L’Outaouais supérieur/Les forêts et l’industrie forestière

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C. Darveau (p. 63-92).

CHAPITRE II



LES FORÊTS ET L’INDUSTRIE FORESTIÈRE




I


À l’extrémité orientale de la province de Québec, près de la frontière qui la sépare du Labrador, commence une étendue immense de forêts qui, à cause des essences et des variétés particulières de ses bois a reçu le nom de « zone des forêts laurentiennes. » Elle couvre comme une large bande les hautes terres en bordure du golfe et du fleuve Saint-Laurent, sur une longueur de 650 milles. Parvenue au-dessus du cap Tourmente, à environ vingt milles de Québec, elle s’écarte du littoral et, plongeant en arrière des anciens établissements seigneuriaux, elle déroule les ondes profondes de son feuillage toujours vert jusqu’à ce qu’elle atteigne la rivière Outaouais, dans le voisinage de Grenville. Elle côtoie cette rivière plus ou moins étroitement, et, la traversant à cent milles plus haut, elle se développe ensuite sur toute la partie d’Ontario située au nord et à l’est des lacs Huron et Supérieur ; puis, franchissant la frontière occidentale de cette province, elle s’étend à perte de vue au delà, embrassant dans son expansion infinie tout l’espace entre le lac Winnipeg et les grandes plaines siluriennes de la baie d’Hudson, jusqu’à l’océan Arctique.

La première section de cette vaste région forestière, que l’on peut appeler la section du Golfe, tient tout l’espace entre la frontière nord-est de la province et le 68e degré de longitude ouest, ce qui représente une longueur de 320 milles en ligne directe et une superficie d’environ 32,000 milles carrés.

La deuxième section, partant d’une ligne tirée entre le 68e et le 69e degré de longitude ouest, s’étend jusqu’au lac Témiscamingue, à l’extrémité occidentale de la province, et couvre une étendue qui dépasse cent mille milles carrés. Elle comprend trois grands territoires, celui du Saguenay, celui du Saint-Maurice et celui de l’Outaouais, ce dernier se subdivisant lui-même en deux districts, qui diffèrent remarquablement entre eux par la nature de leurs productions, le district de l’Outaouais inférieur, et celui de l’Outaouais supérieur. Nous les réunissons en un seul pour les fins du présent chapitre, qui contient un aperçu sur les forêts et la production forestière du territoire de l’Outaouais tout entier.

II


L’industrie forestière est au premier rang des industries canadiennes ; elle constitue, à la suite du commerce des animaux et de leurs produits, le principal article d’exportation, tant du Dominion que de la province de Québec en particulier. En 1885, sur une exportation totale de $84,264,000 de produits bruts et fabriqués, de toute espèce, ceux de la forêt comptaient pour la somme de $22,374,000, c’est-à-dire, pour plus du quart ; la province de Québec seule entrait dans ce montant pour neuf millions cent mille dollars, ou pour plus des deux cinquièmes.[1]

L’exploitation du bois des forêts canadiennes, d’une manière réellement productive, ne remonte guère qu’au commencement de ce siècle. Avant cette époque, il était impossible qu’une population d’une centaine de mille âmes, pauvre et clairsemée sur une vaste étendue, pût seulement songer à une industrie qui exige l’emploi de tant de bras et des capitaux si considérables pour devenir lucrative. C’est à la suite des guerres du premier Empire et du blocus continental que Napoléon avait imposé à tous les ports de l’Europe, pour en chasser le commerce anglais, que l’on commença à s’occuper sérieusement de l’exploitation de nos forêts.

Les commerçants de bois de la métropole tournèrent leur attention vers les colonies de l’Amérique britannique, et conçurent le projet de venir chercher chez nous le bois que les flottes françaises les empêchaient d’importer des pays de l’Europe septentrionale.

L’exportation du bois de nos forêts se limita d’abord, ou à peu près, à des envois dans le Royaume-Uni et dans les Antilles anglaises. Ce fait était dû à l’immense quantité de bois exportée des différents États de l’Union américaine. Depuis cette époque, un grand changement s’est produit. Les territoires du nord-ouest des États-Unis, que couvraient de grandes forêts de pin, vinrent à se défricher et à se déboiser ; et comme la consommation, dans l’intérieur de ces territoires devenus depuis des États, avait augmenté dans une proportion égale, on fut obligé de recourir aux commerçants de bois canadiens, qui firent dès lors avec succès concurrence aux commerçants de l’Ouest.

En 1850, on envoyait déjà en Angleterre 1,052,817 tonnes de bois.

Et, en 1859, 1,249,000.

Aujourd’hui notre exportation de bois aux États-Unis est presque égale à celle que nous faisons en Angleterre. Le rapport de l’année fiscale se terminant au 30 juin 1885 établit que la valeur du bois expédié au Royaume-Uni s’est élevée à $9,577,578, tandis que celle du bois exporté aux États-Unis a été de $9,355,736. L’exportation de nos bois aux Antilles et dans l’Amérique du Sud a suivi de même une progression ascendante, quoique sur une échelle plus petite. Le tableau suivant tiré du rapport de 1878, fera voir quels sont les marchés de notre bois à l’extérieur, dans quelles proportions nous en faisions alors l’expédition à chacun d’eux respectivement, et combien ces proportions ont été modifiées depuis.

