L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV XV

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 257-259).

SECTION XV.
L’Obscurité est terrible par sa propre nature.

On pourrait faire des recherches d’après lesquelles on verrait que le noir et l’obscurité sont douloureux jusqu’à un certain point par leur opération naturelle, indépendamment de toute association possible. Remarquons que les idées du noir et de l’obscurité sont presque les mêmes ; elles ne différent qu’en ce que le noir est une idée plus limitée. Chelseden [1] nous a donné une histoire fort curieuse d’un aveugle de naissance, qui garda cette incommodité jusqu’à l’âge de treize à quatorze ans ; on lui fit alors l’opération de la cataracte, et il reçut la lumière. Dans le nombre des particularités remarquables qui suivirent ses premières perceptions, et les jugemens qu’il fit sur les objets visuels, Chelseden rapporte celle-ci : le premier objet noir que ce garçon aperçut, lui causa une grande inquiétude, et peu de tems après, il fut frappé d’horreur à la vue d’une négresse. Ce n’est pas ici le cas de supposer que l’horreur provenait d’une association d’idées. Par le rapport de Chelseden, il paraît que l’enfant était très-observateur, et avait beaucoup de bon sens pour son âge ; il est donc probable que si la grande inquiétude qu’il ressentit à la première vue du noir était née de la connexion de cette couleur avec d’autres idées désagréables, il en aurait fait la remarque, et l’aurait communiquée ; car la cause du mauvais effet que produit sur les passions une idée désagréable seulement par association, est assez évidente à la première impression : je conviens que dans les cas ordinaires, cette cause échappe souvent ; mais cela vient de ce que l’association s’est faite aux premières époques de la vie, et que l’impression qui l’a accompagnée, s’est depuis répétée fréquemment. Dans le présent exemple, l’enfant jouis sait de la vue depuis trop peu de tems pour savoir contracté une telle habitude ; d’ailleurs, il n’y a pas plus de raison pour attribuer les mauvais effets du noir sur son imagination à sa connexion avec des idées désagréables, qu’il n’y en a pour rapporter les heureux effets des couleurs plus riantes à leur connexion avec des idées agréables. Il est vraisemblable qu’elles produisent leurs effets par leur cause naturelle.

  1. Célèbre anatomiste anglais.