L’Outaouais supérieur/L’Outaouais supérieur

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C. Darveau (p. 93-113).

CHAPITRE III



L’OUTAOUAIS SUPÉRIEUR




I


La vallée de l’Outaouais supérieur s’étend, dans la province de Québec, depuis le versant oriental du bassin de la rivière Gatineau jusqu’à la tête du lac Témiscamingue, à la ligne qui sépare en cet endroit notre province de celle d’Ontario.

Cette étendue renferme une largeur extrême de 180 milles de l’est à l’ouest, et une profondeur de deux cents milles depuis la source jusqu’à l’embouchure de la Gatineau. La partie septentrionale n’en est pas encore exactement délimitée ; et jusqu’à ce que la position certaine de la ligne de partage des eaux de l’Outaouais d’avec celles de la Baie d’Hudson soit bien déterminée par des explorations scientifiques, on ne peut qu’évaluer approximativement la superficie du bassin supérieur de l’Outaouais, dans la province de Québec, à 35000 milles plus ou moins, en chiffres ronds, et à 18000 milles la partie comprise dans la province d’Ontario.

Outre des affluents considérables, comme la rivière du Moine, la Noire et la Coulonge que nous avons mentionnées précédemment, l’Outaouais supérieur reçoit encore sur sa rive est les eaux de la rivière Kippewa et de la rivière des Quinze, toutes deux servant de débouché aux lacs dont elles portent les noms. Cette dernière débouche à la tête du lac Témiscamingue, tout près de la ligne de séparation des provinces d’Ontario et de Québec, à 42 milles au sud de la « hauteur des terres, » et à 34 milles au sud du 48° degré de latitude nord.

Quant aux affluents qui coulent en haut du lac Témiscamingue, ils sont très-peu nombreux, sans importance et du reste imparfaitement connus.

La qualité du sol de l’Outaouais supérieur est très difficile à établir, attendu qu’elle varie énormément, mais on n’évalue pas néanmoins à plus de 8000 milles carrés l’étendue des terres absolument improductives.


II


Cette région, dans laquelle nous allons pénétrer, en remontant le cours de l’Outaouais, depuis la capitale fédérale jusqu’à la petite ville de Mattawa, deux cents milles plus haut, ne date guère que d’un quart de siècle dans l’histoire de la colonisation. Elle était, il y a vingt-cinq ans, absolument sauvage, couverte d’admirables forêts où, seuls, les Indiens et les bûcherons avaient encore pénétré ; elle commençait ce qu’on appelait alors « les pays d’en haut », lesquels s’étendaient jusqu’à l’extrême Nord-Ouest, au pied des Montagnes Rocheuses. La légende en avait fait une contrée redoutable et l’imagination était terrifiée au récit des batailles sanglantes que s’y livraient les hommes de chantier appartenant à des nationalités différentes et divisés en autant de camps hostiles. « L’homme de cage » de cette époque représentait assez bien une espèce de desperado, placé volontairement et par habitude hors la loi, un type exceptionnel que son caractère farouche et ses mœurs violentes avaient rendu la terreur des paisibles habitants des anciennes campagnes. Il n’ouvrait la bouche que pour faire entendre les plus effroyables jurons et il ne levait le bras que pour frapper ; il n’avait ni religion, ni famille, ni demeure établie. On le voyait descendre, à certaines époques de l’année, sur les nombreux trains de bois (communément appelés cages) qui alors sillonnaient la grande rivière des Outaouais et le St. Laurent lui-même, et sa présence était le signal de récits effrayants, grossis à chaque passage et devenus l’épouvantement des filles trop longtemps majeures et des enfants rebelles à la persuasion, aux impuissantes exhortations des mères et des bonnes à la main trop douce.

