L’Origine de la Tragédie/24

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 214-221).
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24.

Parmi les effets artistiques propres à la tragédie musicale, nous avons eu à relever une illusion apollinienne, qui a pour but de nous sauver d’une identification immédiate avec la musique dionysiaque, pendant que notre émotion musicale peut librement s’assouvir dans un domaine apollinien et au spectacle interposé d’un monde intermédiaire visible. En même temps nous avons cru remarquer combien cette émotion musicale même nous faisait comprendre et pénétrer profondément le monde intermédiaire de l’action scénique, le drame, et cela à un degré inaccessible pour tout autre art apollinien. Et il nous fallut alors reconnaître ici, où l’esprit de la musique donne, en quelque sorte, des ailes à l’art apollinien et l’emporte dans son essor, l’apogée de la puissance de cet art, et, dans cette alliance fraternelle d’Apollon et de Dionysos, l’aboutissement suprême des fins artistiques tant apolliniennes que dionysiennes.

Certes, à l’aide de cette clarté intérieure même, due à la musique, l’image lumineuse apollinienne n’arrivait pas à produire l’effet caractéristique de manifestations moindres de l’art apollinien. Ce que peuvent l’épopée ou le marbre animé, — forcer le regard contemplatif à une quiétude extatique en face du monde de l’individuation, — il lui fut impossible de l’atteindre, en dépit d’une vie et d’une netteté supérieures. Nous pûmes contempler le drame et pénétrer d’un œil clairvoyant jusqu’au dedans du monde agité de ses motifs, — et cependant il nous semblait ne voir se dérouler devant nous qu’un tableau symbolique, dont nous croyions presque deviner le sens le plus profond, et que nous souhaitions écarter comme un rideau, pour apercevoir au delà l’image originelle, le spectacle primordial. L’absolue clarté du tableau ne nous suffisait pas ; car celui-ci paraissait aussi bien dissimuler que révéler quelque chose ; et tandis que, par sa révélation symbolique, il semblait provoquer à déchirer le voile, à démasquer l’au-delà mystérieux cette lumineuse et intégrale évidence retenait cependant le regard fasciné, et le protégeait d’une vision plus profonde.

Celui qui n’a pas éprouvé cette sensation de devoir à la fois contempler quelque chose et aspirer au delà de cette contemplation, se représentera difficilement combien, en présence du mythe tragique, ces deux processus coexistent clairement et distinctement et sont simultanément ressentis ; mais les spectateurs véritablement esthétiques attesteront avec moi que, parmi les effets propres à la tragédie, cette superposition d’impressions est le plus merveilleux. Que l’on transpose maintenant ce phénomène du spectateur esthétique en une opération analogue de l’esprit chez l’artiste tragique, et l’on aura compris la genèse du mythe tragique. Il partage avec la sphère artistique apollinienne la pleine joie à l’apparence et à la contemplation, et, en même temps, il nie cette joie et trouve une satisfaction plus haute encore à l’anéantissement du monde perceptible de l’apparence. Le contenu du mythe tragique est tout d’abord un événement épique avec la glorification du héros combattant. Mais d’où provient alors cette impulsion, en soi énigmatique, qui fait que le malheur dans la destinée du héros, les victoires douloureuses, la torture des motifs contradictoires, bref le résumé de la sagesse de Silène ou, exprimé esthétiquement, l’horrible et le monstrueux, soient représentés avec une telle prédilection, toujours de nouveau, sous d’innombrables aspects, et juste au moment le plus juvénil et le plus exubérant de la vie d’un peuple, si de tout ce spectacle même ne résulte pas une joie plus haute ?

Car, que cela se passe en réalité aussi tragiquement dans la vie, c’est ce qui serait le moins idoine à expliquer l’avènement d’une forme artistique, si l’art n’est pas seulement une imitation de la réalité naturelle, mais bien un supplément métaphysique de la réalité naturelle, juxtaposé à elle pour aider à la surmonter. Le mythe tragique, en tant que partie intégrante de l’art, s’emploie pleinement aussi à susciter cette transfiguration qui est le but métaphysique de l’art en général. Mais, que transfigure-t-il en exposant à nos yeux le monde de l’apparence sous la forme du héros malheureux ? Rien moins que la « réalité » de ce monde de l’apparence, puisqu’il nous dit justement : « Voyez ! Regardez bien ! Voilà votre vie ! Voilà l’aiguille qui marque les heures à l’horloge de votre existence ! »

Et c’est afin de la transfigurer devant nous que le mythe montrerait cette vie ? Et si cela n’est pas, en quoi consiste alors la joie esthétique que nous procure aussi le spectacle de ces tableaux ? Je parle de la joie esthétique et je sais fort bien qu’un grand nombre de ces scènes peuvent produire en outre une délectation morale, soit sous la forme de la pitié ou par le triomphe d’une loi sociale. Mais si l’on voulait faire dériver l’effet du tragique de ces seules causes morales, comme c’est d’ailleurs depuis trop longtemps l’usage en esthétique, qu’on ne se figure pas avoir fait ainsi quelque chose pour l’art ; car dans son domaine l’art doit exiger avant tout la pureté. La première et indispensable condition de l’intelligence du mythe tragique est de rechercher la joie spéciale qui lui est propre dans la seule sphère purement esthétique, sans le secours de la pitié, de la terreur, de la noblesse morale. Comment l’horrible et le monstrueux, matière du mythe tragique, peuvent-ils susciter une joie esthétique ?

