L’Orient (Gautier)/Le théâtre turc à Constantinople
LE THÉÂTRE TURC
À CONSTANTINOPLE.
Mon cher Louis[1], voici que j’arrive enfin pour te relever de la longue faction de quatre mois que tu as faite à ma place dans la guérite du feuilleton, le lorgnon à l’œil, la plume au bras, disant aux pièces : « Passez au large, » ou bien : « Entrez, » suivant leur mérite. Tu as vu par intérim les vaudevilles d’été, les mélodrames caniculaires : tu as assisté avec un rare courage au défilé des ours les plus chenus et les plus grognons : les théâtres ont vidé leurs arrière-cartons sur ta tête innocents, tandis que moi, je m’enivrais, non sans remords, de lumière et d’azur dans ces beaux pays aimés du soleil ; ami coupable, je me promenais aux Eaux douces d’Asie ou je grimpais à l’Acropole, le jour même ou tu tâchais de rendre supportable, à force de traits et de style, l’analyse de quelque imbroglio stupide ; reçois ici mes remercîments pour ce temps de liberté que tu m’as donné.
À peine ai-je eu le temps de jeter là mon fez et mes babouches ; j’ai encore dans les oreilles le tumulte des roues, le râle des machines à vapeur, le claquement du fouet des postillons, et dans les yeux l’éblouissement des levers et des couchers du soleil, des mers et des montagnes, des villes qui se succèdent comme un rêve, découpées sur des horizons de feu ; je ressemble un peu à l’élève de Faust, et mon cerveau tourne comme une meule de moulin. Cependant j’ai couru çà et là, m’informant, m’enquérant partout pour savoir « si l’art en était à un bon point, » et il m’a semblé que l’on s’occupait fort peu de l’art. Les théâtres élevaient des arcs-de-triomphe et cherchaient des devises latines pour l’entrée du prince président, sans le moindre souci des feuilletonistes, privés de premières représentations. — Deux opérettes en un acte au Théâtre Lyrique, voilà tout le butin de la quinzaine. Vous ne trouverez donc pas mauvais si, pour suppléer à cette disette, je cherche dans mes souvenirs de voyage quelque impression qui rentre dans le cadre d’un feuilleton dramatique. À défaut de tragédie, de drame et d’opéra, je vous parlerai des comédiens turcs de Moda-Bournou. J’eusse sans doute mieux aimé soulever des questions d’esthétique à propos de quelque grand ouvrage sérieux et de haute portée, mais le critique ne travaille que sur les matériaux qu’on lui livre, et le sujet manque. Acceptez donc, faute de mieux, mes bouffons turcs ; ils ne valent pas Sainville, Ravel, Grassot, Hoffmann, pourtant ils ont une originalité qui leur fera peut-être trouver grâce devant vous.
Si le dimanche vous prenez à l’escale de Tophané, près de la mosquée du sultan Mahmoud, un caïque à deux paires de rames, en prononçant le mot Kadi-Keuï, au bout de vingt-cinq ou de trente minutes il vous déposera vis-à-vis de la Corne-d’Or, sur une jolie plage de la côte d’Asie bordée de cafés et d’habitations peintes de couleurs riantes. Vous suivez une rue étroite dont les maisons surplombent et font sur la voie publique des angles et des retraites bizarres. Comme le village est presque tout entier arménien, les portes entr’ouvertes et les fenêtres soulevées encadrent beaucoup de charmants visages de femme aux grands yeux noirs, aux traits réguliers, spectacle agréable à l’étranger las du bal masqué perpétuel de Constantinople ; puis vous longez une muraille que débordent des brindilles de vigne et de vigoureuses frondaisons de figuier, et vous arrivez à un charmant petit golfe qui fait face aux Îles-des-Princes. Vous entendrez peut-être, sous les beaux arbres penchés qui garnissent l’escarpement de la rive, ronfler le tarbouka, grincer le rebec et piauler la flûte, accompagnant des voix nasillardes : mais ne vous arrêtez pas, ce ne sont que de simples chanteurs de café ; descendez et remontez cet étroit sentier à pic taillé dans la falaise, dont la mer transparente baigne le pied, et vous arriverez au plateau de Moda-Bournou.
Des arabas et des talikas arrêtés, des chevaux de main tenus en bride par des nègres et des saïs, des vendeurs d’eau et de sorbets, des boutiques improvisées de melons, de pastèques et de raisins, forment un attroupement joyeux en dehors d’une enceinte fermée par des toiles vertes tendues de manière à intercepter le regard et rappelant les barraques des spectacles forains aux Champs-Élysées les jours de réjouissance publique.