Angleterre $13,586,410
Terreneuve 120,407
Antilles anglaises 320,609
" espagnoles 145,561
françaises 17,498

Antilles danoises 3,002
" hollandaises 4,080
Haïti 10,992
Guyane 34,524
Saint-Pierre et Miquelon 21,724
Amérique du Sud 218,140
France 330,968
Allemagne 23,415
Espagne 38,003
États-Unis 4.739,747
Portugal 51,758
Italie 3,719
Belgique 49,998
Hollande 42,120
Chine 93,299
Madère 10,364
Gibraltar 3,179
Îles Canaries 2,059
Afrique 42,800
Australie 174,893
Îles Sandwich 21,839
Îles Falkland 3,808
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$20,054,825

Un fait digne de remarque, c’est la diminution constante de la quantité de bois brut exporté en Angleterre, et l’augmentation tout aussi suivie de l’exportation des sciages. On ne voit plus aujourd’hui ces grands et pittoresques trains, formés de troncs d’arbres équarris, communément appelés plançons, qui autrefois flottaient sur nos rivières. Le bois carré est d’une exploitation dispendieuse, parce qu’on le transporte difficilement, et qu’il faut sacrifier, pour chaque pièce obtenue, l’aubier et la tête de l’arbre. On estime cette perte à un quart de la valeur de l’arbre ; on en a fait le calcul dans Ontario et l’on a reconnu qu’elle s’était élevée, de 1867 à 1877, à $3,577,500. Le bois carré doit, en outre, être choisi avec le plus grand soin, être presque parfaitement droit et exempt de nœuds, de fissures et de tout autre défaut. Il faut qu’il ait la même épaisseur d’un bout à l’autre, une légère différence entre les deux bouts seulement étant permise ; voilà pourquoi de magnifiques brins ont été souvent laissés sur le terrain parce qu’ils n’étaient pas d’une grosseur uniforme. On ne peut pour faire des plançons, abattre des arbres de moins de soixante pieds de long, à compter de trente pouces de la souche ; et comme la plupart des gros arbres de nos forêts ont été coupés, on ne saurait être surpris aujourd’hui de la disparition rapide des trains de bois, ni de ce que les concessionnaires de coupes utilisent jusqu’à la dernière limite la matière première et tirent profit de toutes les parties irrégulières de l’arbre, des croûtes, etc., etc., qu’ils vendent pour des usages grossiers ou même pour la combustion. Cependant il descend encore quelques rares trains de bois de la rivière des Quinze, dans l’Outaouais supérieur ; mais de la région du lac Nipissingue, au contraire, le long de la ligne du Pacifique, dans la province d’Ontario, il en est venu cette année vingt-cinq ou trente ; c’est que, dans cette région, la forêt de pins est encore vierge et touffue ; aussi les marchands de bois d’Ontario paient-ils des prix exorbitants pour y obtenir des exploitations.

À la date du 30 juin 1886, les statistiques officielles évaluaient l’étendue des concessions de coupe de bois faites par le gouvernement à 47,176 milles ou 30,178,650 acres carrés, pour toute la province. La part de la rive nord seule comprenait 41,244 milles ou 26,396,693 acres carrés. Ces concessions s’étendent depuis le lac Témiscamingue jusqu’à la rivière Marguerite, dans le comté de Saguenay.

Dans l’Outaouais supérieur, l’étendue des concessions de bois était de 18,628 milles carrés sur lesquels 13,535 ou 99½ pour cent sont boisés en pins ; 93 milles carrés, fraction insignifiante, sont boisés en épinettes. Dans l’Outaouais inférieur, l’étendue des concessions était de 6,348 milles carrés, sur lesquels 5,350, ou 84 pour cent boisés en pins, et 889 milles boisés en épinettes.

On calcule que, pendant les treize années qui se sont écoulées de 1867 à 1880, les primes, les rentes foncières et les droits de coupe payés au gouvernement, pour l’exploitation des forêts dans le territoire de l’Outaouais, ont rapporté au trésor public la somme relativement énorme de $3,338,087, c’est-à-dire trois fois plus que n’ont rapporté tous les autres territoires réunis de la rive nord du Saint-Laurent.[2]

Dans le cours de l’année 1885-86, le département des terres publiques percevait un revenu de $528,575 provenant de l’exploitation des forêts ; sur ce montant, il retirait de la région de l’Outaouais seule $387,492.

En 1884-85, il s’était fait dans toute la province 2,187,098 billots de pin blanc et 1,038,957 billots d’épinette ; là-dessus, l’Outaouais, supérieur et inférieur, avait fourni 1,608,281 billots des premiers et 91,250 billots des seconds.

En 1885-86, l’Outaouais produisait 1,783,522 billots de pin blanc, ce qui fait au delà de 400 millions de pieds et 100,583 billots d’épinette, ce qui donne plus de 20 millions de pieds.

