L’Orpheline de Ti-Carrec/06

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 67-87).

VI


Il y avait ce matin-là un grand vent mouillé de pluie, qui empêchait par moments Gwen d’avancer. Mais elle luttait de toutes ses forces pour faire quelques pas de plus, pour atteindre la vieille maison de la lande où elle n’était pas rentrée depuis la mort de sa mère.

Elle avait réussi à quitter Coatbez sans être vue. Rose et Laurette se promenaient avec leur nouvelle institutrice, Mme Dourzen discutait avec la cuisinière sur le prix d’un poisson qu’elle venait d’acheter, Corentin, le domestique, travaillait au jardin. L’occasion était bonne pour mettre à exécution un projet depuis longtemps entretenu dans ce cerveau d’enfant malheureuse, moralement abandonnée.

Gwen voulait revoir la maison, la chambre de sa mère. Son cœur affamé de tendresse voulait retrouver le souvenir de l’affection maternelle, si chaude sous sa réserve voulue.

Enfin, elle atteignit au but. La porte était fermée à clef, tous les volets clos. Mais peut-être la petite porte qui donnait dans une sorte d’appentis, par où l’on arrivait à la cuisine…

Oui, elle s’ouvrait… Gwen entra et gagna le vestibule. Là, tout était noir. Et ces ténèbres s’étendaient à l’escalier, dont les marches demeuraient indistinctes.

Comment monter ? Elle ne pourrait pas se conduire. D’une main tremblante, elle poussa la porte de la salle. Dans un des volets vermoulus, une large fente laissait passer quelque clarté. Gwen revit les vieux meubles familiers, le tapis fané sur les dalles, son petit fauteuil, la table où était demeuré le panier à ouvrage de Varvara. Elle s’assit, tout son petit corps secoué de sanglots. Devant ces gens qui la traitaient avec tant de malveillance et de dureté, à Coatbez, elle retenait ses larmes, elle ne disait mot de son grand chagrin. Mais, ici, elle pouvait pleurer à son aise, appeler tout bas, désespérément :

— Maman !… maman !…

Hélas ! aucune voix ne lui répondait. Elle était seule, toute seule dans la vieille maison, toute seule dans le monde, au milieu d’étrangers hostiles qui la traitaient comme un être encombrant, sans jamais lui faire l’aumône d’un mot de bonté, d’un peu de bienveillance.

— Maman !… maman !

Où l’avait-on mise, cette mère chérie ? Dans le cimetière, avait dit M. Dourzen. Gwen le connaissait, le petit cimetière de Lesmélenc qui entourait encore l’église, comme au bon vieux temps. Mais à quel endroit se trouvait Varvara Dourzen ?

Le vent gémissait dans la grande cheminée de pierre, dont le manteau portait le blason des Dourzen : un poisson volant, symbole de ces gentilshommes aventuriers qui avaient navigué sur toutes les mers. Il s’acharnait sur la vieille maison, bâtie en solide granit. Mais Gwennola n’avait pas peur. Elle avait vu plus d’une tempête à Ti-Carrec et sans doute était-ce le sang des Dourzen, les hardis navigateurs, qui lui faisait prendre plaisir aux bruits du vent déchaîné ou, quand elle était sur la côte, au soulèvement de l’océan furieux. Elle avait dit un jour à sa mère : « Je voudrais aller faire un grand voyage, loin, loin, sur la mer. » Ainsi, la race aventureuse dont elle sortait parlait déjà en cette toute petite fille qui portait le nom de Dourzen.

Le temps s’écoulait, et Gwen ne bougeait pas. Peut-être était-ce l’heure du déjeuner, à Coatbez. Quand elle rentrerait, on la gronderait, on la battrait sans doute. Mais tant pis ! Elle aurait au moins revu la maison qui gardait le souvenir de sa mère.

