L’Origine de la Tragédie/22

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 199-207).
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22.

Que le lecteur qui m’a suivi jusqu’ici avec une attention bienveillante veuille bien évoquer devant soi, d’après sa propre expérience, l’effet intégral et pur de tout mélange d’une véritable tragédie musicale. Je pense avoir décrit les deux aspects de ce phénomène de manière qu’il puisse à présent s’expliquer les impressions qu’il a ressenties. Il se souviendra, en effet, qu’au spectacle du mythe représenté devant lui, il se sentait grandi jusqu’à une sorte d’omniscience, comme si ses regards ne possédaient plus alors une faculté de vision simplement superficielle, mais avaient aussi le pouvoir de pénétrer au plus profond des choses, comme si les effervescences de la Volonté, la lutte des motifs, le torrent débordant des passions, lui étaient devenus, pour ainsi dire, matériellement perceptibles, visibles en une abondance de lignes et de figures mobiles et vivantes, et qu’il lui fût possible ainsi de savourer la plus mystérieuse subtilité d’émotions inéprouvées. En même temps qu’il prend conscience de l’incomparable exaltation de ses instincts de clarté et de transfiguration, il a cependant l’impression non moins précise que cette longue suite d’effets artistiques apolliniens ne donne pas naissance à cette bienheureuse et immuable absorption dans la contemplation dénuée de Volonté que produisent chez lui les créations de l’artiste plastique et du poète épique, ces artistes proprement apolliniens : c’est-à-dire le sentiment d’atteindre dans cette contemplation à la justification du monde de l’individuation, en tant que celui-ci est le but et la substance de l’art apollinien. Il contemple le monde transfiguré de la scène, et cependant il le nie. Le héros tragique lui apparaît avec une netteté et une beauté épiques, et cependant il se réjouit de son anéantissement. Il conçoit jusqu’au sens le plus profond de l’action scénique et prend plaisir à se réfugier dans l’inconcevable. Les actes du héros sont pour lui justifiés, et cependant il est exalté plus encore lorsque ces actes anéantissent leur auteur. Il frissonne à la pensée des malheurs qui frapperont le héros et il en pressent pourtant une joie plus haute et infiniment plus puissante. Il contemple mieux et plus profondément que jamais et cependant il souhaite d’être aveuglé. Où devrons-nous chercher la cause de ce désaccord intime, de cet avortement de l’effort apollinien, sinon dans l’enchantement dionysien qui, portant en apparence à leur apogée les émotions apolliniennes, est cependant assez puissant pour asservir à son usage ce débordement de la force apollinienne. On ne doit comprendre le mythe tragique que comme une représentation symbolique de la sagesse dionysienne à l’aide de moyens artistiques apolliniens ; il conduit le monde de l’apparence jusqu’aux limites où celui-ci se nie soi-même et veut retourner se réfugier au sein de la véritable et unique réalité, où il semble alors entonner, avec Isolde, son métaphysique chant du cygne :

Dans le flot houleux
de l’océan des béatitudes,
dans l’harmonie sonore
des ondes de vapeurs embaumées
dans la tourmente infinie
du souffle du monde —
s’engloutir — s’abîmer —
inconscient — joie suprême !

C’est ainsi que, d’après les impressions de l’auditeur vraiment esthétique, nous nous représentons l’artiste tragique lui-même créant ses figures ainsi qu’un exubérant démiurge de l’individuation, — auquel sens son œuvre pourrait à peine être considérée comme une « imitation de la nature », — et que nous voyons ensuite la force inouïe de son instinct dionysiaque anéantir tout ce monde des apparences, pour annoncer au delà et par l’anéantissement de ce monde une primordiale et suprême joie artistique au sein de l’Un-primordial. Certes, nos esthéticiens ne savent rien nous dire de ce retour au foyer originel, de l’alliance fraternelle des deux divinités artistiques dans la tragédie, rien non plus de l’émotion aussi apollinienne que dionysienne de l’auditeur, tandis qu’ils ne se lassent pas de caractériser, comme étant le tragique proprement dit, la lutte du héros contre la destinée, la victoire de la loi morale universelle, ou bien une effusion tutélaire des facultés affectives, déterminée par la tragédie. Une telle persévérance m’induit à penser que ces exégètes étaient peut-être des créatures inaptes à l’émotion esthétique et ne prenant part au spectacle de la tragédie qu’en qualité d’entités morales. Jamais encore, depuis Aristote, on n’a donné de l’effet produit par le tragique, une explication qui suppose un état d’âme artistique, une participation esthétique des auditeurs. Tantôt les péripéties les plus sombres doivent exciter notre pitié et notre terreur jusqu’à provoquer une explosion bienfaisante ; tantôt nous devons nous sentir grandis et transportés par la victoire de bons et nobles principes, par la vue du héros sacrifié aux exigences d’une conception morale du monde ; et s’il est absolument certain pour moi qu’à l’égard d’un grand nombre de personnes c’est précisément cela, et seulement cela, qui constitue l’effet de la tragédie, il en résulte avec une égale évidence que tous ces gens, ainsi que leurs esthéticiens interprétateurs, n’ont rien connu de la tragédie en tant qu’art suprême. Ce soulagement pathologique, la catharsis d’Aristote, au sujet de laquelle les philologues ne savent pas au juste si elle doit être classée parmi les phénomènes médicaux ou les phénomènes moraux, rappelle une remarquable intuition de Gœthe. « Sans ressentir un vif intérêt pathologique, dit-il, je n’ai jamais pu arriver à traiter une situation tragique quelconque ; aussi les ai-je plutôt évitées que recherchées. Ne serait-ce pas vraiment l’un des mérites des anciens que, chez eux, le plus haut pathétique n’ait été en même temps qu’un jeu esthétique, alors que, pour nous, la vérité naturelle doit intervenir afin de produire un semblable résultat ? » Il nous est permis désormais de répondre affirmativement à cette question si profonde après les merveilleuses expériences que nous avons réalisées, après avoir éprouvé tout à l’heure avec stupéfaction dans la tragédie musicale comment, en réalité, le plus haut pathétique peut cependant n’être qu’un jeu esthétique ; ce qui nous donne le droit de penser que, seulement à présent, on peut essayer de décrire le phénomène primordial du tragique avec quelque chance de succès. Quant à celui qui, maintenant encore, ne sait parler que de ces effets vicariants émanés de sphères extra-esthétiques, et qui ne se sent pas émancipé de la routine du processus pathologico-moral, il lui faut désespérer de connaître jamais la nature esthétique de ce phénomène. Comme compensation inoffensive, nous lui recommandons l’interprétation de Shakespeare à la manière de Gervinus et la découverte laborieuse de « la justice poétique ».

