L’Origine de la Tragédie/6

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 60-66).
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6.

En ce qui concerne Archiloque, les investigations des savants ont établi qu’il introduisit la chanson populaire dans la littérature, et dut à ce fait la place unique qui lui fut accordée à côté d’Homère dans l’universelle vénération des Grecs. Mais, opposée à l’épopée exclusivement apollinienne, qu’est la chanson populaire, sinon le perpetuum vestigium d’un mélange de l’apollinien et du dionysien ? Son extraordinaire et croissante diffusion parmi tous les peuples, en des manifestations toujours nouvelles, nous est un témoignage de la force de ce double instinct artistique de la nature ; instinct qui laisse son empreinte dans la chanson populaire de la même façon que les impulsions orgiastiques d’un peuple se perpétuent éternellement dans sa musique. Oui, il serait historiquement possible de démontrer que toute époque féconde en chansons populaires fut aussi au plus haut point tourmentée par des agitations et des entraînements dionysiens que nous devons toujours considérer comme cause latente et condition préalable de la chanson populaire.

Mais la chanson populaire nous apparaît avant tout comme miroir musical du monde, comme mélodie primordiale qui se cherche une image de rêve parallèle et exprime celle-ci dans le poème. La mélodie est donc la matière première et universelle qui, à cause de cela, peut aussi subir des objectivations diverses en des textes différents. Aussi est-elle, pour le sentiment naïf du peuple, l’élément prépondérant, essentiel et nécessaire. De sa propre substance, la mélodie engendre le poème, et sans cesse elle recommence ; la forme en couplets de la chanson populaire ne signifie pas autre chose, et ce phénomène m’avait toujours rempli d’étonnement jusqu’à ce que j’en eusse enfin trouvé cette explication. Si l’on considère, d’après cette théorie, un recueil de chansons populaires, par exemple « Des Knaben Wunderhorn[1] », on verra par d’innombrables exemples comment, avec une inlassable fécondité, la mélodie fait jaillir autour d’elle, comme une pluie d’étincelles, des images qui, par leur diversité, leurs soudaines métamorphoses leur turbulente et perpétuelle collision, manifestent une force sauvage, étrangère à l’allure sereine de la vision épique. Au point de vue de l’épopée, on ne peut que condamner simplement ce monde d’images disparate et désordonné du lyrisme, et c’est ce que n’ont certainement pas manqué de faire, à l’époque de Terpandre, les solennels rapsodes épiques des fêtes apolliniennes.

Dans la poésie de la chanson populaire, nous voyons donc le langage employer tous ses efforts à imiter la musique, et c’est pour cela qu’avec Archiloque commence pour la poésie une vie nouvelle, opposée, de par ses racines les plus profondes, à la nature de la poésie homérique. Nous avons déterminé ainsi l’unique rapport possible entre la poésie et la musique, la parole et le son : la parole, l’image, l’idée recherchent une expression analogue à la musique et subissent alors la puissance dominatrice de la musique. En ce sens, nous pouvons diviser l’histoire de la langue du peuple grec en deux courants principaux, suivant que le langage s’applique à imiter le monde des apparences et des images, ou celui de la musique. Que l’on veuille bien réfléchir avec attention sur la différence verbale de la couleur, de la construction syntaxique, du matériel de la langue chez Homère et chez Pindare, afin de comprendre l’importance de ce contraste : alors il deviendra clair à chacun, jusqu’à la plus complète évidence, qu’entre Homère et Pindare ont dû résonner les airs de flûte orgiastiques d’Olympos[2]qui, au temps d’Aristote, à un moment où la musique était infiniment plus avancée, soulevaient encore un enthousiasme délirant, et dont l’influence première avait certainement attiré dans la voie de l’imitation musicale tous les moyens d’expression poétique des hommes contemporains. Je veux rappeler ici un phénomène actuel, bien connu, et qui semble seulement choquer nos esthéticiens patentés. Il nous arrive tous les jours de constater que, pour traduire l’impression ressentie d’une symphonie de Beethoven, chacun des auditeurs se voit contraint d’employer des phrases imagées, un langage plein de métaphores, que cela soit peut-être parce qu’une interprétation des mondes d’images différents suscités par un morceau de musique se présente sous une apparence d’une très fantastique diversité, et même sous une apparence contradictoire. Il est tout à fait dans la nature de ces esthéticiens d’exercer leur pauvre esprit à railler des comparaisons de ce genre, et de passer sous silence le phénomène qui, seul, mérite réellement d’être expliqué. Oui, même lorsque le musicien a spécifié par des images poétiques le sens de sa composition, s’il qualifie une symphonie de « pastorale », s’il en intitule une des parties « scène au bord d’un ruisseau » et une autre « réunion joyeuse des villageois », toutes ces indications ne sont que des représentations symboliques, nées de la musique, — et non pas quelque chose comme une imitation de réalités extérieures étrangères à la musique, — et ces représentations ne peuvent en aucune façon nous fournir le moindre éclaircissement sur le contenu dionysien de la musique ; elles n’ont même, comparées à d’autres interprétations, aucune valeur exclusive absolue. Il nous faut alors appliquer ce processus de métamorphose de la musique en images à l’âme populaire, à une foule pleine de sève et de jeunesse, verbalement créatrice, pour arriver enfin à comprendre comment naquit la chanson populaire en couplets et comment toutes les ressources de la langue furent révolutionnées par le principe nouveau de l’imitation de la musique.

