L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/XIV

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 81-83).

SECTION XIV.
Effets de la Sympathie dans les malheurs de nos semblables.

Pour mieux nous rendre raison des effets de la tragédie, interrogeons-nous auparavant sur les sensations qu’excitent en nous les calamités réelles de nos semblables. Je suis convaincu que les infortunes et les souffrances réelles d’autrui nous donnent dans un très-haut degré ce délice dont nous avons déjà parlé : car, que la sensation soit ce qu’on voudra en apparence, si elle ne nous porte pas à fuir certains objets, si elle nous sollicite au contraire à en approcher, si elle nous y attache, dans ce cas je conçois que nous devons sentir un délice, ou un plaisir d’une espèce ou d’autre, à contempler des objets de ce genre. Ne lisons-nous pas les récits authentiques des scènes les plus désastreuses avec autant de plaisir que les romans et les poèmes dont la fiction a créé tous les incidens. La prospérité d’aucun empire, la grandeur d’aucun roi ne sauraient, à la lecture, agiter nos esprits de ces émotions touchantes et agréables dont ils sont remplis en contemplant la chute du royaume de Macédoine et les revers de son prince infortuné. Une telle catastrophe nous touche autant dans l’histoire, que la destruction de Troie dans la fable. Dans ces circonstances, notre délice s’accroît encore si la victime est un homme vertueux, accablé par une fortune injuste. Scipion et Caton sont deux personnages célèbres par leurs vertus ; mais nous nous intéressons davantage à la mort violente de l’un, et à la perte de la grande cause qu’il défendait, qu’aux triomphes mérités et à la prospérité constante de l’autre ; car la passion de la terreur produit toujours le délice quand elle ne presse pas de trop près ; et celle de la pitié est toujours accompagnée de plaisir, parce qu’elle prend sa source dans l’amour et l’affection sociale. Toutes les fois que la nature nous destine à quelque dessein actif, la passion qui nous y anime est suivie du délice, ou d’un plaisir de quelque genre, peu importe quelqu’en soit le sujet. Comme le créateur a voulu que nous fussions unis du nœud de la sympathie, il a affermi ce nœud par un délice proportionné ; il semble même que ce délice augmente là où la sympathie est plus nécessaire, c’est-à-dire, dans les malheurs de nos semblables. Si cette passion était simplement douloureuse, nous mettrions le plus grand soin à fuir les lieux et les personnes qui pour raient l’exciter ; comme le font effectivement quelques amans du repos, tellement livrés à l’indolence, qu’ils ne sauraient supporter une forte impression. Mais il s’en faut de beaucoup que la plus grande partie du genre humain se conduise ainsi : de tous les spectacles, une calamité extraordinaire et rigoureuse est celui auquel nous courons avec le plus d’avidité : soit que la scène se passe sous nos yeux, soit que l’histoire nous la rende présente, notre ame ne peut en être témoin sans éprouver un sentiment de délice, Je ne dis pas que ce délice soit pur, mais comme fondu dans un grand trouble. Le délice que nous procurent les scènes de misère nous empêche de les fuir ; et la douleur qu’elles nous causent, nous inspire de nous soulager nous-mêmes en soulageant ceux qui souffrent ; et tout cela se fait par une sorte d’inspiration qui devance tout raisonnement, par un instinct qui nous conduit à ses desseins sans le concours de notre volonté.