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L’Orme du mail/XII

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XII


M. Paillot était libraire à l’angle de la place Saint-Exupère et de la rue des Tintelleries. Les maisons qui bordaient cette place étaient pour la plupart anciennes ; celles qui s’adossaient à l’église portaient des enseignes sculptées et peintes. Plusieurs avaient un pignon pointu et la façade en colombage. Une d’elles, qui avait gardé ses poutres sculptées, était un joyau admiré des connaisseurs. Les solives apparentes étaient soutenues par des corbeaux taillés, les uns en forme d’anges portant des écus, les autres en façon de moines bassement accroupis. À gauche de la porte, le long d’un poteau, se dressait la figure mutilée d’une femme, le front ceint d’une couronne à gros fleurons. Les gens de la ville disaient que c’était la reine Marguerite. Et la maison était connue sous le nom de maison de la reine Marguerite.

On croyait, sur la foi de dom Maurice, auteur d’un Trésor d’antiquités, imprimé en 1703, que Marguerite d’Écosse avait logé en cet hôtel durant quelques mois de l’an 1438. Mais M. de Terremondre, président de la Société d’agriculture et d’archéologie, prouve, dans un mémoire solidement établi, que cette maison avait été bâtie en 1488 pour un notable bourgeois nommé Philippe Tricouillard. Les archéologues de la ville qui conduisent les curieux devant ce logis, leur montrent volontiers, en saisissant le moment où les dames sont inattentives, les armes parlantes de Philippe Tricouillard, sculptées sur un écu porté par deux anges. Ces armoiries, que M. Terremondre a judicieusement rapprochées de celles des Coleoni de Bergame, sont figurées sur le corbeau qui se trouve au-dessus de la porte d’entrée, sous le linteau de gauche. Les figures en sont peu distinctes et reconnaissables seulement pour ceux qui sont avertis. Quant à l’effigie d’une femme portant une couronne, qui est adossée à la solive perpendiculaire, M. de Terremondre n’a pas eu de peine à démontrer qu’il faut y voir une sainte Marguerite. En effet, on distingue encore aux pieds de la sainte les restes d’un corps difforme qui n’est autre que celui du diable ; et le bras droit de la figure principale, qui manque aujourd’hui, devait tenir le goupillon que la bienheureuse secoua sur l’ennemi du genre humain. On conçoit que sainte Marguerite figure à cette place depuis que M. Mazure, archiviste du département, a mis en lumière une pièce établissant qu’en l’année 1488 Philippe Tricouillard, alors âgé de soixante-dix ans environ, avait épousé depuis peu Marguerite Larrivée, fille du lieutenant criminel. Par une confusion qui n’est pas trop surprenante, la céleste patronne de Marguerite Larrivée a été prise pour la jeune princesse d’Écosse dont le séjour dans la ville de *** a laissé un profond souvenir. Peu de dames ont légué une mémoire de plus de pitié que cette dauphine qui mourut à vingt ans en exhalant ce soupir : « Fi de la vie ! »

La maison de M. Paillot, libraire, est contiguë à la maison de la reine Marguerite. Primitivement, elle était construite en colombage comme sa voisine, et la charpente apparente n’avait pas été moins curieusement sculptée. Mais, en 1860, M. Paillot père, libraire de l’archevêché, l’avait fait mettre à bas pour la rétablir dans le style moderne, simplement, sans aucune affectation de richesse ni d’art, en prenant garde toutefois de la bien disposer pour le négoce et l’habitation. Un arbre de Jessé, dans le style de la Renaissance, qui s’élevait du haut en bas de la maison Paillot, à l’angle formé par la place Saint-Exupère et la rue des Tintelleries, avait été jeté par terre avec le reste, mais non détruit. M. de Terremondre, l’ayant retrouvé par la suite dans un chantier, en avait fait l’acquisition pour le musée. Ce monument est d’un bon style. Malheureusement, les prophètes et les patriarches, qui s’épanouissaient sur chaque branche comme des fruits merveilleux, et la Vierge, fleurie au faîte de l’arbre prophétique, furent mutilés par les terroristes en 1793, et l’arbre souffrit de nouveaux dommages en 1860, quand il fut porté au chantier comme bois de chauffage. M. Quatrebarbe, architecte diocésain, s’est étendu sur ces mutilations dans son intéressante brochure sur les Vandales modernes. « On frémit, dit-il, à la pensée que cette précieuse relique d’un âge de foi risqua sous nos yeux d’être sciée et brûlée. »

