L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PV VII

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 309-316).

SECTION VII.
Influence des Mots sur les Passions.

Comme les mots affectent, non par aucun pouvoir qui leur soit propre, mais par représentation, on pourrait supposer qu’ils n’ont qu’une faible influence sur les passions : cependant c’est tout le contraire ; car l’expérience nous apprend que l’éloquence et la poésie sont aussi capables, même beaucoup plus capables de faire des impressions vives et profondes, qu’aucun des autres arts, et que la nature même en plusieurs cas : ce qu’on doit attribuer à trois causes principales. Premièrement, nous prenons une part extraordinaire aux passions d’autrui, et quelques signes de ces passions suffisent pour nous émouvoir et nous faire sympathiser ; mais il n’est point de signes qui puissent exprimer toutes les circonstances de nos passions aussi parfaitement que les mots : ainsi, une personne qui parle sur un sujet, peut non-seulement tous communiquer ce sujet, mais aussi l’émotion qu’il lui cause à elle-même. Il est certain que l’influence que la plupart des choses exercent sur nos passions, ne vient pas tant, des choses mêmes, que de l’opinion que nous en avons ; et cette opinion dépend encore des opinions des autres hommes, lesquelles ne peuvent se communiquer, pour la plupart, que par le moyen des mots. En second lieu, il y a quantité de choses naturellement très-touchantes qui peuvent rarement se présenter dans la réalité, mais les mots qui les représentent s’offrent souvent. Par-là ils ont occasion de faire une profonde impression sur l’esprit, et., si l’expression est permise, d’y prendre racine, tandis que l’idée de la réalité n’est que passagère, et que peut-être elle ne s’est jamais présentée sous une forme réelle à certaines gens qui néanmoins en sont très-affectés, comme la guerre, la famine, la mort, etc. Bien plus, il est un grand nombre d’idées qui ne sont jamais tombées sous les sens d’aucun homme autrement que par la voie des mots, comme Dieu, les Anges et les Diables, le Paradis et l’Enfer, idées qui cependant ont toutes une grande influence sur les passions. Troisièmement, il est en notre pouvoir de faire au moyen des mots des combinaisons impossibles de toute autre manière. Avec le pouvoir de combiner, nous réussissons à donner à l’objet simple, par l’addition de quelques circonstances bien choisies, une vie et une force nouvelle. Il n’est pas de belle figure que nous ne puissions représenter par la peinture, mais il n’est pas possible de lui donner ces touches animées qu’elle peut recevoir des mots. Que fait-on quand on veut représenter un ange dans un tableau ? On peint un beau jeune homme ailé : mais la peinture fournira-t-elle jamais rien d’aussi grand que l’addition de ce seul mot, « l’Ange du Seigneur ? » Il est vrai que je n’ai ici aucune idée distincte ; mais ces mots font sur l’esprit une impression plus profonde que n’a fait l’image sensible ; et c’est là. tout ce que je veux prouver. Un tableau représentant Priam traîné et massacré au pied de l’autel, s’il était bien exécuté, serait très-touchant sans doute ; mais il est des circonstances qui en augmenteraient beau coup l’effet, et que la peinture ne pourra jamais exprimer ; par exemple, comment montrera-t-elle ce roi malheureux « éteignant de son sang les feux que lui-même avait consacrés. »

Sanguine fœdantem quos ipse sacraverat ignes.

Milton nous fournit un autre exemple dans ces lignes où il décrit les voyages des Anges déchus à travers leur effroyable demeure :

— O’er many a dark and dreary vale
They pass’d, and many a region dolorous ;
O’er many a frozen, many a fiery Alp ;
Rocks, caves, lakes, fens, bogs, dens and shades of deafh,
A universe of death.