L’année dernière enfin, on a estimé à plus de 600 millions de pieds la quantité de bois abattu sur l’Outaouais et ses tributaires, outre 350,000 pieds de bois carré.[3]


III


Depuis des siècles déjà l’homme a reconnu la relation intime qui existe entre les forêts et les pluies ; depuis des siècles on a constaté que la destruction des forêts amenait la sécheresse et finalement la stérilité du sol ; les Grecs le savaient bien, eux qui regardaient comme un crime d’abattre les oliviers en pays ennemi. Ce ne sont pas les forêts qui produisent les pluies ; c’est bien au contraire la pluie qui produit les forêts ; mais celles-ci jouent dans la nature un tel rôle comme régulatrices et distributrices des eaux de pluie qu’elles deviennent, aux yeux de l’économiste, bien plus importantes comme agent physique, bien autrement précieuses pour la richesse publique qu’à ne les considérer qu’en leur qualité de simple matière exploitable par l’industrie et le commerce. Que la pluie produise les forêts, c’est ce dont on peut se rendre aisément compte par la position relative des forêts et des pluies dans l’Amérique du Nord. Ce qu’on appelle la région de l’Atlantique, c’est-à-dire la partie orientale du continent américain, reçoit tous les ans une abondante quantité de pluie ; aussi était-elle couverte, à l’origine de l’émigration européenne, d’une épaisse et vaste forêt de pins et d’épinettes qui s’étendait, à partir du Labrador, sur le Canada tout entier, sur les États de la Nouvelle-Angleterre et sur le nord de celui de New-York ; elle entourait les grands lacs et se développait largement vers l’ouest, jusqu’à la rencontre de l’aride plateau arrosé par la Saskatchewan et la rivière Rouge du nord. Une autre forêt de pins, formant une ceinture étroite de pas plus de deux cents milles de largeur, couvrait le littoral du sud, depuis la côte de la Virginie jusqu’à la rivière Brazos, dans le Texas. À l’ouest du Mississippi, cette même forêt, prodigieusement élargie, envahissait tout l’Arkansas et le Missouri oriental. Outre la grande forêt de pins et d’épinettes du nord et la forêt de pins qui ceinturait le littoral du sud et le golfe du Mexique, il y avait une autre forêt, contenant des arbres à larges feuilles, d’une dimension énorme et d’une valeur incalculable, qui occupait tout l’espace entre la Nouvelle-Angleterre et la Virginie, inondait le versant des Apalaches et ne s’arrêtait que dans le bassin du Mississippi. Ces trois grandes forêts réunies formaient ce qu’on appelait la « région forestière de l’Atlantique. » À l’ouest de cette région, les pluies ne tombant que légèrement n’alimentaient plus les forêts, et l’on ne voyait que le désert et les longues plaines nues du Nord-Ouest dépliées comme un linceul jusqu’aux premiers contreforts des Montagnes Rocheuses.

Que reste-t-il aujourd’hui de la prolifique et merveilleuse région forestière de l’Atlantique ? On l’a frappée, on l’a abattue avec acharnement, non pas seulement pour étendre le domaine agricole de l’homme, ce qui eût été peu de chose, mais pour la livrer à une exploitation effrénée, sans règle et sans limite, comme si le feu, le plus grand ennemi des forêts, n’en faisait pas encore assez pour leur destruction.[4] On l’a fait disparaître en grande partie, d’une main impitoyable, aveuglément, sottement, sans rien calculer, sans rien prévoir, comme si elle était inépuisable, et l’on a porté par ce vandalisme un coup funeste à l’une des plus grandes richesses naturelles du continent. Le pin de la Nouvelle-Angleterre et de l’État de New-York n’existe plus ; la Pennsylvanie, qui croyait le sien inépuisable, en a été dépouillée. Les grandes pinières des États du nord-ouest, du Michigan, du Wisconsin et du Minnesota n’offrent plus que des épaves clairsemées des nobles forêts qui ont fait leur prospérité première, et que l’intérêt bien entendu, même le plus élémentaire, n’a pu sauver d’une destruction à jamais irrémédiable. Ce qui est vrai des pinières des États du nord-ouest l’est également des forêts de pin du Canada moins précieuses et moins productives. Mais ce n’est pas à la simple destruction de la forêt que s’arrête le mal ; ce qui résulte de cette destruction est peut-être vingt fois pis encore.


