L’Orient (Gautier)/Excursion en Grèce

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Fasquelle (1p. 101-148).

EXCURSION EN GRÈCE


I

l’imperatore et l’arciduca lodovico

Lorsque l’on vient de Constantinople, même dans les temps le plus sains, on est toujours en suspicion de peste, et si l’on veut prendre le paquebot de correspondance pour Athènes, il faut subir une quarantaine de vingt-quatre heures devant Syra, le point d’intersection de toutes les lignes de bateaux à vapeur du Levant. Cette quarantaine se fait, non dans le lazaret dont on aperçoit les constructions au bord de la mer, à quelque distance de la ville, vers la pointe de terre qui regarde Tinos, mais sur le bâtiment lui-même, qu’un pavillon d’un jaune malade, hissé au grand mât, avertit d’éviter.

Il n’y a rien de plus contrariant que d’être en vue de terre et de n’y pouvoir descendre ; c’est une variété du supplice de Tantale oubliée dans l’enfer. Heureusement j’avais déjà visité Syra à mon premier voyage, et ma curiosité était modérée sur ce point. Je passai tranquillement la journée à fumer appuyé sur le bastingage, regardant la ville crayeuse étagée en amphithéâtre, le mouvement du port et les navires en construction dans les calles ; sous cette lumière éclatante et à cette distance, on distinguait aisément les détails des maison : et les accidents de terrain de la fauve montagne à laquelle s’applique ce blanc triangle.

Quoique le temps fût très-beau en apparence, un reste de houle balançait sur ses deux ancres le magnifique bateau à vapeur l’Imperatore, un des plus puissants de la flotte du Lloyd Austriaco ; par le ciel le plus beau et le soleil le plus brillant, un vent du nord-est nous avait pris en flanc au sortir du golfe de Smyrne, et secoué de la belle manière ; le tuyau de la cheminée était blanchi jusqu’au milieu par la folle écume des vagues, et le long de Tinos, où un pyroscaphe anglais se tenait abrité, ne pouvant aller plus loin. Pour arriver, nous avions eu à fendre une mer très-grosse et très-dure que labourait à grand’peine notre roue inondée d’eau et poussée par l’effort de la machine chauffée à outrance.

Quoique la rade de Syra soit ouverte à tous les vents et assez mal défendue de la houle du large, comme la brise était un peu tombée, nous nous trouvions, relativement, très-tranquilles. Plus de ces affreux craquements si insupportables dans un navire qui fatigue, et qui semblent présager sa dislocation complète ; plus de ces cliquetis inquiétants de vaisselle ; plus de ces chaises envoyées d’un bout à l’autre du salon par un coup de roulis ou un coup de tangage ; plus de ces plaintes sourdes, de ces gémissements inarticulés, de ces efforts convulsifs de la machine haletante, de ces bruits pleins d’angoisse, de ces soupirs presque humains qu’exhalent, comme des poitrines oppressées, les profondeurs d’un bateau à vapeur poursuivant sa route par un gros temps.

Profitons de ce calme pour examiner un peu les passagers, nos compagnons de route. Les bateaux à vapeur autrichiens qui desservent les lignes du Levant établissent, par une concession bien entendue aux habitudes de leur clientèle orientale, une espèce de parc réservé, fermé d’une claire-voie à hauteur d’appui et qu’on appelle le sérail, sur le tillac, où, d’ordinaire, le capitaine et les voyageurs de première classe ont seuls le privilège de se promener. Les Turcs, grâce à cet aménagement, peuvent mettre leurs femmes à l’abri du contact des chiens de giaours et voyager sans faire souffrir leur jalousie naturelle. Cette partie des bateaux est, comme vous le pensez bien, la plus curieuse et la plus pittoresque.

Chaque famille orientale se pose dans son coin, accroupie ou couchée sur des tapis de Smyrne ou de minces matelas ; une cruche en poterie verte de Gallipoli, diaprée de dessins dont le vernis jaune imite l’or, contient l’eau nécessaire à la traversée ; un cabas de sparteries renferme les provisions, car les Turcs ne descendent jamais prendre place à la table du bord, soit par avarice, soit par crainte de toucher à des mets impurs ou apprêtés contrairement à leur foi. Nuit et jour ils restent sur le pont, abrités contre le soleil par la tente du navire, et contre le froid ou l’humidité, par des cabans, des pelisses, des fourrures, des couvertures piquées en soie rayée de Brousse. Il y avait deux ou trois vieilles Smyrniotes avec la fausse nate enroulée autour de la calotte qui leur sert de coiffure, et une petite fille de onze à douze ans que nous avions prise à Metelin, enfant d’une physionomie très-hagarde et très-farouche, qui me rappela, par un de ces sauts de pensée si fréquents et dont on ne saurait se rendre compte, la petite Fadette de Georges Sand, alors que son teint bistré, son air fou et ses yeux de charbon lui valaient, dans le village, le sobriquet de Grillot. Deux femmes turques, dont les jambes nues apparaissaient entre deux bottes jaunes et leurs feredgés de couleur tendre, faisaient groupe avec une femme revêtue de l’habbarah quadrillé du Caire ; à la sveltesse de son corps jaune et souple, se trahissant sous les plis du tissu, on devinait une fille d’Égypte aux formes de statue. Du reste, elle était hermétiquement et sauvagement voilée ; et toutes les fois qu’elle se sentait regardée, pour surcroît de précaution, elle tournait vers la mer sa figure cachée pourtant sous un épais tissu ou ramenait sur sa tête le pan de son manteau par un mouvement tout à fait antique. On voyait alors sa petite main délicate, un peu brunie, où tranchaient quelques bagues d’argent, et le commencement d’un bras autour duquel jouait un bracelet d’un travail grossier, mais d’un goût charmant, comme celui de presque tous ces joyaux barbares. J’ai assez voyagé pour avoir appris à respecter les usages et les préjugés des pays que le parcours, et je me tenais éloigné du sérail avec une réserve décente qui eût satisfait tout véritable osmanli ; mais, malgré moi, je sentais poindre en mon cœur un invincible désir, une fiévreuse curiosité de voir ce visage dérobé si obstinément. À quoi bon cette fantaisie sans but et sans résultat possible ? Cette fleur née dans le harem, destinée à y mourir obscurément après avoir épanché des parfums et fait briller ses couleurs pour un maître unique et jaloux, je voulais l’entrevoir, ne fût-ce qu’une minute, ne fût-ce qu’une seconde, pour en dérober une empreinte, comme le naturaliste le fait pour une de ces plantes rares qui poussent sur une Alpe inconnue.