La capitale fédérale elle-même, qui compte aujourd’hui plus de trente mille habitants, six lignes de chemins de fer, des édifices somptueux, des monuments, des parcs, de larges rues bordées de riches magasins, des résidences luxueuses, des musées, des hôtels de premier ordre et jusqu’à des restaurants où il est possible de trouver du café potable, n’était alors sous le nom de Bytown, nom tiré de celui de By, un commerçant de bois de l’époque, qu’un vaste entrepôt de provisions pour les hommes de chantier et le site de deux ou trois scieries, véritables jouets d’enfants, comparées aux merveilleuses scieries de nos jours qui débitent plusieurs centaines de millions de pieds de bois tous les ans.

Ça été le privilége des deux plus grandes vallées de notre pays, celle du Lac St. Jean et celle de l’Outaouais, d’avoir eu un développement aussi rapide qu’imprévu, et qui cependant n’est rien encore en regard de ce que leur réserve l’avenir. Combien de parties de la province, déjà anciennes, depuis longtemps renommées, sont encore loin des chemins de fer ou de toute autre voie de communication rapide ! Qui eût pu songer, il y a moins d’un quart de siècle, alors que l’idée seule de faire de Bytown la capitale d’une vaste confédération faisait sourire jusqu’aux plus téméraires, que cet entrepôt sauvage, à peine connu, serait aujourd’hui traversé par six voies ferrées, dont l’une a un parcours de près de quatre mille milles ! À partir de Bytown, autour de Bytown même, l’immense, la profonde et mystérieuse forêt commençait pour ne plus s’interrompre jusqu’à la lointaine et fabuleuse région des prairies. S’il y avait quelque culture, elle était isolée. On voyait çà et là des champs, des jardins, des habitations échelonnées à de longs intervalles le long de la rivière des Outaouais, jusqu’à vingt ou trente milles de la capitale actuelle, mais nulle part n’apparaissait la moindre tentative de colonisation à un point de vue général, pour la conquête méthodique et progressive du sol. Y aurait-on même songé ? N’y avait-il pas à peupler d’abord toute la partie supérieure des comtés de Joliette, de Montcalm, de Terrebonne, presque tout Argenteuil, sans compter l’immense comté d’Outaouais qui n’existait guère que sur la carte ? Et puis, toutes les notions erronées, tous les préjugés communément entretenus sur la région qui forme le nord du St. Laurent ne fleurissaient-ils pas encore dans toute leur verdeur et leur indomptable ténacité ? Pourquoi fonder de nouveaux établissements dans cette région réputée inaccessible, quand il y avait tant de vastes espaces encore inhabités en arrière de la rive sud du fleuve ? Qu’irait-on chercher dans ce désert glacial où l’homme ne pouvait vivre, encore moins les animaux domestiques ? Ne disait-on pas de même, il y a quelques années à peine, qu’il n’y avait que du sable le long de la Saskatchewan dans le Nord-Ouest, qu’on ne tirerait jamais rien de ce pays, et ce sable ne donne-t-il pas aujourd’hui cinquante boisseaux de froment à l’acre ? On ignorait toutes les richesses merveilleuses d’un sol regardé comme inculte. On ignorait que, dans certaines parties de la région septentrionale, il fait moins froid, grâce à la disposition des lieux, à la direction des vents, que dans d’autres parties du sud considérées comme bien plus favorables aux établissements. On pouvait bien ignorer la nature du pays, puisqu’on ignorait le pays lui-même. Géographiquement, la vallée de l’Outaouais n’a été bien établie et bien déterminée, quant à ses caractères et à ses ressources, que depuis un très petit nombre d’années. Et la colonisation elle-même ne fait qu’y commencer, en même temps que l’exploitation minière, à la suite du développement des communications.

Une loi mystérieuse a, comme un souffle de tempête, déraciné les préjugés les plus invétérés, et a poussé en avant des essaims d’hommes, inconscients peut-être, mais obéissant à une impulsion supérieure, à travers mille périls, des fatigues, des privations inouïes et des souffrances de toute nature.