Exprimée par un homme dont les tendances cléricales étaient connues, cette pensée fut vivement critiquée par le Phare, en une note anonyme où l’on reconnut, à tort ou à raison, la main de l’archiviste départemental, M. Mazure. « En vingt mots, disait cette note, M. l’architecte diocésain nous fournit divers sujets de surprise. Le premier est qu’on puisse frémir à la seule idée de la perte d’une poutre médiocrement sculptée, et si mutilée que les détails n’en sont plus perceptibles. Le second est que cette poutre soit pour M. Quatrebarbe, dont on connaît l’esprit, la relique d’un âge de foi, puisqu’elle date de 1530, c’est-à-dire de l’année où s’assembla la diète protestante d’Augsbourg ; le troisième est que M. Quatrebarbe omette de dire que la précieuse poutre fut jetée à bas et envoyée au chantier par son propre beau-père, M. Nicolet, architecte diocésain, qui, en 1860, transforma la maison Paillot de la manière qu’on peut voir ; le quatrième est que M. Quatrebarbe ignore que c’est précisément M. Mazure, archiviste, qui découvrit la poutre sculptée dans le chantier Clouzot, où elle pourrissait depuis dix ans au nez et à la barbe de M. Quatrebarbe, et qui la signala à M. de Terremondre, président de la Société d’agriculture et d’archéologie, lequel en fit l’acquisition pour le musée. »

Dans son état actuel, la maison de M. Paillot, libraire, présentait une façade unie et blanche, haute de trois étages. La boutique, garnie d’une boiserie peinte en vert, portait en lettres d’or : « Paillot, libraire ». La montre étalait des sphères terrestres et célestes de divers modules, des boîtes de mathématiques, des livres de classe et de petits manuels pour les officiers de la garnison, avec quelques romans et mémoires nouveaux : c’est ce que M. Paillot nommait des livres de littérature. Une vitrine plus étroite et moins profonde, donnant sur la rue des Tintelleries, renfermait les ouvrages d’agriculture et de droit, et complétait ainsi les instruments nécessaires à la vie intellectuelle du chef-lieu. À l’intérieur de la boutique, on retrouvait sur un comptoir des ouvrages de littérature, roman, critique et mémoires.

Les « classiques en nombre » s’empilaient dans les casiers, et tout au fond, à côté de la porte qui s’ouvrait sur l’escalier, des rayons étaient réserves aux livres anciens. Car M. Paillot réunissait dans sa boutique la librairie moderne et la librairie « d’occasion ». Ce coin sombre des bouquins attirait les bibliophiles de la région, qui y avaient fait jadis des trouvailles. On parlait de certain exemplaire en bon état de l’édition originale du tiers livre de Pantagruel, déniché en 1871 par M. de Terremondre, le père du président actuel de la Société d’agriculture, chez Paillot, dans le coin des bouquins. On s’entretenait plus mystérieusement d’un Mellin de Saint-Gelais, portant au verso du titre des vers autographes de Marie Stuart, que M. Dutilleul, notaire, aurait trouvé, vers la même époque, au même endroit, et payé trois francs. Mais, depuis lors, nul ne signalait aucune découverte merveilleuse. Le coin des bouquins, morne et régulier, ne changeait guère. On y voyait constamment l’Abrégé de l’Histoire des voyages en cinquante-six volumes, et des tomes dépareillés du Voltaire de Kehl, en grand papier. La découverte de M. Dutilleul, douteuse pour beaucoup, était niée par quelques-uns. Ceux-là fondaient leur opinion sur cette idée que l’ancien notaire était bien capable d’avoir menti par vanité, et sur ce fait qu’après le décès de M. Dutilleul on n’avait trouvé dans sa bibliothèque aucun exemplaire des poésies de Mellin de Saint-Gelais. Pourtant les bibliophiles de la ville, qui fréquentaient chez Paillot, ne maquaient pas d’explorer le coin des bouquins, à tout le moins une fois le mois. M. de Terremondre était des plus assidus.

C’était un gros propriétaire du département, bien apparenté, qui faisait l’élevage et était connaisseur en matière d’art. C’est lui qui dessinait les costumes historiques pour les cavalcades et qui présidait le comité formé pour l’érection d’une statue de Jeanne d’Arc sur les Remparts. Il passait quatre mois de l’année à Paris. On le disait galant. À cinquante ans, il gardait de la sveltesse et de l’élégance. Il était bien vu dans les trois sociétés du chef-lieu, et on lui avait plusieurs fois offert la députation. Il avait refusé, alléguant que son repos lui était cher, et son indépendance. Et l’on cherchait les raisons de son refus.