S’il nous est ainsi permis de considérer le poème lyrique comme l’irradiation de la musique et son imitation en images et en idées, nous pouvons maintenant poser cette question : « En quelle qualité apparaît la musique dans le miroir de l’allégorie et des idées ? » Elle apparaît comme Volonté, ce mot pris au sens de Schopenhauer, c’est-à-dire comme le contraire du sentiment esthétique purement contemplatif et dénué de volonté. Il faut ici distinguer aussi fortement que possible la notion de l’essence d’une chose de la notion de son apparence ; car, d’après son essence, il est impossible à la musique d’être Volonté, parce que, en tant que Volonté, elle devrait être absolument bannie du domaine de l’art, — la Volonté est l’inesthétique en soi ; — mais, elle apparaît comme Volonté. En effet, pour exprimer son apparence par des images, le poète lyrique met à contribution tous les mouvements de la passion, depuis le balbutiement de l’inclination naissante jusqu’à l’emportement du délire ; sous l’influence de l’irrésistible impulsion qui le porte à traduire la musique en symboles apolliniens, il ne conçoit toute la nature, et soi-même en elle, que comme l’éternel vouloir, l’éternelle appétence, l’insatiable désir. Mais, en tant qu’il interprète la musique par ses images, il repose lui-même au milieu du calme immuable de la contemplation apollinienne, si grande que puisse être autour de lui l’agitation tumultueuse de ce qu’il contemple par l’intermédiaire du médium de la musique. Oui, lorsque, grâce à ce médium, il s’aperçoit lui-même, sa propre image se montre ainsi à lui dans un état d’aspiration inassouvie : son propre vouloir, ses désirs, ses plaintes, son allégresse, sont pour lui des symboles à l’aide desquels il s’interprète la musique. Tel est le phénomène du poète lyrique : en tant que génie apollinien, il interprète la musique par l’image de la Volonté, tandis que lui-même, entièrement affranchi de l’appétence de la Volonté, est un pur regard qui contemple, imperturbable et radieux comme l’œil du soleil.

Toute cette explication se rattache étroitement à ce fait, que le lyrisme est aussi absolument dépendant de l’esprit de la musique que la musique elle-même, dans sa pleine liberté, est indépendante de l’image et de l’idée, n’en a pas besoin, mais les tolère seulement à côté d’elle. La poésie de l’artiste lyrique ne peut rien exprimer qui ne soit déjà contenu, avec la plus extraordinaire universalité et perfection, dans la musique qui l’oblige à cette traduction imagée. Aussi est-il impossible au langage d’arriver à épuiser la symbolique universelle de la musique, parce que celle-ci est l’expression symbolique de l’antagonisme et de la douleur originels qui sont au cœur de l’Un-primordial, et qu’elle symbolise ainsi un monde qui plane au-dessus de toute apparence et existait avant tout phénomène. Comparée à elle, toute apparence n’est que symbole : c’est pourquoi le langage, comme organe et symbole des apparences, n’a jamais pu et ne pourra jamais manifester extérieurement l’essence intime la plus profonde de la musique ; bien au contraire, lorsqu’il se tourne vers l’imitation de la musique, il n’a jamais avec celle-ci qu’un contact superficiel, et toute l’éloquence lyrique est absolument impuissante à nous révéler le sens le plus profond de la musique.


  1. L’Enfant au cor merveilleux, recueil de chansons populaires allemandes, publié par Arnim et Brentano (1808). — H. A.
  2. Olympos le jeune (697 av. J.-C), joueur de flûte phrygien qui introduisit dans la pratique musicale l’usage du mode chromatique et auquel on attribue l’invention du mode enharmonique. Ce qui distingue Olympos, c’est qu’il était seulement musicien, alors qu’avant lui, chez les Grecs, tous les musiciens avaient été en même temps poètes. — N. d. T.