L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV IV

La bibliothèque libre.
Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 235-237).

SECTION IV.
Suile.

M. Spon rapporte à ce sujet, dans ses Recherchés d’Antiquité, une histoire très-curieuse du célèbre physionomiste Campanella. Il paraît que ce savant ne s’était pas borné à faire de très-exactes recherches sur les visages humains, mais qu’il réussissait parfaitement à contrefaire ceux qu’il trouvait un peu remarquables. Lorsqu’il voulait pénétrer les intentions de ceux à qui il avait à faire, il composait exactement son visage, ses gestes et tout son maintien sur ceux du personnage qu’il se proposait de deviner ; cela fait, il observait attentivement le nouveau tour que son esprit prenait par ce changement : par ce moyen, dit notre auteur, il n’était pas un homme dont il ne pût connaître les inclinations, les dispositions, les pensées même, aussi parfaitement que s’il avait été métamorphosé en cet homme même. J’ai souvent observé moi-même qu’en imitant les regards et les gestes d’un homme courroucé ou paisible, effrayé ou audacieux, mon ame se portait involontairement à la passion dont j’essayais de prendre l’apparence ; je suis de plus convaincu qu’il est difficile de l’éviter, même en s’efforçant de séparer la passion des gestes qui y correspondent. Nos ames et nos corps sont si étroitement, si intimement unis, que l’un ne peut sentir ni plaisir, ni douleur, sans la participation de l’autre. Campanella, dont nous avons parlé, parvenait si bien à écarter son attention des souffrances de son corps, qu’il lui eût été possible d’endurer la torture même sans ressentir une grande douleur ; et, dans de moindres douleurs, chacun peut avoir remarqué qu’en appliquant l’attention à autre chose, la douleur se trouve un moment suspendue. D’autre part, si par des moyens quelconques, le corps n’est pas disposé à faire les gestes, ou à éprouver les émotions qu’une passion, quelle qu’elle soit, y produit ordinairement, cette passion elle-même ne pourra jamais naître, sa cause opérât-elle avec la plus grande énergie, fût-elle purement mentale, et n’affectât-elle immédiatement aucun des sens. C’est ainsi qu’un opiat et des liqueurs spiritueuses suspendront l’action du chagrin, de la crainte, ou de la tolère, en dépit de nous-mêmes, et cela en mettant le corps dans une disposition contraire à celle qu’il avait reçue de ces passions.