III


Depuis bientôt trois ans la ligne directe entre Ottawa et la côte du Pacifique, par le nord des grands lacs, est complétée sur tout son parcours. En partant de la capitale fédérale, le voyageur suit, dans le chemin de fer du Pacifique, la rive ouest de la rivière des Outaouais, dans la province d’Ontario, jusqu’à Mattawa qui en est éloignée de deux cents milles exactement. À ce dernier endroit, la rivière fait un coude brusque et remonte presque directement vers le nord, sur un parcours d’environ cent milles, jusqu’à la rivière des Quinze, à la tête du lac Témiscamingue. La petite ville de Mattawa, éloignée, comme nous venons de le dire, de deux cents milles de la capitale, est située au confluent de la rivière Mattawan et de celle des Outaouais. Avant la construction du chemin de fer du Pacifique, on ne mettait pas moins de dix jours pour monter d’Ottawa à Mattawa, en faisant plusieurs portages le long des rapides qui interrompent la navigation de la rivière ; aujourd’hui on fait le trajet en une nuit ; on laisse Ottawa à 11 heures 45 minutes du soir, et le lendemain matin, à 7 heures et demie, l’on arrive à Mattawa.

C’était un rude trajet que celui-là jadis. Comme il n’existait absolument aucune communication par terre, il fallait, pour se rendre dans le haut Outaouais, remonter la rivière en canot et essuyer toutes les difficultés et toutes les misères inhérentes à un voyage de ce genre. En 1857, il y a plus de trente ans, le gouvernement canadien, voulant constater la possibilité d’ouvrir par eau une communication non interrompue entre le St. Laurent et les grands lacs par l’Outaouais, confia à M. Walter Shanley, ingénieur en renom, le soin de faire les études hydrographiques nécessaires. Celui-ci organisa immédiatement plusieurs partis d’ingénieurs qu’il distribua dans différentes sections de l’Outaouais, de la rivière Mattawan, du lac Nipissing et de la rivière des Français. (On sait que la rivière des Français coule entre le lac Nipissing et la Baie Georgienne, laquelle n’est, à proprement parler, qu’un bras du grand lac Huron.) Au nombre des ingénieurs qui avaient mission de faire des études sur les lieux se trouvaient M. Robert Shanley, M. McKenzie, d’Édimbourg, et M. Perry ; ils avaient pour les assister M. Henri Parent, ingénieur depuis nombre d’années du canal Lachine, M. Percy, aujourd’hui planteur dans l’État du Mississippi, M. Lemieux, de Lévis, M. William Casgrain, de la Rivière-Ouelle, qui a été longtemps ingénieur de l’État du Michigan, enfin, M. Eugène Taché, sous-commissaire des terres publiques depuis l’établissement de la Confédération.

Un relevé hydrographique des plus complets, des sondages par la triangulation, enfin tous les travaux préliminaires furent effectués durant l’hiver de 1857-58, et grâce aux données fournies par ses sous-ingénieurs, M. Walter Shanley fut en mesure de présenter au gouvernement un travail très élaboré dans lequel il concluait à la possibilité, moyennant une dépense relativement faible, d’ouvrir une communication directe, pour les vaisseaux de fort tonnage, depuis Montréal jusqu’au lac Huron ; et comme les lacs qui s’étendent à différents intervalles sur ce parcours sont tous réunis par de petits bouts de rivières où se trouvent les rapides et les chutes, M. Shanley proposait de faire au moyen de rochers des barrages non complètement fermés, ce qui, en refoulant l’eau des rivières, aurait annulé plusieurs petits rapides ; et, pour les gros rapides, il proposait des barrages complets avec écluses.

Il n’a malheureusement pas été donné suite aux conclusions de M. Walter Shanley, mais la possibilité de canaliser la rivière des Français, de même que tout le trajet entre le lac Nipissing et la rivière des Outaouais, a été démontrée surabondamment, et, un jour ou l’autre, elle entrera dans le domaine des faits réalisés.