Malheureusement, elle ne pouvait monter dans la grande chambre qui occupait presque tout le premier étage du logis. C’était là qu’était morte Varvara. Des meubles de chêne massifs et vermoulus, un grand fauteuil recouvert de velours d’Utrecht fané, une table avec son tapis fait d’un voile indien, des rideaux de drap usé aux fenêtres, tel était le décor où avait vécu depuis deux ans cette femme jeune et belle. Les murs étaient tendus d’une tapisserie à personnages, qui partout montrait la trame. Et dans un de ces murs, il y avait une cachette. Un jour que Gwen, malade, était couchée dans la chambre de sa mère, elle avait vu Varvara soulever la tapisserie, appuyer sur quelque chose. Une sorte de petite armoire s’était ouverte. Gwen se rappelait bien l’endroit de la tapisserie ; il y avait là un homme avec un grand casque emplumé. Quand elle pourrait aller dans la chambre, elle essayerait d’ouvrir cette petite armoire. Mais jamais elle n’en parlerait à personne. Ce serait son secret à elle toute seule.

Un aboiement, tout proche de la maison, la fit sursauter. Elle pensa : « Il faut bien que je parte ! Mais je reviendrai. »

Par le même chemin, elle quitta la maison. Comme elle sortait, deux chiens bondirent sur elle, et l’un d’eux lui enfonça ses crocs dans la jambe. Elle jeta un cri, tomba sur l’herbe rase de la lande.

— Bap ! Sofa ! appela une jeune voix impérative.

Les chiens reculèrent, obéissant à l’ordre de leur maître. Dougual de Penanscoët s’avança vers la petite fille. Il était en tenue de chasseur et, derrière lui, un jeune Chinois portait une carabine et une carnassière remplie d’oiseaux de mer.

— D’où sors-tu donc ? demanda le jeune garçon, de cette même voix accoutumée déjà aux brefs commandements.

Il regardait sans aménité l’enfant étendue à terre, toute pâle et effrayée.

— De la maison.

— Elle paraît inhabitée ?

— Oui… mais c’est la maison de maman.

Les grands yeux de l’enfant, les beaux yeux couleur de mer, où la souffrance amenait des larmes, s’attachaient avec un mélange de surprise et de crainte sur le jeune visage hautain.

— Qui est ta mère ?

— C’est Mme Dourzen. Mais elle est morte.

— Dourzen ? Es-tu parente des Dourzen de Coatbez ?

— Je ne sais pas.

Dougual leva les épaules.

— Tu n’as pas l’air d’une idiote, cependant ! Comment ne sais-tu pas cela ?… Où habites-tu ?

— Chez M. Dourzen.

— À Coatbez ?… Là ?

Il désignait de la main la direction où se trouvait la demeure d’Hervé.

— Oui, monsieur.

— Alors, c’est que tu es leur parente ?

— Je ne sais pas… Ils ne m’ont jamais dit…

— Bizarre !

Il considérait Gwen avec plus d’attention. Une sorte d’intérêt remplaçait, dans les admirables prunelles sombres, l’impatience méprisante de tout à l’heure.

— Mon chien t’a mordue fort ?

— Oui !

— Lève-toi, pour voir si tu peux marcher.

L’enfant regarda sa jambe saignante, puis obéit. Mais elle jeta aussitôt un cri de douleur.

— Allons, Wou va te porter.

En une langue étrangère, Dougual adressa quelques mots au Chinois, qui les écouta dans une posture d’humble déférence. Après quoi, le jeune serviteur mit à terre carnassière et carabine, prit dans ses bras la petite fille et se mit à courir vers Coatbez. Avant d’avoir pu recouvrer complètement ses esprits, Gwen était déposée sur une chaise, dans le vestibule du logis. Puis Wou fit en excellent français à Mme Dourzen, passablement ahurie d’abord, le récit de l’incident, pour lequel M. le vicomte de Penanscoët présentait tous ses regrets. Cela fait, le Chinois disparut, laissant en tête à tête Blanche et la blessée.