Deux ou trois jours d’observation discrètement opiniâtre n’avaient amené aucun résultat ; mes yeux attentifs, et toujours braqués de ce côté, épiaient vainement l’occasion de commettre un larcin, malgré la complicité du vent qui soufflait à pleines joues et tourmentait les draperies de la jeune femme : le voile avait été sévèrement maintenu et rendait inutiles mes longues factions sur le pont. Enfin, un matin qu’il n’y avait que moi sur le tillac, roulé dans mon manteau comme un homme profondément endormi, et que le sérail était jonché de corps assoupis faisant bosse sous des monceaux de couvertures imprégnées de la rosée, la jeune femme se réveilla, se redressa à demi appuyée sur un de ses bras, et, ne voyant pas d’œil ouvert autour d’elle, écarta son voile pour respirer sans intermédiaire le souffle pur et frais de l’aurore ; elle avait de grands yeux étonnés, doux et tristes, des yeux d’antilope ou de gazelle, comparaison à laquelle il faut bien revenir, quoiqu’elle ne soit pas neuve, lorsque l’on parle d’yeux orientaux, car il n’y en a pas de meilleure, et nulle autre ne rendrait aussi bien leur sérénité animale. Son teint d’une blancheur particulière, et dont nos teints les plus purs ne sauraient donner l’idée, ressemblait à la pulpe des pétales de certaines fleurs de serre qui ne reçoivent jamais l’impression directe de l’air ou du soleil ; on y sentait la fraîcheur incolore et la pâleur mate d’une ombre perpétuelle, sans aucune apparence de souffrance ou de maladie. J’adore ces sortes de figures dont la couleur ne diffère pas de celle des portions ordinairement voilées du corps, et que rien ne paraît avoir défloré, pas même le contact de l’air, et je les préfère aux transparences les plus opalines, aux blancheurs les plus lactées des neigeuses filles du Nord. Sa bouche présentait cette moue arquée en dedans, ce vague demi-sourire qui donne aux lèvres des sphinx un attrait si mystérieux, et l’ensemble de sa tête formait un tout étrange et charmant, dont chaque détail, bien qu’entrevu une minute, se grava ineffaçablement dans ma mémoire. Quelqu’un sortit subitement des profondeurs de la cabine sa tête emmitouflée encore des foulards nocturnes, et posa pesamment sur le pont son pied chancelant de sommeil ; à ce bruit, la jeune femme fit un mouvement de biche surprise, et la petite main rejoignit les plis du voile, qui ne se rouvrit plus, à mon grand regret.

Je me demandai en moi-même si je n’avais pas commis une sorte d’indélicatesse en dérobant à cette jeune femme un aspect de sa beauté, en profanant d’un regard infidèle des charmes si bien défendus ; mais l’artiste et le voyageur ont leurs privilèges, et ma conscience fut bientôt rassurée.

Il y avait aussi, sur notre bateau, une famille anglaise venant de Calcutta, et suivie de deux domestiques indiens, mâle et femelle, du type le plus curieux. L’Indien, coiffé d’un turban rouge, dont les plis réguliers étaient maintenus par des épingles, le corps serré dans une tunique blanche, étroite des épaules, avec ses yeux d’argent bruni, son sourire blanc dans une barbe légère et crêpée, son teint chocolat et sa nuque bistrée, faisait paraître septentrionaux et presque Parisiens les Turcs et les Levantins accroupis sur le pont. Il allait et venait, déployant une activité silencieuse, pour prévenir les besoins de ses maîtres, se glissant partout, léger et muet comme un fantôme.

L’Indienne, attachée au service spécial de lady, était très-fauve et très-bronzée, de teint presque noir, mais d’un noir différent de celui des nègres. Son service fini, elle venait s’assoir près de son mari, sur un bout de natte auprès de la dunette, dans une de ces poses qui ne sont possibles qu’aux races orientales, et dont elles semblent avoir pris l’habitude dans la contemplation des idoles de jaspe et de basalte des temples primitifs. Un collier d’or et de plaques d’émail, assez semblable aux joyaux qui composaient la toilette de la bayadère Amani, entourait son cou à plusieurs replis, et les cartilages découpés de ses oreilles supportaient plusieurs grappes de pendeloques ; sa jupe, étroite et bridée, composée d’une bande d’étoffe tournée autour du corps, accusait des formes élégantes et sveltes, plus jeunes que le visage, fatigué et flétri déjà par un climat dévorant. Tous les mouvements de cette pauvre Indienne, transformée en femme de chambre par le caprice d’une riche Anglaise, avaient une noblesse, un style et une tournure étonnantes. Si les statues remuaient, elles remueraient ainsi. Je comparais, malgré moi, ces poses si pures, si justes, si élégantes de lignes, au mantien compassé et roide, aux grâces mécaniques des femmes européennes qui se trouvaient là et regardaient, s’imaginant être charmantes, à peu près comme on regarde une guenon habillée, d’un air de curiosité mêlée de dégoût, cette pauvre fille du Gange, frissonnant sous le soleil d’Orient, glacé pour elle, et je donnais la préférence à l’Indienne. Je ne remarquai pas qu’elle eût pour les aliments apprêtés à l’européenne les répugnances que manifestaient Amani, Saonderoun et Ramgoun ; mais, en m’approchant d’elle je vis à son poignet un tatouage bleu formant le monogramme de l’inscription tracée sur l’écriteau de la croix : J. N. R. J. ({Jésus de Nazareth, roi des Juifs). Elle ne croyait plus à la Trimurti de Brahma, de Wishnou et de Shiva, mais, au Père, au Fils et au Saint-Esprit : elle était chrétienne.