« Les légions infernales traversèrent des vallées de ténèbres, des lieux d’épouvante, des régions de douleur, des montagnes de glace et des montagnes de feu ; des rochers, des précipices, des lacs, des marais, des gouffres et des ombres de mort, un univers de mort. »

Ici se déploie la force de l’alliance, dans :

Rocks, caves, lakes, fens, bogs, dens, ands hades…

Rochers, prècipices, laes, marais, gouffres, antres et ombres…

mots qui perdraient la plus grande partie de leur effet, si ce n’étaient pas

 « Les rochers, les précipices, les marais, les gouffres, les antres et les ombres de la mort. »

L’idée de cette affection causée par un mot, la mort, que rien hormis un mot ne pouvait allier aux autres, est extraordinairement sublime ; et ce sublime est encore porté plus haut par ce qui suit, un univers de mort. On voit ici deux autres idées que le langage seul peut présenter ; l’alliance de ces idées est sublime et étonnante au-delà de toute conception, si toutefois il est permis d’appeler idées ce qui ne présente à l’esprit aucune image distincte. Mais il sera toujours difficile de concevoir comment les mots peuvent émouvoir les passions qui appartiennent aux objets réels, sans représenter ces objets d’une manière distincte. Nous éprouvons cette difficulté, parce que dans nos observations sur le langage nous ne distinguons pas assez une expression claire d’une forte expression. Souvent on les confond l’une avec l’autre, quoique, dans la réalité, elles soient extrêmement différentes. La première concerne l’entendement, la dernière appartient aux passions : l’une décrit la chose comme elle est, l’autre telle qu’on la sent. Or, comme il y a un ton de voix entraînant, un air passionné, un geste animé, qui émeuvent indépendamment des choses auxquelles ils se rapportent ; il y a aussi des mots et certains arrangemens de mots qui étant particulièrement consacrés aux sujets passionnés, et toujours employés par ceux qui sont sous l’influence de quelque passion, nous touchent et nous émeuvent plus que ceux qui expriment le sujet avec beaucoup plus de clarté et de précision. Nous accordons à la sympathie ce que nous refusons à la description. Par le fait, toute description verbale, purement comme simple description quoique de la dernière exactitude, donne une idée si pauvre et si insuffisante de la chose décrite qu’elle produirait à peine le plus petit effet, si l’orateur ne l’animait par ces modes du langage qui marquent en lui un sentiment vif et profond. Alors, par la contagion de nos passions, nous nous enflammons d’un feu qui déjà brûle dans un autre, et que l’objet décrit ne nous aurait probablement jamais communiqué. Les mots, en transmettant les passions avec force, compensent pleinement leur faiblesse à d’autres égards. On peut remarquer que les langues très-polies, celles dont on vante la clarté et la précision, manquent de force en général. La langue française a cette perfection et ce défaut [1]. Au lieu que les langues orientales, et générale ment celles que parlent la plupart des peuples grossiers, ont dans l’expression beaucoup de force et d’énergie ; et cela est tout naturel. L’homme ignorant observe simplement les choses, et ne les distingue pas en critique ; mais, pour cette raison, il admire davantage, il reçoit de tout ce qu’il voit des impressions plus profondes, et par conséquent s’exprime avec plus de passion. Si l’affection est bien communiquée, elle fera son effet sans aucune idée claire, souvent sans aucune idée de la chose qui l’a primitivement occasionnée.

La fécondité du sujet aurait pu faire attendre que je considérerais la poésie dans ses rapports avec le Sublime et le Beau d’une manière plus étendue ; mais que l’on observe qu’il existe, là-dessus plusieurs traités excellens. Je ne me suis point proposé de porter la critique sur le sublime et le beau d’aucun art en particulier, mais d’établir des principes propres à distinguer, à former et à certifier une espèce de modèle pour ces idées. J’ai pensé que le plus sûr moyen d’atteindre ce but, était de rechercher les propriétés des choses naturelles qui font naître en nous l’amour et l’étonnement, et de montrer de quelle manière elles agissent pour produire ces passions. Les mots ne devaient être considérés que pour découvrir sur quel principe ils peuvent représenter ces choses naturelles, et d’où leur vient le pouvoir de nous affecter avec autant, et quelquefois avec plus de force encore, que les choses qu’ils représentent.

FIN.

  1. Je pardonnerais presque aux Anglais de n’avoir jamais senti toute la force du divin poète créateur d’Athalie ; il l’a si bien déguisée par l’élégance, la souplesse et l’harmonie de son style. Mais comment M. Burke a-t-il pu ne pas être frappé de la force de Corneille, de Bossuet, et de bien d’autres écrivains français qui sont montés au premier rang du monde littéraire.