C’est ainsi que la renaissance de la Tragédie fait renaître aussi l’auditeur esthétique, auquel s’était substitué jusque-là, dans les salles de théâtre, un étrange quiproquo, aux prétentions mi-morales et mi-savantes, le « critique ». Dans la sphère où celui-ci avait vécu jusqu’alors, tout était artificiel et fardé seulement d’une apparence de vie. L’artiste exécutant ne savait vraiment plus, en effet, comment s’y prendre avec un semblable auditeur aux allures de critique, et il lui fallait épier anxieusement, en compagnie de son inspirateur le dramaturge ou le compositeur d’opéra, les derniers restes de vie dans cette entité prétentieuse, vide et incapable de sentir. Cependant, jusqu’ici, c’était de « critiques » de cette espèce qu’était constitué le public ; l’étudiant, l’écolier, voire la créature la plus simple, la femme la plus ingénue, étaient préparés à leur insu, par l’éducation et les journaux, à recevoir d’une œuvre d’art une impression identique. Les plus nobles esprits parmi les artistes escomptaient, auprès d’un tel public, l’excitation des facultés morales et religieuses, et l’évocation vicariante de la « loi morale universelle » intervenait à l’endroit précis où le spectateur devait être fasciné par un effet artistique d’une puissance irrésistible. Ou bien quelque mouvement grandiose, tout au moins troublant, de la vie politique ou sociale contemporaine, était représenté par le dramaturge avec une intention si visible que l’auditeur en pouvait secouer sa torpeur critique et s’abandonner aux sensations qu’il eût éprouvées à des époques d’enthousiasme patriotique ou belliqueux, ou devant la tribune du parlement, ou encore à la condamnation du crime et de l’infamie ; de sorte que cette méconnaissance des fins propres de l’art dut çà et là fatalement aboutir tout droit à un culte de la tendance dans l’art. Mais alors il se produisit un phénomène que l’on eut à constater de tout temps dans les arts factices : un abâtardissement, une usure rapide de ces tendances ; au point que, par exemple, la tendance de faire du théâtre un instrument d’éducation morale du peuple, qui, du temps de Schiller, était prise au sérieux, est classée désormais parmi les antiquités invraisemblables d’une culture abolie. Tandis que le critique régnait au théâtre et au concert, le journaliste à l’école, la presse dans la société, l’art dégénérait à n’être plus qu’un divertissement de la plus basse espèce et la critique esthétique était devenue un moyen de retenir l’attention d’une société vaine, dissipée, égoïste et, par-dessus tout, misérablement vulgaire, dont l’état d’esprit est donné à comprendre par Schopenhauer dans sa parabole du porc-épic ; si bien qu’à aucune époque on ne bavarda autant sur l’art tout en en faisant aussi peu de cas. Mais est-il possible d’avoir encore des relations avec un homme en état de parler de Beethoven et de Shakespeare ? Chacun pourra répondre à cette question selon son sentiment : il fera voir, en tout cas, par sa réponse, ce qu’il entend sous le nom de « culture », en supposant toutefois qu’il essaie de répondre à cette interrogation et n’en reste pas tout d’abord stupéfait à perdre la parole.

En revanche maint esprit doué par la nature de facultés plus nobles et plus délicates, quoique devenu peu à peu, de la manière que j’ai dite, un critique barbare, pourrait avoir quelque chose à dire de l’effet aussi inattendu qu’incompréhensible ressenti, par exemple, à une belle représentation de Lohengrin. Seulement peut-être était-il dépourvu de tout guide pour l’avertir et l’éclairer, de sorte que cette impression prodigieusement hétérogène et pourtant incomparable, dont il reçut alors la commotion, demeura isolée et, comme un mystérieux météore, s’éteignit après un éclat passager. Ce jour-là, il lui fut donné de pressentir ce qu’est l’auditeur esthétique.