L’Anglais, chef de la famille, homme d’une correction et d’une élégance de tenue irréprochables, avait cependant rapporté de l’Inde quelques bizarreries de costume, commandées sans doute par le climat, et qu’il trouvait commode de conserver sous ce soleil de Grèce, encore passablement chaud pour un sujet britannique, entre autres, un chapeau en forme d’armet de Membrin, tout piqué et tout matelassé d’étoffe blanche ; invention excellente pour faire diverger les rayons solaires, mais qui avait le tort plastique de ressembler infiniment trop à un bourrelet d’enfant, coiffure tout à fait en désharmonie avec la tête fine, sérieuse et calme du capitaine.

Le lendemain, à midi, le chef de la santé, qui, la veille, avait pris notre patente avec des pincettes, et se tenant à distance, comme si nous eussions été constellés de bubons, vint faire l’appel, et, après avoir constaté que nous étions tous vivants et bien portants, leva enfin nos arrêts. Le pavillon jaune fut amené, et nous pûmes pratiquer librement avec les habitants de l’île. Les canots, rangés en cercle autour du bâtiment, abordèrent en toute hâte, et il nous fut loisible de descendre à terre.

Quoique je connusse Syra, je sautai dans une barque, car il est toujours agréable, après une traversée de plusieurs jours, de fouler « le plancher des vaches, » et c’est en mer surtout que l’on comprend toute la beauté de cet aphorisme exclamatif de Rabelais : « Ô bienheureux planteurs de choux ! ils ont un pied en terre et l’autre n’est pas loin ! »

Au bout de quelques heures de courses vagues à travers la haute et basse ville, je retournai à bord de l’Imperatore, qui devait me traverser dans l’Arciduca-Lodovico, petit steamer de correspondance, destiné à faire le trajet d’Athènes à Syra et vice versâ. Le Lodovico ne devait partir qu’à sept ou huit heures du soir, pour arriver le matin au Pirée, et je m’amusai, en attendant, à regarder les tours d’un saltimbanque installé sur le pont, où il jouait des gobelets, et faisait sortir, en imitant le gloussement d’une poule, une multitude d’œufs d’un sac en apparence vide. La représentation se termina par un pas bizarre qu’exécutèrent, au son d’une pochette grattée à toute outrance, deux jeunes garçons et une petite fille assez jolie, en maillot de coton et en jaquette de velours pailletté, dans le style troubadour et Champs-Élysées, qui frappaient en cadence, avec des espèces de cymbales, des genouillères et des brassards de métal retentissant.

Pendant cette représentation, l’Arciduca-Lodovico chauffait, et l’instant de dire adieu à ceux de nos compagnons de voyage qui poursuivaient leur route par Trieste arriva. Le transbordement opéré, le petit steamer commença à fouetter de ses palettes la mer passablement onduleuse encore, en longeant la côte montagneuse de Syra, dont on apercevait dans l’ombre les escarpements violâtres. De cette partie du voyage, je ne saurais dire grand’chose, quoique j’aie passé la nuit sur le pont. Mais il n’y avait pas de lune et je ne distinguais rien que quelques silhouettes confuses d’îles, quelques moutons blanchissant au loin sur la mer, quelques scintillements d’étoile se brisant dans l’écume d’une vague. Quoique aujourd’hui je ne trouve pas de mots pour décrire ce spectacle, il était vraiment très-beau, mais d’une beauté qui, faute de formes précises, échappe à toute description. Comment peindre la nuit sur l’immensité ? De temps à autre, il s’échappait de la cheminée de notre paquebot des gerbes d’étincelles rouges d’un effet charmant ; une houle plus haute dressait curieusement sa crête du fond noir de l’abîme, comme pour regarder par-dessus le bastingage ce qui se passait sur le pont, puis retombait en pluie salée.

Mes yeux ouverts dans l’ombre finirent par se fermer, quelque effort que je fisse pour ne pas m’endormir. Quand je me réveillai frissonnant sous l’impression glaciale du matin, de faibles lueurs blanchâtres commençaient à éclaircir le bord du ciel, les étoiles s’étaient éteintes ; Vénus seule brillait encore, et sa réverbération faisait une traînée de lumière dans l’eau ; une ligne sombre se dessinait confusément à l’horizon, c’était la Grèce, c’était l’Attique, le cap Sunium où le divin Platon s’entretenait avec ses disciples.

II

le pirée.

Le jour se levait lentement avec un crescendo de teintes plus délicatement ménagées encore que le fameux crescendo de violons du Désert de Félicien David : à mesure que le ciel s’éclairait, les lignes de la côte lointaine se dessinaient plus fermement et sortaient de la neutralité des vagues teintes crépusculaires. Tout ce rivage a l’air d’avoir été sculpté au ciseau dans une large veine de marbre, tant les lignes des montagnes sont harmonieuses et pures, heureusement proportionnées pour le regard ; rien de heurté, rien d’abrupte, rien de sauvagement grandiose ; mais partout une fermeté nette, une précision élégante, une belle teinte azurée et mate comme d’une fresque peinte sur la frise d’un temple blanc.

Au fond de ce golfe, Munychie et Phalère composaient avec le Pirée la trilogie des ports d’Athènes. Le Pirée, dans lequel nous ne tardâmes pas à entrer, est un bassin arrondi en coupe, suffisant pour les birèmes et les trirèmes antiques, mais où une flotte moderne serait singulièrement à l’étroit, quoique cependant il soit assez profond pour admettre des frégates et des vaisseaux de haut bord. Ce port se fermait autrefois par une chaîne reliée aux piédestaux des deux lions de grandeur colossale emportés comme trophée par le doge Morosini, et placés maintenant en vedette près de la porte de l’arsenal de Venise. Sur la droite, près d’un phare, on nous fit remarquer une espèce de tombeau ruiné où entrent les vagues de la mer ; c’est le tombeau de Thémistocle, du moins la tradition le dit ; et pourquoi la tradition aurait-elle tort ?