M. de Terremondre avait pensé acheter la maison de la reine Marguerite pour en faire un musée d’archéologie locale et l’offrir à la ville. Mais la propriétaire de cette maison, madame veuve Houssieu, n’avait pas suivi les ouvertures qu’il lui avait faites. Agée de plus de quatre-vingts ans, elle vivait dans le vieux logis, seule avec une douzaine de chats. Elle passait pour riche et avare. Il fallait attendre sa mort. Chaque fois qu’il entrait dans la boutique de Paillot, M. de Terremondre demandait au libraire :

— La reine Marguerite est-elle encore de ce monde ?

Et M. Paillot répondait que, demeurant enfermée seule à son âge, sûrement on la trouverait morte un matin. En attendant, il craignait qu’elle ne mît le feu à son logis. C’était la terreur constante de son voisin. Il vivait dans l’épouvante que la vieille dame ne fît flamber la maison de bois et la sienne avec.

Madame veuve Houssieu intéressait beaucoup M. de Terremondre. Il était curieux de tout ce que disait et faisait celle qu’il appelait la reine Marguerite. À la dernière visite qu’il lui avait faite, elle lui avait montré une mauvaise gravure de la Restauration représentant la duchesse d’Angoulème pressant sur son cœur les portraits de Louis XVI et de Marie-Antoinette, enfermés dans un médaillon. Cette gravure, bordée d’un cadre noir, était pendue dans la salle du rez-de-chaussée. Madame veuve Houssieu avait dit en la montrant :

— C’est le portrait de la reine Marguerite, qui, dans les temps, habita cette maison.

Et M. de Terremondre s’était demandé comment un portrait de Marie-Thérèse-Charlotte de France avait passé, même dans les plus obscurs esprits, pour un portrait de Marguerite d’Écosse. Il y songeait depuis un mois.

Ce jour-là, en entrant dans la boutique de Paillot, il s’écria :

— J’ai trouvé !

Et il expliqua à son ami le libraire les raisons très vraisemblables de cette merveilleuse confusion.

— Comprenez bien, Paillot ! Marguerite d’Écosse, substituée à Marguerite Larrivée, est confondue avec Marguerite de Valois, duchesse d’Angoulême, et cette princesse est confondue à son tour avec la duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Marguerite Larrivée Marguerite d’Écosse, — Marguerite, duchesse d’Angoulême, — la duchesse d’Angoulême.

Je suis assez fier d’avoir trouvé cela, Paillot, il faut toujours consulter la tradition. Mais quand nous posséderons la maison de la reine Marguerite, nous restaurerons un peu la mémoire de ce bon Philippe Tricouillard.

Sur cette déclaration, le docteur Fornerol entra dans la boutique avec l’impétuosité habituelle à cet infatigable visiteur des souffrants, qui apportait avec lui l’espérance et le réconfort. Gustave Fornerol était un gros homme à moustaches. Tenant du chef de sa femme un petit domaine rural, il affectait les façons d’un propriétaire campagnard et faisait ses visites en chapeau mou, gilet de chasse, guêtres de cuir. Bien que sa clientèle fût toute dans la petite bourgeoisie et dans la population rurale des faubourgs, il passait pour le plus habile praticien de la ville.

Ami de Paillot comme de tous ses concitoyens, il ne lui faisait pas de visite inutile, et ne s’attardait point à causer dans la boutique. Cette fois pourtant, il s’abattit sur une des trois chaises de paille qui, placées dans le coin des bouquins, assuraient à la librairie Paillot la renommée d’une hospitalité littéraire, docte, polie, académique.

Il souffla, envoya de la main un bonjour à Paillot, salua avec quelque déférence M. de Terremondre et dit :

— Je suis las ! Eh bien ! Paillot, avez-vous été content du spectacle d’hier ? Que pense madame Paillot de la pièce et des acteurs ?

Le libraire ne se prononça point. Il estimait qu’un commerçant est sage de ne point exprimer d’opinion dans sa boutique. Au reste, il n’allait au théâtre qu’en famille et rarement. Mais le docteur Fornerol, à qui son titre de médecin du théâtre procurait ses entrées, ne manquait aucune représentation.