Ah ! elle ne fut pas plainte, la pauvre Gwen ! Elle s’entendit traiter de misérable petite coureuse, de vagabonde, « digne fille de sa mère ». Joséphine, en maugréant, lui banda la jambe, puis la porta dans sa chambre, où on la laissa seule. Mais elle n’avait pas de regrets, puisqu’elle avait réalisé le but de son escapade. « Et je recommencerai ! » se promit-elle énergiquement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques jours plus tard, Hervé reçut une invitation pour la première chasse à courre que donnait le châtelain de Kermazenc, dans la forêt de Trestiniac.

Blanche exulta. C’était un pas de fait vers des relations plus suivies avec ces hautains Penanscoët qui, de l’avis unanime, dans la contrée, avaient l’air de se considérer comme fort au-dessus de tous les autres mortels.

Vers ce même temps arriva la réponse du consul de Shanghaï. Il donnait les renseignements demandés au sujet du conseil de famille et répondait aux autres questions d’Hervé Dourzen. Varvara Dourzen n’avait fait parler d’elle en aucune façon. Le ménage vivait retiré et semblait uni. Armaël Dourzen passait pour être très épris de sa femme, qu’il quittait seulement pour s’occuper de ses affaires. Dans celles-ci, il avait englouti à peu près tout le reste de sa fortune. Sa veuve était partie de Shanghaï sans y laisser aucune dette et avec une réputation inattaquable.

— Tu vois, dit Hervé à Blanche, quand elle eut fini de lire cette lettre. Elle n’est pas si noire que tu le pensais.

Blanche eut un rire sarcastique.

— Admettons qu’elle se soit tenue, pendant quelques années. Mais son passé ?… Qu’en savons-nous, de son passé ? Puis ce louche empoisonnement… Non, mon cher, j’ai raison d’être défiante et de surveiller de près son rejeton… Elle m’est de plus en plus antipathique, cette petite ! Une vilaine nature, renfermée, sournoise, entêtée…

— On ne peut pas bien savoir encore… à son âge… Mais si elle te déplaît tant, nous pourrions la mettre en pension ?

— Et avec quel argent, je te prie ? Son revenu est tout à fait insignifiant. Outre le prix de la pension, il faudrait l’entretenir convenablement, au point de vue vêtements. Je devrais donc, dans ce cas, y mettre du mien ? Or, je ne le veux absolument pas. Tandis qu’en la gardant ici, les frais sont bien moindres. Elle sera suffisamment nourrie avec ce que les domestiques auraient gâché, selon leur coutume, et quant au linge, aux vêtements, j’aurai de quoi l’en fournir avec ce qui ne servira plus à Rose et à Laurette.

— Mais son instruction ?

— Je l’enverrai chez les sœurs blanches.

— Le milieu ne sera pas le sien…

— Penses-tu donc que je vais l’élever en princesse ? Non, mon ami ! Du moment où je m’occupe d’elle, je la dresserai au travail manuel, pour que plus tard je sois rémunérée, par les services qu’elle me rendra, de ma peine, du sacrifice que j’ai fait en la recueillant. Et elle devra me remercier, car je lui aurai ainsi mis dans les mains un moyen de bien gagner sa vie, par ce temps où il est plus avantageux de travailler des doigts que de l’esprit.

— Mais, Blanche, une Dourzen…

— Une Dourzen… une Dourzen… Qu’en sait-on ? Avec ces sortes de femmes-là, il est permis d’être sceptique… et le pauvre Armaël est peut-être mort d’une découverte désagréable.

Hervé regarda sa femme avec stupéfaction.

— Quelle idée ! Où vas-tu prendre cela ?

— C’est bon, c’est bon ! J’ai toujours tenu pour suspecte cette Varvara, et c’est pourquoi je t’ai déclaré, à son arrivée ici, que je ne voulais aucun rapport avec elle. Mes amies m’ont approuvée. Elle n’a trouvé ici aucune relation…

— Elle n’en a pas cherché.