Le port était presque désert, à part quelques légers bâtiments à la flamme verte et blanche, couleurs du pavillon de Grèce, car Syra détourne à elle tout le mouvement et tout le commerce. La pure lumière du matin éclairait le quai de pierre, les maisons blanches et les toits de tuiles quadrillés de bandes symétriques du Pirée, bourgade complètement moderne, malgré son nom antique. Ces bâtisses, d’un aspect plus suisse qu’athénien, contrarient l’œil et l’imagination ; mais, si l’on néglige le premier plan un peu vulgaire, on est amplement dédommagé, et la magie du passé renaît tout entière.

Au fond se découpent en ondulations bleuâtres, à gauche, le mont Parnès ; à droite, le mont Hymette ; puis le Lycabète et le Pentélique un peu en recul et teintés par l’éloignement d’un azur plus faible. Dans l’espèce d’échancrure que forment à l’horizon les pentes des deux montagnes, un rocher soudain s’élève comme un trépied ou un autel. Sur ce rocher scintille, doré avec amour par le baiser du soleil levant, le triangle d’un fronton. Quelques colonnes se dessinent, laissant apercevoir l’air bleu à travers leurs interstices ; une large touche de lumière ébauche une haute tour carrée ; c’est Athènes, l’Athènes antique, l’Acropole, le Parthénon, restes sacrés, où tout amant du beau doit venir en pèlerinage du fond de sa terre barbare. Sur cette étroite plate-forme, le génie humain brûla comme un pur encens, et les dieux durent copier la forme inventée par l’homme.

Les noms de Périclès, de Phidias, d’Ictinus, d’Alcibiade, d’Aspasie, d’Aristophane, d’Eschyle, tous mes souvenirs de collége me bourdonnaient sur les lèvres comme un essaim doré des abeilles de l’Hymette voisin, lorsqu’un Grec, en costume de palikare, me tira par la manche et me demanda la clef de ma malle, qu’il visita, du reste, avec une négligence tout athénienne. Ô vicissitude des temps ! ô splendeurs évanouies ! ô poésies disparues ! Un douanier sur le rivage où Thésée posa le pied en revenant vainqueur de l’île de Crète ! Rien n’est plus simple, pourtant ! Mais, dans ces pays classiques, le passé est si vivace, qu’il permet à peine au présent de subsister.

Une émeute de calèches démantelées, de berlingots séculaires, de berlines invalides attelées d’haridelles efflanquées, se disputaient les voyageurs et les emportaient au grand galop dans des nuages de poussière, car ce ne sont pas des quadriges antiques, mais des fiacres numérotés qui vous conduisent du Pirée à Athènes. Je laissai partir les plus pressés, ayant déjà mon logement retenu à l’hôtel d’Angleterre, tenu par Élias Polichronopoulos et Yani Adamantopoulos, gaillards revêtus de magnifiques costumes grecs, qui entretiennent un émissaire non moins pittoresquement costumé sur le paquebot de correspondance de Syra.

J’avais très-faim, et l’idée de déjeuner deux heures plus tôt me détermina à commander mon repas dans une espèce d’hôtellerie-café située sur une place ornée d’une fontaine en marbre blanc, en forme de borne gigantesque, ne vomissant aucune eau par ses mufles de lion sculptés, mais surmontée d’un buste du roi Othon, œuvre sans doute de quelque ciseau bavarois. Cette absence d’humidité ne me surprit pas, elle est habituelle dans les pays chauds ; seulement, j’aurais voulu une architecture d’un goût moins massif. La terre de Grèce supporte difficilement la médiocrité en ce genre. Une demi-douzaine de rues se coupant à angles droits, et aboutissant bien vite à la campagne, composent tout le Pirée actuel. Des noms mythologiques rayonnent au coin de ces rues et contrastent avec leur prosaïque physionomie. Les maisons n’offrent rien de particulier que ce bariolage des toits dont j’ai déjà parlé, et qui s’obtient avec des lignes croisées de tuiles blanches tranchant sur les tuiles rouges.

Pour quelqu’un qui vient de Constantinople, où les rues ne peuvent se comparer qu’à des lits de torrents pierreux, c’est un plaisir de marcher de plain-pied sur les larges dalles de ces rues grecques, auxquelles l’édilité la plus susceptible ne saurait faire aucun reproche. En quelques minutes j’atteignis la campagne où miroitaient au soleil des flaques d’eau de quelques pouces de profondeur, qui exhalent des miasmes fiévreux. Trois ou quatre gamins, si ce terme irrévérencieux peut s’appliquer à de jeunes naturels de l’Attique, ayant de l’eau jusqu’au jarret, cherchaient dans la boue noire d’une rigole des vers rouges pour la pêche. C’étaient les seules figures qui animassent le paysage désert. Quant à la rigole vaseuse, je suis fâché de dire que c’était le Céphise, mais, comme Magnus dans les Burgraves, « la vérité m’y pousse. » Heureusement l’Acropole s’élevait radieuse au fond et rachetait la pauvreté des premiers plans.

Je revins à l’auberge où l’on me servit, dans une grande salle badigeonnée à la manière italienne et décorée de lithographies, pour la plupart indigènes, qui faisaient plus d’honneur au patriotisme qu’au talent des artistes : c’étaient les portraits de Marco Botzaris, d’Ypsilanti et autres héros de la guerre de l’indépendance, des allégories représentant le réveil et le triomphe de la Grèce foulant aux pieds des Turcs aussi laids que le fanatisme, l’envie et la discorde dans les plafonds mythologiques, des scènes de la révolution du 15 septembre 1843, le tout dessiné dans le goût des images de la rue Saint-Jacques et d’un style peut-être inférieur ; mentionnons aussi les portraits du roi et de la reine en costume national, portraits qu’on retrouve partout.