Une troupe de passage avait donné la veille la Maréchale, avec Pauline Giry comme premier sujet.

— Elle est toujours excellente, Pauline Giry, dit le docteur.

— C’est l’avis général, dit le libraire.

— Elle commence à n’être plus très jeune, dit M. de Terremondre, qui feuilletait le tome XXXVIII de l’Histoire générale des Voyages.

— Bigre non ! répliqua le docteur. Vous savez qu’elle ne s’appelle pas Giry ?

— Elle s’appelle de son vrai nom Girou, reprit avec autorité M. de Terremondre. J’ai connu sa mère, Clémence Girou. Il y a quinze ans, Pauline Giry était brune et bien jolie.

Et ils s’appliquèrent tous trois, dans le coin des bouquins, à connaître l’âge de la comédienne. Mais comme ils calculaient sur des données incertaines ou fausses, ils n’obtenaient que des résultats discordants, parfois absurdes, et dont ils n’étaient point satisfaits.

— Je suis fatigué, dit le docteur. Vous autres, après le théâtre, vous êtes allés vous coucher. Mais moi, à minuit, j’ai été appelé chez un vieux cultivateur de la côte Duroc, qui souffrait d’une hernie étranglée. Son valet me dit : « Il a vomi tout ce qu’on peut vomir. Il ne fait qu’un cri. Il va passer. » Je fais atteler et je file sur la côte Duroc, là-bas, tout au bout du faubourg de Tramayes. Je trouve mon homme couché et hurlant. Facies cadavérique, vomissements stercoraires. Très bien ! Sa femme me dit : « C’est en dedans que ça le tient ».

— Elle a quarante-sept ans, Pauline Giry, dit M. de Terremondre.

— C’est bien possible, dit Paillot.

— Au moins quarante-sept ans, reprit le docteur. La hernie était double et mauvaise. Très bien ! Je procède à la réduction par le taxis. Bien qu’il ne faille exercer qu’une pression très légère avec la main, après trente minutes de cette manœuvre, on a les bras et le dos rompus. Et ce n’est qu’au bout de cinq heures, à la dixième reprise, que j’ai pu opérer la réduction.

À cet endroit du récit fait par le docteur Fornerol, le libraire Paillot alla servir des dames qui demandaient des ouvrages intéressants pour lire à la campagne. Et le docteur, s’adressant à M. de Terremondre seul, poursuivit :

— J’étais moulu. Je dis à mon homme : « Il faut garder le lit et de préférence vous tenir couché sur le dos, jusqu’à ce que le bandagiste vous ait fabriqué une pelote d’après mes indications. Restez étendu, ou gare l’étranglement ! Et vous savez si c’est joyeux ! Sans compter qu’un jour ou l’autre vous en claquerez. C’est compris ?

» — Oui, monsieur.

» — Très bien.

» Je vais dans la cour me laver à la pompe. Vous concevez qu’après la manœuvre j’avais besoin de faire un bout de toilette ; je me mets nu jusqu’à la ceinture, et je me frotte au savon noir pendant un petit quart d’heure. Je me rhabille. Je bois un verre de vin blanc qu’on m’apporte dans le courtil. Je regarde le jour se lever tout gris, j’entends chanter l’alouette, et je rentre dans la chambre du malade. Il y faisait noir. Je crie dans la direction du lit : « Hein ? c’est compris ? Immobilité complète en attendant le nouveau bandage. Celui que vous avez ne vaut rien. Vous entendez ? » Pas de réponse. «  Dormez-vous ? » Alors j’entends dans mon dos la voix de la vieille qui me dit : « Monsieur le docteur, notre homme n’est plus au logis. Il lui tardait d’aller à sa vigne. »

— Je reconnais là mes paysans, dit M. de Terremondre.

Il devint pensif et reprit :

— Docteur, Pauline Giry a aujourd’hui quarante-neuf ans. Elle a débuté en 1876, au Vaudeville ; elle avait alors vingt-deux ans. J’en suis sûr.

— En ce cas, dit le docteur, elle serait maintenant dans sa quarante-troisième année, puisque nous sommes en 1897.

— Ce n’est pas possible, dit M. de Terremondre, car elle a au moins six ans de plus que Rose Max, qui a certainement dépassé la quarantaine.

— Rose Max ? Je ne dis pas non, mais c’est encore une belle fille, dit le docteur.