M. Eugène Taché, de qui nous tenons les quelques renseignements qui précèdent, nous racontait un jour par le détail cette fameuse expédition dont il faisait partie, les difficultés pénibles qu’elle avait eu à surmonter et les souffrances variées qu’elle avait dû subir. Dans ce temps-là, non seulement il fallait remonter l’Outaouais en canot à partir des rapides Joachim et « portager » encore le long de chaque rapide, ce n’était pas là le plus difficile ; ce qui l’était réellement, ce qui devenait pénible et souvent dangereux, c’était l’approvisionnement le long de la route, dans un pays entièrement sauvage et par des froids intenses qui quelquefois allaient jusqu’à quarante degrés au-dessous de zéro, comme cela fut constaté dans l’hiver de 1857-58, au lac à La Truite, là où la Mattawan prend sa source.

M. Taché passa un an dans ce pays, tout le temps que l’expédition y poursuivit ses travaux. Il n’y avait alors, nous dit-il, qu’une seule maison à Mattawa, du côté d’Ontario ; en face, du côté de la province de Québec, qui s’appelait alors le Bas Canada, il n’y avait que le fort de la compagnie de la Baie d’Hudson, et sur tout le parcours de la rivière Mattawan, il n’y avait qu’une seule famille de sauvages. Au lac Nipissing, il n’y avait que quelques membres de la tribu des Outaouais, établis là où la rivière des Esturgeons (Sturgeon River) débouche dans ce lac, et les seuls blancs qui parcourussent cette immense contrée farouche étaient les missionnaires Oblats qui y venaient une fois par année porter l’évangile et les sacrements aux quelques postes des Indiens çà et là disséminés le long des cours d’eau.

Aujourd’hui Mattawa est une petite ville d’environ cinq cents âmes de population stationnaire et de quinze cents âmes de population flottante ; c’est un grand entrepôt pour le commerce de bois et surtout pour les approvisionnements : c’est là que les jobbeurs, sorte d’entrepreneurs qui contractent avec les marchands de bois pour une quantité déterminée de billots, font toutes les provisions nécessaires à l’alimentation des bandes de bûcherons qu’ils ont sous leurs ordres, et c’est là que les hommes de chantiers viennent, au retour de la saison passée au service des jobbeurs, dépenser une bonne partie de leur argent et festoyer avec une louable émulation ; aussi les hôtels et les magasins abondent-ils à Mattawa.


IV


Mattawa, on vient de le voir, ne date que d’hier ; elle n’a de nom connu que depuis une quinzaine d’années.

L’expédition du Nord-Ouest du général Wolsely avait éveillé l’attention du lecteur canadien sur une foule de contrées et d’endroits dont il n’avait pas la moindre notion ; plus tard est venue la construction du Pacifique qui a déterminé un courant extraordinaire, non seulement vers la grande région des prairies, mais encore vers le nord d’Ontario et le nord-ouest de notre propre province. On vit s’établir les deux rives jusque là sauvages de l’Outaouais ; le comté de Pontiac vint au jour, la colonisation s’étendit vigoureusement dans celui de Renfrew et l’on vit apparaître pour la première fois une véritable ville, celle de Pembroke, à cent milles plus haut que la capitale fédérale. Cent milles encore plus haut, et l’on allait atteindre Mattawa, alors un simple poste de la compagnie de la Baie d’Hudson, et depuis petite ville d’une rare importance à cause de sa situation au confluent de deux rivières, et à l’entrée de la vaste région de forêts et de chasse qui s’étend jusqu’à la baie James.


MATTAWA.

Jadis, l’Indien seul y fixait sa tente de temps à autre, soit en descendant du nord pour aller à la mission du Lac des Deux Montagnes, soit au retour en remontant dans les bois pour y faire la chasse tout l’hiver. Plus tard, comme tous les sauvages ne descendaient plus régulièrement au Lac ou autres postes de commerce « d’en bas, » la compagnie de la Baie d’Hudson jugea à propos d’établir à Mattawa un petit poste de traite, il y a de cela un peu plus de cinquante ans.

