L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PII IX

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 133-136).

SECTION IX.
La succession et l’uniformité.

La succession et l’uniformité des parties constituent l’infini artificiel. La succession ; elle est nécessaire pour donner aux parties une continuité si longue et une direction telle que par leurs fréquentes impulsions sur les sens, elles impriment dans l’imagination une idée de leur progrès au-delà de leurs limites réelles : l’uniformité ; parce que si les parties changent de figure, l’imagination rencontre un obstacle à chaque changement ; toute altération devient le terme d’une idée et le commencement d’une autre : dès lors il est impossible de continuer cette progression non-interrompue qui peut seule imprimer aux objets bornés le caractère de l’infinité. C’est dans cette espèce d’infinité artificielle, du moins je le pense, que nous devons chercher la cause du noble effet d’une rotonde[1] ; car, dans une rotonde, qu’elle soit un bâtiment ou une plantation, on ne sait où fixer une limite ; vers quelque point que l’on porte ses regards le même objet semble toujours continuer, et l’imagination ne peut trouver où se reposer. Mais les parties doivent être uniformes aussi bien que dans une disposition circulaire, pour donner à cette figure toute la force dont elle est susceptible ; parce que la moindre différence, soit dans la disposition, soit dans la figure, soit même dans la couleur des parties, nuit beaucoup à l’idée de l’infinité, nécessairement arrêtée et interrompue à chaque altération où commence une nouvelle série. D’après les mêmes principes de succession et d’uniformité, il sera aisé de se rendre raison de la perspective imposante des anciens temples des payens, dont la forme généralement oblongue était décorée d’un double rang de colonnes uniformes. C’est encore à la même cause qu’on doit attribuer le grand effet des ailes dans plusieurs de nos vieilles cathédrales. La forme d’une croix, donnée à plusieurs églises, me semble moins avantageuse que le parallélograme des anciens, du moins par rapport à l’extérieur ; car, supposant les quatre bras de la croix égaux, si l’on se place dans une direction parallèle à l’un des murs, de côté, ou à l’une des colonades, au lieu de l’illusion qui rend un édifice plus grand qu’il n’est, la vue se trouve privée d’une partie très-considérable de sa longueur réelle, et pas moins que des deux tiers ; pour prévenir toute possibilité de progression, les bras de la croix, prenant une nouvelle direction, forment un angle droit avec le rayon visuel, et par-là détournent l’imagination de la répétition de la première idée. Supposons encore le spectateur placé dans un lieu d’où il puisse prendre une vue directe du même édifice, qu’arrivera-t-il ? nécessairement qu’une bonne partie de la base de chaque angle, formé par l’intersection des bras de la croix, sera inévitablement perdue ; Le tout paraîtra une figure brisée, sans liaison ; les jours seront inégalement distribués, ici faibles, là trop forts ; et ils manqueront de cette noble gradation que la perspective observe toujours à l’égard des parties disposées sans interruption sur une ligne droite. Quelques-unes de ces objections, ou même toutes subsisteront contre toute figure de croix, de quelque point de vue qu’on la considère. J’ai pris pour exemple la croix grèque, dans laquelle ces défauts sont plus saillans ; mais on les trouve en plus ou moins grand nombre dans toutes sortes de croix. On devrait s’être convaincu, que rien ne nuit davantage à la pompe des édifices, que l’abondance des angles : cependant ce défaut est très-commun ; il naît d’un amour désordonné pour la variété, à laquelle le bon goût est infailliblement sacrifié dans tous les lieux où elle domine.

  1. M. Addisson, dans un article du Spectateur concernant les plaisirs de l’imagination, dit que cet effet, provient de ce que l’œil peut embrasser à-la-fois la moitié de l’édifice. Je ne pense, pas que c’en soit la véritable cause.