Il bâilla, s’étira et dit :

— En revenant de la côte Duroc, à six heures du matin, je trouve dans mon antichambre deux mitrons qui me disent que leur maîtresse, la boulangère des Tintelleries, est sur le point d’accoucher.

— Mais, demande M. de Terremondre, fallait-il deux mitrons pour vous le dire ?

— On les avait envoyés successivement, répondit le docteur. Je demande si les symptômes caractéristiques se sont produits. Il ne me répondent pas, mais un troisième garçon boulanger m’arrive dans le tapecul du patron. Je monte, je m’assieds à côté de lui. Nous faisons demi-tour et me voilà roulant sur le pavé des Tintelleries.

— Je retrouve ! s’écria M. de Terremondre qui suivait son idée. C’est en 69 qu’elle a débuté au Vaudeville. Et c’est en 76 que mon cousin Courtrai l’a connue… et fréquentée.

— Parlez-vous de Jacques de Courtrai qui a été capitaine de dragons ?

— Non, je parle d’Agénor, qui est mort au Brésil… Elle a un fils qui est sorti de Saint-Cyr l’année dernière.

Ainsi parlait M. de Terremondre, quand M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, entra dans la boutique. M. Bergeret était une des trois chaises académiques de la maison Paillot et le plus assidu causeur du coin des bouquins. Il y feuilletait d’une main amie les ouvrages anciens et les ouvrages nouveaux, et bien qu’il n’achetât jamais aucun livre, de peur d’être égratigné par sa femme et par ses trois filles, il recevait le meilleur accueil de Paillot qui le tenait en haute estime comme réservoir et alambic de cette science et de ces belles-lettres dont vivent et profitent les libraires. Le coin des bouquins était le seul lieu de la ville où M. Bergeret pût se tenir avec un plein contentement, car au logis madame Bergeret le pourchassait de pièce en pièce pour diverses raisons d’économie domestique ; à la Faculté, le doyen, par haine, l’obligeait à faire son cours dans un caveau obscur et malsain, où descendaient peu d’élèves, et dans les trois sociétés de la ville on lui faisait grise mine pour avoir appelé Jeanne d’Arc une mascotte militaire.

Donc M. Bergeret se glissa dans le coin des bouquins.

— Bonjour, messieurs ! Quoi de nouveau ?

— L’enfant de la boulangère des Tintelleries, dit le docteur : je l’ai mis au monde voilà vingt minutes. J’allais le dire à M. de Terremondre. Et je puis ajouter que ce ne fut pas sans peine.

— Cet enfant, répliqua le maître de conférences, hésitait à naître. Il n’y aurait jamais consenti, si, doué d’intelligence et de prévision, il avait connu la destinée de l’homme sur la terre, et particulièrement dans notre ville.

— C’est une jolie petite fille, dit le docteur, une jolie petite fille avec une framboise sous la mamelle gauche.

La conversation se poursuivit entre le docteur et M. de Terremondre.

— Une jolie petite fille, avec une framboise sous la mamelle gauche, docteur ? On dira que la boulangère eut envie de framboises en ôtant son corset. Le désir de la mère ne suffit point pour créer l’image sur le fruit qu’elle porte. Il faut encore que la désireuse touche un endroit de son corps. Et l’image se formera sur l’enfant à l’endroit correspondant. N’est-ce pas là ce qu’on croit, docteur ?

— C’est ce que croient les bonnes femmes, répondit le docteur Fornerol. Et j’ai connu des hommes, et même des médecins, qui étaient femmes à cet égard, et qui partageaient la crédulité des nourrices. Pour moi, l’expérience d’une pratique déjà longue, la connaissance des observations recueillies par les savants et surtout une vue générale de l’embryogénie ne me permettent point d’adopter cette croyance populaire.

— Ainsi, selon votre sentiment, docteur, les envies sont des taches comme d’autres, qui se forment sur la peau sans cause connue.

— Permettez ! Les « envies » présentent un caractère particulier. Elles ne contiennent pas de vaisseaux sanguins et ne sont pas érectiles comme les tumeurs, avec lesquelles vous seriez peut-être tenté de les confondre.

— Vous constatez, docteur, qu’elles sont d’une espèce à part. N’en induisez-vous rien quant à leur origine ?

— Absolument rien.