Ici, il est nécessaire de nous élever résolument jusqu’à une conception métaphysique de l’art, et de nous rappeler cette proposition précédemment avancée que le monde et l’existence ne peuvent paraître justifiés qu’en tant que phénomène esthétique ; auquel sens le mythe tragique a précisément pour objet de nous convaincre que même l’horrible et le monstrueux ne sont qu’un jeu esthétique, joué avec soi-même par la Volonté dans la plénitude éternelle de son allégresse. Ce phénomène primordial et difficile à concevoir de l’art dionysien acquiert directement une rare évidence et est immédiatement perçu dans les merveilleuses propriétés de la dissonance musicale ; comme aussi d’ailleurs, la musique, juxtaposée au monde, est seule capable de donner l’idée de ce qu’il faut entendre par justification du monde en tant que phénomène esthétique. La joie suscitée par le mythe tragique et la jouissance que procure la dissonance dans la musique ont une origine identique. L’instinct dionysiaque, avec sa joie primordiale en face même de la douleur, est la commune matrice d’où naquirent la musique et le mythe tragique.

Grâce au truchement musical de la dissonance que nous avons appelée à notre aide, le problème complexe de l’effet tragique n’est-il pas notablement éclairci ? Nous comprenons donc enfin ce que cela veut dire, pour la tragédie, de vouloir contempler et en même temps d’aspirer au delà de cette contemplation ; ce qu’il nous faudrait caractériser, à l’égard de l’emploi artistique de la dissonance en disant que nous voulons entendre et qu’en même temps nous aspirons au delà de ce que nous entendons. Cette aspiration vers l’infini, ce coup d’aile du désir, au moment où nous ressentons la plus haute joie de la claire perception de la réalité, nous rappellent que, dans ces deux états, nous devons reconnaître un phénomène dionysien qui, toujours et sans cesse, nous révèle l’assouvissement d’une joie primordiale, dans le jeu de créer et de détruire le monde individuel ; à peu près comme Héraclite le Ténébreux comparait la force créatrice de l’univers au jeu d’un enfant qui s’amuse à poser des pierres çà et là, à faire des tas de sable et à les renverser.

Pour apprécier exactement la faculté dionysiaque d’un peuple, il ne faut donc pas penser seulement à sa musique, mais il n’est pas moins indispensable de tenir compte du mythe tragique de ce peuple, comme second témoignage de cette faculté. Étant donnée l’étroite affinité de la musique et du mythe, on doit s’attendre aussi à ce qu’une dégénération ou une corruption de celui-ci entraîne un dépérissement de celle-là, si, d’autre part, le déclin du mythe est le signe d’un amoindrissement des facultés dionysiennes. Sur l’un et l’autre point, l’examen de l’évolution de l’esprit allemand ne pourrait nous laisser aucun doute : dans l’opéra comme dans le caractère abstrait de notre existence dénuée de mythes, dans un art déchu au rôle de divertissement aussi bien que dans une vie gouvernée par les seuls concepts, s’était dévoilée la nature anti-artistique autant que délétère de l’optimisme socratique. Mais de réconfortants présages sont venus attester que, malgré tout cela, l’esprit allemand superbe et sain, intact dans sa profondeur et sa force dionysienne, ainsi qu’un chevalier étendu assoupi, repose et rêve au fond d’un abîme inaccessible. Et de cet abîme s’élève vers nous le lied dionysiaque, pour nous donner à entendre qu’encore aujourd’hui ce chevalier allemand rêve, en des visions bienheureuses et graves, son mythe dionysiaque séculaire. Que nul ne croie que l’esprit allemand ait à jamais perdu sa patrie mythique, s’il comprend si clairement encore le chant des oiseaux qui parle de cette patrie. Un jour, il se trouvera éveillé dans la fraîche vigueur du matin d’un sommeil inouï ; alors il tuera des dragons, il anéantira les gnomes perfides et réveillera Brünnhilde — et la lance de Wotan lui-même ne pourra lui barrer le chemin !

Amis, qui croyez à la musique dionysienne, vous savez aussi ce qu’est pour nous la Tragédie. Nous possédons en elle, engendré de nouveau par la musique, le mythe tragique, — vous pouvez mettre en lui tout votre espoir et oublier par lui les pires douleurs ! Mais la douleur suprême est, pour nous tous, — le long avilissement dans lequel le génie allemand, arraché à son foyer et à sa patrie, vécut domestiqué par des gnomes perfides. Vous comprenez ces paroles, — comme enfin vous comprendrez aussi mes espérances.