IV


Les besoins du commerce moderne, avec la multiplicité illimitée des industries et des communications, sont incommensurables, effrayants ; c’est un torrent qui emporte tout sur son passage. On reste stupéfait à la vue de l’énorme dévastation qu’il faut porter au sein de nos forêts pour alimenter des industries sans cesse grandissant et croissant en nombre ; on l’est encore davantage en songeant à ce que cette dévastation aveugle, furieuse, va apporter de désastres, de calamités aux régions agricoles, de modifications funestes dans les conditions atmosphériques et climatériques. Mais c’est en vain que l’attention des législateurs a été appelée de temps à autre par les avertissements de ceux qui étudient les questions économiques, en dehors des entraînements de la spéculation, sur cette question, peut-être la plus importante de toutes. On peut détruite impunément une constitution, renverser les lois et les conditions politiques, œuvres changeantes, mais quand on détruit un des éléments vitaux de la fortune publique, c’est pour toujours, et l’on ne peut le remplacer qu’en créant des ressources nouvelles beaucoup plus coûteuses et moins à la portée générale.[5]

Sait-on bien de quelle valeur énorme sont les forêts, uniquement au point de vue de la distribution des eaux de pluie, sans lesquelles toute végétation est impossible ? « Ce n’est pas, écrivait dernièrement le professeur Sargent dans la North American Review, ce n’est pas seulement comme une collection d’arbres à abattre et à mettre en madriers qu’il faut considérer les forêts ; sans doute, au seul point de vue des profits qu’on en retire, elles valent bien tous les soins et toute la protection qu’il est possible de leur accorder, car elles rapportent annuellement pour près de $450,000,000 de matière brute, et de l’emploi, directement ou indirectement, à près de 500,000 hommes. Mais la véritable valeur des forêts, ce qui leur donne un juste droit à notre considération, ce n’est pas autant leur capacité productive, quelque grande qu’elle puisse être, que le pouvoir qu’elles ont de protéger la surface du sol, de régler le cours des rivières, de modifier la température et de retenir, d’emmagasiner les eaux de pluie après qu’elles sont tombées. Elles empêchent l’eau de s’écouler trop rapidement sur la surface de la terre ; elles alimentent les sources, elles retardent la fonte des neiges, elles restreignent l’évaporation et maintiennent l’égalité de température, elles mitigent la violence des vents destructeurs, enfin elles retiennent le sol sur le penchant des montagnes escarpées et l’empêchent de se précipiter jusqu’au fond des vallées, entraînant avec lui toute la matière organique qui en fait la richesse. »

C’est pour avoir oublié ces lois de l’économie physique du globe, que l’Ohio se voit exposé depuis un quart de siècle à d’épouvantables calamités qui ravagent périodiquement son sol comblé d’ailleurs de tous les dons de la nature. Il possédait naguère d’immenses richesses rien qu’en noyers qui couvraient presque toute la surface de son territoire. Il a commis la folie de les considérer comme un embarras et il les a abattus violemment, sans règle, sans méthode. Pressé de jouir, il a voulu recueillir vite le fruit de la vente de ses arbres et il a expédié le tout de l’autre côté de l’Atlantique. Il est maintenant dénudé ; difficilement trouverait-on dans toute son étendue un arbre de première dimension. De 1853 à 1870 il a abattu quatre millions cinq cent mille acres de bois de charpente, la moitié du territoire de l’État.

Il ne faudrait pas moins de deux cents ans pour rétablir les choses dans la situation où elles étaient avant ces sauvages destructions. Il eût été si facile, si sage, au point de vue de l’intérêt bien entendu du pays, de s’en faire une source de revenus à la fois certains, réguliers, abondants !

Ce n’est pas là la seule calamité qui afflige l’Ohio ; il y a des rivières qui ont diminué, d’autres qui sont entièrement taries. Les forêts n’arrêtant plus l’écoulement des eaux, aux époques de grandes pluies, elles se précipitent avec une rapidité effrayante vers l’artère principale, qui gonfle outre mesure et occasionne souvent de désastreuses inondations.

On se rappelle les catastrophes épouvantables dont le nord ouest des États-Unis a été la victime, il y a quelques années à peine, par le débordement des rivières qui se déversent dans la vallée du Mississippi. L’Ohio et ses affluents étaient sortis de leur lit et atteignaient des hauteurs inconnues de mémoire d’homme. Non seulement des centaines de milles étaient submergés, des campagnes dévastées, des villages détruits, des bestiaux noyés et des populations cernées sur des points isolés où il était extrêmement difficile et dangereux de leur porter secours, mais encore des villes considérables étaient désolées par un fléau tel qu’elles n’en avaient jamais vu. À Cincinnati, la rivière avait monté de soixante pieds au-dessus de son niveau normal ; vingt mille personnes étaient sans asile, dix mille à Louisville où trois mille maisons étaient abandonnées, et de même dans des proportions pareilles sur tous les points accessibles. Les eaux du Mississippi, incessamment accrues par des pluies torrentielles qui accéléraient la fonte d’immenses entassements de neige suspendus aux flancs des montagnes, semblaient attendre le moment de décharger leurs torrents par ces vomitoires élargis sur les campagnes à peine asséchées des dernières inondations.[6] À la vue de ce navrant et terrible spectacle et sous l’empire des émotions douloureuses qu’il en ressentait, un économiste américain du jour n’a pu s’empêcher de s’écrier :

« La cause de ces incomparables calamités, aggravées d’année en année, est dans le déboisement des montagnes et des collines des États de New-York, de la Pennsylvanie et de la Virginie occidentale, d’où découlent les eaux amères de l’Ohio. Les belles et puissantes forêts dont la nature a doté cette région tombent sous la cognée avec une rapidité effrayante et auront bientôt disparu, laissant le roc dénudé là où naguère encore des solitudes impénétrables étaient couvertes de richesses forestières que l’on aurait crues inépuisables.