La salle inférieure, consacrée spécialement à la buvette, était garnie, au fond, d’un long comptoir derrière lequel s’élevait un buffet plein de bouteilles de raki, de marasquin, de rosolio et de liqueurs aux teintes transparentes. Sur les tables flânaient quelques journaux grecs où l’arrivée et le départ des navires, la mercuriale des denrées tenaient la plus grande place. Si je mentionne ces détails peu intéressants d’ailleurs, c’est à cause du contraste qu’ils présentent avec les imaginations qu’on se fait en dépit de soi sur la Grèce : on s’attend à trouver, bien que la plus simple réflexion vous démontre la nécessité du contraire, des boutiques d’œnopoles dans le goût de celles de Pompéi, avec des colonnes peintes d’ocre ou de minium jusqu’à mi-hauteur, des tablettes de marbre blanc, des fresques murales égayées de satyres, d’ægipans, de thyrses, de guirlandes de lierre, des amphores de tout volume, des cratères, des cyathes et des conges, un cabaretier et des buveurs contemporains d’Axiochus ou d’Alcibiade. Ce mirage involontaire vous rend injuste pour le présent.

Pour compensation au parfait-amour et au ratafia du comptoir, il y avait dans la cour des jarres de terre cuite d’une capacité et d’une forme tout antiques, destinées à contenir l’huile, et dont la forme n’a pas varié depuis le jour où Pallas aux yeux céruléens donna l’olivier à l’Attique. Des plantes grasses s’épanouissant sur une terrasse blanchie à la chaux et se découpant sur un ciel de lapis-lazuli, rétablissaient un peu la physionomie grecque de ce café peu attique.

Le Pirée exploré de fond en comble, ce qui n’est ni long ni difficile, je fis approcher une calèche, sur laquelle on chargea ma malle, et dont les chevaux, quoique bien dégénérés pour la forme de leurs ancêtres sculptés sur les frises du Parthénon, m’emportèrent du côté d’Athènes avec une rapidité qu’on n’était pas en droit d’attendre de leur piteuse apparence.

La route du Pirée à Athènes est rectiligne : elle raye de sa chaussée poussiéreuse une plaine aride couverte d’herbes desséchées assez semblables à des joncs marins. Au loin, à droite et à gauche, s’étagent des collines montagneuses, brûlées par le soleil et revêtues de ces teintes splendides que prend la terre, sous la lumière des pays chauds, lorsqu’elle est dépouillée de végétation. Ceux qui aiment le paysage épinard ne seraient pas contents de ce site de Thébaïde ; mais moi, qui n’ai pour les arbres qu’un goût très-modéré, trouvant qu’ils altèrent la beauté des lignes et font tache dans les horizons, je fus assez satisfait de la nudité sévère et mélancolique de cette campagne : un désert stérile, blanchâtre et silencieux fait bien à l’entour des villes mortes. Ne seriez-vous pas contrarié d’arriver à Rome, la ville éternelle, en traversant des carrés de choux, de betteraves et de colza ? Le présent doit laisser un espace vague autour de ces cités, spectres où le passé s’asseoit sur un socle encore debout, et où l’histoire conserve des formes visibles.

On évite ainsi la brutalité de la transition, et l’esprit a de l’espace libre pour la rêverie.

À égale distance à peu près de la mer et de la ville, on rencontre, de chaque côté de la route, un cabaret de planches et de pisé qu’ombragent quelques maigres arbres enfarinés de poussière. Les conducteurs s’arrêtent là quelques minutes, sous le prétexte d’abreuver les chevaux, mais, en réalité, pour s’abreuver eux-mêmes, non de vin, le peuple grec n’est pas ivrogne, mais de verres d’eau blanchie de mastic de Scio ; ils roulent dans leurs doigts une longue cigarette, font grimper sur le siége, en lapin, quelque ami ou quelque pratique qui les attendaient là, et l’on repart grand train.

Le bouquet d’oliviers traversé, on se trouve dans une espèce de plaine bosselée, cerclée de montagnes, au milieu de laquelle se dresse, solitaire, le grand rocher de l’Acropole : tous ces terrains sont fauves, arides, pulvérulents, dévorés de lumière et de soleil ; les ombres que projettent leurs rugosités sont bleuâtres et tranchent fortement avec le ton jaune général. La ville moderne ne se montre pas encore : on n’aperçoit que les escarpements décharnés de l’Acropole couronnée d’une muraille turque à fondations grecques et cyclopéennes. L’ancienne Athènes se développait entre l’Acropole et le Pirée ; l’Athènes actuelle semble se cacher derrière la citadelle, comme par une espèce de pudeur de cité déchue. L’œil ne la découvre que lorsqu’on a contourné l’Acropole et longé le temple de Thésée, situé non loin de la route et remarquable par l’intégrité de sa conservation.

Une grande rue se présente, bordée de maisons blanches à toits de tuiles, à contrevents verts, de l’aspect le plus bourgeoisement moderne, et qui ressemble, à faire peur, à une rue des Batignolles. Les constructions démontrent, de la part des maçons qui les ont bâties, une envie naïve de faire une Athènes à l’instar de Paris. Comme tous les peuples récemment sortis de la barbarie, les Grecs actuels copient la civilisation par son côté prosaïque et rêvent la rue de Rivoli à deux pas du Parthénon. Ils oublient humblement qu’ils ont été les premiers artistes du monde, et ils tâchent de nous copier, nous Welches, nous Vandales, nous Kimris, qui étions tatoués et portions des arêtes de poisson dans les narines quand Ictinus élevait le Parthénon et Mnésiclès les Propylées !

Une foule bigarrée se promenait dans cette rue, coupée à angles droits de plusieurs autres moins importantes ; les femmes étaient en très-petit nombre. Les mœurs des Turcs, longtemps possesseurs du pays, ont influé sur celles des Grecs, qui n’avaient besoin, du reste, que de continuer les traditions du gynécée pour trouver le harem naturel. Ce n’est pas qu’aucune loi astreigne les femmes à la réclusion ; mais elles sortent peu, et toutes les affaires extérieures, même les emplettes du ménage, sont faites par les hommes. Parmi les fracs européens, modelés sur ceux de Londres ou de Paris, étincelait, de loin en loin, un beau costume d’Albanais, de Maïnote ou de Palikare, d’une élégance théâtrale, et tranchant bizarrement sur le fond prosaïque d’une devanture de magasin remplie d’articles de Paris.