Le premier missionnaire qui visita ce poste fut un prêtre de St-Sulpice, M. Bellefeuille, en 1836. Après lui vinrent MM. Dupuis, Poiré, celui-ci appelé plus tard à diriger le collége de Ste-Anne-la-Pocatière, Moreau, depuis vicaire-général, et Bourassa. En 1844, les Pères Oblats se chargèrent régulièrement des missions qui embrassaient tout le nord et l’ouest de la province jusqu’aux rivages de la Baie d’Hudson. En 1864, on jeta à Mattawa les fondements d’une petite chapelle, et Mgr Guignes, évêque d’Ottawa, y fit sa première visite en 1864. À cette époque les blancs avaient déjà commencé à s’établir sur les bords de l’Outaouais et de la Mattawan, ce qui explique comment l’évêque y donna la confirmation à un grand nombre de fidèles de tout âge et de nationalités diverses, comme on peut le voir par les registres du temps.

À la suite des missionnaires que nous venons de nommer vinrent le Père Déléâge, qui a laissé un souvenir impérissable dans tout le pays, les Pères Pion, Lebret, Guéguen, Nédelec et Poitras : ces derniers sont actuellement attachés à la mission et habitent à Mattawa un fort joli presbytère qui a été construit il y a environ deux ans.

En 1869, le village de Mattawa ne comptait encore que quatre familles, deux catholiques et deux protestantes ; les missionnaires y hivernaient pour la première fois dans cette même année ; c’étaient le Père Nédelec et le Père Guéguen. Comme ils n’avaient pas de demeure à eux, une famille catholique de l’endroit, celle de M. Noé Timmins, leur donna une généreuse hospitalité ; depuis, les membres de cette famille n’ont cessé d’être à la tête de toutes les œuvres de bienfaisance accomplies à Mattawa.

Pendant l’été de 1871, le Père Poitras arrivait à la mission. Le village et le pays environnant se développaient petit à petit ; le commerce de bois faisait merveille, mais celui des pelleteries avait considérablement diminué. Quelques fermes apparaissaient à la lisière des forêts et, sur les rivières, il s’était établi une ligne régulière de petits bateaux, pendant que, sur la terre, s’établissait également un service de diligence pour le transport des voyageurs. On fondait aussi deux écoles, l’une protestante, où cinq élèves recevaient l’enseignement d’une institutrice ; l’autre, catholique, tenue dans la maison de M. Timmins, comptait une trentaine d’élèves anglais, canadiens et indiens, sous la direction d’un missionnaire. Dans cette école primitive les bancs servaient de pupitres, et l’école elle-même était dans une cabane qui servait en même temps de chapelle. Quant au traitement du missionnaire instituteur, un simple zéro suffit à l’indiquer.

Durant l’hiver de 1870-71 les missionnaires avaient hiverné dans ce qu’on appelait la « petite maison des sauvages, » appartenant à une famille Dufond. L’hiver suivant ils hivernèrent dans une baraque attenant à la maison Timmins ; ils y eurent la nourriture en même temps que le logement, grâce à l’intelligente générosité de son propriétaire.

L’année 1872 vit commencer les missions des chantiers ; le Père Nédelec resta gardien de celle de Mattawa pendant l’hiver, en même temps qu’il dirigeait l’école, composée des éléments les plus disparates, où l’on voyait l’enfant de l’Indien assis à côté du blanc, l’anglais à côté du français, le riche à côté du pauvre, et trois langues enseignées simultanément.