Tout le monde civilisé a fait cette funeste expérience, et l’exemple n’a pas touché l’Amérique, où elle se renouvelle en ce moment dans des proportions qu’elle n’a jamais atteintes nulle part ailleurs. Dieu sait les calamités que présage cette coupable imprévoyance, que les avertissements répétés depuis plusieurs années n’ont pas guérie, et il est grandement temps qu’on y songe. Mais ce n’est pas seulement en prévision des désastres causés par l’irruption des eaux se précipitant sans frein des montagnes dans les vallées, qu’il importe d’arrêter ce vandalisme destructeur ; les grands bois sont ici par eux-mêmes d’une nécessité absolue ; ils constituent un des éléments indispensables à l’accroissement rapide de la population de ce continent. Il n’y a pas de pays au monde où le bois joue un rôle aussi considérable dans le développement de la grandeur et de la puissance nationale. La preuve, c’est que la consommation des bois de charpente employés dans la construction des bâtiments et dans les mille usages de la vie ou de l’industrie, a augmenté de cinquante pour cent en dix ans, de 1870 à 1880… On ne se figure pas généralement sur quelle échelle s’accomplit cette dévastation, et on est disposé à sourire quand on entend dire que dans quelques années les incommensurables forêts du nouveau monde auront disparu. Rien n’est plus vrai cependant. Il est positif, d’après les calculs les plus précis, qu’au train où vont les abattages, sans tenir compte de l’accroissement de vitesse suivant lequel ils procèdent, huit années suffiront pour dépouiller entièrement le nord des États-Unis du pin blanc et de l’espèce dite spruce, qui sont les essences composant la grande masse de l’approvisionnement indispensable aux usages de première nécessité.

Passe encore si la production indigène pouvait être remplacée par l’importation étrangère ; mais cela est impossible pour deux raisons. La première, c’est qu’il en coûterait trop d’argent ; la seconde, c’est qu’on ne trouverait l’équivalent dans aucun pays du monde. La valeur des bois actuellement tirés du nord des États-Unis excède 200 millions de dollars par an, et elle augmente tous les jours. Or, c’est être très modéré de supposer que le même bois importé reviendrait à plus du double.

L’Angleterre, qui possède du charbon à bon marché, et qui, avec la main d’œuvre moins chère qu’en ce pays, peut s’approvisionner aisément dans le nord de l’Europe, dépense annuellement $100,000,000 pour se procurer les bois dont elle a besoin. »

Le Maine fournissait autrefois la plus grande partie du bois de charpente aux États-Unis : de ses ports, jusqu’en 1843, étaient parties les plus fortes cargaisons de bois pour l’Europe. Depuis 1872, la production n’a cessé de décroître. En cinquante ans le Maine a été dépouillé de ses forêts. De même Port Deposit, à l’embouchure de la Susquehanna, était un excellent centre de distribution des produits de la forêt dans les États de l’est ; aujourd’hui Port Deposit n’existe plus comme marché de bois et tout l’approvisionnement de cette région se fait seulement dans cinq comtés voisins. La région de l’Alléghany, autrefois riche en bois, le fait aujourd’hui venir du nord et de l’ouest. L’État de New-York n’est plus un facteur de la production, et toute perspective d’avenir ne vient plus que du Michigan et du Canada. Les prairies de l’Ouest vont avoir besoin de plus de bois que toute la région de l’Est n’en a jamais requis. Aujourd’hui le Michigan approvisionne l’Est aussi bien que l’Ouest, mais le jour est proche où le bois ordinaire se vendra aussi cher à Chicago qu’à Albany. Le Michigan a une étendue de 96,000 milles carrés, contenant 10,000,000 d’acres boisés plus ou moins en pin. Le Minnesota a 83,500 milles carrés et peut-être peut-on compter là-dessus 54,760,000 acres en forêts ; tout le reste de ce vaste État n’est qu’une prairie nue. Le Montana, avec ses 92,016,000 acres sans arbres, et les autres vastes territoires de l’Ouest qui s’établissent, où s’approvisionneront-ils ? On a sous-évalué sans doute la quantité de pin qui reste encore en Amérique et elle durera probablement plus longtemps qu’on ne le croit, mais avec la multiplicité des chemins de fer qui en précipite la consommation et les facilités qui existent pour le transporter dans toutes les directions, combien sera-t-on de temps encore sans l’épuiser ? On a dit que le Canada approvisionnerait les États-Unis, mais il y a aussi une limite à la production canadienne.


V


C’est au mois de mars 1799, que le premier arbre fut abattu le long de la rivière Outaouais. Depuis lors on a retiré de la région arrosée par elle plus de neuf milliards de pieds de bois. Aujourd’hui l’abattage a atteint la partie supérieure de cette région dont on connaît exactement la quantité productive pour un temps déterminé. On peut dire qu’elle ira jusqu’à cent cinquante millions de pieds de bois par année pendant cinquante ans encore ; mais en plusieurs endroits, on a atteint déjà la limite de la production. Une chose certaine, c’est que les produits de la forêt, à l’est du lac Huron, vont être dirigés de plus en plus, sur les chemins de fer canadiens, vers les régions de l’ouest dont les besoins dépasseront tout ce que le Canada peut fournir.

