L’Orpheline de Ti-Carrec/05

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Tallandier (p. 56-66).

V


Pendant plusieurs semaines, la mort mystérieuse de Varvara Dourzen défraya toutes les conversations, aux alentours.

Car elle restait mystérieuse. Les recherches de la justice, à Ti-Carrec, n’avaient pu trancher l’hypothèse du crime ou du suicide. Aucune parole, aucun écrit de la défunte ne pouvaient faire supposer qu’elle songeât à se donner la mort. Le recteur de Lesmélenc était même venu attester que, depuis quelques mois, cette jeune femme avait eu avec lui plusieurs entretiens qui témoignaient du désir de revenir à la religion abandonnée à la suite de ses malheurs. Et, bien loin de paraître songer à en finir avec la vie, elle avait au contraire fait part au prêtre de l’angoisse qui la saisissait parfois, à l’idée qu’elle pourrait mourir en laissant sa petite fille seule au monde.

Dans ces conditions de doute, les obsèques eurent lieu à l’église. M. Dourzen seul suivit le cercueil. Blanche ne prit pas le deuil et déclara à ses connaissances qu’en fait elle ne tenait pas cette étrangère pour une parente, mais qu’elle agissait par simple charité en recueillant chez elle la petite orpheline.

L’analyse du liquide contenu dans le flacon à bouchon d’or avait démontré qu’il contenait plusieurs substances toxiques, mélangées avec un art qui rappelait celui des célèbres empoisonneurs italiens du XVIe siècle. L’autopsie permit de retrouver dans les viscères des traces de ces mêmes toxiques. On était donc fixé sur les causes de la mort. Mais l’enquête n’arrivait pas à faire découvrir qui — dans l’hypothèse du crime — avait ainsi empoisonné Varvara. Et si l’on envisageait la question du suicide, comment cette jeune femme, qui vivait seule, ne recevait jamais personne et ne s’éloignait pas des alentours de Ti-Carrec, avait-elle pu se procurer ce poison ?

On n’avait trouvé chez la défunte aucun papier autre que son acte de mariage, l’acte de décès d’Armaël Dourzen, l’acte de naissance de Gwen. Rien n’avait été révélé du passé de Varvara Tepnine, enfuie de Russie après le meurtre de ses parents par les bolcheviks, devenue chanteuse dans un petit théâtre de San Francisco et, là, épousée par Armaël Dourzen, alors lieutenant de vaisseau.

Hervé avait écrit au consul à Shanghaï, où Armaël s’était installé après son mariage, pour s’informer au sujet du conseil de famille qui avait dû se constituer quand Varvara avait reçu la tutelle de sa fille. Il demandait en même temps des renseignements sur l’existence du jeune ménage, sur la réputation qu’avait laissée là-bas Mme Armaël Dourzen. En attendant la réponse, Blanche conservait chez elle l’orpheline, non sans faire sonner bien haut sa grande bonté et déclarer que la tutelle de cette enfant serait une lourde charge, car il ne restait à peu près rien de la fortune paternelle.

De fait, Varvara vivait de deux assurances contractées pour elle par son mari. On n’avait trouvé à Ti-Carrec que quelques titres étrangers représentant un revenu ridicule. Cela, avec la vieille maison de la lande et quelques bijoux de valeur moyenne, constituait tout l’avoir de Gwen. — Évidemment, tu seras obligé d’accepter la tutelle, dit Blanche à son mari. Nous ne pouvons mettre cette petite à la rue. Mais je prendrai toutes les dispositions nécessaires pour qu’elle nous gêne le moins possible.

Déjà, Mme Dourzen avait mis cette résolution en pratique, car elle reléguait Gwen dans la cuisine, pour les repas, et la faisait coucher dans un petit cabinet mansardé, près de la chambre des domestiques. Elle lui avait fait tailler une blouse dans une vieille robe noire et avait déclaré, en voyant le linge fin de l’enfant, que tout cela ne convenait pas à une petite créature qui n’avait à peu près rien pour vivre. En outre, elle avait changé en celui de Sophie son nom de Gwen, trop difficile à prononcer, prétendait-elle, et qui singulariserait plus tard une personne appelée à gagner sa vie.