— Mais si ces taches ne sont pas réellement des « envies », si vous leur refusez une cause… comment dirais-je ?… psychique, je ne m’explique pas la fortune d’une croyance qu’on trouve dans la Bible, et qui est partagée encore par un si grand nombre de personnes. Ma tante Pastré était une femme très intelligente et peu crédule. Elle est morte à soixante-dix-sept ans, au printemps dernier, dans la certitude que les trois groseilles blanches, marquées sur l’épaule de sa fille Berthe, étaient d’origine auguste et venaient du parc de Neuilly où pendant sa grossesse, dans l’automne de 1834, elle fut présentée à la reine Marie-Amélie qui la mena promener dans un sentier bordé de groseilliers.

C’est à quoi le docteur Fornerol ne répondit rien. Il n’était pas excessivement porté à contredire les opinions de la clientèle riche. Mais M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, inclina la tête sur l’épaule gauche, regarda au loin, comme il faisait chaque fois qu’il allait parler. Et puis il dit :

— Messieurs, c’est un fait que ces signes, nommés « envies », se réduisent à un petit nombre de types qu’on peut classer, d’après leur couleur et leur forme, en fraises, groseilles et framboises, taches de vin et de café. Il convient peut-être d’ajouter à ces types celui des taches jaunes et diffuses dans lesquelles on s’efforce de reconnaître quelques portions de tourte ou de godiveau. Or, à qui fera-t-on croire que les femmes enceintes n’ont envie que de boire du vin, du café au lait, ou de manger des fruits rouges et, si l’on veut, du godiveau ? Une telle idée offense la philosophie naturelle. Le désir qui, selon certains philosophes, a seul créé le monde et seul le conserve, agit en elles comme en tous les êtres animés, avec plus d’étendue et de diversité. Il leur donne des ardeurs secrètes, des fureurs cachées, des troubles bizarres. Sans rechercher l’effet de leur état particulier sur les appétits communs à tout ce qui vit et aux plantes mêmes, nous reconnaissons que cet état ne produit pas l’indifférence, mais que plutôt il pervertit et exaspère les instincts profonds. Si le nouveau-né devait vraiment porter les signes visibles des désirs de sa mère, n’en doutez pas, on verrait plus d’une fois apparaître sur son corps d’autres images que ces innocentes fraises et ces gouttes de café dont s’amuse la niaiserie des matrones.

— Je vous comprends, dit M. de Terremondre : les femmes aimant les bijoux, beaucoup d’enfants naîtraient avec des saphirs, des rubis, des émeraudes aux doigts et des bracelets d’or aux poignets ; des colliers de perles, des rivières de diamants leur couvriraient le cou et la poitrine. Encore, ces enfants-là, pourrait-on les montrer.

— Précisément, répliqua M. Bergeret.

Et, prenant sur la table où l’avait laissé M. de Terremondre le XXXVIIIe tome de l’Histoire générale des voyages, le maître de conférences s’enfonça le nez dans le livre, entre les pages 212 et 213 qui, depuis six années, chaque fois qu’il ouvrait l’inévitable bouquin, lui apparaissaient fatalement à l’exclusion de toute autre page, comme un exemple de la monotonie où s’écoule la vie, comme un symbole de l’uniformité des travaux et des jours universitaires et provinciaux qui précèdent le jour de la mort et le travail du corps dans le cercueil. Et cette fois, ainsi qu’il avait déjà fait tant d’autres fois, M. Bergeret lut au tome XXXVIIIe de l’Histoire générale des voyages les premières lignes de la page 212 :


« ver un passage au nord. « C’est à cet échec, dit-il, que nous devons d’avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich et enrichir notre voyage d’une découverte qui, bien que la dernière, nous semble, sous beaucoup de rapports, être la plus importante que les Européens aient encore faite dans toutes l’étendue de l’océan Pacifique. » Les heureuses prévisions que semblaient annoncer ces paroles ne se réalisèrent malheureusement pas. »


Et, cette fois comme les autres fois, la lecture de ces lignes jeta M. Bergeret dans la tristesse. Pendant qu’il y était plongé, M. Paillot, libraire, recevait avec dédain et hauteur un petit soldat, venu acheter pour un sou de papier à lettres.

— Je ne tiens pas de papier à lettres, déclara M. Paillot en tournant le dos au petit soldat.

Puis il se plaignit de Léon, son commis, qui était toujours en courses et qui, sorti, ne rentrait plus. Aussi lui-même, Paillot, était-il sans cesse dérangé par des importuns. On lui demandait du papier à lettres !