Le roi Othon devrait bien faire un décret pour exiger de tous ses sujets qu’ils portassent le costume national ; il n’en est pas assurément de plus charmant au monde, et ce serait dommage de le voir disparaître de la vie réelle pour ne plus figurer que dans les armoires des Babin et des madame Tussaud de l’avenir. Le chapeau de paille porté à la place de la calotte grecque rouge à houppe de soie bleue est déjà une altération fâcheuse qu’excuse a peine un soleil chauffé en moyenne à trente ou trente-six degrés.

La calèche s’arrêta devant l’hôtel d’Angleterre dont la vaste façade blanche donne sur une esplanade où est établi, à l’abri d’un hangar, un parc d’artillerie gardé par des soldats en fustanelle, en knémides et en vestes bleues d’azur galonnées de blanc, très-propres et très-pittoresques.

Plus loin, ayant à ses pieds un tas de masures et de bicoques formant la Setiniah des Turcs, l’Acropole montrait son flanc taillé à pic, et découpait avec une fermeté incroyable d’arêtes son diadème mural de temples sur l’air transparent et léger du ciel attique le plus pur qui soit au monde. Une lumière aveuglante inondait d’or et d’argent tous les pauvres détails, toutes les mesquineries du temps présent, et les cachait sous un voile radieux.

Sans prendre le temps de faire monter mon bagage dans ma chambre, j’aurais voulu courir tout de suite au Parthénon, si un domestique ganté et cravaté de blanc ne m’eût fait observer qu’il fallait une permission que, du reste, on ne refuse jamais. Force me fut donc de modérer mon impatience et de me laisser conduire au fond d’un jardin plein de myrtes, de lauriers-roses et de grenadiers, jusqu’au logis que je devais occuper, et des fenêtres duquel on découvrait, ô bonheur ! le sommet de l’Acropole et quelques colonnes du Parthénon !

III

les propylées.

Pour aller à l’Acropole, il faut traverser des ruelles désertes bordées de masures en ruines dont les portes entrouvertes vous laissent voir quelques marmots farouches à demi vêtus de haillons, quelque matrone hagarde au nez busqué, aux yeux d’oiseau de proie, à la natte tournée sur un fer crasseux, qui se retire précipitamment ; des chiens maigres au museau de loup, au pelage hérissé comme de l’herbe sèche, aboient, à votre passage, avec une vigilance que rien ne justifie ; Mercure, dieu des voleurs, ne trouverait rien à dérober dans ces chétives cabanes faites de boue et de pierraille, où éclatent çà et là un pur fragment de marbre antique, un tronçon de colonne, un bout d’architrave, débris d’un temple ou d’un édifice disparu. Un paysan, caparaçonné d’un de ces manteaux blancs à longs poils, coupés en façon de chasuble, vous coudoie dédaigneusement et s’enfonce, silencieux comme une ombre, dans une porte ou une rue transversale.

Si l’on creusait sous ce sol exhaussé par la poussière des siècles, on retrouverait sans doute les demeures de ces anciens Athéniens, dont le nom seul éveille une idée de poésie, d’art et d’élégance, car c’était de ce côté que se déployait la ville de Cécrops ; peut-être, en cheminant à travers ces décombres, avais-je sous les pieds le palais d’Alcibiade ou la petite maison de Socrate, ensevelis par cette lave de détritus dont le temps oblitère peu à peu les cités qu’il veut faire disparaître ; on dirait que la terre monte d’elle-même autour des villes mortes et en recouvre les cadavres par une sorte de piété funéraire.

Sur le flanc de l’Acropole que l’on contourne se distinguent des traces assez apparentes encore du théâtre de Bacchus, rebâti sous Périclès, où se sont jouées les tétralogies d’Eschyle, d’Euripide et de Sophocle, les comédies de Ménandre et d’Aristophane, ces chefs-d’œuvre du génie humain ! — Au-dessus des excavations circulaires qui marquent la place des gradins, s’élèvent les deux sveltes colonnes du monument choragique ; un peu plus loin se présentent les murailles massives, les forts piliers et les lourds arcs romains du théâtre d’Hérode Atticus ; vu à distance avec ses trois étages d’arcades, dont plusieurs sont rompues, il rappelle un aqueduc démantelé. Un fouillis de blocs de pierres bousculés, entre lesquels poussent des mauves et des orties qui trouvent là un peu d’humidité et d’ombre, et des masses de constructions effondrées se hérissent maintenant en amas désordonnés aux places où s’asseyaient autrefois les spectateurs. Cette ruine d’une architecture sévère et robuste, qu’on admirerait partout ailleurs, semble presque barbare à côté du Parthénon : le théâtre d’Hérode Atticus est bâti en pierres, ce qui convient à ses formes pesantes ; ou, s’il était revêtu de plaques de marbre, il n’en reste aucun vestige. Probablement des statues ornaient les espèces de niches ménagées dans le vide des arcades. Mais passons.

Une porte de bois vermoulu, gardée par un vétéran, ferme l’enceinte de l’Acropole ; il accompagne les visiteurs, et quand on pense aux déprédations que commettraient sans cette surveillance une foule de touristes : vandales, lords Elgin au petit pied, on se résigne aisément à ce petit ennui. Ce vétéran habite une maisonnette dont les murs forment une mosaïque incohérente de fragments antiques ; jamais plus riches matériaux n’ont servi à une plus chétive demeure.

Un sentier longeant les substructions qui supportent le temple de la Victoire Aptère, vous conduit, en quelques pas, au pied des Propylées, dont le temps, les bombes, les boulets, le feu du ciel, l’explosion de la poudre, les dégradations des Barbares ont pu mutiler, mais non altérer l’indestructible beauté. L’œuvre de Mnésiclès, après tant de désastres, enchante encore les yeux, et élève l’âme jusqu’aux plus hautes régions de l’art.