— Mets-toi bien dans l’esprit que je te garde par pure charité, pour qu’on ne t’envoie pas aux Enfants assistés, lui avait-elle dit.

La petite fille attachait sur elle ses grands yeux assombris, farouches, sans prononcer un mot. Et Mme Dourzen s’éloignait en déclarant avec une dédaigneuse impatience :

— Que cette enfant est désagréable à regarder ! Un de ces jours, je la giflerai, pour lui faire changer de mine.

Hervé se gardait de protester, d’autant mieux que l’humeur de son aimable épouse traversait une phase particulièrement mauvaise. Il y avait à cela plusieurs raisons.

D’abord l’installation de Mlle Herminie, qui s’était faite à grand renfort de femmes de ménage, de seaux d’eau, de savon noir et d’encaustique. Jamais ladite demoiselle n’avait témoigné un tel désir d’avoir un logis impeccable. Tout Lesmélenc, par ses soins, connut qu’elle avait trouvé son appartement plein de poussière et de toiles d’araignées, que les mites avaient endommagé rideaux et sièges et les souris fait leurs dégâts dans plusieurs pièces. Ceci dit avec la malignité habituelle chez elle, qui soulignait ce qu’elle appelait — avec quel petit sourire sardonique ! — « l’oubli de cette bonne Blanche ».

Puis, il y avait, pour Mme Dourzen, le désagrément de cette présence antipathique, sous le même toit qu’elle et cela, pas seulement pour quelques semaines, comme jusqu’alors !

Fort heureusement, Mlle Herminie restait chez elle, sans chercher à s’immiscer dans l’intérieur de ses cousins. Elle avait refusé une invitation à déjeuner, en disant qu’elle n’aimait plus manger au-dehors. Et l’on se contentait, de part et d’autre, d’un froid bonjour quand on se rencontrait.

L’autre souci de Mme Dourzen était causé par l’attitude, à son égard, du comte de Penanscoët. M. Dourzen avait été reçu à Kermazenc, tout juste dix minutes, par le châtelain seul. Et celui-ci, au lieu de rendre la visite, avait fait remettre une carte par son secrétaire, comme l’aurait fait un souverain. Mais, pendant ce court entretien, il n’avait pas été question de Blanche. Et, par la suite, aucune invitation n’était venue. M. de Penanscoët paraissait ignorer Mme Dourzen et ne semblait aucunement désireux de continuer les relations avec son cousin Hervé.

Blanche vivait donc dans un perpétuel état de colère, dont même Rose, sa fille préférée, subissait parfois les effets. Hervé cherchait tous les motifs de sortie pour échapper à ses récriminations et, plus que jamais, pliait lâchement devant elle. Ce n’était donc pas lui qui aurait défendu la petite Gwen, bousculée par Mme Dourzen et par Joséphine, la cuisinière, laquelle n’aimait pas les enfants, traitée avec mépris par Rose, et pincée, frappée, par la sournoise et mauvaise Laurette.

Un matin, devant son père, celle-ci donna un croc-en-jambe à l’orpheline qui passait dans le vestibule. Gwen tomba. Mais aussitôt relevée, elle courut à Laurette et lui lança un soufflet.

Mme Dourzen, à ce moment, parut au seuil du salon. Laurette courut à elle en criant :

— Elle me bat ! Maman, elle me bat !

— Quoi donc ? Elle se permet ?

Menaçante, la main levée, Mme Dourzen marchait sur Gwennola.

— Mais, Blanche… c’est Laurette qui a commencé, dit timidement Hervé.

Mme Dourzen le toisa avec colère.

— Vas-tu prendre le parti de cette petite contre ta fille ? Ce serait du joli !

Et, là-dessus, sa main s’abattit sur la joue de Gwen.

L’enfant recula de quelques pas et lui jeta un regard chargé de haine.

— Là, là, voyez-moi ces yeux ! Elle sera comme sa mère, cette créature-là, capable de tout. Mais j’y mettrai bon ordre. Va-t’en retrouver Joséphine. Je vais lui dire de t’enfermer dans le cabinet noir et de ne te donner que du pain et de l’eau pour dîner.

L’enfant tourna les talons et s’éloigna, son petit visage crispé, ses lèvres serrées comme pour comprimer un sanglot.

