L’Origine de la Tragédie/7

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 67-75).
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7.

Il nous faut maintenant faire appel à tous les principes esthétiques exposés jusqu’ici, pour pouvoir nous diriger dans ce labyrinthe qu’est véritablement l’origine de la Tragédie grecque. Je ne crois pas dire une absurdité en prétendant que ce problème n’a pas encore été sérieusement posé, et par conséquent moins encore résolu, si nombreuses qu’aient été déjà les spéculations tentées à l’aide des lambeaux flottants de la tradition antique, si souvent lacérés ou recousus l’un à l’autre. Cette tradition déclare, de la façon la plus formelle, que la Tragédie est sortie du chœur tragique, et n’était à son origine que chœur et rien que chœur. Nous avons donc le devoir de pénétrer jusqu’à l’âme de ce chœur, qui fut le véritable drame originel, sans nous contenter si peu que ce soit des définitions esthétiques courantes, — d’après lesquelles ce chœur serait le spectateur idéal, ou aurait pour objet de représenter le peuple, en face de la classe princière à laquelle la scène était réservée. Cette dernière explication, empreinte d’une noble grandeur aux yeux de maint politicien — en ce qu’elle représente la loi morale immuable des démocratiques Athéniens comme incarnée dans le chœur du peuple, qui a toujours raison au milieu des extravagances et des divagations des rois, — cette explication peut avoir pour elle l’appui d’une parole d’Aristote ; elle n’a aucune valeur en ce qui concerne la formation originelle de la Tragédie, puisque cette opposition du peuple et du prince, en général toute idée politique ou sociale, est étrangère à son origine purement religieuse. Mais, bien que d’autres n’aient pas reculé devant ce blasphème, nous considérerions volontiers comme tel, au regard de la forme classique du chœur chez Eschyle et Sophocle, le fait de parler ici d’une manière de « représentation constitutionnelle du peuple ». Une semblable représentation fut inconnue in praxi aux constitutions des États antiques, et n’a, selon toute apparence, jamais été même « rêvée » dans la tragédie de ces peuples.

Beaucoup plus célèbre que cette définition politique du chœur est l’idée de A. W. Schlegel, qui veut nous faire considérer le chœur comme étant, jusqu’à un certain point, la substance et l’extrait de la foule des spectateurs, en un mot le « spectateur idéal ». En présence de cette tradition historique, qu’à l’origine la tragédie n’était que chœur, cette opinion est manifestement une allégation grossière, anti-scientifique et pourtant spécieuse dont le succès n’est dû qu’à la forme concise de l’expression, à la prévention toute germanique pour tout ce qui est qualifié d’« idéal », et aussi à notre surprise momentanée. Nous sommes en effet surpris dès que nous comparons à ce chœur le public de théâtre qui nous est bien connu, et que nous nous demandons s’il serait vraiment possible de tirer de ce public une idéalisation quelconque analogue au chœur antique. Nous dénions à part nous cette possibilité et nous restons alors émerveillés aussi bien de la hardiesse de l’allégation de Schlegel que de la nature si totalement différente du public grec. Nous avions en effet toujours pensé que le véritable spectateur, quel qu’il puisse être, devait avoir toujours pleinement conscience que c’est une œuvre d’art qui est devant lui, et non une réalité empirique ; tandis que le chœur tragique des Grecs est nécessairement obligé de reconnaître, dans les personnages qui sont en scène, des êtres existant matériellement. Le chœur des Océanides croit vraiment voir devant soi le titan Prométhée et se considère comme tout aussi réellement existant que le dieu qui est sur la scène. Et ce serait le modèle le plus noble et le plus achevé du spectateur, celui qui, comme les Océanides, tiendrait Prométhée pour matériellement présent et réel ? Ce serait la marque distinctive du spectateur idéal que de courir sur la scène et de délivrer le dieu de ses bourreaux ? Nous avions cru à un public esthétique, et nous tenions le spectateur individuel en estime d’autant plus grande qu’il se montrait plus apte à concevoir l’œuvre d’art en tant qu’art, c’est-à-dire esthétiquement ; et voici que l’interprétation de Schlegel nous dépeint le spectateur parfait, idéal, subissant l’influence de l’action scénique, non pas esthétiquement, mais d’une manière matériellement empirique. Oh ! ces Grecs ! soupirions-nous ; ils nous renversent notre esthétique ! Et, par la force de l’habitude, nous répétions la formule de Schlegel aussi souvent que le chœur prenait la parole.

