L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/XIX

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 94-99).

SECTION XIX.
Conclusion.

J’ai pensé que pour se préparer à la recherche que nous allons faire dans le discours suivant, il ne pouvait qu’être utile de ranger dans un ordre méthodique quelques-unes de nos principales passions. Celles dont j’ai parlé sont presque les seules qu’il soit nécessaire de considérer dans notre plan actuel ; quoique la variété en soit très-grande, et que chacune à part mérite notre attention. Plus les recherches que nous faisons dans l’esprit humain sont attentives, plus nous découvrons de traces profondes de la sagesse du créateur. Si un discours sur l’usage de nos organes peut être considéré comme un hymne à la divinité, l’examen de l’usage de nos passions, qui sont les organes de l’ame, ne peut être vide de louanges pour elle, ni stérile pour nous de cette alliance noble et rare de la science et de l’admiration, que la contemplation des œuvres de la sagesse infinie peut seule fournir à une ame raisonnable ; tandis que lui rapportant tout ce que nous trouvons de bien, de bon, de beau en nous-mêmes ; découvrant sa force et sa sagesse jusque dans notre faiblesse et notre imperfection, les honorant quand nous les apercevons avec clarté, adorant leur profondeur quand notre esprit y demeure confondu, nous pouvons être curieux sans audace, et élevés sans orgeuil ; nous pouvons être admis, s’il m’est « permis de m’exprimer ainsi, au conseil du Tout-Puissant par la considération de ses œuvres. Le but principal de nos études doit être l’élévation de l’ame ; si elles ne l’atteignent pas, leur utilité est de bien peu de chose. Mais indépendamment de ce grand dessein, un examen de la raison physique de nos passions me semble très-nécessaire pour tous ceux qui veulent les émouvoir d’après des principes sûrs et constans. Il ne suffit pas de les connaître en général : pour les émouvoir d’une manière délicate, ou pour bien juger d’un ouvrage destiné à les émouvoir, il est indispensable que nous connaissions les bornes exactes de leurs différens domaines ; que nous les poursuivions à travers toute la variété de leurs opérations, et que nous pénétrions dans les parties de notre nature les plus secrètes, et qui pourraient même paraître inaccessibles.

Quod latet arcanâ non enarrabile fibrâ.

Un homme peut quelquefois, sans toutes ces recherches, se convaincre lui-même de la vérité de son ouvrage, encore même d’une manière confuse ; mais il ne pourra jamais se faire une règle certaine et déterminée de procéder ; bien moins lui sera-t-il possible de rendre aux yeux des autres ses propositions assez évidentes. Les poètes, les orateurs, les peintres, et ceux qui cultivent quelque branche des arts libéraux, sans le secours de cette connaissance critique, ont très-bien réussi dans leurs genres divers, et réussiront ; comme parmi les ouvriers il y en a qui font et même inventent des machines sans aucune notion exacte des principes aux quels ils obéissent. J’avoue qu’il n’est pas rare d’errer en théorie et d’être habile en pratique ; et nous sommes heureux que cela soit ainsi. On rencontre fréquemment des hommes qui, agissant bien d’après leurs sentimens, en raisonnent fort mal en principe ; mais comme il est impossible de ne pas essayer un raisonnement si important, et pareillement impossible de prévenir qu’il n’ait quelque influence sur la pratique, il mérite certainement que nous prenions quelques peines pour qu’il soit juste, et fondé sur la base d’une expérience confirmée. On aurait pu espérer que, dans ces recherches, les artistes mêmes seraient les guides les plus sûrs ; mais les artistes ont été trop occupés de la pratique : les philosophes ont fait peu de chose, et ce qu’ils ont fait, ils l’ont rapporté à leurs plans et à leurs systèmes : pour ceux qu’on appelle critiques, ils ont cherché la règle des arts là où elle ne pouvait pas se trouver ; ils l’ont cherchée dans les poèmes, dans les tableaux, dans les gravures, dans les statues, dans les édifices : mais l’art ne peut jamais donner les règles qui constituent un art. C’est pour cette raison, du moins je la pense, que les artistes en général, et les poètes en particulier, ont été enchaînés dans un cercle si étroit : ils ont été les imitateurs les uns des autres plutôt que les imitateurs de la nature ; et cela avec une uniformité si fidèle, et jusque dans une antiquité si reculée, qu’il est difficile de dire qui donna le premier modèle. Les critiques les suivent, ils ne peuvent donc pas servir de guides. Le pauvre jugement que je dois porter d’une chose, quand je n’ai, pour la mesurer ; d’autre mesure qu’elle-même ! La véritable règle des arts est dans, le talent de l’artiste : une observation facile des productions les plus communes, quelquefois les plus méprisables de la nature, est souvent un trait de lumière que le génie saisit ; tandis que la plus pénétrante sagacité, l’industrie la plus infatigable qui dédaignera cette observation, nous laissera dans les ténèbres, ou, ce qui est pire, nous amusera et nous égarera par de fausses clartés. Dans une recherche, il ne s’agit que d’être une fois dans le bon chemin. Je suis persuadé que j’ai fort peu avancé nos connaissances par ces observations considérées en elles-mêmes ; et jamais je n’eusse pris la peine de les mettre en ordre, encore moins aurais-je hasardé de les publier, si je n’étais convaincu que rien ne tend plus à la corruption des sciences, que de les laisser dans la stagnation. Ce sont des eaux qui n’ont de vertus qu’après avoir été troublées. Un homme qui pénètre au-delà de la surface des choses, peut s’égarer, mais il indique et fraie un chemin aux autres, et ses erreurs mêmes peuvent être utiles à la cause de la vérité. Dans les parties suivantes, je rechercherai quelles sont les choses qui causent en nous les affections du sublime et du beau, comme dans celle-ci j’ai considéré les affections mêmes. Je ne demande qu’une faveur, c’est qu’on ne juge aucune partie de mon discours en elle-même, et indépendamment du reste ; car je n’ai pas disposé mes matériaux pour soutenir l’épreuve d’une controverse captieuse, mais d’un examen modéré et même indulgent : mon ouvrage n’est pas armé de toutes pièces pour un combat, mais arrangé pour visiter ceux qui font un accueil paisible à la vérité.

Fin de la première partie.