À ce moment, Blanche s’aperçut que la scène avait eu un autre témoin. Mlle Herminie, prête à sortir, était arrêtée au seuil de la porte qui donnait du vestibule dans la cour. Elle dit railleusement :

— À la bonne heure, Blanche ! Au moins, vous ne vous embarrassez pas de questions de droit. Vlan ! c’est la victime de Laurette qui est coupable, sans examen ni discussion. Et vous allez, ce soir, économiser l’assiettée de soupe que vous donnez à votre protégée.

La colère fit monter le sang au visage de Mme Dourzen. Néanmoins, celle-ci se contraignit au calme pour riposter sur un ton aigre-doux :

— Cette considération n’a aucunement été envisagée par moi, ma cousine. Mais je tiens pour mon devoir de traiter sévèrement une enfant dont la nature se révèle fort désagréable. Il suffit d’ailleurs de voir son regard…

— Un regard très remarquable, singulièrement intelligent, et qui dénote, en effet, une nature peu banale, mais pas du tout mauvaise, à mon avis. Enfin, cela vous regarde. Élevez-la comme vous l’entendrez. Moi, je déteste les enfants. Mais la vérité m’oblige à dire que c’est Laurette qui avait mérité gifle, cabinet noir et privation de souper.

Là-dessus, Mlle Herminie avança de quelques pas dans le vestibule. Puis elle s’arrêta près d’Hervé.

— Alors, tu n’es donc pas en relation avec notre noble cousin de Kermazenc ?

— À la visite que je lui ai faite, il n’a pas témoigné le désir de me voir la renouveler. Du reste, il paraît vouloir vivre en sauvage.

— Jusqu’ici, oui. Mais je ne pense pas que ce soit pour y chasser seul qu’il a loué la forêt de Trestiniac ?

— Qui sait ! Original comme il l’est ! dit Mme Dourzen, d’un ton lourd de rancune. Pour le moment, ils ont la toquade des promenades en mer. Leur yacht, presque chaque jour, prend le large. Mais personne n’a encore vu la comtesse.

— Il la tient peut-être enfermée, comme les femmes de son pays, dit Mlle Herminie. Je l’ai rencontré, lui, l’autre jour, à cheval, avec son fils. Ils ont de la race, tous deux ! Et des physionomies pas ordinaires. Celle du jeune garçon paraît très séduisante. Ils ont passé en jetant un regard de souverain dédain sur cette humble mortelle, sans se douter probablement que quelques gouttes du même sang coulaient dans nos veines.

— Ils sont trop infatués d’eux-mêmes pour se soucier de leurs parents ! dit aigrement Mme Dourzen.

Mlle Herminie lui jeta un coup d’œil moqueur.

— Eh bien ! ma bonne, que leurs parents leur rendent la pareille ! Je m’en moque, moi, du comte de Penanscoët et de ses dédains… Faites de même, au lieu de maigrir de dépit. Car vous avez maigri, positivement, ma pauvre Blanche, et cela ne vous va guère.

Là-dessus, Mlle Herminie sortit, laissant Mme Dourzen toute suffocante sous ce dernier trait.

— Quelle affreuse femme !… Il n’y a donc pas moyen de la mettre à la porte ? Si tu consultais, Hervé ?

— Mais non, chère amie… non, impossible ! Le testament de mon grand-père est inattaquable. Tu sais bien que je m’en suis déjà informé, quand j’ai vu que tu trouvais si désagréable l’obligation de…

— Désagréable ?… Dis odieuse, maintenant surtout ! Cette Herminie va empoisonner mon existence !

Laurette, à ce moment, éleva la voix :

— Elle t’empoisonnera ?… Comme la maman de Sophie, alors ?

Mme Dourzen eut un regard de complaisance vers le menu visage brun, aux yeux vifs et sournois.

— Que cette petite est intelligente ! Rien de ce qu’on dit devant elle n’est oublié… Non, la cousine Herminie ne m’empoisonnera pas de cette manière-là, mignonne. Mais elle me donnera bien des tracas.

Et en soupirant très fort, Blanche rentra dans le salon où elle allait commencer les comptes du mois, opération importante, car elle était serrée pour les dépenses, dès qu’il ne s’agissait plus de paraître.