— Je me rappelle, lui dit le docteur Fornerol, qu’un jour de marché, une bonne femme de la campagne vint vous demander du papier chimique, et que vous eûtes grand’peine à la dissuader de retrousser ses cottes et de vous montrer la place douloureuse où mettre le papier.

Paillot, libraire répondit à ce récit anecdotique par un silence qui exprimait la dignité offensée.

— Ciel ! s’écria M. de Terremondre, ami des livres, le docte magasin de notre Frobein, de notre Elzévir, de notre Debure, confondu avec l’officine de Thomas Diafoirus, quel outrage !

— Certes, répliqua le docteur Fornerol, la bonne femme ne pensait pas à mal, en montrant à Paillot le siège de sa douleur. Mais il ne faudrait pas juger les paysannes d’après elle. En général, elles éprouvent une extrême répugnance à se laisser voir par le médecin. Mes confrères ruraux m’en ont fait bien souvent la remarque. Les femmes de la campagne, atteintes de graves maladies, se refusent à l’exploration avec une énergie et un entêtement que ne montrent pas dans les mêmes circonstances les femmes des villes ni surtout les femmes du monde. J’ai vu une fermière de Lucigny mourir d’une tumeur interne qu’elle n’avait pas permis de reconnaître.

M. de Terremondre qui, président de plusieurs académies locales, avait des préjugés académiques, prit texte de ces observations pour accuser Zola d’avoir ignominieusement calomnié les paysans dans la Terre. À cette accusation, M. Bergeret sortit de sa tristesse pensive et dit :

— Prenez garde que les paysans sont volontiers incestueux, ivrognes et parricides, comme l’a montré Zola. Leur répugnance à se prêter aux observations cliniques ne prouve point leur chasteté. Elle montre seulement la force du préjugé chez des êtres bornés. Les préjugés sont d’autant plus forts qu’ils sont plus simples. Le préjugé qu’il est mal de paraître nu reste puissant en eux. Il est affaibli chez les gens intelligents et artistes par l’habitude des bains, des douches et des massages ; il l’est encore par le sentiment esthétique et par le goût des sensations voluptueuses, et il cède facilement à des considérations d’hygiène et de santé. C’est tout ce qu’on peut tirer des observations du docteur.

— J’ai remarqué, dit M. de Terremondre, que les femmes bien faites…

— Il n’y en a guère, dit le docteur.

— Docteur, vous me faites songer à mon pédicure, reprit M. de Terremondre. Il me disait un jour : « Si Monsieur était pédicure, il ne se monterait pas la tête pour des femmes. »

Paillot, libraire, qui, depuis un moment, adossé au mur, tendait l’oreille, dit :

— Je ne sais ce qui se passe dans la maison de la reine Marguerite ; j’entends des cris et le bruit de meubles qu’on renverse.

Et il fut repris de sa crainte coutumière.

— Cette vieille dame mettra le feu à sa maison et tout le pâté d’immeubles brûlera : c’est tout bois.

Nul ne releva ces paroles, nul n’entreprit de calmer ces plaintes méprisées. Le docteur Fornerol se dressa péniblement sur ses jambes, tendit avec effort les muscles fatigués de ses bras et s’en alla faire des visites par la ville.

M. de Terremondre mit ses gants et fit un pas vers la porte. Puis, avisant une longue figure sèche qui, sur la place, avançait par raides et brusques enjambées :

— Voici, dit-il, le général Cartier de Chalmot. Je souhaite au préfet de ne pas le rencontrer.

— Et pourquoi donc ? demanda M. Bergeret.

— Parce que ces rencontres ne sont pas heureuses pour M. Worms-Clavelin. Dimanche dernier, notre préfet, se promenant en victoria, reconnut le général Cartier de Chalmot qui passait à pied avec sa femme et ses filles. Renversé dans sa voiture, le chapeau sur la tête, il envoya au vieux brave un petit salut de la main avec un : « Bonjour, bonjour, général ! » Le général rougit de colère. La colère est violente chez les timides. Le général Chalmot ne se connaissait plus. Il fut terrible. Devant toute la ville en promenade, il imita le geste familier de M. Worms-Clavelin et lui cria d’une voix de tonnerre : « Bonjour, bonjour, préfet ! »

— On n’entend plus rien dans la maison de la reine Marguerite, dit M. Paillot.