Cette tenture part du coin d’une maison de bois, et se rattache à un grand arbre incliné sur la mer ; les autres côtés, taillés à pic, n’ont pas besoin d’être défendus contre les regards curieux qui voudraient jouir gratis de divertissement.
Le bureau des billets est tenu par un nain sexagénaire très-hideux et très-fantastique, remplissant les fonctions de placeur. Il me fit monter, moi et mes camarades, par un escalier chancelant, au premier étage de la maison, dont les fenêtres servaient de premières loges, nous installa sur des carreaux, et descendit après avoir mis auprès de chacun de nous une pipe et une tasse de café, accompagnement obligé de tout plaisir turc.
La perspective que l’on avait de ces fenêtres-loges était vraiment originale et pittoresque ; la place où devaient parader les bouffons turcs formait une espèce de trapèze bordé de deux côtés par les spectateurs mâles et de l’autre par le sérail, hangar couvert de planches et garni d’une claire-voie à mi-hauteur. Le sérail est l’endroit réservé aux femmes, car en Turquie les deux sexes sont toujours séparés, et un mari regarderait comme souverainement indécent de s’asseoir auprès de ses épouses.
Tout ce monde, les uns avec le fez rouge et la redingote boutonnée du Nizam, les autres avec l’ancien costume national, se tenaient accroupis sur des tapis de Symrne ou de minces matelas étendus à terre, croquant des sucreries, mordant à belles dents la chair rose des pastèques, aspirant la fumée du chibouck, faisant bouillonner l’eau dans la carafe de cristal des narguilhés ; les femmes pépiaient et jacassaient derrière leur treillis comme des oiseaux en cage, et de notre fenêtre nous apercevions leurs yamacks blancs et leurs feredgés bleu de ciel, rose-mauve, vert-pomme et autres couleurs gaies. Un soleil éclatant dorait la place vide que les acteurs allaient occuper, et la mer étincelait à travers les oliviers et les tamarins ; les musiciens, établis à l’ombre au bas de la maison, faisaient bourdonner et frissonner leurs instruments de musique, comme pour préluder à l’ouverture ; c’était charmant.
Un tumulte étrange, composé de sons discordants et sauvages, et rappelant assez une symphonie de musicien savant, salua l’entrée des acteurs. Cet orchestre se composait de deux guitares grattées avec une plume, d’un rebec joué en contrebasse, de deux paires de timbales et d’une flûte-clarinette où soufflait, comme un aveugle, un vieillard tout cassé et comme momifié par l’âge. — La pièce commençait.
Deux hammals ou portefaix d’Asie s’avancèrent portant un baril microscopique suspendu à la barre qui sert, à Constantinople, à soutenir les fardeaux pesants que ne pourrait remuer un seul homme ; ces hammals étaient vêtus d’une casaque grise, bordée de dentelures de drap jaune, rouge et bleu, d’un pantalon bouffant mais étroit des jambes et liseré d’agréments noirs, et coiffés d’un haut chapeau de feutre mou que je ne saurais mieux comparer qu’à une chausse à filtrer : l’un était maigre, sec, nerveux, très-fin de physionomie ; l’autre épais, robuste, avec des formes d’éléphant ou de mastodonte. Tous deux semblaient faire d’énormes efforts pour supporter ce baril gros comme le poing ; ils chancelaient, bifurquaient leurs jambes et s’arc-boutaient comme écrasés sous le faix.
Que contenait ce baril mystérieux ? Du raki, espèce d’eau-de-vie blanche que les hammals portaient pour le compte d’un négociant franc de Para qui voulait établir un cabaret.
Le Franc, habillé en Robert-Macaire, d’une vieille redingote de lustrine noire, luisante aux coudes, les jambes ensevelies dans de larges pantalons sales, sans cravate, n’ayant pour tout linge qu’une chemise de soie turque, refuse aux hammals de leur payer le prix convenu pour le transport du baril de raki. Ce refus forme le nœud de la pièce et devient la source d’une interminable cascade de calottes, de coups de pied, de coups de poing.
Le hammal maigre persiste avec une opiniâtreté de mulet exiger à son dû ; il se fait le génie malfaisant du cabaret ; il se plaint au chef des hammals, espèce de grotesque à barbe rousse, ayant un turban à côtes de melon de couleurs variées comme les tranches d’une glace plombière, un dolman rouge à la Bajazet, et agitant un bâton rembourré ; il va réveiller la police et le cadi qui paraît suivi de cinq ou six escogriffes affublés de costumes extravagants et de turbans en moules de pâtisserie, à enroulements prodigieux comme du temps des janissaires, enjolivés de plumeaux, d’ailes de cygnes, d’aigrettes de balai, et auxquels il ne manquait vraiment que les bougies allumées de la cérémonie du Bourgeois gentilhomme. On cite le négociant à comparaître, et l’explication se résout dans une mêlée générale où tous les turbans roulent à terre.