Un tribunal correctionnel avait été constitué dans le cours de l’année et quelques condamnations encourues par les hommes de chantier ; le Père Poitras travaillait activement de ses propres mains à l’érection d’un presbytère ; plusieurs maisons nouvelles venaient s’ajouter au village et quelques fermes étaient défrichées dans les environs ; enfin, la population protestante ayant augmenté, un ministre méthodiste était venu s’installer au milieu d’elle.

L’année suivante, on achetait un terrain pour y élever un hôpital et pour agrandir l’école qui avait pris des développements remarquables.

En 1875, l’école locale était définitivement établie sur un pied régulier, avec une constitution légale, mais elle fit peu de progrès, à cause de la pauvreté des parents et surtout de leur indifférence en matière d’instruction. Du reste, un véritable cataclysme, qui s’était abattu sur le commerce de bois, avait découragé la plupart des habitants qui trouvaient à grand’peine même le nécessaire pour leurs familles. La mission proprement dite de Mattawan s’étendait alors depuis le pied de la Roche Capitaine, vingt milles plus bas sur l’Outaouais, jusqu’aux eaux du lac Keepewa, et sur la rivière Mattawan, jusqu’aux eaux du lac Nipissingue. La population répandue dans cet espace de pays était d’environ cinq cents âmes, au nombre desquelles on comptait plus de cent sauvages ou métis ; les blancs formaient une centaine de familles dont pas plus de vingt-deux étaient protestantes. À la crise commerciale était venue s’ajouter une épidémie de petite vérole, et d’épouvantables feux de forêts avaient porté la ruine au milieu de ces malheureuses populations qui avaient à peine pris racine sur le sol arrosé de leurs sueurs les plus amères.

Au printemps de 1876, on posait à Mattawa les fils télégraphiques et un bateau « à vapeur » inaugurait un service régulier entre le village et le rapide des Deux-Rivières, douze milles plus bas sur l’Outaouais ; l’année suivante, le gouvernement faisait construire un pont sur la rivière Mattawan.

L’année 1878 fut signalée par la création d’un établissement de Sœurs Grises, pour l’éducation de la jeunesse et le soin des malades ; on installa l’hôpital provisoire ainsi que le couvent dans l’ancienne maison des Pères Oblats. L’école avait retrouvé des jours florissants ; on y comptait jusqu’à 67 élèves ; en même temps on construisait une chapelle protestante.

1879 — L’école locale devient une école séparée. La construction du chemin de fer du Pacifique donne des ailes à la colonisation ; le nombre des familles augmente, surtout au lac Talon où elles sont déjà au nombre de cinquante, dont trente-cinq catholiques. (Le lac Talon est dans la province d’Ontario, à mi-chemin environ entre Mattawa et le lac Nipissingue). Aux « Deux-Rivières, » on bâtit une école et une chapelle ; le Père Poitras est appelé à Hull, et le Père Déléâge est nommé directeur de la mission de Mattawa.

1880 — Le village grandit tous les jours ; on bâtit une jolie maison en briques pour les Pères ; l’hôpital est rempli de patients ; la construction du Pacifique est rendue au rapide des Deux-Rivières ; l’animation et le mouvement règnent sur tout l’Outaouais ; la colonisation continue de faire des progrès rapides au lac Talon et au lac Nipissingue ; déjà les familles françaises y sont au nombre d’une centaine.

1881 — La mission de Mattawa est plus florissante que jamais, par suite de la construction du chemin de fer et du grand nombre de « chantiers » qui se font dans la forêt ; on en compte jusqu’à une centaine dans les limites de la mission ; la chapelle est considérablement augmentée et l’école reçoit au-delà de cent élèves ; la religion catholique est de plus en plus florissante, au point d’exiger les services réguliers et constants de trois Pères Oblats, qui sont les Pères Déléâge, Nédelec et Emery.