Mais la tradition, si formelle, s’élève ici contre Schlegel : le chœur en soi, sans scène, c’est-à-dire la forme primitive de la tragédie, et ce chœur de spectateurs idéaux sont incompatibles. Que serait une espèce d’art dont l’origine remonterait à la notion du spectateur envisagée sous la forme spéciale du « spectateur en soi » ? Le spectateur sans spectacle est une conception absurde. Nous craignons que l’origine de la tragédie ne puisse être expliquée ni par une haute estimation de l’intelligence morale de la foule, ni par la conception du spectateur sans spectacle, et ce problème nous semble trop profond pour être seulement effleuré par des considérations aussi superficielles.

Dans la célèbre préface de la Fiancée de Messine, Schiller a émis, à propos de la signification du chœur, une pensée infiniment plus précieuse, en considérant le chœur comme un rempart vivant dont s’entoure la tragédie, afin de se préserver de tout mélange, de se séparer du monde réel et de sauvegarder son domaine idéal et sa liberté poétique.

Par cet argument capital, Schiller combat l’idée généralement admise du naturel, de l’illusion communément exigée de la poésie dramatique. Alors que, sur le théâtre, le jour lui-même n’est qu’artificiel, que l’architecture est symbolique, et que le langage métrique revêt un caractère idéal, sur l’ensemble règne encore la fiction, l’erreur : ce ne serait pas assez de ne tolérer qu’en tant que licence poétique ce qui est véritablement l’essence de toute poésie. L’introduction du chœur est l’acte décisif par lequel fut loyalement et ouvertement déclarée la guerre à tout naturalisme dans l’art. — C’est, je crois, à cette manière de voir que notre époque soi-disant supérieure a appliqué l’épithète dédaigneuse de « pseudo-idéalisme ». Je crains qu’en revanche, avec notre actuelle vénération du naturel et du réel, nous ne soyons arrivés aux antipodes de l’idéalisme, c’est à-dire dans la région des musées de figures de cire. Dans celles-ci aussi il y a de l’art, comme il y en a dans certains romans contemporains en vogue, mais qu’on ne vienne pas nous obséder en prétendant que le « pseudo-idéalisme » de Schiller et de Goethe soit surpassé par cet art.

Certes, c’est un domaine « idéal » que celui dans lequel, selon le juste sentiment de Schiller, le chœur de satyres grec, le chœur de la tragédie primitive, a coutume d’évoluer ; une sphère élevée, planant bien haut, au-dessus des chemins de la réalité où errent les mortels. Le Grec s’est bâti, pour ce chœur, l’échafaudage aérien d’un ordre naturel imaginaire et l’a peuplé d’entités naturelles imaginaires. C’est sur ces fondations que s’est élevée la tragédie, et, justement à cause de cette origine, elle fut, dès le début, affranchie d’une servile imitation de la réalité. Cependant, il ne s’agit aucunement ici d’un monde de fantaisie flottant arbitrairement entre le ciel et la terre, mais bien plutôt d’un monde doué d’une réalité et d’une vraisemblance égales à celles que l’Olympe et ses habitants possédaient aux yeux des Hellènes croyants. Le satyre, en tant que choreute dionysien, vit dans une réalité religieuse reconnue sous la sanction du mythe et du culte. Qu’avec lui commence la tragédie, que la sagesse dionysienne de la tragédie parle par sa bouche, c’est là pour nous un phénomène aussi étrange que, d’ailleurs, l’origine de la tragédie dans le chœur. Nous trouverons peut-être une base et un point de départ pour nos recherches futures, en admettant que le satyre, cette entité naturelle imaginaire, est à l’homme civilisé ce que la musique dionysienne est à la civilisation. Richard Wagner dit de cette dernière que ses effets sont abolis par la musique comme la clarté produite par la lueur d’une lampe est annihilée par la lumière du jour. Je crois que l’homme civilisé grec se sentait ainsi annihilé en présence du chœur des satyres, et c’est l’effet le plus immédiat de la tragédie dionysienne que les institutions politiques et la société, en un mot les abîmes qui séparent les hommes les uns des autres, disparaissent devant un sentiment irrésistible qui les ramène à l’état d’identification primordial de la nature. La consolation métaphysique — que nous laisse, comme je l’ai déjà dit, toute vraie tragédie, — la pensée que la vie, au fond des choses, en dépit de la variabilité des apparences, reste imperturbablement puissante et pleine de joie, cette consolation apparaît avec une évidence matérielle, sous la figure du chœur de satyres, du chœur d’entités naturelles, dont la vie subsiste d’une manière quasi indélébile derrière toute civilisation, et qui, malgré les métamorphoses des générations et les vicissitudes de l’histoire des peuples, restent éternellement immuables.