Et maintenant, quelle conclusion tirerons-nous de tous ces faits que nous venons de présenter au lecteur ? Cette conclusion s’impose d’elle-même, c’est qu’il faut absolument régulariser l’exploitation du bois de nos forêts, si nous ne voulons pas que, d’une source de richesse quelle est aujourd’hui, elle devienne avant longtemps une source de ruine. Prenons exemple sur l’Europe où l’on se rend compte de la valeur des produits de la terre ; là on n’abat que pour replanter ; on se fait des bois un revenu régulier, comme le font les fermiers et les planteurs de la culture des grains et du coton.

Les terres boisées s’y exploitent exactement comme des champs de blé ou d’avoine ; elles sont aménagées au point de vue de la coupe annuelle et cette coupe a des lois inflexibles dont on ne s’écarte jamais, afin de tirer profit des forêts au lieu de les détruire. On choisit chaque année les arbres que l’on peut abattre, afin de permettre aux autres de parvenir à pleine maturité ; et si les pays d’Europe trouvent, dans la coupe réglementée, une foule d’avantages lucratifs, que n’en serait-il pas de notre propre pays où les mêmes essences de bois poussent avec une rapidité prodigieuse ? Tel arbre qui met en France cinquante, cent ans à croître, à atteindre la grosseur voulue, ce que dans le langage forestier on appelle le plein âge, arrive chez nous à maturité en moitié moins de temps. La qualité en est supérieure et le grain d’une extrême finesse.

De quels revenus ne nous privons-nous pas en négligeant d’exploiter nos forêts d’une façon convenable, en ne travaillant pas à les aménager comme on le fait en Europe ! La Prusse, l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Autriche, à force d’adresse, sont parvenues à maintenir chez elles de belles forêts qui leur fournissent de précieuses ressources et leur permettent de ne payer qu’un demi tribut à l’étranger. Leurs terres, si admirablement boisées, ne le sont que par la main de l’homme. Il n’y a pas, dans le vieux monde, une seule forêt vierge, mais tout y a été si admirablement aménagé, qu’après des siècles d’exploitation, ces pays peuvent encore, en grande partie du moins, se suffire à eux-mêmes. Quand on réfléchit qu’il y a en Europe des essences dont le prix varie de $14 à $25 la corde, on se demande comment nous ne profitons pas de la situation privilégiée qui nous est faite !

Il faut donc absolument régler la coupe du bois. Avec des coupes bien conduites on obtient tout autant et même plus de résultats lucratifs que par une destruction sans discernement et sans règle. Le tort incalculable que nous avons eu a été de livrer la forêt au commerçant, sans conditions d’aménagement et de reboisement ; mais, d’un autre côté, et c’est ici encore que l’on verra combien la colonisation est indispensable à la conservation de nos forêts, c’est qu’il eût été impossible d’imposer et de faire exécuter de pareilles conditions dans des parties du pays encore inhabitées et presque inaccessibles.

Quel beau jour ce sera que celui où, grâce à la législation sage, généreuse et ferme à la fois, inaugurée par le nouveau commissaire des Terres, l’honorable M. George Duhamel, nous verrons s’ouvrir sous la charrue du défricheur nos larges et fertiles terres vierges aujourd’hui dévastées par deux fléaux, par les incendies et les vastes abattages des bûcherons au service des soi-disant marchands de bois ! Quel beau jour que celui où il nous sera enfin permis d’attendre, sans nous faire illusion, le retour préparé sur la terre de la patrie de ces milliers de fils et de frères qui émigrent tous les ans aux États-Unis, dont la plupart voudraient bien revenir, mais qui ne le peuvent, parce que le domaine public leur est fermé, parce qu’il n’y a pas un pied de terre portant un arbre qui ne soit accaparé d’avance par les exploiteurs de bois, parce que nous n’aurions rien de mieux à leur offrir que l’état de choses même qui les a forcés à s’expatrier !

Tout l’avenir du pays est contenu dans la nouvelle loi sur la colonisation et l’exploitation du bois que M. Duhamel a présentée à la dernière session de la législature de Québec. Avec quelle impatience ne l’attendaient pas ceux qui, depuis des années, regardaient s’achever la destruction de nos forêts, parallèlement à l’abandon des vieux foyers paternels et à la désertion en masse des plus vigoureux de nos fils ! Hélas ! hélas ! nous ne savions plus quelle digue opposer à ce torrent de notre propre sang s’écoulant à l’étranger.

Sans doute la loi nouvelle n’est ni un remède empirique ni une panacée ; mais si ce n’est pas folie d’espérer que la province peut être sauvée de l’exode qui la dépeuple, nous déclarons que c’est uniquement par une bonne loi de colonisation, parce que c’est dans la colonisation seulement, c’est seulement dans la prise de possession du sol par les enfants du sol qu’est le salut.