Il faut gravir, pour arriver aux Propylées, un terrain en pente, bouleversé de fouilles, encombré de quartiers de pierres, de blocs de marbre, perforé d’excavations, semé d’éclats de bombes, mêlés à quelques crânes et à quelques ossements humains. Cette pente, on n’en peut guère douter maintenant, était occupée par un gigantesque escalier, partant de la porte d’entrée, enfoui plus tard sous les décombres et les éboulements, et montant jusqu’à la base des colonnes doriques des Propylées, entre les substructions de la Pinacothèque et du temple de la Victoire Aptère ; des restes de degrés, mis à découvert à différentes hauteurs, permettent de restaurer en pensée l’escalier complet. Ainsi les pressentiments de Titeux, l’éminent architecte qui avait commencé ces fouilles, et qui est mort à la peine, se trouvent justifiés : en marchant avec précaution sur les planches et les poutrelles jetées d’un côté à l’autre des excavations, je suis descendu jusqu’au mur primitif de la porte inférieure, et je l’ai touché. — Les archéologues de profession ont discuté et discutent encore sur la réalité de cet escalier, dont il me paraît difficile de nier l’existence, après les modernes découvertes. Cette longue suite de degrés de marbre blanc aboutissant à ce majestueux portique devait produire un effet magnifique lorsque, sur ces assises étincelantes, se déroulaient, gracieusement étagées, les théories de jeunes éphèbes et de jeunes filles dans les cérémonies religieuses.

Si du bas de cette pente on lève les yeux en haut, l’on a, à gauche, le petit temple de la Victoire Aptère, qui se présente un peu obliquement avec ses quatre élégantes colonnes ioniennes sur une substruction revêtue de blocs de marbre. Derrière le temple se dresse une haute tour vénitienne, faite de débris antiques, dorée par le soleil de tons de terre de Sienne brûlée et dont la base engage et recouvre l’aile gauche des Propylées qui faisait retour vers le temple de la Victoire Aptère, et formait symétrie avec l’aile droite renfermant la Pinacothèque. Dans l’intérieur de la tour, où l’on pénètre par une brèche, l’on retrouve des colonnes empâtées de maçonnerie, de sorte que si l’on voulait abattre cette tour, relativement moderne, on découvrirait la partie masquée des Propylées et l’on rétablirait l’aspect primitif du monument ; il a été question de le faire, mais l’on a hésité. Cette tour, quelque barbare qu’elle soit, fait en quelque sorte partie intégrante de l’horizon d’Athènes. L’œil est habitué à voir sa masse fauve se découper sur l’azur des montagnes lointaines, et peut-être regretterait son absence.

En face s’élèvent, sur un soubassement de trois rangées de degrés, les six colonnes doriques des Propylées. Deux seulement sont entières et portent au-dessus de leur chapiteau un fragment de triglyphe ; c’est la première et la sixième ; les quatre autres sont tronquées à égale hauteur ; presque toutes ont leurs cannelures écaillées de plaques blanches qui attestent le passage des obus et des boulets. Les colonnes formant l’allée intérieure des Propylées sont également décapitées. Celles de la façade qui regarde le Parthénon ont été moins maltraitées : une seule a perdu ses assises supérieures.

La Pinacothèque, où Pausanias a vu tant de beaux tableaux de Xeuxis et de Polygnote, occupe l’aile en saillie faisant face a la tour vénitienne dont nous avons parlé tout à l’heure ; elle porte sur une substruction et présente un mur plan couronné d’une frise de triglyphe et de métopes auquel s’adosse une sorte de piédestal-pilier en marbre grisâtre un peu hors d’aplomb qui faisait pendant à un socle semblable maintenant disparu : ces piédestaux soutenaient autrefois les statues équestres des fils de Xénophon.

Cette aile, la partie la mieux conservée de tout l’édifice, est décorée sur son retour intérieur d’un petit ordre dorique très-élégant et très-fin, dont les colonnes sont d’une dimension beaucoup moindre que celle des puissantes colonnes des Propylées. Mnésiclès a sauvé cette différence avec un bonheur et une harmonie rares. Il laisse ainsi toute son importance au portique du milieu et évite la dissonance que produirait presque infailliblement un autre ordre. La Pinacothèque renferme deux chambres dont la première sert en quelque sorte de vestibule à la seconde, qui est beaucoup plus vaste.

L’on a beaucoup disserté sur ce point, à savoir si les peintures dont parle Pausanias, étaient des peintures murales ou des peintures exécutées sur des panneaux fixés aux parois de la Pinacothèque. L’examen même peu attentif des lieux montre que jamais ces murailles n’ont été préparées pour recevoir l’enduit que nécessite toute peinture à la fresque ou à l’encaustique ; elles sont trop lisses pour qu’aucune impression ait pu y tenir. Toute muraille revêtue jadis de peintures de ce genre a dû être piquée à la pointe et non aplanie à la gradine. Quant à la supposition de sujets exécutés sur des boiseries fixées avec des tenons de fer ou de bronze, elle tombe d’elle-même, car il n’y a pas un seul trou laissé par un crampon ou un clou dans les murs de la Pinacothèque. Les tableaux vus par Pausanias étaient peints sur du bois de cèdre ou de laryx femelle, suivant l’usage des artistes de l’antiquité, et complètement indépendants de l’édifice où ils étaient rassemblés comme les chefs-d’œuvre d’une galerie.