— Parce qu’elle a vu aussitôt, à l’attitude de tous, que ce serait s’exposer à des avanies. Alors elle a cru bon de faire la fière, de poser pour la sauvage… Je ne pouvais la souffrir, cette créature !… Mais si je m’occupe de sa fille, j’entends l’élever à ma guise, pour en avoir le moins d’ennui possible.

— Bien, bien, ma bonne amie… Tu es tout à fait libre, naturellement…

Non, en vérité, Hervé ne se souciait pas de contrecarrer sa femme sur ce point ! D’autant plus que Blanche, en ce moment, était d’aimable humeur — relativement du moins. Elle s’occupait de lui faire faire un habit de chasse, celui qu’il possédait datant de plusieurs années et n’étant pas convenable pour se rendre à l’invitation d’un personnage tel que le comte de Penanscoët. Et quand il revint de cette chasse, à laquelle étaient conviés les personnages les plus notables de la région, elle faillit étouffer de joie en apprenant que M. de Penanscoët invitait Hervé Dourzen et sa femme au grand dîner qu’il donnait quinze jours plus tard.

Ce furent deux fiévreuses semaines ! Il s’agissait de préparer une toilette qui mît Blanche en valeur, parmi les autres femmes invitées à cette réception. Un tulle noir lamé d’or fut choisi et disposé sur un dessous de soie groseille, car Mme Dourzen aimait les teintes vives. Autour de son cou maigre, Blanche attacha un collier de diamants, présent de son père pour son mariage. Et elle apparut triomphante dans le petit salon où l’attendait M. Dourzen en compagnie de ses filles.

— Superbe, chère amie ! s’écria Hervé, bien qu’au fond il pensât : « Hum ! c’est un peu voyant ! »

— Oh ! maman, quand je serai grande, j’irai aussi dîner à Kermazenc ? s’écria Rose, dont les yeux brillaient de convoitise en s’attachant sur la toilette de sa mère.

— Certainement, mon trésor !… Allons, Hervé, partons ! Il ne faut pas nous trouver en retard… As-tu vérifié si la tenue de Corentin était correcte ?

— Très correcte. Mais nous ne lui donnerons jamais le genre qu’il n’a pas.

Mme Dourzen s’assombrit un peu.

— Hélas ! non. C’est que nous n’avons pas le moyen de nous payer des domestiques de style… Mais je veux que mes filles aient une autre situation que la mienne, et je ne négligerai rien pour y parvenir.

Il y avait déjà une vingtaine de personnes dans les salons de Kermazenc, quand y furent introduits Hervé et sa femme. M. de Penanscoët les reçut à l’entrée de l’un d’eux. M. Dourzen avait dit à Blanche : « C’est un homme intimidant. On n’est pas très à l’aise avec lui. » De fait, Mme Dourzen baissa un moment les yeux sous le regard de ces prunelles brillantes, qui semblait vouloir pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Cependant, elle s’enhardit, devant l’amabilité relative du comte et témoigna — de façon peut-être un peu trop appuyée — sa joie de connaître les châtelains de Kermazenc.

— Je vais vous présenter à ma femme, dit M. de Penanscoët.

Dans un salon voisin se tenait debout la princesse hindoue, au milieu d’un cercle de ses hôtes. C’était une grande et mince femme, dont les épaules, très belles, ressortaient d’une blancheur parfaite près du satin noir qui moulait une taille élégante. Sur cette robe, aucun ornement autre qu’un merveilleux collier à double rang, retombant plus bas que la taille, et fait de grosses perles séparées par d’éblouissants rubis. Rien dans les noirs cheveux satinés qui encadraient en lourds bandeaux un étroit visage blanc mat aux lèvres d’un rouge sanglant, aux profonds yeux noirs demi-cachés sous les paupières peintes bordées de cils sombres.

— Nouhourmal, voici nos voisins de Coatbez, dit M. de Penanscoët.

Elle prononça quelques phrases de bienvenue, d’une voix lente et harmonieuse. À peine entrouvrait-elle un peu plus les paupières. D’un geste gracieux, elle invita les nouveaux venus à prendre place parmi ceux qui l’entouraient Puis elle reprit son attitude presque hiératique, tandis que Le comte s’entretenait avec ses hôtes.