La chute des turbans est un puissant moyen de comique dans les pièces turques. Rien, en effet, n’est plus drôle que de voir apparaître ces crânes rasés, bleuis, sur lesquels se tord, comme une queue de potiron, une mèche unique de cheveux. Le Franc promet de payer le hammal sur ses gains futurs, et la paix se rétablit momentanément.
Le commerce de raki ne prospère pas : le Franc et son valet sont les meilleures pratiques du cabaret. Il faut des attractions plus fortes pour achalander la boutique : on engage des musiciens et des danseuses.
Les danseuses sont de jeunes garçons travestis, car la pudeur turque ne permet pas que des femmes paraissent en public.
Le hammal persécuteur embrasse les danseuses et dérange tout ; une volée de bois vert le met en fuite et le force à se réfugier sur un arbre, ce qui permet la continuation des exercices chorégraphiques.
Ces danseuses, ou plutôt ces danseurs, méritent une description particulière ; l’un d’eux, par la finesse de ses traits, la blancheur de son col, ses cheveux blonds en spirale, son mouchoir bleu posé à la grecque sur le sommet de la tête, son air modeste et sa taille de guêpe faisait une illusion complète et semblait en effet une jeune et jolie femme. Son costume du reste était des plus élégants ; il se composait d’une veste de drap vert agrémentée de soutaches, d’une chemise de gaze de soie, de deux tuniques superposées de taffetas zinzolin, frangées de jaune, et serrées par une ceinture de soie rouge.
Les deux autres ne différaient de leur partner que par la coiffure, consistant en un fez rouge autour duquel s’enroulaient de grosses nattes de faux cheveux. — Ce trio exécuta, avec des cambrures et des torsions de reins qui chez nous inquiéteraient la susceptibilité pudique des sergents de ville, une espèce de romaïque d’un caractère assez original, et qui parut faire grand plaisir à l’assemblée.
Aux danseuses succédèrent les Albanais en vestes et en guêtres noires, passementées de rouge, en fustanelles plissées, qui dansèrent, en faisant des contorsions terribles, un pas guerrier de leur pays. Leurs tempes rasées, leurs béguins blancs surmontés d’un petit rond rouge semblable à une croûte de pâté, leurs grandes moustaches, leurs yeux hagards leur donnaient une mine farouche et truculente « très-horrifique, » comme dirait Rabelais. Sans vouloir entacher ici leur moralité, je dois dire qu’ils avaient l’air de parfaits scélérats.
Le cabaret de Franc devient ainsi un lieu de délices dont la renommé parvient jusqu’au shah de Perse, qui arrive avec sa suite. Les Persans jouent dans l’art dramatique turc le même rôle que les Anglais dans nos vaudevilles. Leur accent emphatique, leur gravité raide, leur costume bizarre sont parodiés avec une verve intarissable.
Le shah plie sous le poids d’un turban pharamineux allongé en mître et entouré d’un chale à replis multiples. Il porte une robe jaune à palmes de cachemire, sanglée d’un second chale qui fait vingt fois le tour de son corps efflanqué, et tient à la main une fourchette en fer qui lui sert à s’appuyer le coude lorsqu’il s’asseoit sur son tapis. Ce shah a la mine abîmée de débauche et d’opium, et ressemble étonnamment à Élie dans la scène du Marché des Esclaves, dans le ballet du Diable amoureux.
Derrière le shah marchent six chenapans coiffés de leurs bonnets d’agneau noir, et la masse d’armes appuyée à la hanche à la mode des Persans. Le shah prend place et les danses recommencent. Il est si satisfait qu’il donne cinq cents bourses au Franc, qui désormais pourra payer le hammal.
Cette farce, dont je n’ai pu suivre que la pantomime, ne sachant pas le turc, devait être très-comique, à en juger par les éclats de rire de l’assistance ; les acteurs débitaient leur rôle avec beaucoup de feu et de variété d’intonation. L’accent européen du Franc, l’accent persan du shah étaient saisissables même pour moi.
La représentation finie, les femmes remontèrent dans leurs talikas, protégées par les eunuques, qui écartaient la foule ; les hommes mirent au galop leurs beaux chevaux barbes, et moi je retournai paisiblement à mon caïque, riant encore à part moi de ces figures grotesques rappelant pour la fantaisie extravagante les songes drolatiques d’Alcofribas Nasier.
- ↑ Louis de Cormenin.