De la Pinacothèque on a fait un musée où l’on a rangé avec une sorte de classification anatomique les fragments de statues trouvées dans l’Acropole, à Athènes ou aux environs. Ici les têtes, là les troncs ; d’un côté, les jambes, de l’autre, les bras, et ainsi de suite ; tout cela très-mutilé, très-fruste, très-incomplet, une espèce de vallée de Josaphat de la sculpture où chaque corps serait bien embarrassé de réunir ses membres. Parmi ces débris resplendissent des formes admirables, des morceaux sublimes ; une déesse tombée de l’autel et mise en pièces se révèle tout d’un coup par une épaule, par un col où se nouent en gerbe des cheveux ambrosiens ; l’imagination reconstruit le corps absent plus beau peut-être qu’il n’était sorti du pur bloc de Paros ou de Pentélique, si toutefois l’imagination humaine peut aller en fait d’art au delà de l’idéal grec, et l’on se sent pris d’une sourde colère en pensant à la stupidité des barbares qui ont anéanti tant de chefs-d’œuvre pour le plaisir idiot de la destruction. On maudit aussi le temps, et on lui en veut de ne pas se contenter de faire disparaître les générations d’hommes, mais de s’acharner aussi contre les générations de statues. Qu’il mange la chair et non le marbre, ce Temps vorace !

L’on débouche des Propylées sur le terre-plein de l’Acropole par cinq portes. Celle du milieu est la plus haute, les autres suivent une loi de décroissance harmonieuse. Cette façade intérieure des Propylées a pour décoration six colonnes d’un ordre ionique très-chaste et très-contenu dans sa grâce sévère, afin de ne pas jurer avec la majesté dorique du reste de l’édifice. Elles sont, du reste, d’une conservation remarquable, et posent devant les architectes modernes comme des modèles d’une perfection désespérante, dont le secret reste inconnu, malgré toutes leurs études et toutes leurs mesures.

Quelle magnifique entrée à cette merveilleuse enceinte obstruée de chefs-d’œuvre devaient faire les Propylées avant les mutilations de toutes sortes qu’elles ont subies de la part des hommes et des siècles ! Quel sublime et majestueux portique au temple immortel d’Ictinus et de Phidias ! Quelle radieuse préface de marbre à cette grande page du Parthénon, à ce blanc sanctuaire de la vierge aux yeux verts ! Car il est impossible de voir dans le pur et sévère dorique de Mnésiclès autre chose qu’un vestibule triomphal, qu’un portique initiateur préparant le visiteur recueilli au spectacle surhumain qui l’attend lorsqu’il en aura dépassé les colonnes. Y voir une redoute destinée à défendre l’accès d’une forteresse, considérer ses entrecolonnements comme des barbacanes pour lancer des javelots, ses portes comme des baies à donner passage à des bandes armées, semble, à vrai dire, un de ces paradoxes scientifiques où l’on peut mettre beaucoup d’ingéniosité et d’érudition, sans être soi-même très-persuadé de ce qu’on dit. — Qu’on se soit battu dans les Propylées, cela est possible, cela est même certain ; les ducs d’Athènes y avaient établi leurs corps de garde et leurs écuries, et les lourds roussins normands rayaient de leurs sabots les purs marbres grecs. Les Turcs s’y étaient fait des casemates de boue et de torses de statues brisées. Le sang chrétien et le sang infidèle a taché plus d’une fois ces dalles polies. On se bat et on s’égorge partout. Les crânes fêlés qu’on rencontre dans tous les coins de l’Acropole en sont la preuve. Mais tout cela ne prouve pas que l’architecte des Propylées ait jamais voulu faire un bastion. Son œuvre n’est qu’un monument purement décoratif ; elle sert à être belle et à présenter aux yeux, de ce côté de l’Acropole, une perspective heureuse. C’était là sa raison d’être, et les Grecs, beaucoup moins utilitaires que nous, s’en contentaient.

Avant de pénétrer sur la plate-forme de l’Acropole, retournons un instant sur nos pas, et visitons le temple, ou plutôt la chapelle de la Victoire Aptère, c’est-à-dire sans ailes, qui se trouve, comme je l’ai dit plus haut, un peu en avant de l’aile droite des Propylées, au pied de la grande tour vénitienne.

C’est de l’emplacement qu’occupe ce temple en miniature qu’Égée se précipita en apercevant la voile noire du vaisseau de Thésée, qui revenait de l’île de Crète, vainqueur du Minotaure, et, par inadvertance, avait hissé le signal convenu en cas de défaite. La victoire n’avait pas, cette fois, volé avec des ailes assez promptes pour informer et rassurer un père inquiet sur le sort de son fils. — Une autre explication, moins mythologique et plus probable, est que les Athéniens, en ôtant les ailes à la Victoire, s’imaginaient la rendre captive et la retenir parmi eux.

Ce délicat bijou architectural a fort souffert de l’explosion de la poudrière. Son toit est enlevé. — On a été obligé de rapprocher les assises disjointes, de les cimenter et de les relier par des crampons de fer. — Des portions ont été refaites ; la frise n’offre plus que des sculptures émoussées et frustes, dont les contours se saisissent difficilement. Les têtes des personnages manquent ; quelques bouts de draperies qui flottent autour des corps, comme une écume de marbre, une jambe, un torse moins mutilés que le reste, font deviner quelle a dû être la beauté de cette sculpture évanouie.

Le temple de la Victoire Aptère, dont la statue tenait une grenade d’une main et un casque de l’autre, est en marbre pentélique, élevé sur deux marches, précédé et suivi de quatre colonnes cannelées, du plus tendre et du plus charmant ionique. À l’intérieur, deux piliers de marbre semblent indiquer des chambranles de portes. On a déposé là quelques plaques de bas-reliefs très-remarquables, et que le moulage a rendus populaires. La femme ailée qui se baisse pour rattacher sa sandale, et la femme effrayée par un taureau qu’essaye de retenir une de ses compagnes ; le mouvement de la femme qui fuit est superbe, et son expression, quoique la tête soit brisée, se devine et perce à travers les traits absents. Quelques vagues traces de coloration, qu’on discerne ou que l’on croit discerner sur ces bas-reliefs, pourraient fournir des arguments à ceux qui soutiennent le thème de la statuaire polychrome dans l’antiquité. Le plâtre a rendu avec sa fidélité bête les contours de la femme qui rattache sa sandale ; mais ce qu’il ne saurait faire soupçonner, c’est ce marbre mat et transparent, à la fois, frais et tendre comme de la chair, et qui paraît fait exprès pour donner un corps aux rêves de beauté immortelle.


Moniteur Universel, octobre 1853.