  1. La coupe et la confection des bois de commerce occupent dans le « Dominion » environ 100,000 hommes, qui soutiennent des familles formant un grand total de 500,000 âmes, ou environ un neuvième de la population.

    On évalue à $165,000,000 le capital placé dans les scieries en Canada. Les machines représentent une valeur de vingt-cinq millions de dollars.

  2. La « prime » ou bonus est une taxe de vente d’un dollar par mille carré payée au gouvernement à chaque transfert d’une concession de coupe de bois.

    La rente foncière consiste en deux dollars par mille carré payés au gouvernement, outre le droit de coupe.

  3. Il a été constaté que les marchands de bois d’Ottawa emploient durant l’été, à leurs scieries des Chaudières, près de 6,000 ouvriers, et, durant l’hiver, dans les chantiers, environ 3,800 hommes.

    Notes sur l’industrie et la consommation du bois.

    La longueur totale des chemins de fer des États-Unis était de 157,615 milles en 1886, et 12,000 milles ont dû être construits en 1887.

    La quantité de bois nécessaire pour les traverses, les ponts, les gares ou stations est énorme.

    D’abord, le développement des voies avec leurs dépendances est beaucoup plus considérable que l’étendue de chaque ligne, mesurée d’une extrémité à l’autre.

    On évalue à 187,500 milles la longueur des voies construites.

    En mettant 2,640 traverses par mille, le nombre total serait de 495 millions de traverses.

    Chaque traverse exige en moyenne 3 pieds cubes de bois ; la quantité totale de bois ainsi employée serait donc de 1,485,000,000 pieds cubes.

    Il est difficile de calculer la quantité mise en œuvre pour les ponts, tréteaux et culées : 2,000 pieds par mille semblent une bonne moyenne.

    Le total, à ce compte, serait de 375 millions de pieds cubes.

    Les poteaux de télégraphe sont au nombre de 30 par mille, ce qui fait en tout 5 millions. À une moyenne de 10 pieds cubes par poteau cela fait encore 50 millions de pieds.

    Mais pour chaque pied cube de bois prêt à être employé, il faut 1 pied et 2/3 de bois rond.

    Ainsi le total du bois brut employé est de 3,150,000,000 de pieds cubes.

    Il est impossible de se figurer ce que représente ce chiffre.

    La durée d’un dormant est de près de 7 ans et la durée du bois employé dans les constructions est de 10 ans.

    Pour entretenir les voies actuelles, il faut 70,714,286 dormants nouveaux par an ; en ajoutant la quantité qui est nécessaire pour entretenir les ponts annuellement, on arrive à 255 millions de pieds cubes.

    Si l’on évalue à 5,000 milles la longueur des nouveaux chemins construits tous les ans, il faudra encore 13,200,000 nouveaux dormants et 10 millions de pieds de bois pour ponts, tréteaux, stations.

    En somme, la consommation annuelle est de 305,712,858 pieds cubes.

    On calcule qu’il faut pour subvenir à ces besoins tout le bois employable de 296,817 acres de terres bien boisées, par année, en admettant que chaque acre fournisse 300 dormants.

    À une pareille consommation, il n’y a pas de doute que, quelque grandes que puissent être les ressources, il doit arriver un jour où elles s’épuiseront.

    Aux États-Unis, le moment approche et déjà les compagnies sont obligées de recourir aux moyens de préservation usités en Europe.

    La dépense de bois occasionnée par les chemins de fer aux États-Unis est si considérable qu’on est déjà obligé de planter des arbres sur des étendues de plusieurs milles carrés. Cette dépense exige près de 12,000,000 d’acres de terres en forêt pour fournir les dormants nécessaires aux réparations des voies ferrées. N’est pas compris dans ce calcul le bois nécessaire à la construction des wagons, ni le bois de chauffage dépensé sur plusieurs lignes ; cela augmente naturellement la superficie des terrains forestiers indispensables aux besoins toujours croissants des chemins de fer américains.

  4. La perte annuelle causée par le feu s’élève à plus de $5,000,000 pour la vallée de l’Outaouais seulement, et quand on songe qu’il faut 150 ans à un pin pour atteindre sa complète maturité, on comprend toute l’étendue de cette perte.
  5. « On peut constater des signes manifestes d’épuisement dans les zones forestières de l’Outaouais, du Saint-Maurice et du Saguenay, disait l’Électeur du 2 août 1888. En 1882, l’hon. M. Joly disait que, dès ce temps-là, il restait peu de forêts intactes dans ces vastes régions. Le bûcheron avait depuis longtemps atteint la ligne de faîte de tous les grands tributaires de l’Outaouais, de la rivière Rouge, de la rivière du Lièvre et de la Gatineau. Ce doit être à cette destruction plus qu’irréfléchie qu’il faut attribuer l’encombrement graduel du lit de l’Outaouais et de la Gatineau, les crues d’eau qui ont, dans ces dernières années, fait tant de dégâts sur le parcours du St. Laurent et la décroissance marquée du rendement des terres, faute d’un humus suffisant. Tous les savants s’accordent à conclure de cette façon. Nous avons à ce sujet d’irréfutables démonstrations du professeur Hough, du département des Forêts aux États-Unis ; de B. W. Phipps, commissaire des Forêts pour le gouvernement d’Ontario et de nombre d’auteurs que nous avons consultés. »

    En 1881, il a été abattu, paraît-il, dans la province de Québec, 22,274,284 arbres, seulement pour le commerce d’exportation. Si l’on compte 50 arbres à l’arpent, cela représente 445,428 arpents dénudés dans une seule année.

