue, homme énergique et habile orateur, déclara qu’il se chargerait volontiers de démontrer aux propriétaires fonciers, grands ou petits, que leurs pires ennemis étaient les adversaires du testament. (Note de 1874.) — Voir la Note additionnelle § IV de cet Appendice.
  4. Voir, dans le Bulletin de la Société d’économie sociale, le compte rendu de la séance du 25 février 1866, comprenant le rapport de M. le comte Benoist d’Azy, les éclaircissements donnés par M. Gautrelet, ancien avoué à Château-Chinon (Nièvre), et les discussions qui en ont été la suite. (Note de 1866)
  5. Les améliorations résultant de la loi de 1841 ont été d’ailleurs en partie annihilées par la promulgation des lois fiscales qui ont suivi les événements de 1870-1871). (Note de 1884.)
  6. Voir ci-dessous, § IV, Note additionnelle.
  7. La Réforme sociale, 63, XIX. = L’Organisation du travail, §54.
  8. La Réforme sociale, 20, VI.
  9. La Réforme sociale, 61, VI à XII. En France, la difficulté vient surtout des réclamations élevées par les officiers ministériels qui interviennent dans le partage des successions. L’allègement des charges de la petite propriété entraînerait une diminution proportionnelle dans le revenu des offices. Or ces offices ayant été concédés gratuitement aux premiers titulaires, la jurisprudence administrative repousse, en principe, les compensations réclamées par leurs successeurs. Les Anglais réussissent mieux dans leurs réformes, parce qu’ils conjurent toujours ces sortes de résistances à l’aide d’indemnités équitables. Ils ne veulent pas que le sort des particuliers s’améliore au détriment des fonctionnaires publics. On ne saurait trop insister sur l’opportunité de cette judicieuse pratique. (Voir La Réforme sociale, 67, XXIII, note 18 ; l’Organisation du travail, §54.)
  10. La Réforme sociale, 62, XII à XIV.
  11. Les Ouvriers européens, 1re édit. Appendice, p. 288, 2e édit.
  12. Voir le projet de loi modifiant les articles 826 et 832 du Code civil, présenté au Sénat le 28 juin 1870.
  13. La Réforme sociale, 64, IV.
  14. Les Unions de la paix sociale, prenant pour guide la belle enquête faite en 1868 sous les auspices de la Société d’économie sociale par M. Claudio Jannet, dans la Provence et le Dauphiné (Bulletin, t. II), ont ouvert à leur tour dans la France entière une vaste enquête sur l’État des familles et l’application des lois de succession. (Bulletin de la Société d’économie sociale, t. VIII, séances de mai 1883, et la Réforme sociale, n° du 15 juin 1883.) Il importe de poursuivre de tous côtés cette enquête, dût-elle reproduire souvent les mêmes faits : ce n’est que par la multiplicité des observations directes qu’on triomphera à la longue des idées préconcues et de l’inattention publique. (Note de 1884.)
  15. Jules Brame, L’héritage dévoré par le fisc et la procédure. Brochure in-8o de 63 pages ; 2e édition, 1867. Paris, librairie internationale.
  16. Journal officiel du 18 août 1882.
  17. Journal officiel du 3 avril 1884.
  18. F. Le Play venait d’être nommé conseiller d’État par décret impérial du 29 décembre 1855.
  19. Journal officiel du 18 août 1882.
  20. Journal officiel, 5 avril 1884.
  21. La révision générale du Code de procédure n’a pas cessé d’être à l’ordre du jour. Un décret du 12 juillet 1883 a institué une nouvelle commission extra-parlementaire pour reprendre l’œuvre interrompue de la commission de 1882. Divers symptômes permettent de prévoir que la réforme du Code civil s’imposera bientôt irrésistiblement.