Le dîner fut servi dans la grande salle à manger, entièrement boisée de chêne sculpté. D’anciens lustres hollandais répandaient sur les convives une lueur adoucie. De magnifiques pièces d’orfèvrerie, acquises par les Penanscoët d’autrefois, décoraient la table fleurie d’œillets jaunes et roses, les plus beaux qui se pussent voir. Les serviteurs malais et chinois circulaient sans bruit, vêtus à la mode de leur pays. Mme de Penanscoët, en face de son mari, semblait une belle statue. De temps à autre, elle adressait quelques mots à ses voisins, puis elle revenait à son silence et à son impassibilité.

Dougual ni Appadjy n’assistèrent à ce dîner. Ils faisaient en yacht une longue excursion et ne devaient rentrer que le surlendemain.

Le comte s’entretenait avec ses hôtes en homme du monde accompli. Il existait chez lui un singulier mélange d’amabilité et de hauteur, de froide réserve et d’attrait séducteur. De Londres et de Paris, où il avait séjourné pendant quelque temps avant de venir à Kermazenc, était venu jusqu’ici son renom d’invincible conquérant des cœurs féminins. On racontait aussi que, dans le zénana[1] de son palais, à Bornéo, étaient enfermées différentes beautés exotiques, et qu’il ne se cachait point de suivre les coutumes des peuples d’Orient parmi lesquels il avait presque constamment vécu. Puis on chuchotait, depuis quelques jours, qu’il avait distingué la baronne de Toudry et lui faisait ouvertement la cour.

En tout cas, ce soir, le fait n’était pas niable. Mme de Toudry se trouvait placée à droite du châtelain, honneur que rien ne justifiait, car il y avait là d’autres femmes plus âgées, ou d’une situation sociale plus considérable. Mais le comte semblait prendre à tâche d’afficher son intérêt pour la belle jeune femme blonde et coquette qui, de son côté, paraissait ne voir, n’entendre que son hôte. M. de Toudry, placé du même côté de la table, ne s’apercevait de rien. Mais les hôtes du comte regardaient avec curiosité Mme de Penanscoët. Celle-ci restait impassible, les yeux presque constamment mi-clos, ses doigts fins, garnis de bagues admirables, posés à plat sur la nappe décorée de précieuses dentelles. On lui servit un plat de son pays, une mousse rose fourrée de fruits. Ce fut tout ce qu’elle mangea, à ce dîner où furent servis les mets les plus délicats.

Dans cette atmosphère de luxe aristocratique auquel se mêlait une note exotique, Mme Dourzen ressentait une sorte d’ivresse. Elle jetait des regards extasiés sur tout ce qui l’entourait et, de retour dans les salons, tandis que les hommes passaient au fumoir, elle fit le tour des pièces superbes, en se pâmant d’admiration devant les meubles de bois précieux décorés d’admirables bronzes et signés des grands ébénistes du XVIIIe siècle, devant les porcelaines et les bronzes de Chine, les ivoires patiemment fouillés, les cent objets dont le moindre valait une fortune, rapportés de leurs lointains voyages par les ancêtres d’Ivor de Penanscoët.

— Il y a des millions là-dedans, n’est-ce pas ? disait-elle à la vieille marquise de Corcé, bonne connaisseuse, qui faisait avec elle l’examen de ces salons décorés de tapisseries, de peintures et de boiseries dignes des palais de Louis XIV.

— Certes ! Quel dommage de ne pouvoir visiter cela tout à loisir, quand les propriétaires sont absents !… Il faudra, au moment où ils partiront, que j’en demande l’autorisation à M. de Penanscoët.

— Pensez-vous qu’il l’accordera ?

— Hum ! je ne sais trop !… Il doit avoir des idées arrêtées, cet homme-là… Et quel aplomb de montrer si ouvertement, devant tous, les sentiments que lui inspire cette coquette de Jeanne ! C’est bien agréable pour sa femme, en vérité !

