L’Origine de la Tragédie/25

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 221-223).
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NOTES  ►

25.

La musique et le mythe tragique sont, à un égal degré, l’expression de la faculté dionysiaque d’un peuple, et ils sont inséparables. Tous deux émanent d’une sphère de l’art qui est par delà l’apollinienne ; tous deux illuminent une région d’harmonies joyeuses où délicieusement s’éteint la dissonance et s’évanouit l’horrible image du monde ; tous deux jouent avec l’aiguillon du dégoût, confiants dans la puissance infinie de leurs enchantements ; tous deux justifient par ce jeu l’existence « du pire des mondes » lui-même. Au regard de l’apollinien, l’instinct dionysiaque se manifeste ici comme la force artistique primitive et éternelle, qui appelle à la vie le monde entier de l’apparence, au milieu duquel une nouvelle illusion transfiguratrice est nécessaire pour retenir à la vie le monde animé de l’individuation. S’il nous était possible d’imaginer la dissonance devenue créature humaine, — et qu’est l’homme, sinon cela ? — pour pouvoir supporter de vivre, cette dissonance aurait besoin d’une admirable illusion qui lui cachât à elle-même sa vraie nature sous un voile de beauté. C’est là le véritable but de l’art apollinien ; et le nom d’Apollon résume ici pour nous ces illusions sans nombre de la belle apparence qui rendent, en chaque instant, l’existence digne d’être vécue et nous incitent à vivre l’instant qui suit.

Mais, en même temps, de ce principe de toute existence, de ce tréfonds dionysiaque du monde, il ne doit pénétrer dans la conscience de l’individu humain que juste l’exacte mesure dont il est possible à la puissance transfiguratrice apollinienne de triompher à son tour ; de telle sorte que ces deux instincts artistiques soient obligés de déployer leurs forces dans une proportion rigoureusement réciproque, selon la loi d’une éternelle équité. Partout où nous voyons les puissances dionysiaques se soulever violemment, il faut aussi qu’Apollon, enveloppé d’un nuage, soit déjà descendu vers nous ; et une prochaine génération contemplera certainement les plus splendides manifestations de sa puissance de beauté.

La nécessité de l’action de cette puissance s’imposerait le plus sûrement à chacun par intuition, s’il lui arrivait de se sentir transplanté, fût-ce en rêve, dans une existence hellénique antique. À l’ombre des hauts péristyles ioniques, en face d’un horizon coupé de lignes nobles et pures, voyant autour de soi, comme en un miroir, son image reflétée, transfigurée en un marbre radieux, entouré d’êtres humains aux allures majestueuses et aux mouvements gracieux, qui parlent avec des gestes rythmés une langue harmonieuse, — ne lui faudra-t-il pas, au spectacle de cet intarissable débordement de beauté, élever les bras vers Apollon et s’écrier : « Bienheureux peuple des Hellènes ! Quelle puissance doit être parmi vous celle de Dionysos, si le dieu de Délos juge nécessaire d’employer de tels enchantements pour guérir votre ivresse dithyrambique ! » Mais, à qui s’exprimerait ainsi, un vieillard athénien pourrait répondre, en fixant sur lui le regard sublime d’Eschyle : « Ajoute encore ceci, hôte étrange : combien dut souffrir ce peuple pour pouvoir devenir si beau ! Et maintenant viens à la tragédie, et sacrifie avec moi sur l’autel des deux divinités ! »