1882 — La fièvre typhoïde fait de nombreuses victimes à Mattawa, ce qui détermine le gouvernement à subventionner l’hôpital ; le nombre des Sœurs Grises est porté à six. La colonisation progresse toujours du côté du lac Talon ; on y construit une bonne chapelle. Mattawa est détachée du diocèse d’Ottawa et annexée au nouveau vicariat de Pontiac, dont Mgr N. Z. Lorrain est nommé titulaire ; celui-ci établit sa résidence à Pembroke. Le Père Déléâge est envoyé au Témiscamingue, et le Père Poitras revient en qualité de directeur à la mission de Mattawa. Arrivent en même temps deux ministres protestante. Le nombre des écoles est porté à trois, dont deux catholiques, divisées en une école de garçons confiée à un instituteur, et une école de filles sous la direction des sœurs grises. Un fait important à signaler, c’est l’arrivée d’un médecin qui s’établit permanemment à Mattawa. L’année suivante, les établissements s’étant considérablement développés, on comptait dix-huit familles de l’autre côté de la rivière Mattawan, en face de la petite ville, et le nombre de celles qui habitaient sur les bords du lac Talon continuait à augmenter dans des proportions réjouissantes pour les amis de la nationalité franco-canadienne.

1884. — Le village de Mattawa est érigé en municipalité ; on élit un maire et un conseil de ville. Aussitôt commencent les travaux publics ; on ouvre des rues, on construit un pont sur la rivière, on fait des trottoirs et l’on commence les chemins de colonisation ; un recensement effectué dans l’année donne une population de cent-vingt-quatre familles catholiques et de quarante et une familles protestantes dans le village, et de cent cinquante trois familles canadiennes dans la banlieue. Les oblats s’installent dans leur nouveau presbytère. L’année 1885 voit l’érection d’un hôtel de ville, d’un nouveau couvent et d’une quinzaine de bâtisses nouvelles dans la petite ville.

1886 — M. Bonaparte Wyse, ingénieur français très en renom, chargé naguère avec M. Reclus, lieutenant de vaisseau, de préparer les plans et devis du canal de Panama, visite la région de l’Outaouais supérieur, passe à Mattawa et assiste à l’inauguration du chemin de fer du Long Sault.

Le recensement annuel indique une population de 254 familles catholiques dans la paroisse, dont 181 canadiennes, 17 sauvages et 50 protestantes ; la municipalité proprement dite comprend 140 familles. On enregistre parmi les catholiques 122 baptêmes, 25 mariages et 35 sépultures.

À part Mattawa, les Pères Oblats ont charge de diverses missions qui sont les suivantes :

1o Mission des Joachims, sur l’Outaouais, qui contient cinquante familles catholiques ainsi réparties : 28 familles canadiennes, douze anglaises et dix indiennes ;

2o Mission de Rockliffe qui contient une vingtaine de familles presque toutes irlandaises ;

3o Mission de Deux-Rivières qui renferme environ vingt familles.

4o Mission d’Eau Claire, où l’on compte vingt-huit familles catholiques et vingt-six protestantes.

1887. — Les trois écoles séparées de Mattawa sont florissantes ; elles sont fréquentées par deux cents enfants. Le 12 janvier, un grand deuil frappe la population de Mattawa dans la mort de M. Noé Timmins, le premier pionnier canadien du haut de l’Outaouais et le bienfaiteur par excellence de la mission. Les obsèques ont lieu le 17, au milieu d’un concours immense de personnes de toute nationalité venues d’Ottawa, de Pembroke, de North Bay et de tous les endroits quelque peu importants de cette vaste contrée.

Nous venons de faire l’historique succinct, la chronique année par année d’une petite ville qui nous a paru comme le type de bien d’autres endroits fondés depuis un demi-siècle en pleine nature sauvage et qui sont devenus, depuis, des centres importants, des chefs-lieux de régions en plein mouvement de colonisation, en plein essor de progrès et d’activité humaine sous toutes les formes. Le lecteur y a sans doute trouvé l’intérêt que nous y avons trouvé nous-même et que justifieront les développements subséquents qui se sont fait autour de cet embryon de colonisation lointaine.