— Elle y est sans doute habituée. La polygamie existe dans son pays. Quelle étrange figure, ne trouvez-vous pas ?

— Oui, très singulière… un peu une énigme. Après tout, comme vous le dites, elle ne souffre peut-être pas de ce qui serait si pénible pour nous autres. Mais je me figure que ce Penanscoët doit être dur, inflexible dans ses idées… Mon neveu Maurice, qui a pas mal entendu parler de lui, dit qu’il passe pour traiter avec la plus rude désinvolture les femmes dont il se fait aimer.

En baissant la voix, la vieille dame ajouta :

— Il est à craindre que ce soit quelque terrible nature, comme il y en a eu parmi ses ancêtres. S’il faut en croire la tradition, l’un d’eux, Armaël, se remaria quatre fois, et chacune de ses malheureuses femmes fut tuée par lui de façon différente : par le fer, par le feu, par l’eau et par le poison.

— Quelle horreur !… Mais vous ne supposez pas que le comte actuel… ?

— Non, non ! Je veux dire seulement qu’il aurait de qui tenir si, réellement, il traitait comme on le prétend celles qui se laissent prendre par lui… Il y a dans sa physionomie quelque chose de fascinant, ne trouvez-vous pas ?

— Oui, peut-être…

— Une physionomie inquiétante, au fond… et un personnage bien énigmatique, conclut Mme de Corcé.

Elle venait de s’arrêter avec sa compagne devant une petite idole taillée dans du jade. Une voix masculine s’éleva derrière les deux femmes.

— Si vous êtes superstitieuses, ne regardez pas cela, mesdames. On prétend qu’elle porte malheur.

Elles se détournèrent et rencontrèrent le regard railleur du comte de Penanscoët.

— Oh ! vraiment ? dit Blanche avec un frisson.

Mais Mme de Corcé se mit à rire.

— Non, je ne suis pas superstitieuse, monsieur… Et à qui donc a-t-elle porté malheur, je vous prie ?

— À beaucoup, madame. Elle fut découverte, il y a plusieurs siècles, dans un temple de Kâli, la farouche déesse de la mort. On ne sut jamais d’où elle venait, qui l’avait apportée là. Elle fut placée près de la statue de Kâli, et on lui rendit les mêmes hommages, on lui offrit les mêmes sacrifices. Devant elle ont coulé des flots de sang…

— C’est épouvantable ! dit Mme Dourzen en se reculant, comme pour mettre un plus grand espace entre elle et l’effrayante idole.

Mme de Corcé eut elle-même, cette fois, un petit frisson, en détournant les yeux de l’étroite figure sur laquelle, depuis des siècles, se figeait un étrange sourire, qui n’était que menace et cruauté.

— Oui, c’est une assez pénible évocation !… Vous n’en êtes pas troublé, monsieur ?

Le comte eut un rire bref.

— Mais non ! Pourquoi cela ? Il y a si longtemps que ces choses ont eu lieu !

— Il est vrai… Néanmoins, c’est une sensation assez désagréable… Et l’expression de cette figure n’est pas faite pour l’atténuer.

— En effet, elle témoigne de la plus cruelle perversité. Ne la regardez donc pas davantage, mesdames, et laissez-moi vous montrer de plus intéressantes choses.

Il les conduisit dans une galerie de portraits, pavée de marbre rouge et garnie, elle aussi, de merveilles rapportées par ses ancêtres. Blanche exultait de se voir l’objet de cette flatteuse attention. Ce fut bien mieux quand, Mme de Corcé se déclarant fatiguée, le comte la conduisit à un siège et continua de faire le cicerone près de Mme Dourzen.

— C’est admirable !… C’est incomparable ! répétait Blanche, presque à chaque objet.