Aux accents de ce chœur est réconfortée l’âme profonde de l’Hellène, si incomparablement apte à ressentir la plus légère ou la plus cruelle souffrance ; il avait contemplé d’un œil pénétrant les épouvantables cataclysmes de ce que l’on nomme l’histoire universelle, et reconnu la cruauté de la nature ; et il se trouvait alors exposé au danger d’aspirer à l’anéantissement bouddhique de la Volonté. L’art le sauve et, par l’art, — la vie le reconquiert.

Pendant l’ivresse extatique de l’état dionysiaque, abolissant les entraves et les limites ordinaires de l’existence, il y a en effet un moment léthargique, où s’évanouit tout souvenir personnel du passé. Entre le monde de la réalité dionysienne et celui de la réalité journalière se creuse ce gouffre de l’oubli qui les sépare l’un de l’autre. Mais aussitôt que réapparaît dans la conscience cette quotidienne réalité, elle y est ressentie comme telle avec dégoût, et une disposition ascétique, contemptrice de la volonté, est le résultat de cette impression. En ce sens, l’homme dionysien est semblable à Hamlet : tous deux ont plongé dans l’essence des choses un regard décidé ; ils ont vu, et ils sont dégoûtés de l’action, parce que leur activité ne peut rien changer à l’éternelle essence des choses ; il leur paraît ridicule ou honteux que ce soit leur affaire de remettre d’aplomb un monde disloqué. La connaissance tue l’action, il faut à celle-ci le mirage de l’illusion — c’est là ce que nous enseigne Hamlet ; ce n’est pas cette sagesse à bon compte de Hans le rêveur, qui, par trop de réflexion, et comme par un superflu de possibilités, ne peut plus en arriver à agir ; ce n’est pas la réflexion, non ! — c’est la vraie connaissance, la vision de l’horrible vérité, qui anéantit toute impulsion, tout motif d’agir, chez Hamlet aussi bien que chez l’homme dionysien. Alors aucune consolation ne peut plus prévaloir, le désir s’élance par-dessus tout un monde vers la mort, et méprise les dieux eux-mêmes ; l’existence est reniée, et avec elle le reflet trompeur de son image dans le monde des dieux ou dans un immortel au-delà. Sous l’influence de la vérité contemplée, l’homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l’horrible et l’absurde de l’existence ; il comprend maintenant ce qu’il y a de symbolique dans le sort d’Ophélie ; maintenant il reconnaît la sagesse de Silène, le dieu des forêts : le dégoût lui monte à la gorge.

Et, en ce péril imminent de la volonté, l’art s’avance alors comme un dieu sauveur, apportant le baume secourable : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu’il y a d’horrible et d’absurde dans l’existence en images idéales, à l’aide desquelles la vie est rendue possible. Ces images sont le sublime, où l’art dompte et assujettit l’horrible, et le comique, où l’art nous délivre du dégoût de l’absurde. Le chœur de satyres du dithyrambe fut le salut de l’art grec ; les accès de désespoir évoqués tout à l’heure s’évanouirent grâce au monde intermédiaire de ces compagnons de Dionysos.