    Le défrichement des forêts a été conduit avec une imprévoyance désastreuse ; il a épuisé rapidement les réserves que la nature a mis des siècles à produire et qu’on ne s’est pas soucié de reconstituer. Les beaux bois de construction et de mâture sont devenus aussi rares chez nous que la culture du blé dans les anciennes paroisses. Les flancs des Laurentides se sont dénudés, et par suite, le climat, le régime des eaux et l’agriculture en ont souffert proportionnellement. Il faut déjà s’éloigner à trois cents milles de la capitale fédérale pour trouver de beaux bois de mâture : ajoutons que les incendies, causés le plus souvent par l’imprudence des bûcherons, contribuent encore à porter la destruction. Il est donc grand temps que le gouvernement s’occupe, avec une énergie inconnue jusqu’ici, de développer la colonisation sans épargne et sans restreinte, et cela au profit même de l’industrie forestière, dont elle écartera de nombreux dangers, tout en lui laissant encore un champ sans limites.

    Jusqu’à présent ce n’est pas de l’industrie forestière que bon nombre de marchands de bois ont faite, mais de la dévastation forestière, un véritable saccage, une extermination aveugle, brutale, furieuse, des plus belles essences de bois qui existent au monde, Une industrie qui aurait pu tourner au profit de la province et l’enrichir de façon à lui permettre d’accomplir de grands travaux publics sans s’endetter, a failli tourner à sa ruine complète, ou, du moins, l’a énormément retardée dans sa croissance, dans la voie de ses progrès indispensables, si impérieusement commandés aux jeunes peuples qui veulent se maintenir à un niveau proportionnel avec les autres.

    On a cru jusqu’à présent qu’il y avait un antagonisme nécessaire, fatal, entre le défricheur et le marchand de bois, et on les a constamment opposés l’un à l’autre, parce qu’il était d’usage d’en agir ainsi, et parce que la routine, qui commande aux idées comme aux pratiques dans notre pays, le voulait de la sorte. Mais rien n’est plus injuste, ni plus déraisonnable. Les droits et les intérêts du défricheur sont, à coup sûr, en opposition directe avec les « vandales » de la forêt, avec les destructeurs acharnés des plus riches et des plus productives régions de la province, mais ils ne sont pas en opposition avec une industrie sérieuse, honnête, réglée, qui ne s’exerce pas à la condition de ruiner tout un pays pour s’alimenter et se satisfaire.

    L’industrie forestière, que l’on a toujours regardée comme indépendante de la colonisation, qu’on a même cru lui être hostile, a non seulement des rapports intimes avec elle, mais lui est même subordonnée. C’est en effet par l’extension de la colonisation seulement qu’on arrivera à régler l’exploitation forestière, à la rendre fructueuse et profitable, au lieu de la laisser n’être qu’une pure dévastation, qu’un véritable brigandage, comme elle l’est aujourd’hui. Plus d’un commerçant de bois éclairé sur les véritables intérêts et sur l’avenir de l’industrie qu’il exploite, reconnaît aujourd’hui cette vérité et n’hésite pas à la proclamer. Le colon, au lieu d’être pour lui un ennemi traditionnel, ou du moins un obstacle, lui est un secours précieux. Il le dispense en effet d’entretenir ces fermes dispendieuses, qui sont nécessaires dans toutes les grandes exploitations forestières, pour alimenter sur place des armées de bûcherons, des chevaux, des bestiaux, des moutons, et des porcs en grand nombre. Il le dispense de tenir et de conserver un outillage ruineux, en rapprochant de lui les produits indispensables à son exploitation, en diminuant leur valeur de plus de la moitié, en plaçant sous sa main un travailleur à bon marché pour l’abattage des arbres, pour l’équarissage et le transport des billots, pour la manufacture même du bois, lorsqu’il y a des moulins sur les lieux, toutes choses qui coûtent énormément cher, quand il faut faire venir de loin des centaines d’hommes et tous les articles de consommation qu’une grande ferme au sein des bois est insuffisante à produire.

    On voit donc qu’il y a corrélation intime entre la colonisation et l’exploitation forestière, au lieu d’antagonisme ou d’hostilité naturelle. Il y a plus ; il y a règlementation et équilibrement de l’une par l’autre, ce qui est au profit du public et ce qui assure la conservation de nos forêts, tout en développant sans limite le domaine cultivé.

  6. L’année dernière encore, le Mississippi a débordé avec tant de force que ses flots avaient envahi des centaines de mille acres et menacé les moissons d’une destruction totale. On comptait par millions de dollars les dommages causés dès le début de la catastrophe.