M. de Penanscoët ouvrit une porte et la fit entrer dans une seconde galerie, décorée de fresques et formant jardin d’hiver. Un capiteux parfum de fleurs s’exhalait dans l’atmosphère tiède. Le comte s’arrêta entre deux grands palmiers, près d’une des colonnes de marbre rose qui supportaient la voûte ornée d’amours se jouant parmi les roses.

— Qu’est-ce donc que cette histoire que l’on m’a contée, dernièrement ? Une jeune femme du nom de Dourzen se serait empoisonnée à Ti-Carrec ? Était-elle une parente de votre mari ?

— Une parente ? Non !… C’est-à-dire… un cousin d’Hervé, Armaël Dourzen, avait épousé cette personne, une réfugiée russe, chanteuse dans un petit théâtre de San Francisco. Mais nous n’avions pas de relations avec elle ! Car nous ne savions d’où elle sortait, quel était son passé.

— Oui, c’était prudent… Et elle s’est tuée ?

— Certains le supposent. D’autres croient au crime. Moi, je penche pour la première hypothèse.

— Elle vivait seule ?

— Avec sa fille et une servante. Par charité, nous avons recueilli l’enfant, non sans hésitation, car sait-on quel héritage moral cette petite a pu recevoir de sa mère ?

— Ah ! oui, une petite fille qui s’appelle Gwen. Mon fils m’a raconté qu’un de ses chiens l’avait mordue.

— En effet ! M. Dougual a eu l’amabilité de m’envoyer ses excuses à ce sujet. Mais Sophie — nous l’appelons ainsi parce que ce nom plus simple, qui est d’ailleurs un de ses noms de baptême, convient mieux à une enfant destinée à un sort modeste — Sophie n’avait que ce qu’elle méritait, en allant se promener sans permission. Et elle a été sévèrement grondée et punie, au retour.

— Je vois qu’elle ne sera pas gâtée chez vous, dit M. de Penanscoët avec une nuance d’ironie dans l’accent.

— Oh ! non ! C’est une petite créature fort désagréable, sournoise et obstinée. Je crains que nous n’ayons plus tard des ennuis avec cette nature-là.

— Mais non, vous l’élèverez si bien qu’elle ne vous en donnera probablement pas… Son père était Armaël Dourzen, dites-vous ? Je me souviens de l’avoir rencontré autrefois, à Colombo, où son navire faisait escale. Il y a une dizaine d’années de cela.

— Il n’était pas marié, alors. On le disait de nature rêveuse et froide. Cependant, il s’est emballé pour cette Varvara Tepnine.

— Rien n’est pire que ces eaux dormantes, dit sarcastiquement le comte.

Puis il ramena dans les salons Mme Dourzen, triomphante d’avoir été ainsi distinguée par le châtelain de Kermazenc.


-:-

Une dizaine de jours plus tard, on ramena en sa demeure le baron de Toudry, tué d’une chute de cheval. Des automobilistes qui passaient l’avaient trouvé inanimé sur une route traversant la forêt de Trestiniac.

La jeune baronne, pour qui le défunt avait toujours été un excellent mari, montra un chagrin modéré. Puis, une semaine après les funérailles, elle partit pour Paris, où habitait sa mère, laissant ses deux enfants aux soins de sa belle-mère. Elle avait, disait-elle, divers achats à faire. Quant au bout d’une dizaine de jours Mme de Toudry douairière se vit sans nouvelles, elle écrivit à la mère de la jeune femme, qui répondit : « Je n’ai pas vu Jeanne. Votre lettre me rend horriblement inquiète. Qu’est-eïle donc devenue ? »

Cela, on ne devait jamais le savoir. Toutes les recherches des polices publique et privée ne purent percer le complet mystère du sort de la belle Jeanne.

Naturellement, ce fut un événement dans le pays, et le sujet de maints commentaires. Les Penanscoët ayant quitté la Bretagne vers cette même époque, on prétendit que la jeune baronne s’était laissé enlever par Ivor de Penanscoët. Mais jamais aucune preuve ne fut donnée à l’appui de cette hypothèse.

  1. Appartement des femmes.